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Physique (§582 à §599)

Article 3. La croyance.

b52) Bibliographie spéciale (La croyance)

§582). Si le terme du mouvement vital de notre intelligence est la possession de la vérité, la simple conception ou la formation des idées n'est que le premier pas. C'est dans le jugement que se trouve la vérité proprement dite ou vérité logique. Mais, ici encore, la psychologie doit analyser plus en détail la riche complexité de la vie de l'esprit par une étude descriptive qui distingue, non seulement les diverses formes de jugements, mais aussi les multiples étapes que franchit l'esprit pour atteindre la certitude, possession pleine de la vérité. C'est précisément en ces démarches variées de la pensée en quête ou en possession du vrai que s'épanouissent les diverses formes de la croyance [°704.1]. Après les avoir classées, il restera à en établir les causes ou leur loi d'origine.

D'où les trois paragraphes de cet article:

1. - Étude descriptive: les étapes vers la certitude.
2. - La vérité logique.
3. - Les causes ou loi d'origine des croyances.

1. - Étude descriptive: les étapes vers la certitude.

Proposition 24. - À partir des premières affirmations spontanées, notre intelligence progresse vers la certitude par les étapes du doute, du soupçon, de l'opinion; mais au terme, l'assentiment ou croyance comporte divers degrés.

A) Explications et définitions.

§583). Cette proposition purement descriptive ne comporte qu'une preuve inductive au sens large, c'est-à-dire une classification des faits de conscience à la lumière de l'introspection. Il s'agira donc principalement de la pensée d'un adulte. Nous commencerons cependant par préciser notre croyance ou affirmation première en date, en nous fondant sur le principe d'analogie [§145], spécialement efficace pour l'étude des enfants.

1. - La croyance première en date. Nous avons montré [§556] comment l'intelligence de l'enfant, à travers une perception ou jugement de cogitative, s'éveille par une première affirmation qui n'est encore qu'une synthèse passive, toute spontanée [§558], sans connaissance préalable explicite des deux concepts, sujet et prédicat. En éclairant cette première pensée par analogie avec nos idées empiriques [§563] et notre manière d'user du cadre général d'être, dans la connaissance des individus [§579], on peut proposer comme très probable l'analyse suivante:

1) Cette première affirmation a la même forme qu'un jugement concret de cogitative; par exemple, «Ce que je vois comme blanc (le lait) est quelque chose qui rassasie (aliment)». Cette appréciation toute pratique se transforme en jugement intellectuel en se manifestant sous l'aspect d'être. Celui-ci, en effet, étant l'objet formel de l'intelligence, la première pensée ne peut être que la saisie de l'être, d'une façon ou d'une autre, comme le premier acte d'audition est la saisie d'un son, et la première vision, la saisie d'un objet lumineux.

2) Comme il n'y a pas encore de cadres abstraits, l'idée d'être en cette première pensée, n'est générale que virtuellement. Elle y est certes avec tout son dynamisme, mais comme indifférente à exprimer l'individu ou l'universel.

3) C'est pourquoi cette lumière de l'être n'exprime encore ni le sujet ni le prédicat comme objet séparé, mais «quelque chose qui est le même» comme objet de deux expériences sensibles distinctes; par exemple, ce qui est blanc et ce qui est savoureux. L'être premier connu n'est pas l'idée abstraite d'être, mais la copule verbale de la première affirmation, comme synthèse spontanée de deux expériences.

4) Mais à partir de cette première illumination, de nouvelles expériences imposent rapidement la construction de cadres plus précis, parce que, d'une part, «ce qui est le même», (en réalisant l'être) est toujours le même; et, d'autre part, l'identification opérée n'est pas stable; par exemple, ce qui est perçu comme blanc n'est pas toujours savoureux; ou d'autres objets peuvent aussi se révéler savoureux. Ainsi, la lumière de l'être, en s'irradiant, soit du côté du sujet, soit du côté du prédicat, de ces premières synthèses, dirige la construction de nos premières catégories: le groupe, par exemple, de «tout ce qui est savoureux», de «tout ce qui sert à jouer», etc. Ces groupes sont à la fois une idée empirique d'être, parce que ce qu'ils contiennent d'intelligible se résume en «un quelque chose qui...»; et déjà une première analyse en genres et espèces qui se constitueront peu à peu quand leurs propriétés distinctives (par exemple, de ce qui est rassasiant - aliment) d'abord purement sensibles et individuelles, prendront rang de notes essentielles par leur stabilité.

5) Une fois ces premières idées formées, l'esprit s'en servira désormais pour multiplier ses affirmations et les préciser par comparaison et déductions spontanées. L'esprit n'est jamais en repos: ce qui est toujours le même le satisfait comme objet de ses affirmations solides ou comme vérités incontestables; tout ce qui est nouveau suscite ses «pourquoi», c'est-à-dire une recherche d'explication ou de raison d'être qui rende le fait d'expérience intelligible et apporte de nouvelles vérités [°705].

Telle serait, semble-t-il, l'évolution spontanée de l'intelligence, même chez un homme laissé à lui-même, à travers les multiples effort de l'«éducation des sens» qui est aussi une «éducation de la pensée». Mais, comme nous l'avons noté [§478], les progrès sont grandement favorisés par l'influence sociale qui apporte le langage tout construit avec son capital intellectuel très riche et qui hâte ainsi le passage à la pensée objective et scientifique.

L'intelligence nous apparaît donc d'emblée en possession de la vérité par des affirmations fermes qui lui servent de point d'appui pour s'élancer vers de nouvelles vérités. Cette disposition reste le fond de notre psychologie d'adulte; elle contient comme en un faisceau quatre aspects de la pensée: le jugement, la vérité, la certitude et la croyance qu'il convient d'abord de définir.

§584) 2. - Définitions fondamentales. 1) Le jugement sous sa forme parfaite est l'acte par lequel l'intelligence affirme ou nie l'identité représentative de deux éléments de connaissance présents en elle [§14 et §38]. Ces deux éléments sont deux idées, en sorte que le jugement grandit en perfection parallèlement au progrès des idées, depuis les notions obscures et confuses du début jusqu'aux concepts définis scientifiquement; et nous venons de montrer qu'aux premières étapes, la distinction même des deux éléments synthétisés n'est encore que virtuelle. Pour nous en tenir ici à la psychologie de l'adulte, nous y constatons une fusion complète de l'objet des deux idées, ce qui explique leur inévitable variation de sens, exprimée par la théorie logique de la suppléance [§43]. Juger, ce n'est pas penser successivement à deux concepts; c'est penser à un même objet en se rendant compte qu'il est exprimable de deux façons différentes (par deux concepts), par exemple, si on dit: «Tout arbre est vivant», on pense à une seule et même chose qui participe, d'une part, à la nature d'arbre, et, d'autre part, à la nature du vivant. C'est un acte synthétique, simple en lui-même, sans doute, mais très différent de la simple conception d'une idée.

Or c'est précisément par cette synthèse qui lui est naturelle que l'intelligence connaît vraiment en affirmant quelque chose, c'est-à-dire en se rendant compte qu'elle possède en soi une chose autre que soi [cf. définition descriptive de la connaissance, §419]. C'est pourquoi tout jugement, s'il est complet et achevé, possède un double aspect, l'un objectif, l'autre subjectif, exprimé par les deux notions de vérité et de certitude.

2) La vérité, avons-nous dit, est l'adéquation entre l'être et l'intelligence [§170]. Elle nous oriente ainsi vers la chose connue où elle se trouve comme vérité ontologique [§175]; mais elle reste aussi dans notre intelligence et au sens propre dans notre jugement, lorsque celui-ci affirme qu'une chose est ce qu'elle est: c'est la vérité logique dont, vu son importance, nous traiterons au paragraphe suivant. Notons seulement ici que le jugement (du moins sous sa forme spontanée et achevée) se manifeste, psychologiquement, comme l'affirmation d'une vérité; en voyant un arbre, par exemple, si l'on sait ce que c'est qu'être vivant, l'intelligence affirme: «L'arbre est vivant», dès qu'elle voit sa pensée conforme à ce qui est, c'est-à-dire dès qu'elle estime tenir une vérité. Elle est donc incapable de penser, au sens propre, une erreur en se rendant compte clairement qu'il y a absence de vérité: c'est une impossibilité subjective. Elle ne peut reconnaître l'erreur que de deux façons, ou en soi-même pour d'autres actes, par exemple, les erreurs du jeune âge; ou en d'autres esprits qu'elle réfute. Toute pensée actuelle prenant la forme d'un jugement achevé est nécessairement pour nous, l'affirmation d'une vérité. C'est pourquoi elle a un troisième aspect, la certitude.

3) La certitude est l'état subjectif de repos où l'esprit adhère à un jugement sans crainte d'erreur, c'est-à-dire en excluant la possibilité d'un jugement contradictoire. Il n'y a pas de différence réelle entre ce qu'on appelle un jugement, une vérité, une certitude, si bien qu'on use parfois de ce dernier terme au sens objectif pour désigner des jugements qu'on émet avec certitude ou des choses vraies dont on parle avec certitude. Mais, au sens propre, la certitude désigne l'état d'esprit ou l'aspect subjectif du jugement.

Cet aspect est celui du repos ou de la fermeté dans l'adhésion; il s'oppose au mouvement de recherche qu'il termine; mais, nous l'avons noté, il est aussi présent dès le début, comme un point d'appui nécessaire. On le caractérise d'ordinaire par l'expression «sans crainte d'erreur». La crainte est une disposition affective par laquelle on s'efforce d'éviter un mal encore absent mais imminent. Cet appel à un critère affectif se réfère à d'autres états d'âme moins parfaits, analysés plus bas, où la volonté intervient pour faire adhérer l'intelligence à une affirmation. Comme la vérité est, dans notre vie humaine, le plus grand bien, les risques d'erreur, inévitables en ces actes moins achevés, suscitent une certaine crainte, absente de la certitude. Disons que celle-ci, définie au seul point de vue intellectuel, comporte une affirmation avec l'exclusion de la contradictoire. Par exemple, le jugement: «Tout arbre est vivant», est une certitude, parce que l'affirmation contradictoire apparaît évidemment comme impossible et par là, est exclue totalement; cette exclusion peut avoir d'autres causes que l'impossibilité; mais elle est requise et elle suffit pour déterminer la certitude.

