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Logique (§110 à §138)

Article 2. Les sciences particulières de la nature

b10) Bibliographie spéciale (les sciences particulières de la nature)

§110). Un des caractères les plus remarquables des temps modernes au point de vue du mouvement intellectuel, est le progrès accompli par les sciences des phénomènes de la nature. Soumises jusque là à l'hégémonie de la philosophie aristotélicienne, elles s'en sont détachées pour accomplir leur ascension triomphale, selon leur méthode propre, la méthode expérimentale. Elles ont même renversé à leur profit la situation; car, non seulement tous les philosophes modernes depuis Descartes (1596-1650) et Kant (1724-1804) ont reconnu leur indépendance et leur valeur, mais une des plus puissantes écoles du XIXe siècle, le positivisme, a proclamé que seules elles étaient légitimes, les appelant sciences positives, comme si toutes les autres n'étaient que des essais infructueux ou négatifs. Cet agnosticisme, sans nul doute, est arbitraire; mais si la philosophie garde toute sa force de vérité à côté des sciences modernes, elle n'a rien à craindre de leur prospérité. Nous ne rejetterons donc ni l'existence, ni même le nom des sciences positives, bien qu'on puisse les appeler aussi, et mieux peut-être, sciences particulières ou expérimentales: sciences particulières parce qu'elles recherchent les causes prochaines des phénomènes, et non les causes profondes plus universelles; sciences expérimentales, parce qu'elles sont constituées au moyen de la méthode expérimentale. Mais d'abord nous les distinguerons des sciences philosophiques et nous préciserons leur nature.

D'autre part, toutes les sciences expérimentales ne cherchent pas la connaissance des lois; quelques-unes se spécialisent dans l'établissement des classifications des êtres de la nature. Nous aurons ainsi trois paragraphes dans cet article:

1. - Les sciences positives
2. - La méthode expérimentale
3. - Les classifications en sciences naturelles

1. - Les sciences positives

§111). La nature des sciences positives ou particulières découle de la manière dont il faut les distinguer de la philosophie; et leur diversité demande une classification.

A) Distinction entre science philosophique et sciences particulières.

Cette distinction peut se prendre, soit historiquement, soit en droit.

1) Historiquement, lorsque les sciences modernes ont pris leur essor avec Galilée (1564-1642) et Newton (1642-1727) [°186], les savants se sont uniquement portés vers l'explication des phénomènes ou des faits d'observation. Or, après avoir classé les phénomènes en divers groupes, dans le but d'étudier plus aisément chaque classe, ils ont inauguré un nouveau mode d'explication: ils ont voulu préciser les conditions dans lesquelles apparaissent ou évoluent les phénomènes, afin de s'en rendre maîtres et de les diriger à leur gré. Au lieu de les rattacher aux substances, ils ont proposé de les expliquer par des lois qui indiquent leurs relations nécessaires. Ainsi, Galilée, en observant la chute des corps, n'a pas songé à une propriété de la matière, mais il a voulu déterminer le comment, la loi précise indiquant les conditions de cette chute. D'autre part, la philosophie restait préoccupée d'atteindre les substances et d'en connaître la nature et les propriétés essentielles. De la sorte, se sont dégagés nettement les trois grands problèmes que la raison doit résoudre pour acquérir une connaissance scientifiquement complète: le problème des classifications pour définir et ordonner les objets à étudier; le problème des lois pour prévoir les phénomènes et les utiliser; le problème des natures pour connaître les substances où se produisent les faits étudiés. De là, pour les modernes, une distinction très claire entre les sciences positives et la philosophie: les premières se réservent la solution des deux problèmes des classifications et des lois et ont pour objet les phénomènes ou faits d'expérience; la seconde, appelée aussi métaphysique ou science rationnelle, doit simplement résoudre le problème des natures et a pour objet la substance ou l'essence des choses.

2) En droit, cependant, la question est plus complexe, car la vraie philosophie ne se désintéresse ni des propriétés ou faits d'expérience par lesquels les substances manifestent leur perfection, ni du problème des classifications, ni même des lois régissant les phénomènes; et s'il s'agit de l'homme, où elle rencontre la psychologie expérimentale et la sociologie, elle revendique légitimement le droit de résoudre à son point de vue les trois problèmes.

§112). Il reste qu'actuellement, toutes les sciences expérimentales modernes renoncent à résoudre le problème des natures [°187]; et, sans approuver la doctrine philosophique qu'une telle attitude présuppose chez plusieurs [°188], il convient en méthodologie de respecter ce fait, puisqu'il a permis d'incontestables progrès dans la connaissance des phénomènes. Nous pouvons dès lors établir entre sciences positives et philosophie, une distinction fondée, moins sur une opposition de matière à étudier que sur une diversité radicale de perspective (diversité de points de vue ou d'objets formels).

La philosophie considère les phénomènes et les opérations, en fonction des natures agissantes; elle se propose la recherche des causes profondes, c'est-à-dire des explications désintéressées et les plus universelles: elle est une sagesse ou science générale. Par exemple, elle invoquera les combinaisons chimiques comme moyen de prouver la constitution des corps en matière et forme; et cette doctrine n'a point d'application pratique, mais elle veut seulement expliquer les attributs fondamentaux des corps (corruptibilité, individualité, etc.); et finalement elle s'élève jusqu'à Dieu.

Les sciences expérimentales, au contraire, considèrent les phénomènes pour eux-mêmes, abstraction faite de leur relation avec une substance ou une nature; et elles leur cherchent des explications plus immédiates, donc, plus utilisables: disons, en prenant cause dans un sens large, qu'elles déterminent les causes prochaines formulées par les lois. Ainsi la chimie établit des lois de formation des corps et ses applications industrielles sont innombrables, mais elle ne donne aucune réponse scientifique aux problèmes de la nature et elle se contente en ce domaine d'hypothèses unificatrices dont nous parlerons plus loin [§124].

De là découlent deux manières très différentes de traiter le problème des classifications et des lois. La philosophie, en étudiant les opérations, s'efforce de déterminer les principes réellement exigés pour en permettre l'épanouissement, pour préciser enfin les diversités spécifiques entre les substances. Par exemple, elle insistera sur la distinction de perfection entre l'ordre sensible et l'ordre intellectuel dans les faits de connaissance ou de vie affective, et elle en conclura, soit la distinction réelle entre «conscience» sensible et conscience intellectuelle, soit la distinction spécifique entre l'âme animale et l'âme humaine. Elle constitue ainsi des classifications naturelles [°189] où le groupement des faits correspond à des principes réellement distincts.

Les sciences expérimentales, au contraire, peuvent se contenter de classifications empiriques où le groupement des faits n'a d'autre but que de faciliter les recherches et l'expérimentation; elles se fondent d'ordinaire sur le critère des ressemblances qui s'en tiennent aux apparences et elles ne précisent rien sur la nature ni même sur l'homogénéité des groupes ainsi formés; par exemple, en psychologie expérimentale, la conscience réunit souvent des activités à la fois sensibles et intellectuelles [°190].

Quant aux lois réglant les rapports entre phénomènes, la philosophie les oriente vers la connaissance des substances, soit en y voyant un signe capable de révéler la perfection de l'agent [°191], soit en les rattachant par déduction à cette nature préalablement définie: ainsi la loi de liberté qui régit l'activité volontaire, ou bien sera considérée comme manifestant la spiritualité de notre âme, ou bien sera déduite de la spiritualité de notre raison.

Les sciences expérimentales au contraire trouvent leur achèvement dans la constitution d'un système de lois où les phénomènes étudiés reçoivent leur explication par les causes prochaines.

Bref, les sciences philosophiques, bien nommées sciences générales ou sagesse, se proposent de résoudre les trois problèmes, aussi bien celui des natures que ceux des classifications et des lois, mais toujours au point de vue des causes profondes et universelles.

Les sciences positives, bien nommées sciences expérimentales ou particulières, s'efforcent de résoudre les deux problèmes des classifications et des lois, en se restreignant à l'explication des phénomènes par les causes prochaines. Elles ont donc une indépendance légitime qui ressortira mieux en précisant leur nature.

B) Nature des sciences expérimentales.

§113). Pour qu'une science positive ou expérimentale puisse se constituer, trois conditions sont nécessaires et suffisantes: un objet, une méthode et des lois.