À l'analyse, surtout dans nos premières certitudes qui sont aussi nos premiers jugements et nos premières vérités, que nous formulons avant même de soupçonner la possibilité de l'erreur, cette exclusion apparaît comme une nouvelle irradiation de la lumière de l'être. On est certain, par exemple, que «ce qui sert à s'asseoir» est un siège et ne peut pas être autre chose qu'un siège (exclusion de la contradictoire), parce que un siège est un siège et que l'être est ce qu'il est. Et cette propriété de l'être, d'être identique à soi-même, est l'âme de toute synthèse judicielle authentique; d'où découle normalement l'exclusion de la contradictoire et l'état subjectif de certitude.

4) La croyance est un de ces termes que les psychologues modernes ont emprunté au langage courant en leur laissant beaucoup de leur indétermination usuelle. Prise tout à fait en général, la croyance est l'assentiment lui-même donné par l'esprit à l'objet d'un jugement, et principalement en tant que cet assentiment est doué de certitude; en ce sens, tout jugement est une croyance et l'on peut considérer ces deux termes comme synonymes. Mais le halo d'indétermination qui accompagne le mot «croyance» le prédispose à désigner aussi, outre les jugements certains et achevés, plusieurs des actes moins parfaits qui y conduisent. Il convient donc d'abord de préciser ces derniers états d'âme qui sont au nombre de quatre: l'ignorance, le doute, le soupçon, l'opinion.

§585) 3. - Étapes vers la certitude. 1) L'ignorance est l'absence de connaissance en un sujet capable d'en avoir. Les êtres inanimés ou doués seulement de vie végétative manquent de connaissance par simple négation: ce n'est pas l'«ignorance» disaient les anciens, mais la «nescience». Comme il a été prouvé [§553], l'homme au début de sa vie intellectuelle, est en pleine ignorance: à la fois capable de penser, puisqu'il le fera bientôt d'instinct, et n'ayant dans l'intelligence (tabula rasa) qu'une absence totale de pensée. Puis, l'esprit en s'éveillant, se porte d'un bond à l'affirmation certaine par un jugement achevé: c'est la part de la nature qui procède toujours avec sûreté et perfection du premier coup. Nous retrouvons cet instinct intellectuel dans notre psychologie d'adulte, en donnant tous spontanément notre adhésion aux vérités ou certitudes fondamentales dont la première est le principe d'identité: «Tout être est ce qu'il est et ne peut être à la fois autre chose sous le même rapport».

Mais ce n'est là qu'une première vue très générale et imparfaite, riche surtout de connaissances virtuelles et implicites, c'est-à-dire enveloppée d'une vaste zone d'ignorance; car toute connaissance purement implicite est une ignorance [§587]. C'est pourquoi l'esprit, aidé de l'expérience sensible où il puise la matière de ses pensées, se met à la recherche de nouvelles vérités ou certitudes où il trouvera l'explication et la raison d'être de l'univers et de lui-même. C'est dans cette recherche que se rencontrent les autres états d'âme.

2) Le doute est l'état d'équilibre où l'esprit, en face de deux propositions contradictoires, n'incline pas plus à l'affirmation qu'à la négation. Nous appellerons «question» ou «problème», la proposition interrogative exprimant un doute; par exemple, «Le nombre des hommes actuellement en vie est-il pair ou impair»?

Il est clair que l'esprit ne peut commencer par le doute, car celui-ci, pour être possible, suppose la possession préalable de plusieurs vérités certaines; un problème est impensable sans données précises. Dans l'exemple proposé, on sait ce qu'est un nombre pair et impair, on constate comme un fait certain qu'il y a des hommes sur terre et que leur nombre doit nécessairement être pair ou impair. Grâce à ces «données» ou certitudes préalables, l'état de doute est possible, ou même nécessaire.

En lui-même, il exprime une ignorance avouée ou l'absence reconnue d'affirmation et de connaissance par rapport au nouveau jugement que la proposition douteuse exprime comme possible. C'est l'identité entre le contenu objectif des deux concepts comparés, par exemple, entre le nombre des hommes et le nombre pair, qui n'apparaît pas et par conséquent, ne peut être ni affirmé ni nié.

Le doute peut être négatif ou positif:

a) Le doute négatif est celui dont la source est l'absence totale de raisons en faveur de l'une ou l'autre alternative; c'est le cas dans notre exemple; et aussi, chaque fois que l'on aborde un problème tout nouveau: c'est alors l'état d'esprit normal.

b) Le doute positif est celui qui résulte du poids égal des raisons invoquées de part et d'autre, pour l'affirmation et pour la négation. Il suppose donc une recherche plus ou moins longue, mais encore infructueuse.

3) Le soupçon est l'état d'âme où l'esprit, en face de deux contradictoires, est davantage porté vers une alternative que vers l'autre. L'équilibre du doute est rompu, par exemple, en faveur de l'affirmation, mais il n'y a pas encore adhésion. Le soupçon laisse donc, comme le doute, l'intelligence dans l'ignorance totale vis-à-vis du nouveau jugement; mais celui-ci est reconnu comme capable d'être démontré en un sens déterminé; et cela, pour toutes sortes de motifs, depuis le signe le plus léger jusqu'aux raisons les plus graves. Le soupçon est un état d'âme essentiellement instable, très proche, en cela, du doute; il comporte tous les degrés d'importance et reste «soupçon» tant que l'esprit se défend d'affirmer ou d'adhérer au sens propre à une alternative. L'inclination qui le fait pencher d'un côté est donc constituée par l'ensemble des jugements réflexes proposant les divers motifs plus ou moins efficaces pour faire apparaître l'identité requise par la synthèse judicielle.

Nous appellerons hypothèse la proposition exprimant le nouveau jugement considéré comme possible ou vraisemblable. On en rencontre souvent dans la vie pratique; par exemple, s'il y a un vol, on soupçonne telle personne d'en être l'auteur. Mais on les forme aussi dans l'ordre scientifique; ainsi l'hypothèse spéciale [§121] en méthode expérimentale exprime précisément la loi future sous forme de soupçon, c'est-à-dire, comme une affirmation vraisemblable: première démarche de l'esprit pour sortir du doute dans l'explication d'un fait.

4) L'opinion est l'état d'âme où l'esprit devant un problème, penche totalement vers une des deux contradictoires et y adhère, mais avec crainte d'erreur, c'est-à-dire en considérant l'autre contradictoire comme affirmation possible. On peut appeler «thèse» la proposition (affirmative ou négative) qui exprime un jugement d'opinion, le même nom convenant aussi aux certitudes. Comme pour cette dernière, on peut prendre l'opinion de deux façons:

a) Au sens objectif elle désigne les choses vraies ou du moins acceptées comme telles par nous ou d'autres esprits: on parle ainsi d'opinions religieuses, philosophiques, politiques, etc.

b) Au sens subjectif, elle désigne l'état d'esprit de celui qui donne son adhésion à l'une de ces choses, de cette façon spéciale qui n'est plus ni le doute ni le simple soupçon sans être encore la certitude.

Au sens objectif, il n'y a pas de différence assignable entre les objets de tous ces états d'esprit; car, par rapport à une même chose ou à un même fait, par rapport au fait de l'Incarnation du Verbe de Dieu, par exemple, un même esprit successivement ou plusieurs esprits en même temps peuvent se trouver en ces diverses dispositions de doute, soupçon, opinion, certitude. En ce sens objectif, l'Incarnation est à la fois une hypothèse ou une thèse ou même un problème; elle est aussi une croyance, une certitude et une opinion religieuse. En droit, d'ailleurs elle a son rang fixé: celui de «dogme infaillible», comme le montre une science spéciale, la théologie.

Mais en psychologie expérimentale, nous laissons ces problèmes objectifs pour ne considérer que le sens subjectif; et à ce point de vue, chaque état d'âme est bien caractérisé et irréductible aux autres. Par rapport à un même objet, un même esprit peut les traverser successivement à partir de l'ignorance: ce sont les étapes qui le conduisent normalement à la certitude. Mais il ne se trouve à la fois que dans un seul par rapport à un objet déterminé. L'état d'opinion se distingue de celui du soupçon par la présence du nouveau jugement qui était jusque là considéré comme simplement possible ou vraisemblable. Désormais, le choix est fait: il y a une affirmation, l'acceptation d'une alternative et, par conséquent, le rejet de l'autre, puisque deux contradictoires ne peuvent jamais être ni vraies ni fausses en même temps [§44]. Cependant cet état se distingue aussi de la certitude, parce que le jugement formulé n'est pas encore parfait et achevé. En rejetant la contradictoire, on ne l'exclut pas comme impossible; on craint même qu'elle ne soit vraie, ce qui rendrait erronnée l'opinion admise. Par exemple, tout bien examiné, on accepte l'Incarnation, non seulement comme non absurde, mais comme un fait réel; cependant, n'ayant pas encore réfuté l'explication naturaliste de Renan, on estime encore cette dernière possible: l'adhésion reste imparfaite.

L'opinion est donc un état d'esprit essentiellement réformable et contingent. Sa durée et sa solidité varient en fonction des motifs qui la fondent [§596, sq.]. Il y a des opinions si fugaces qu'elles se distinguent difficilement du soupçon; l'intelligence, trop docile aux impulsions du sentiment et de la volonté, va jusqu'à l'adhésion au lieu d'en rester à une inclination, quitte à donner bientôt avec une égale facilité, une adhésion contradictoire. À l'opposé, il y a des esprits fermes où, par l'effet d'exigences scientifiques rigoureuses, l'affirmation absolue et définitive de la certitude est encore suspendue, bien que l'adhésion soit pleinement justifiée et durable. C'est le cas en particulier du savant dont les vérifications sont très avancées, mais qui veut réfuter une dernière objection contre la loi cherchée, avant de la déclarer certaine. On parle souvent à ce propos de «doute méthodique»; mais l'état d'équilibre du doute est alors dépassé, et même celui du soupçon: L'esprit adhère déjà, parfois très fortement; mais il n'a pas exclu toute possibilité de la contradictoire. C'est cet état définitif de certitude qui constitue le terme; mais il a lui-même divers aspects.

§586) 4. - Formes de la croyance. L'état d'esprit de certitude et celui d'opinion ont en commun la présence d'un jugement nouveau qui dissipe l'ignorance du doute et du soupçon; c'est pourquoi on les nomme l'un et l'autre des croyances. Parfois même l'expression «je crois» exprime une telle nuance de doute et d'incertitude qu'on l'applique aussi à un soupçon, ou du moins à ces opinions fugaces qui s'en distinguent à peine. Il semble convenable, pour préciser ce terme vague, de ne parler de croyance qu'au moment où apparaît le jugement avec l'opinion; et, selon les définitions déjà établies, nous distinguerons d'abord les deux grandes classes des croyances-opinions et des croyances-certitudes.

Ces dernières, terme de l'esprit en marche vers la vérité, se distinguent elles-mêmes en plusieurs groupes selon les divers motifs qui excluent toute crainte d'erreur. Sans examiner ici la manière dont ces causes produisent la certitude [°706], nous décrirons ces groupes comme des faits d'introspection.

1) Au point de vue de la perfection des certitudes, on distingue:

a) La certitude spontanée où l'esprit affirme d'instinct, sans se rendre compte explicitement du motif de son adhésion: tels sont nos premiers jugements; et souvent, la croyance immédiate à ce qu'on désire beaucoup.

b) La certitude réfléchie, celle où l'esprit se rend compte explicitement de la raison de son adhésion absolue; elle est le fruit des réflexions critiques [§871, sq.].

Après ces réflexions, on distinguera encore:

c) La certitude formelle, celle où le fondement est la vérité même du jugement, en sorte que cette certitude est infaillible.

d) La certitude purement subjective, celle où l'exclusion du doute repose finalement sur un motif pris dans le sujet (par exemple: sa volonté ou ses tendances), et celle-ci ne pourra jamais être infaillible.

2) En considérant directement les motifs d'adhésion, il y a:

a) La certitude de science, celle où l'esprit prononce fermement la synthèse du jugement en voyant l'identité représentative des deux éléments (sujet et prédicat) qu'il compare.

b) La certitude de foi, celle où l'esprit prononce cette synthèse sans voir en elle-même l'identité des deux objets de concepts, mais en raison du témoignage qui le lui affirme.

Nous expliquerons cette distinction importante en donnant les principales subdivisions qui fourniront des exemples.

3) La certitude de science ne concerne pas seulement la connaissance par les causes obtenue par démonstration [cf. la définition de la science au sens strict, §16 et §88]; mais tout jugement où l'objet est directement saisi; et l'on distingue d'ordinaire trois groupes:

a) La certitude métaphysique où le lien d'identité entre le sujet et le prédicat est fondé sur la nature même de l'objet pensé; par exemple: «Tout homme est libre»; ou «Les trois angles d'un triangle égalent deux droits».

b) La certitude physique, quand ce lien est fondé sur les lois de la nature ou sur la nécessité du déterminisme; par exemple, l'affirmation qu'une éclipse de soleil sera visible à Paris tel jour, telle heure. Les constatations des faits par intuition sensible se rattachent à ce groupe, puisqu'elles se fondent sur les lois physiques des excitants qui impressionnent nos sens.

c) La certitude morale, quand elle est fondée sur une loi réglant un ensemble d'activités libres, soumises à un déterminisme au sens plus large [§135]; par exemple, il est certain que le prix du pain monte, si le pain devient plus rare.

Ces deux dernières espèces, ainsi définies, ne sont des certitudes absolues au sens strict que hypothétiquement: si la loi s'applique, il en sera ainsi; mais théoriquement, une exception reste possible, par exemple, dans la loi physique, par un miracle; et plus encore dans l'ordre moral par la liberté.

Psychologiquement, l'état d'esprit de certitude de science, parfaite, absolue, pleinement consciente et sans l'ombre d'un doute, ne se réalise que dans la certitude métaphysique; ou encore dans la certitude physique, mais seulement au moment même où l'on constate expérimentalement et intuitivement le fait; par exemple, il est certain que cette pierre tombe, si je le vois; il est certain que j'existe, si je pense ou agis, etc. Dans les autres cas, on rencontre aussi de vrais états de certitude, mais plutôt sous la forme imparfaite de certitude spontanée.

De plus, on donne parfois à la certitude morale un sens qui la confond avec la foi.

4) La certitude de foi qui est la croyance au sens strict du mot [°707], manifeste des traits psychologiques assez complexes. Comme elle repose sur le témoignage, acte par lequel on communique à un autre une connaissance possédée avec certitude, elle est nécessairement dérivée et suppose avant elle deux certitudes de sciences: une première dans le témoin lui-même, en le prenant du moins au sens strict comme chef de file, s'il y a tradition; car il faut nécessairement aboutir à une intelligence qui voit en elle-même la vérité (doctrine ou vérité de fait) livrée par le témoignage; -- et une seconde dans celui qui croit, car, pour cela, il doit savoir de science certaine l'existence du témoignage, la compétence et la véracité du témoin, comme l'indique la méthode historique [§127, sq.]. Pourtant, les motifs de crédibilité ne constituent pas l'acte de foi, ils le rendent possible seulement. Ils ne mesurent même pas nécessairement la perfection et la fermeté de la croyance qu'ils permettent. Du moment que le croyant, d'une part, connaît la chose à laquelle il faut croire (par exemple, l'Incarnation), et, d'autre part, fait confiance au témoin, fut-ce par simple amitié, il peut adhérer au jugement de foi, en excluant absolument toute crainte d'erreur, et cela, sans voir l'identité objective des deux éléments de la synthèse judicielle qu'il prononce avec certitude. Mais il convient de distinguer:

a) La croyance naturelle: celle où la vérité proposée ne dépasse pas en droit la capacité de notre intelligence et où le témoin est d'ordinaire notre égal.

b) La croyance surnaturelle: celle où la vérité proposée dépasse en droit toute intelligence créée et qui repose sur la Révélation divine. La psychologie de la certitude et de la croyance s'applique pleinement à ce dernier cas; mais on y trouve aussi des nuances dues à l'influence de la grâce dont l'étude appartient à la science théologique et apologétique.

La foi naturelle et humaine prend de nombreuses formes. Signalons, comme manifestations principales, les croyances doctrinales (autres que la Foi catholique), concernant, par exemple, la politique dans un milieu royaliste ou républicain; les croyances historiques qui reposent sur les documents et autres témoignages et nous rendent familiers les grands faits du passé, enfin les croyances affectives qui, dans la vie courante, nous font accepter comme certaines les affirmations de nos parents et amis, en particulier touchant leurs pensées et leurs sentiments. En ces divers cas, nous constatons souvent en nous une disposition subjective d'authentique certitude: une adhésion, spontanée sans doute, mais absolue et sans crainte d'erreur; et pourtant, sans voir en elle-même l'identité objective de la synthèse judicielle que nous prononçons ainsi fermement; elle n'a qu'une base extrinsèque et indirecte, celle du témoignage; et comme celui-ci engage la volonté libre, on range souvent ces croyances parmi les certitudes morales. Néanmoins, il y a psychologiquement une différence entre les certitudes morales de science qui portent sur les lois elles-mêmes et peuvent être intégrées à des sciences positives; et les certitudes morales de foi à base de témoignage humain, beaucoup plus fragiles. Aussi constatons-nous souvent que ces dernières, au contact de l'expérience, se transforment en doute ou se révèlent erronnées: on avait confiance, par exemple, en un ami, et il nous trompait. D'où une dernière distinction:

5) Du point de vue moral, on aura:

a) Les certitudes spéculatives qui portent sur la nature des choses.

b) Les certitudes pratiques qui portent sur les actions à faire. Les unes et les autres pourront être certitudes prudentes, si on les accepte selon les règles de la droite raison; -- ou imprudentes dans le cas contraire [°708].

Il appartient à la critériologie d'examiner la valeur de ces différentes adhésions qui, psychologiquement, peuvent se révéler également absolues et fermés, excluant toute crainte d'erreur.

B) Corollaires.

§587) 1. - Jugements ou croyances implicites. L'implicite et l'explicite désignent en général deux états successifs d'une même chose, dont le premier est moins parfait et origine du second. Le cas le plus clair de l'implicite est la présence en puissance (possession potentielle [§378]) où la perfection se trouve dans sa cause matérielle, non pas selon sa réalité, mais en tant qu'elle peut en être «tirée» par l'action d'un agent. De cette façon, notre intelligence à son début possède implicitement toutes les croyances et toutes les sciences. Mais l'implicite peut aussi être actuel, comme nous l'avons dit à propos de l'abstraction imparfaite [§83], spécialement celle de l'être [§162]; et en ce sens, notre premier jugement ou croyance fondamentale: «Tout être est ce qu'il est», contient implicitement tous les autres jugements.

Certains psychologues vont plus loin et parlent de jugements implicites contenus dans le comportement pratique soit des animaux, soit des hommes (enfants ou mêmes adultes), quand ce comportement manifeste une intention et suppose donc une appréciation correcte de la situation; par exemple, le chat sautant exactement sur la souris juge implicitement de la distance; et de même l'enfant saisissant un objet brillant. Il s'agirait donc d'une pensée antérieure à notre première affirmation et qui serait comme un embryon de jugement. Dans le même sens; on définit la croyance implicite comme le comportement adapté à une situation perçue et reconnue.