1) L'objet n'est autre qu'un groupe spécial de faits ou de phénomènes qui ont entre eux assez de ressemblances pour s'expliquer vraisemblablement par des lois communes et qui se distinguent suffisamment des autres faits pour ne pas appartenir de droit à d'autres sciences; par exemple, le groupe des phénomènes astronomiques ou des combinaisons chimiques.

2) La méthode indispensable aux sciences particulières est la méthode expérimentale exposée plus loin; il faut donc qu'elle puisse s'adapter aux faits étudiés, ce qui n'est pas toujours sans difficulté, comme nous le verrons en psychologie et en sociologie.

3) Les lois enfin constituent le but même des sciences positives. Sans aborder le problème de leur valeur, résolu en critériologie [§916], il convient de les définir ici pour montrer en quel sens elles sont une explication par les causes prochaines.

La loi en sciences positives [°192] est une relation constante entre deux phénomènes, soit successifs, soit simultanés, mais dont l'un apparaît toujours comme antécédent nécessaire et l'autre comme conséquent. Il y a succession, s'il s'agit d'expliquer un fait passager par un autre; et il y a simultanéité, s'il s'agit d'expliquer un état durable par les conditions stables qui se réalisent en même temps [°193]. Par exemple, le fait de l'élévation du mercure dans le baromètre est en relation constante avec la pression atmosphérique qui la précède; mais la loi généralisée de l'équilibre des fluides dans deux vases communicants indique les conditions simultanées dont dépend cet état durable.

Mais une bonne loi n'établit pas seulement en général la relation constante entre l'existence d'un antécédent et l'existence d'un conséquent, elle détermine avec toute la précision possible les divers aspects mis en corrélation dans les deux phénomènes, et ici, la précision s'obtient graduellement, en indiquant d'abord les conditions qualitatives, puis, au moyen d'instruments de mesure de plus en plus perfectionnés, en notant les correspondances quantitatives. Ainsi, après avoir constaté que tout liquide s'élève dans le vide, on précisera qu'un liquide plus dense s'élève moins haut; puis on déterminera qu'il y a une relation parfaite entre la hauteur de l'ascension et le poids spécifique du liquide; que l'eau, par exemple, dont la densité est 1, s'élève 13,6 fois plus haut que le mercure dont la densité est 13,6. L'ingéniosité des savants a multiplié ces déterminations; voyant que les qualités au sens propre ne sont pas mesurables, ils ont remarqué que toute variation qualitative dans le monde matériel s'accompagne d'une variation quantitative, et ils ont mesuré la première par la seconde; par exemple, les variations de température se mesurent par les variations de longueur d'une colonne de mercure qui se dilate plus ou moins sous l'action d'une chaleur plus ou moins intense [°194].

§114). Quelle que soit sa forme, toute loi de science positive est fondée sur le déterminisme de la nature. Le déterminisme est la propriété pour les phénomènes, d'être reliés entre eux par des rapports précis de dépendance, réciproques et nécessaires. Il permet donc, non seulement de remonter à une cause à partir d'un effet, comme on prouve l'existence de l'homme quaternaire par les décorations des cavernes; mais aussi de conclure à partir de telle cause ou de tel antécédent, à la production nécessaire de tel effet déterminé: «Posita causa, ponitur effectus», en sorte que les deux doivent toujours être présents ou absents en même temps ou varier semblablement. Par exemple, si l'on met en présence de l'H et de l'O dans des conditions précises qui constituent le phénomène antécédent, on obtient nécessairement et toujours de l'eau en telle quantité prévue. Le déterminisme donne ainsi le moyen de commander à la nature en utilisant les lois; à ce point de vue, on peut encore le définir: «Le caractère d'un ordre de faits dans lequel chaque élément dépend de certains autres d'une façon telle qu'il peut être prévu, produit ou empêché à coup sûr, suivant que l'on connaît, que l'on produit ou que l'on empêche ceux-ci» [°195].