Cette façon de s'exprimer suppose évidemment que ce comportement, même chez l'animal, est en continuité réelle avec notre façon plus parfaite de juger; en sorte qu'il en soit l'origine, comme le gland, l'origine du chêne. Mais cette hypothèse est gratuite; et nous retrouvons l'équivoque coutumière du behaviorisme. On peut, en effet, interpréter ce comportement, appelé «jugement implicite», de deux façons: ou par les seules fonctions sensibles de perception, d'instinct et de cogitative; et en ce cas, (qui est toujours celui de l'animal et souvent celui de l'enfant), il n'y a aucun jugement au sens propre, ni explicite, ni implicite, parce qu'il n'y a pas encore de pensée; -- ou en supposant pour l'homme, un acte de «certitude spontanée» ou de croyance instinctive où l'intelligence intervient par l'idée empirique d'être; et dans ce cas, il y a un premier jugement, non seulement implicite, mais explicite, sinon comme expression verbale [§616], du moins comme acte de pensée; et ce jugement, dans sa généralité en contient implicitement beaucoup d'autres. Mais pour discerner la vraie interprétation, seule l'introspection est décisive et la pure méthode behavioriste reste dans l'équivoque.

Bref, le jugement ou la croyance au sens subjectif d'état d'âme ou d'opération intellectuelle, est toujours explicite. On peut seulement, au sens objectif parler de croyances implicites pour désigner toutes les affirmations contenues dans le jugement auquel on adhère, comme des conclusions en leur principe: Ainsi celui qui croit en l'existence de Dieu, croit implicitement en sa justice infinie; mais il ne s'ensuit pas que subjectivement il adhère à cette conclusion lorsqu'il y pense; car intervient ici la loi d'origine des croyances dont nous parlons plus bas [§595, sq.].

§588) 2. - Diverses opinions. Les anciens, après Aristote, considèrent généralement le jugement comme l'oeuvre exclusive de l'intelligence; mais les stoïciens y requièrent un effort d'assentiment [PHDP, §101]. Descartes, après avoir réservé la vérité à l'idée claire, décrit le jugement comme un acte de volonté [PHDP, §320, (c) et §328]. Les empiristes comme Hobbes [PHDP, §368bis, (c)] et Stuart Mill [PHDP, §486, (4)], etc., expliquent la synthèse judicielle par la loi d'association des images affermie par l'habitude. Kant lui restitue la possession de la vérité sous sa forme synthétique à priori, mais il en fait l'opération commune des fonctions sensible et intellectuelle [PHDP, §401]. Ces théories manifestent une analyse psychologique insuffisante que notre thèse a corrigée.

Kant a mis en circulation en un sens spécial, la distinction entre le jugement de science, oeuvre du Verstand, et la croyance admise par la raison pratique et qui n'est plus une science, tout en gardant une valeur absolue, grâce au fait moral [PHDP, §410, sq.]. En s'inspirant de cette doctrine, certains philosophes considèrent le jugement de valeur comme radicalement distinct des jugements de science, et fondent sur eux la philosophie des valeurs [PHDP, §606]. Mais le redressement de ces doctrines appartient à la critique.

En un sens plus psychologique, Newman [PHDP, §683] a distingué la croyance notionnelle pour les énoncés abstraits, et la croyance réelle qui est l'adhésion vécue à la vérité dont on accepte pratiquement toutes les conséquences. Cette distinction est prise du point de vue de l'existence et de la vie où elle a une grande importance, en particulier dans l'ordre religieux; elle met d'un côté, les certitudes ou jugements qui restent purement spéculatifs, sans influence sur l'existence; et de l'autre, les croyances ou assentiments acceptés comme règle de vie et qui sont suivis de décisions libres. On peut en rapprocher, soit l'acte libre fondamental des existentialistes, croyance réelle par excellence [PHDP, §642], soit surtout la conception de la croyance selon Hume [PHDP, §384] qui la définit, l'assentiment donné à l'existence de l'objet de perception. La croyance ainsi comprise pose principalement le problème critique de l'existence du réel transsubjectif, sensible ou spirituel. Elle s'éclaire aussi par un des aspects de la vérité logique dont nous devons maintenant parler.

2. - La vérité logique.

Proposition 25. - 1) Dans la pensée humaine, la vérité est la propriété, non de l'idée, mais du jugement; 2) ses caractères distinctifs, par lesquels l'objet réel et le sujet pensant s'identifient en restant distincts, s'expliquent par la lumière de l'être, âme du jugement.

A) Explication.

§589). La notion de vérité est une des plus universelles et des plus aisément admises par tous les hommes; elle est très proche de l'être et elle participe à la fois à sa clarté spontanée et à sa richesse inépuisable qui, à la réflexion, révèle une étrange complexité et pose de nombreux problèmes. Mais c'est en psychologie de l'intelligence qu'il convient d'en approfondir la signification; car elle apparaît d'abord comme une propriété de la connaissance, et spécialement de la connaissance intellectuelle. Aussi, lorsqu'on attribue aux choses la propriété d'être vraies, par exemple, en désignant un vrai chien vivant, par opposition à un chien de faïence, c'est toujours en se référant à une idée qui en exprime la nature. La vérité en ce sens ontologique n'est que l'être en tant que adéquat à l'intelligence; et c'est en celle-ci d'abord et au sens propre que se trouve la vérité appelée alors, vérité logique [§175]. C'est cette dernière (que nous appellerons désormais simplement «la vérité») que nous devons étudier ici en usant d'abord de notre méthode habituelle d'introspection phénoménologique.

L'idée la plus simple et la plus générale que l'on se forme de la vérité, est qu'elle se trouve en notre esprit quand nous avons conscience que ce que nous pensons d'une chose est précisément ce que cette chose est en elle-même; par exemple, il est vrai que le chien est vivant parce que la réalité correspond à notre affirmation. Selon la définition célèbre, la vérité est «l'adéquation de notre pensée avec la chose» («Adaequatio rei et intellectus»). Partant de ce fait, nous y découvrons plusieurs caractères essentiels.

1. D'abord, la pensée où s'exprime une vérité n'est ni une simple idée, ni une analyse, une recherche ou un doute, ni une comparaison etc. Parmi toutes les manifestations de pensée décrites plus haut [cf. Prop. 17, §541], c'est l'affirmation du jugement qui a ce caractère. Nous en donnerons plus bas la raison. Notons ici que ce jugement est toujours achevé, ferme et absolu. Dans les formes moins parfaites de l'opinion, même solidement basée, nous n'estimons pas tenir encore le vrai, mais seulement le vraisemblable ou le probable. Psychologiquement, toute vérité est une certitude et, à ce même point de vue subjectif, réciproquement «toute certitude est une vérité», en ce sens que l'adhésion ferme, «sans crainte d'erreur», est toujours et nécessairement accordée à ce que nous pensons être la vérité ou une vérité. Tout le problème critique consiste précisément à établir la légitimité de cette conjonction; mais il relève de la métaphysique et non plus de la psychologie qui se contente de constater le fait comme un premier caractère de la vérité.

2. Toute vérité est objective ou représentative. Elle est un phénomène de connaissance où s'affirme toujours un dédoublement, une distinction entre le sujet connaissant et l'objet connu [cf. Prop. 1, définition descriptive de la connaissance, §419]. Par exemple, la vérité que «deux et deux font quatre», suppose en face de notre esprit la nature des nombres, de la totalité quatre comme étant la même chose que ses deux moitiés ensemble; et ce monde quantitatif est un objet évidemment distinct de notre pensée, bien que cette vérité (prise subjectivement) appartienne à notre pensée, ou plus exactement constitue notre affirmation et soit notre jugement même. De là, pour la vérité comme pour toute connaissance, deux significations possibles:

a) Au point de vue objectif, la vérité est la chose à laquelle on pense et que l'on affirme être ce qu'elle est. De ce biais, elle se diversifie avec les matières; l'exemple: «Deux et deux font quatre» est une vérité mathématique.

b) Au point de vue subjectif, la vérité est l'opération même de l'esprit qui affirme de l'objet ce qu'il est. C'est l'activité représentative du jugement parfait ou certain, où la pensée se rend compte que la chose est ce qu'elle pense.

3. En considérant nos vérités au point de vue objectif, nous serions tentés d'y reconnaître la vérité ontologique que nous avons laissée en dehors de notre enquête présente. Si, en effet, la vérité n'est rien d'autre qu'une relation d'identité ou d'équation entre notre pensée comme fait représentatif et la chose à laquelle nous pensons, il est impossible de la considérer en son terme subjectif sans être immédiatement rejeté en plein dans l'autre terme objectif ou transsubjectif, puisqu'il lui est identique. Nous touchons ici au paradoxe essentiel de la vérité: elle est la conscience d'une identité en même temps que la conscience d'un dédoublement ou d'une distinction; par exemple, la vérité «2 + 2 = 4» c'est bien, d'une part, notre jugement même ou nous-mêmes comme affirmant qu'il en est ainsi (identité); quoique, d'autre part, nous sachions pertinemment que ni ce jugement, ni nous-mêmes ne sommes un nombre (distinction).

Toute vérité est à la fois identité et dédoublement (dualité), mais non pas au même point de vue: a) identité dans l'ordre psychologique ou représentatif, dans ce que les anciens appelaient l'«ordre intentionnel», parce que notre moi pensant, à ce point de vue, s'étend au delà de soi-même en s'identifiant aux objets connus, aux vérités objectives qui, de droit, embrassent tout: «fit quodammodo omnia»; b) distinction au contraire dans l'ordre physique, où notre moi reste ce qu'il est avec sa nature propre: celle d'une pensée humaine douée de personnalité concrète; et de même, en face de lui, l'objet vrai, par exemple, le nombre quatre, reste aussi ce qu'il est, avec sa nature propre: celle d'une somme mathématique.