Cette intervention du déterminisme donne aux sciences positives un caractère très particulier. Si toute science, comme nous l'avons dit [§16] est une «connaissance par les causes», on prend cette dernière notion en science positive, non pas strictement, mais en un sens plus large.

a) La cause au sens strict, en effet, exige deux conditions:

1) un lien nécessaire entre le conséquent et l'antécédent: il n'y a pas d'effet sans cause;

2) une communication de perfection [°196] en sorte que la vraie cause explicative possède au moins la même perfection que son effet, selon l'adage: «Personne ne donne ce qu'il n'a pas»; par exemple, si l'effet est un phénomène calorique, comme un fer chauffé à blanc, la cause sera un foyer doué de chaleur suffisante. On pourrait définir cette cause, «un principe réel dont la perfection explique la perfection de son effet» [§223]. De plus, en droit, la dépendance n'est pas nécessairement mutuelle; elle n'est absolument requise que du côté de l'effet, et il faut admettre à côté des causes nécessaires, des causes libres et indépendantes.

b) La cause au sens large au contraire, telle que l'emploie la science positive, est simplement «l'antécédent nécessaire lié au conséquent par le déterminisme de la nature», antécédent et conséquent désignant deux phénomènes ou groupe de phénomènes bien déterminés. Une seule des deux conditions est ici conservée: le lien nécessaire entre les deux phénomènes; mais ce lien est considéré comme réciproque, en ce sens que si tel effet doit nécessairement avoir telle cause, telle cause aussi, du moment qu'elle est posée, doit toujours et nécessairement avoir tel effet; par exemple, posé comme antécédent un mélange convenable de deux gaz H et O, traversé par une étincelle électrique, on aura nécessairement comme conséquent, telle quantité d'eau. La loi scientifique est précisément l'expression de cette dépendance mutuelle.

Ainsi l'existence d'un réel déterminisme dans la nature est suffisamment démontrée par les nombreuses lois scientifiques chaque jour vérifiées dans leurs applications. La philosophie d'ailleurs en prouve la légitimité; mais en précisant ses limites: seules les activités soumises aux conditions matérielles lui sont soumises [§256 et §344], les êtres spirituels étant de droit causes libres. En tout cas, pour constituer une science positive, le déterminisme est indispensable, au même titre que la loi.

Comme nous le montrerons en philosophie naturelle [§345], l'emploi progressif de la mesure pour préciser les lois des phénomènes physiques a permis finalement de formuler ces lois en équations algébriques; transformant ces sciences positives en sciences appliquées, subalternes par accident des mathématiques. L'un des principaux résultats de cette «mathématisation» fut de conduire les sciences positives à l'état de science parfaite [§17], dans leur propre domaine de sciences particulières expliquant les phénomènes par leurs causes prochaines; car leurs lois sont ainsi passées de la forme empirique à la forme dérivée.

a) La loi empirique est celle qui est démontrée individuellement et inductivement par la méthode expérimentale, sans être reliée aux autres lois de la même science pour former un tout organique. Elle correspond à la science imparfaite ou en formation.

b) La loi dérivée est celle qui est rattachée par déduction à une loi générale, dont elle est une application particulière et où elle trouve sa cause explicative. Elle correspond à la science parfaite. Par exemple, on a d'abord établi par induction la loi de la chute des corps:

h = 1/2 gt2,

h est le déplacement vertical («hauteur»), g exprimant l'accélération gravitationnelle de 9,81 mètres par seconde par seconde, et t est la durée de la chute en secondes (loi empirique) [°197]. Ensuite, Newton a montré que cette loi n'était qu'un cas particulier de la loi plus générale de la gravitation universelle; et cette déduction, en expliquant l'existence et les modalités de la loi particulière, l'a transformée en loi dérivée, pleinement scientifique.

Or, c'est grâce aux rapports quantitatifs de plus en plus nombreux découverts dans les phénomènes étudiés et formulés en équations mathématiques que les lois empiriques peuvent ainsi se constituer en système déductif, tout en restant dans le domaine propre des sciences positives, c'est-à-dire en s'en tenant à l'étude des phénomènes, abstraction faite du problème des natures; car les lois étant devenues de véritables fonctions, peuvent être traitées comme des équations algébriques; et non seulement elles se rattachent les unes aux autres comme des cas particuliers aux cas généraux, mais on peut tirer de chacune par analyse ou déduction, de nombreuses conséquences capables d'être vérifiées expérimentalement et d'enrichir ainsi nos sciences.

Étant donné ce caractère des sciences positives, il est normal que le savant s'efforce de les conduire à maturité en les imprégnant de plus en plus de lumière mathématique. Dans quelle mesure cependant les diverses sciences positives sont-elles capables d'atteindre cet état de science parfaite? Nous le déterminerons en précisant la méthode propre à chacune d'elles.