D'ailleurs, cette complexité est évidemment indispensable à la vérité: c'est sa structure essentielle sans laquelle elle se désagrège et qui s'impose comme un fait à l'introspection. Je ne puis penser réellement que «deux et deux font quatre» sans me rendre compte que j'y pense. Psychologiquement, il n'y a pas de vérité inconsciente [°709]; et par le fait, je me rends compte implicitement que je suis autre chose que le nombre auquel je pense. Et pourtant, affirmer cette vérité, cet objet vrai autre que moi, c'est aussi évidemment me l'assimiler, le posséder au sens fort d'identité. Nous nous trouvons en présence de ce phénomène vital de représentation qui réalise l'être autrement que la nature restreinte à sa propre perfection et qui peut devenir autre en restant soi-même «possessio alterius ut alterius». La vérité est la connaissance par excellence où les nuances un peu subtiles fournies par la distinction fondamentale: identité psychologique; dédoublement physique, ne sont que la pure traduction des faits bien observés.

4. Bien plus, si nous considérons notre manière habituelle de penser, beaucoup d'objets dont nous nous déclarons en possession psychologique, tout en les laissant distincts en eux-mêmes, sont considérés comme choses en soi, appartenant à la nature hors de nous, au monde transsubjéctif.

La vérité est spontanément réaliste ou transsubjective. Tel est le cas d'abord pour la masse des vérités de fait ou d'expérience que l'intelligence constate à travers la perception sensible et qui fondent les sciences positives. Mais nos vérités abstraites elles-mêmes, comme les théorèmes géométriques, sont considérés comme aptes à se réaliser dans le concret selon le mécanisme de la connaissance indirecte du singulier [cf. Prop. 23, §576, sq.]; ce n'est que secondairement, dans les sciences réflexes comme la Logique, ou dans les spéculations plus subtiles, créatrices d'êtres de raison [§572], que l'on rencontre des objets vrais incapables d'exister en dehors de la pensée. Directement, chez nous, toute vérité est transsubjective [°710], en sorte que la vérité logique rejoint tout naturellement la vérité ontologique.

Cette constatation ne suffit pas évidemment à résoudre le problème critique qui reste légitime, comme nous le montrerons [cf. Thèse 1, §873, sq.]; mais elle aide à le poser clairement en précisant ses données psychologiques. Quelle que soit dans l'ordre réflexe la valeur de nos affirmations concernant le réel transsubjectif, dans l'ordre spontané, beaucoup de nos vérités sont des connaissances de choses en soi où ce que nous pensons et affirmons nous apparaît comme identique aux réalités hors de nous.

Mais en ce cas, la «chose-en-soi» n'a nullement le sens (que lui donnait Kant et qu'adoptent plusieurs modernes) d'un objet enfermé en lui-même sans aucun rapport avec notre conscience. Il est clair qu'un tel objet est incapable par définition d'être identique à notre affirmation: pris à la lettre, il est totalement impensable et nous ne pourrions même pas en soupçonner l'existence sans le faire entrer de quelque façon en rapport avec notre pensée, c'est-à-dire, en le détruisant [°711]. Dans la définition de la vérité, la chose à laquelle est adéquate notre jugement désigne toujours une nature en tant que présente dans notre pensée par une idée ou simple appréhension; par exemple, la vérité: «Tout arbre est vivant», suppose évidemment que nous savons ce qu'est un arbre et un être vivant; la «chose» transsubjective (l'arbre) à laquelle notre affirmation est identique est donc présente en nous par ces deux idées; et en ce sens, «la relation de vérité est une relation purement intérieure» [°712]. Mais comme, par définition, il y a identité entre cette nature d'arbre connue qui existe hors de nous et la connaissance de cet arbre, on peut dire aussi que le terme de cette relation de vérité est une chose-en-soi hors de nous, transsubjective. Il reste sans doute à prouver, selon la méthode critique, que cette croyance réaliste est valable. Mais, psychologiquement, nous devons constater que nous pensons la vérité comme si nous supposions le problème critique résolu en faveur du réalisme [°713].

5. Enfin, chez nous, la vérité est la possession à la fois adéquate et partielle de l'objet réel. Comme son caractère le plus essentiel est d'être une identité entre notre pensée et ce à quoi nous pensons, il semble d'abord indispensable, pour qu'une affirmation concernant un objet réel soit vraie, que cet objet soit représenté en nous tout entier: c'est le sens obvie de «relation d'adéquation». S'il y a, par exemple, adéquation, quand je dis «Pierre est homme», entre mon affirmation et la chose affirmée, c'est bien l'individu réel tout entier qui est représenté par ma pensée et même par le prédicat «homme», et non pas seulement la «nature humaine», puisque l'objet de la synthèse judicielle est unique et le même représenté sous deux aspects par le sujet et le prédicat et que précisément (si le jugement est vrai), cet objet, ce «tout construit par l'esprit en jugeant», est identique au tout réel existant (à Pierre). C'est pourquoi nous ne disons pas «Pierre est l'humanité»: ce serait erroné, parce que la nature humaine ainsi pensée sous sa forme abstraite ne serait plus identique ou adéquate à la chose réelle.

Cependant cette adéquation est d'une espèce très spéciale et elle n'empêche pas notre vérité de rester partielle. Nul ne se flattera, par exemple d'avoir épuisé l'intelligibilité de Pierre en affirmant qu'il est homme. C'est là un nouveau paradoxe que nous devons constater comme un fait affectant nos vérités humaines: chacune d'elle exprime tout l'objet réel sans l'exprimer tout entier. Il y a adéquation ou possession totale quant à l'objet matériel, mais non quant à l'objet formel explicitement connu: nouvelle distinction, simple et fidèle traduction du fait qui s'exprime psychologiquement par l'accumulation de multiples vérités nécessaires à la connaissance parfaite ou scientifique d'un même objet.

B) Preuve de la thèse.

§590) 1. - La vérité dans le jugement. Cette première partie peut d'abord s'établir par induction, à partir des faits d'expérience. Tant que nous avons dans l'esprit de simples idées, que nous les considérons ou les présentons les unes à côté des autres; même en les comparant, mais sans rien affirmer ou nier, c'est-à-dire sans juger, il n'y a pas encore vérité. Pensons, par exemple «arbre», «savant» , «vivant»; avant d'avoir combiné ces idées, on ne peut dire que ce soit vrai ou faux; par exemple, «l'arbre est vivant, ou n'est pas vivant»; «l'arbre est savant, ou n'est pas savant»; seules la première affirmation et la dernière négation sont des vérités; et les trois idées comparées entre elles ne sont ni vraies ni fausses.

2. Une preuve déductive donne la raison de ce fait. En effet:

D'après l'analyse que nous venons de faire, la vérité demande pour se réaliser, que le connaissant prenne conscience de son identité représentative avec l'objet connu.

Or ni dans la connaissance sensible, ni dans la simple idée, cette condition ne se réalise, mais seulement dans l'affirmation du jugement.

La raison de la majeure (que nous avons constatée comme un fait) est dans le caractère intellectuel de la vérité. Car ce qui appartient à la pensée formellement et en propre comme un caractère original qui la distingue des autres, ne peut y être que sous forme d'objet connu, comme une chose dont on a conscience; puisque ce qui définit la pensée, c'est d'être la connaissance par excellence, elle est transparente à elle-même et se connaît en pensant son objet.

Or c'est ainsi que la vérité appartient à la pensée. Elle est, avons-nous dit [§175], formellement et en propre dans l'intelligence seule, et dans les choses seulement par attribution. Il n'y a donc vérité au sens propre que si le connaissant se rend compte de son identité représentative avec l'objet connu. Il n'est pas nécessaire qu'il le fasse par un acte spécial, par conscience réflexe; mais il doit le faire au moins par conscience directe [§438 et §625] dans l'acte même de connaissance. Pour que cet acte soit une vérité, il faut que le connaissant «connaisse» son adéquation avec l'objet connu.

Or une telle connaissance ne se réalise que dans le jugement. En effet, pour connaître une relation, il faut évidemment en connaître les deux termes. Comment, par exemple, savoir que, entre Pierre et Paul, il y a similitude, si, voyant Pierre, on n'a aucune connaissance de Paul? Ainsi, pour connaître la relation d'adéquation qui constitue la vérité, il faut en connaître les deux termes: l'objet connu et la connaissance de cet objet.

Or, (a) la connaissance sensible, même sous sa forme la plus parfaite, est incapable de ce retour sur soi. Par elle, nous connaissons un objet, par exemple, nous percevons un son, nous imaginons une fleur, mais nous ne connaissons pas en même temps cette connaissance; il faut une autre fonction qui, à son tour, parce qu'elle est sensible, ne se rend pas compte qu'elle connaît. Cette impuissance à se saisir elle-même vient du caractère organique de la sensation. Seule la pensée est assez dégagée de toute condition matérielle pour se connaître elle-même en pensant son objet.

(b) Mais ce retour sur soi ne s'opère pas encore dans la simple conception d'une idée. Comme dans la perception sensible, la pensée y est encore toute orientée vers la nature à connaître sans réflexion sur son acte (d'où le nom de simple appréhension). Elle saisit la nature en elle-même sans en rien affirmer ou nier et sa tendance spontanée est d'en négliger l'aspect moins intelligible d'existence ou réalité concrète. Ainsi, par ses idées, notre esprit est sans doute adéquat ou identique avec ces choses ou natures représentées, mais comme une statue est identique à son modèle. Une vraie idée, comme une vraie statue, possède une vérité ontologique, vérité d'un être relatif qui est une adéquation ou représentation d'un objet. Mais elle n'est pas encore une adéquation connue, comme l'exige la vérité logique.

(c) Le jugement au contraire réalise pleinement cette conscience de soi dans la connaissance d'autrui. C'est le sens de l'affirmation, exprimant la synthèse de deux idées, comme on le voit d'abord très clairement dans un jugement dont l'objet est une réalité existante, par exemple, «Pierre est savant». Pour penser ainsi, l'esprit doit connaître Pierre en se servant de son idée d'homme [cf. connaissance indirecte du singulier matériel, §576, sq.], et ce qu'est un «savant»: deux simples appréhensions sans conscience de soi. Mais pour juger, il revient explicitement sur ses idées, ou sur soi-même concevant ces objets, et il se rend compte que ceux-ci représentent une même chose distincte de soi, la distinction s'affirmant par l'existence individuelle de Pierre où se réalise également par identité la nature abstraite de «savant». C'est ce qu'exprime précisément la copule verbale «est» ou l'affirmation du jugement: J'ai conscience que ce que je pense par mes idées «cet homme» et «savant» est la même chose que cet objet hors de moi: Pierre; et je le dis: «Pierre est savant».

Le mode d'agir de l'esprit est exactement le même lorsqu'il se détache de l'existence pour juger dans l'abstrait. En effet, il y a toujours retour explicite sur soi pour comparer deux idées qui sont attribuées à un autre. Si je dis, par exemple, que «Tout cercle est une figure», j'ai conscience non seulement de ce qu'est un cercle et une figure, mais que je le sais, et que ces deux idées conviennent par identité à un même objet (qui est tout cercle) et que cet objet est distinct de «moi-pensant», moi qui ne suis pas un cercle (dans l'ordre physique). Ainsi, le tout construit en moi par le jugement est adéquat à un tout hors de moi; mais celui-ci est seulement capable d'exister hors de moi; et comme le cercle, universel, il reste dans le monde idéal et abstrait des essences. Il peut même arriver, en progressant dans l'abstraction, que le tout ainsi reconnu par l'esprit en face de soi reste incapable d'exister si on n'y pense pas: c'est le cas des êtres de raison en Logique, par exemple. Mais toujours, un jugement achevé et clairement pensé est la prise de conscience par l'esprit de son identité représentative avec un objet distinct de soi. L'affirmation n'est rien d'autre que cet acte de conscience où l'esprit connaît son adéquation à une chose, c'est-à-dire, l'acte de voir la vérité.

La vérité au sens propre est donc seulement dans le jugement.

§591) 2. - Rôle de l'être dans la vérité. Les propriétés de la vérité peuvent se résumer en un triple paradoxe:

1. Paradoxe de l'objectivité: la pensée se connaît distincte de l'objet pensé et en même temps identique: c'est la dualité dans l'unité.

2. Paradoxe de la transsubjectivité: L'esprit a conscience de posséder en son opération (dans les jugements d'ordre réel) ce qu'il affirme exister en dehors. C'est la chose-en-soi qui est en nous.

3. Paradoxe de la totalité: l'esprit a conscience, en face de l'objet réel, de son adéquation avec lui: il le tient tout entier, bien que beaucoup d'aspects lui échappent encore: c'est la possession partielle de toute la chose.

Or l'aspect d'être qui est, avons-nous dit, l'âme du jugement [§546] explique ce triple paradoxe, à commencer par le dernier:

1) L'être, en effet, comme représentation d'une chose, en exprime toutes les perfections et tous les aspects possibles, parce qu'il ne laisse rien en dehors de lui; en pensant, de cet arbre, par exemple, qu'il est quelque chose, on a tout dit, et en ce sens, il y a adéquation (quant à l'objet matériel) entre ce qui est dans la pensée et l'objet réel. Mais en même temps cette lumière de l'être ne dévoile qu'un seul aspect explicitement, les précisions ne se révélant que progressivement au contact de l'expérience et du raisonnement; et à ce point de vue (objet formel) chaque affirmation vraie reste inadéquate et partielle.

2) D'autre part, puisque l'existence est l'expression la plus parfaite de l'être, comme nous l'avons montré [§579], le tout construit par le jugement sous l'aspect d'être aura spontanément rapport à une chose existante réellement hors du moi pensant: Spontanément, de par l'être, l'objet vrai est transsubjectif. Mais en même temps, l'être étant l'objet spécificateur de la connaissance par excellence, rien n'est plus évidemment dans la conscience qu'un être connu dont on se rend pleinement compte, c'est-à-dire dont on a conscience.

3) De là enfin l'explication du dédoublement dans l'unité, grâce au caractère d'indifférence totale que l'être revêt sous le premier regard de l'intelligence. Pour être, il n'est requis ni d'être dans l'esprit, puisque la première expérience que nous en avons est l'intuition d'un être qui par la perception sensible, vient du dehors; ni d'être hors de l'esprit, puisqu'il est non moins immédiatement clair que notre esprit est et existe en pensant. L'être synthétise donc dans sa richesse de représentation (implicite mais actuelle) à la fois l'ordre physique et l'ordre psychologique, le réel et l'intentionnel. C'est pourquoi, dans l'acte du jugement, l'esprit peut sans contradiction penser comme identique (ordre psychologique) ce qu'il pense en même temps comme dualité et non identité (ordre physique dans lequel, par exemple, je ne suis pas le cercle auquel je pense).

Ce rayonnement de l'idée d'être à la lumière duquel, en jugeant nous pensons comme identique le contenu représentatif de deux concepts, n'est évidemment pas connu avec tout ce détail d'analyse réflexe en chacune de nos vérités; mais il y est vécu et exercé et la psychologie expérimentale se contente de l'y observer et d'en égrener tous les aspects [°714].

C) Corollaires.

§592) 1. - Possibilité de l'erreur. À première vue, si l'analyse précédente est exacte, l'erreur définie comme un jugement certain privé d'adéquation à la chose pensée, semble impossible. On peut sans doute exprimer par le signe sensible d'une proposition un jugement qui serait, comme tel, inadéquat à la chose affirmée; par exemple: «L'âme humaine n'est pas immortelle» ou «Tout corps est vivant». Mais dire que l'on pense avec certitude de telles formules, comme le requiert la définition de l'erreur, c'est dire que l'on considère ces affirmations comme des vérités. Ainsi donc, psychologiquement, il n'est pas possible d'affirmer une erreur en se rendant compte que le jugement est erronné [§589, (1)].

Mais on peut se rendre compte qu'en affirmant et en excluant toute crainte d'erreur, on dépasse ce que l'on sait de la chose affirmée. Cela est fréquent dans l'ordre pratique; par exemple, arrivant au dîner, on «affirme» que les mets ne sont pas empoisonnés; on agit du moins, comme si on l'affirmait, et, dans les circonstances ordinaires, on accepte intellectuellement sans hésiter cette affirmation. Pourtant on se rend compte qu'on dépasse ainsi ce que l'on sait: c'est un cas de «croyance» au sens strict ou de foi humaine, où l'adéquation entre la chose et la pensée qu'on en a n'est pas vue en elle-même, mais par l'intermédiaire d'un autre qui en témoigne. Cette identité, bien qu'affirmée, reste pour nous enveloppée d'obscurité; d'où un risque d'erreur [°715] qu'on accepte parfois en jugeant; et on n'est pas étonné ensuite si, par exemple, pris de maux d'estomac, on se dit: «Je faisais erreur sur la qualité des aliments». Toute erreur, psychologiquement, s'explique donc par l'obscurité relative de la vérité affirmée [°716].

§593) 2. - Transcendance de la vérité. Selon la loi de transcendance décrite plus haut [§568], nous définirons la transcendance: la propriété pour un objet de pensée de se réaliser à l'infini au delà de l'objet de toute expérience sensible. Secondairement, et en un sens diminué, bien que encore valable, elle se dit aussi de ce qui est affranchi des propriétés de la matière [cf. l'abstrait et le concret, §573]: ce qui est éternel, affranchi du temps; ce qui est partout, affranchi des déterminations locales; ce qui est nécessaire, exempt de corruption et de contingence; ce qui est absolu, affranchi de relativité; ce qui est universel, affranchi des limites de l'individu: Tout cela synthétisé dans la propriété essentielle: ce qui est sans limite aucune ou infini.

Or nos vérités se manifestent comme douées de ces propriétés. Même les plus humbles, les vérités de fait, comme «Ce chien aboie»; «Cet oiseau vole», se montrent enveloppées de nécessité, ce qui leur donne un caractère absolu par où elles entrent pour ainsi dire dans l'éternité. Dès qu'un fait est constaté, il ne peut plus ne plus être ce qu'il est. L'affirmation qui l'exprime est définitive et c'est ce qui fonde la valeur des sciences historiques. Mais surtout les vérités abstraites, en participant à la transcendance des idées générales, jouissent pleinement de cette propriété. Éternelles, immuables, nécessaires, absolues et universelles, elles dominent tout le concret et s'imposent en quelque sorte à lui comme des règles parfaites auxquelles ce concret participe. On le voit bien, par exemple, en comparant la pureté des figures et des vérités géométriques avec les lignes architecturales d'une façade qui s'efforce de les réaliser. Ces propriétés posent des problèmes critiques et métaphysiques qu'il n'y a pas à résoudre ici; mais nous constatons psychologiquement le fait: Nos vérités, tout en dominant le réel concret par leur transcendance, se présentent en même temps comme l'exprimant tel qu'il est. D'où leur aptitude à servir de règle pour l'utiliser dans les arts et les techniques.

Enfin, si nous considérons la vérité en elle-même, nous la voyons douée de la pleine transcendance [°717]. Comme elle déploie par excellence toutes les virtualités de l'être, elle est d'autant plus elle-même qu'elle exclut tout non-être ou toute limite. Penser à la vérité qui n'est que vérité équivaut à penser à l'être qui n'est que être. C'est rejoindre la synthèse absolue et infinie de tout mode d'être et de toutes vérités possibles: c'est penser à Dieu. Avant de démontrer la valeur métaphysique de cette pensée, nous devons ici la signaler comme une propriété incontestable de notre activité intellectuelle: sa transcendance.

§594) 3. - Vérité et vie de l'esprit. La vérité, surtout sous l'aspect scientifique et idéal qui s'épanouit dans la transcendance absolue, est essentiellement bivalente: elle est objective et subjective. Comprises objectivement, comme choses vraies, les vérités éternelles, nécessaires et transcendantes qui habitent notre conscience intellectuelle, ne sont pas des réalités; comme les natures abstraites en fonction desquelles nous les affirmons, elles appartiennent au monde idéal des essences où toute existence actuelle et transsubjective est laissée de côté.

Mais considérée subjectivement, comme propriété de notre opération intellectuelle, la vérité est une réalité psychologique actuelle dont nous constatons l'existence. Elle est un phénomène vital, autant et plus réel que les activités physiologiques constituant notre vie corporelle; elle est la partie la plus haute de la vie de notre esprit. Lorsque nous affirmons: «Ce qui est incorruptible est plus parfait que le corruptible; l'éternel vaut mieux que le mortel; deux et deux font quatre», les objets transcendants de ces vérités appartiennent au monde abstrait; mais ces affirmations mêmes qui sont nos certitudes, nos vérités, ne sont nullement des abstractions: Ce sont des manifestations de notre pensée, l'aspect le plus actuel et le plus noble de la vie de notre esprit.

À ce point de vue, d'ailleurs, nos vérités ne sont plus éternelles ni immuables: changeantes au contraire et mélangées d'erreur et d'ignorance, elles subissent les conditions de notre esprit imparfait, dont elles constituent la vie. Mais elles réalisent ainsi un quatrième paradoxe: Elles sont de l'absolu et du transcendant vécu d'une façon relative et limitée. Car si la distinction des deux aspects objectif et subjectif s'impose, ces aspects ne constituent évidemment pas deux choses réellement distinctes. L'introspection nous met en face d'un seul et même phénomène: nos vérités qui sont à la fois, et la vie temporelle progressive de notre esprit affirmant ces choses absolues, et ce monde transcendant des vérités éternelles devenu la richesse de notre esprit qui les pense.

Ce fait incontestable pose évidemment plusieurs problèmes. Il faudra, pour l'expliquer, préciser la nature de notre moi pensant [§647], et celle de la source absolue de vérité dont il est une participation [°718]. Mais la psychologie expérimentale se contente de le constater et de le décrire. Nos certitudes ou croyances en tant que vraies, nous permettent de dominer tout le sensible, borné et contingent, et de vivre intellectuellement dans un monde absolu et transcendant. Réservant pour la critériologie la détermination des moyens d'atteindre toujours l'infaillible vérité, il nous reste, du point de vue psychologique, à établir la loi d'origine de nos croyances.

3. - Les causes ou Loi d'origine des croyances.

Proposition 26. 1) La loi d'origine de nos croyances parfaites ou certitudes de science est la loi d'évidence ou de passivité selon laquelle la synthèse judicielle est la reproduction docile en nous d'une identité objective qui se manifeste clairement. 2) Mais la formation des croyances moins parfaites: certitudes de foi, croyances-opinions ou certitudes erronnées, dépend aussi de causes extra-intellectuelles, (surtout affectives et sociales) dont l'action est en raison inverse de celle de l'objet.

A) Explication.

§595). Pour situer clairement la loi, il convient d'abord d'exclure les cas équivoques des croyances ou affirmations contenues, selon certains psychologues, dans le comportement externe intentionnel [§587]: comme activité, ce phénomène appartient au chapitre de l'appétit où nous en indiquerons les lois. Il s'agit donc uniquement de croyances connues par introspection comme manifestations authentiques de pensée. Elles se classent, au point de vue de leur origine, en deux groupes:

1. Les premières, que nous appelons croyances parfaites, se déploient entièrement dans l'ordre intellectuel. Ce sont toujours des certitudes de science et avant tout, chez l'adulte, sous leur forme réfléchie [§586]; mais quelques-unes aussi peuvent être de simples certitudes spontanées, comme les toutes premières croyances portant sur les principes d'identité et de contradiction incarnés dans des faits d'expérience; par exemple, «Ce chien est un chien et non un arbre». Là, en effet, si l'esprit affirme d'instinct, c'est par un instinct uniquement et purement intellectuel, en sorte qu'il y possède une certitude parfaite au même titre que dans les certitudes réflexes, et il y suit la même loi d'évidence. La critériologie montrera que, grâce à cette loi d'évidence, les certitudes parfaites sont aussi infaillibles et formelles. Pour l'instant, nous ne considérons que la loi psychologique.

L'évidence n'est rien d'autre que la clarté même ou l'intelligibilité de l'objet en tant qu'il se manifeste tel qu'il est. On attribue parfois cette qualité à nos actes subjectifs; on dit, par exemple, «C'est une affirmation évidente», mais c'est toujours par participation à un objet supposé évident. Une évidence purement subjective à laquelle ne correspondrait aucun objet qui se montre clairement, est une notion impossible et impensable, comme serait une illumination sans source lumineuse. Elle est donc au sens propre un aspect de l'objet; et c'est en ce sens d'évidence objective que nous la prendrons exclusivement désormais.

L'existence d'évidences, c'est-à-dire d'objets qui se manifestent clairement comme ils sont au regard de l'intelligence, est un fait d'expérience. Dans les cas les plus simples, elle est affirmée spontanément par tous et chacun peut la vérifier par introspection: l'évidence, par exemple, qu'un chien est un chien et non une table; ou que deux et deux font quatre. Il arrive pourtant que, emporté par la discussion ou pour enlever l'assentiment d'un interlocuteur rétif, on affirme avec force: «C'est évident», en des cas plus complexes qui restent réellement obscurs, même parfois pour celui qui affirme l'évidence. Il n'y a point là fausse évidence, mais simple abus de mot [°719]. Le caractère de l'évidence est de ne pouvoir être fausse, parce qu'elle est par définition l'existence d'un objet qui se manifeste à une connaissance qui le voit. La première partie de la thèse s'en tient aux cas d'authentiques évidences où nous observons notre pensée agissant en pleine lumière.

2. Mais nous constatons en nous un autre groupe parfois nombreux de croyances que nous appelons imparfaites, parce que l'affirmation y dépend en partie d'influence extra-intellectuelles, nécessaires pour suppléer à l'absence d'une pleine évidence directe de l'objet. Ce groupe est loin d'être homogène; et sa complexité se révèle à deux points de vue: celui des influences qui s'exercent, et celui de la valeur des croyances qui le composent.

a) L'influence non intellectuelle la plus puissante est celle de la société qui s'exerce d'abord par l'éducation, puis par les opinions ambiantes, les moyens de propagandes et les contacts incessants entre hommes. Notons d'ailleurs que cette influence peut se mettre aussi au service de l'évidence: c'est le cas en particulier de l'enseignement scientifique bien compris. Mais dans les nombreuses occasions où fait défaut la pleine évidence, elle peut la remplacer et permettre des croyances parfois très fermes.

Une influence toute voisine est celle des habitudes acquises et de la vie pratique. Elle découle souvent de la vie en société, mais elle s'en distingue ensuite et peut même la contrecarrer, par exemple, si on change de milieu social; les anciennes croyances, en particulier les convictions religieuses, résistent d'abord; mais si l'on adopte le comportement du nouveau milieu, on finit par penser comme on agit, quand on n'agit pas comme on pense.

Le tempérament individuel et les passions qui en dérivent ont aussi leur rôle. Certaines personnes sont comme incapables de s'arrêter aux étapes préliminaires du doute et de la circonspection; elles passent aussitôt à l'affirmation avec une sincérité entière, mais changeante et successive pour les opinions les plus opposées. Dans le même sens, on croit aussitôt et aisément ce qu'on désire être vrai. D'autres, au contraire, plus équilibrés, savent suspendre leur assentiment et ne le donner qu'à bon escient.

Enfin, même chez ces derniers, une volonté prudente et réfléchie peut suppléer au défaut d'évidence: elle produit alors la croyance de la plus haute valeur, comme certitude de foi ou comme opinion scientifique.

b) À ce point de vue de la valeur des croyances, en effet, il faut d'abord distinguer les cas où l'on en reste consciemment à l'étape de l'opinion; et celle-ci comporte encore des nuances. Comme activité intellectuelle, elle se rapproche de la certitude, parce qu'elle suppose une réelle affirmation, un choix décidé pour une des deux contradictoires. Mais elle ne l'atteint pas, parce que la chose pensée reste en partie obscure et ne permet pas d'exclure l'autre contradictoire [§585, (4)]. C'est pourquoi elle ne vient jamais de la pleine évidence, mais elle a pour cause normale (dans l'ordre intellectuel) la probabilité que l'on peut définir: «La clarté imparfaite d'un objet de connaissance qui se manifeste sous certains aspects et reste en partie caché». Ce cas est fréquent déjà dans la perception sensible, spécialement visuelle, d'où est tirée l'image de la «clarté». Par exemple, si l'on voit dans le brouillard une masse sombre, en doutant s'il s'agit d'un bouquet d'arbres ou d'une maison, certains signes, comme des bruits de voix, peuvent suggérer: «c'est probablement une maison». Il en est de même pour un objet de recherche intellectuelle, où l'on tient déjà plusieurs certitudes, mais où les nouvelles précisions ne se révèlent encore que par des signes ou preuves «probables». En tenant compte du lien entre certitude parfaite et vérité, les anciens appelaient le probable: le vrai contingent.

Le domaine propre (per se) de la probabilité est celui des jugements en matière contingente, c'est-à-dire concernant les événements futurs qui dépendent d'une volonté libre, soit ceux de notre monde physique en tant que soumis à la Volonté divine, soit ceux de la vie humaine; par exemple: «Il y aura une guerre dans 15 ans». Secondairement (per accidens), il y a probabilité même en matière nécessaire [°720] lorsqu'il s'agit non de principes évidents par eux-mêmes, mais de conclusions, dès qu'il manque à la preuve une condition requise par la démonstration proprement dite [§88]; par exemple, lorsqu'une des prémisses n'est elle-même que probable; comme dans le raisonnement dialectique [§93]. En tous ces cas, cependant, la probabilité peut jouer à l'égard de l'opinion le même rôle que l'évidence à l'égard de la certitude parfaite. Nous avons alors le cas des opinions purement scientifiques et d'ordre réflexe, appelées parfois certitudes probables, telles que les pensent, par exemple, les grands savants et les intelligences très exigeantes dans le discernement du vrai: croyances imparfaites en tant qu'elles n'atteignent pas la certitude; mais parfaites comme opinion parce que, elles aussi, se déploient entièrement dans l'ordre intellectuel et s'affirment sans requérir d'influence étrangère à cet ordre. Elles suivent analogiquement la loi d'évidence qu'on pourrait appeler la «loi de probabilité»: la synthèse judicielle y est la reproduction docile d'une identité objective, dans la mesure même où elle se manifeste. À ce point de vue, on peut donner un sens au dosage de probabilité présenté par les théologiens, parlant d'opinions plus ou moins ou également probables ou très probables, etc. Notons cependant qu'au point de vue subjectif, l'esprit en face de deux opinions également probables est par définition en état de doute, en application même de la loi de probabilité ou d'évidence. Il s'agit donc dans cette classification, des opinions au sens purement objectif, comme des choses qui se manifestent plus ou moins clairement.

En dehors de ce cas privilégié de croyance-opinion purement intellectuelle, beaucoup d'opinions sont obtenues grâce aux autres influences que nous avons décrites et qui suppléent au manque d'évidence objective. En soumettant notre pensée à ces influences, nous acceptons de dépasser dans l'expression intellectuelle, la manifestation de l'objet et d'affirmer à l'aveugle, en partie du moins, l'identité entre ce qui est et ce que nous pensons. C'est pourquoi, souvent, nous dépassons dans l'adhésion l'étape de l'opinion pour atteindre la certitude, surtout sous sa forme spontanée, où nous excluons pratiquement toute crainte d'erreur sans nous rendre compte des raisons plus affectives que spéculatives qui nous y décident. C'est le domaine des croyances libres dont nous indiquerons le mécanisme à propos de la volonté [Cf. chap. 5, §802].

Psychologiquement, ces certitudes imparfaites se manifestent par leur fragilité; dès qu'elles passent de l'ordre spontané à l'ordre réflexe, l'obscurité de leur fondement se révèle et elles se dégradent en simples opinions ou même en doute. Aussi doivent-elles se raffermir au contact des influences qui les ont fait naître: les croyances religieuses ou politiques de cette sorte, par exemple, s'exaltent et se défendent contre le doute par les assemblées et les cérémonies.

Mais il y a enfin un cas plus favorable: celui des certitudes de Foi garanties par l'évidence extrinsèque des motifs de crédibilité, tels qu'on les trouve en particulier dans les conclusions d'une critique historique rigoureuse; et dans les croyances catholiques éclairées par la science apologétique [°721]. Ces certitudes restent imparfaites, en ce sens que leur objet reste en soi obscur en partie, et qu'il leur faut une influence volontaire pour suppléer à ce manque d'évidence; mais la volonté n'agit que dans les limites d'une autre évidence intellectuelle: celle de la science et de la véracité du témoin; et cela confère une grande stabilité psychologique à cette croyance, bien que l'obscurité partielle inhérente à l'affirmation laisse toujours possible la naissance de doutes.

B) Preuve de la thèse.

§596) 1. - Loi d'évidence. Cette loi de passivité intellectuelle se prouve par induction.

a) FAITS. 1. Nous observons par introspection qu'en affirmant sans crainte d'erreur dans une certitude parfaite, notre esprit a pleinement conscience de ne pas créer son objet, mais de le supposer en face de lui et d'être passif à son égard: par exemple, en disant «Deux et deux font quatre», il a conscience de reproduire docilement une somme mathématique comme elle s'impose à lui. Sans doute, il vit et agit, en pensant; mais cette activité est une assimilation vitale d'une vérité qui est comme sa nourriture, et nullement une production ou fabrication de vérité. Et l'on ne peut dire, comme Kant, qu'il produirait inconsciemment, même une partie de son objet [°722]; car, en affirmant, il ne fait rien d'inconscient: il est transparent à lui-même et agit en pleine lumière.

2. Cette passivité est mise en relief par comparaison avec d'autres cas où nous avons conscience de créer par la pensée un objet; par exemple, en dressant le plan d'une machine nouvelle, ou en combinant à notre gré un jeu d'images qui nous obéissent pleinement. Rien de semblable dans les affirmations évidentes: la «libre pensée» en est totalement absente et dès qu'on y porte attention, elles s'imposent inéluctablement.

3. Quand il s'agit de conclusions scientifiques obtenues par démonstration, on assiste pour ainsi dire à la naissance progressive de la certitude en fonction de la clarté de l'objet qui se dévoile de plus en plus. Si on affirme, par exemple, que le carré construit sur l'hypothénuse d'un triangle rectangle égale les carrés construits sur les deux autres côtés, le premier état d'âme ne peut être que le doute: un examen direct de la figure ne le montre pas. Mais si on a l'évidence des théorèmes précédents et qu'à leur lumière on fasse voir l'égalité affirmée, il arrive enfin que la démonstration comprise, force l'adhésion.

Bref, les faits nous révèlent les trois équations: Pas d'évidence, nulle certitude. -- Évidence imparfaite, commencement d'affirmation. -- Pleine évidence, adhésion totale et nécessaire.

b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION, Or il faut appeler cause, l'antécédent dont l'absence ou la présence ou les variations commandent l'absence ou la présence ou les variations correspondantes d'un conséquent.

Donc la cause de nos certitudes ou croyances parfaites est l'évidence objective.

§597) 2. - La loi d'influence en raison inverse. Notons d'abord que toute croyance authentique exige comme cause un minimum d'influence objective; elle n'a jamais pour origine uniquement des influences extra-intellectuelles; mais, ou bien la seule évidence de probabilité, ou bien les deux influences objective et subjective en proportion diverse. C'est un fait d'introspection: il est psychologiquement impossible de juger ou de penser totalement à l'aveugle, sans aucune lumière objective, comme serait une pure absurdité: «Le cercle a quatre côtés», par exemple; impossible de s'y obliger par des motifs extérieurs tels que conformisme social, habitude ou même confiance en Dieu, comme dans la foi comprise à la façon de Kierkegaard [PHDP §638]. On peut formuler ces affirmations absurdes en mots ou en imagination; mais les penser en se rendant compte de leur absurdité, c'est-à-dire en voyant qu'elles sont impensables, c'est impossible. La première loi de notre intelligence est d'agir en pleine lumière en ayant conscience qu'elle dit ce qui est. Ainsi, le minimum de manifestation objective requis pour toute croyance est la possibilité de la chose pensée, sa non-contradiction interne. Il peut arriver que l'esprit en face d'une affirmation mystérieuse inintelligible pour lui, estime pourtant qu'elle a un sens pour le témoin, surtout si celui-ci est Dieu dont l'intelligence dépasse infiniment la nôtre. Il peut alors, semble-t-il, donner vraiment son adhésion librement pour des motifs tout extérieurs [°723]; mais l'objet de son affirmation reste une chose qui lui paraît indirectement pensable, et par conséquent non absurde [°724].

De cette constatation fondamentale découle évidemment que la fermeté d'une croyance imparfaite est proportionnelle à deux causes coordonnées: l'une objective et intellectuelle, l'autre extra-intellectuelle qu'on peut appeler subjective. C'est pourquoi, pour un même degré d'adhésion, plus l'objet s'éclairera, moins agiront les influences subjectives; et plus ces dernières seront actives et puissantes, moins il sera nécessaire que l'objet se manifeste. Mais la cause la plus efficace, parce que la plus connaturelle à l'esprit, est l'influence objective. D'où la supériorité des croyances scientifiques, comme en histoire; ou des dogmes catholiques dont le mystère, non seulement exclut toute absurdité directe, mais est pour la raison un germe de progrès; selon le principe de la «Philosophie chrétienne»: «Fides quaerens intellectum» [PHDP, §216, et §244].

C) Corollaires.

§598) 1. - Causes de l'erreur. L'erreur, qui est une affirmation intellectuelle mais en partie inadéquate à son objet, ne peut être qu'une croyance imparfaite. La critériologie, en démontrant selon sa méthode propre l'infaillibilité des croyances parfaites, indique le moyen de déceler les erreurs, en nous et hors de nous, et de les éviter toutes autant que possible. Son oeuvre se résume en ce principe qui a guidé tout notre effort scientifique et qui, d'ailleurs, est admis universellement et spontanément par l'intelligence humaine, parce qu'il en est la loi fondamentale: «Toute affirmation pleinement évidente est infailliblement vraie».

Du point de vue psychologique, toute croyance imparfaite n'est pas nécessairement erronnée, mais c'est parmi elles que peut se glisser l'erreur, dans la mesure où l'affirmation dépasse la clarté de l'objet sous l'influence de causes subjectives, et s'installe dans la certitude. L'erreur vient donc des causes signalées plus haut: la société, les habitudes, le tempérament et la passion, enfin la volonté [§595, (2)].

Francis Bacon a classé les erreurs d'après leurs causes en quatre groupes qu'il appelle: «Idola tribus; idola specus; idola fori; idola theatri» [PHDP, §315bis, (b)]: erreurs fondées sur notre nature; sur notre caractère individuel; sur le langage; sur l'esprit de système. -- De son côté, Malebranche [°725] ramène toutes les erreurs à cinq classes: Erreurs des sens; de l'imagination; de l'entendement, des inclinations (comme l'inquiétude, la curiosité, la vanité); enfin, des passions. La meilleure classification est celle des sophismes donnée en Logique [§94].

§599) 2. - Théorie sociologique. L'influence indéniable de la société sur la formation de beaucoup de nos croyances a été exagérée par l'école sociologique de Durkheim, qui attribue, en particulier, une origine sociale aux premiers principes indémontrables. On reconnaît sans doute que, pour nous, le motif d'adhésion est l'évidence objective; mais cette évidence varierait avec l'état social, et il y aurait, par exemple, chez les primitifs, une mentalité prélogique essentiellement distincte de la nôtre [PHDP, §515]. Cette hypothèse est arbitraire et les faits allégués s'expliquent tous par les divers aspects des croyances imparfaites que nous venons d'analyser sans qu'il faille nier l'identité de nature et d'intelligence en tous les hommes.

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