C) Divisions des sciences positives.

§115). 1) En se mettant au point de vue de l'objet, on peut distinguer trois groupes de sciences particulières:

Le premier groupe comprend les sciences physiques ou physico-mathématiques dont l'objet est l'ensemble des phénomènes du monde minéral. Comme le déterminisme y règne en maître et que les mesures précises y sont relativement faciles à obtenir et à multiplier, ces sciences ont déjà atteint l'étape déductive et se présentent comme un système de lois unifiées et peuvent se dire «mathématiques appliquées» [§108]: telles sont la mécanique, l'astronomie (mécanique céleste) et les sciences physico-chimiques; celles-ci ont donc deux sections, selon qu'il s'agit de phénomènes plus superficiels, comme la lumière, la chaleur (physique), ou de changements plus profonds et plus stables (chimie) [°198]; et chaque section peut se diviser en sciences plus spéciales, suivant une règle de la méthode positive: la division du travail, qui permet d'épuiser l'étude d'un phénomène: on a ainsi la minéralogie, la cristallographie, la chimie organique, etc.; mais ces études où se retrouvent les mêmes méthodes et souvent les mêmes lois, sont plutôt des parties d'une seule science.

Le second groupe comprend les sciences biologiques (ou sciences naturelles) qui ont pour objet tous les phénomènes de la vie végétative, des plantes, des animaux et même de l'homme. Elles se divisent en deux branches principales:

a) Les sciences descriptives et de classification: l'anatomie pour décrire les parties des individus; la botanique pour classer les plantes en genres et espèces, l'histoire naturelle pour classer les animaux.

b) L'étude des fonctions vitales et de leurs lois: la physiologie. Celle-ci se subdivise, comme les sciences physico-chimiques, en diverses sciences plus spéciales qui sont plutôt des chapitres d'une même science; par exemple, l'embryologie pour les premières manifestations de la vie; la cytologie pour les propriétés des cellules; l'histologie pour celles des tissus; la pathologie pour les perturbations ou maladies.

Dans cette seconde branche, bien que l'objet soit très complexe, il est encore possible souvent d'appliquer la méthode des mesures et de formuler les lois en équations mathématiques. C'est pourquoi, outre la chimie organique, simple prolongement du groupe précédent, la biologie proprement dite tend à se constituer en science subalterne par accident des mathématiques - tandis que les parties descriptives se rattacheraient plutôt par subordination essentielle à la philosophie naturelle [§123].

Le troisième groupe comprend les sciences dites morales, que nous appellerons sciences positives de l'homme, parce qu'elles étudient principalement les faits d'expérience intéressant la vie humaine. Ce sont l'histoire et les sciences annexes: la sociologie et l'économie; puis, la psychologie expérimentale. Leurs objets sont des phénomènes qui se rattachent plus intimement à la philosophie et qu'il est plus difficile de soumettre aux mesures et aux lois mathématiques. Cependant, tout en réservant le droit de la philosophie de les expliquer selon sa méthode (au point de vue des causes profondes), on ne peut à priori déclarer impossible la constitution de sciences positives pour expliquer ces mêmes faits au point de vue des causes prochaines par la méthode des sciences expérimentales. Nous examinerons plus loin le caractère propre de ces méthodes et les problèmes qu'elles soulèvent.

§116). On appelle souvent ce groupe, «sciences morales» en leur donnant pour objet l'activité de l'homme considéré comme être libre et responsable, c'est-à-dire doué de moralité. Voici leur classification d'après le Père Lahr: «On peut distinguer dans les sciences morales celles qui étudient l'homme réel, c'est-à-dire tel qu'il est, et celles qui étudient l'homme idéal, c'est-à-dire tel qu'il doit être. Les premières sont purement théoriques, leur but est de constater les faits afin d'en déterminer les lois réelles; les secondes sont des sciences pratiques et normatives qui n'étudient l'homme tel qu'il doit être que pour lui indiquer ce qu'il doit faire.

Au premier groupe (sciences de faits, purement théoriques et descriptives) appartiennent:

a) la psychologie expérimentale, science des phénomènes de conscience et de leurs lois;

b) l'histoire, science des événements passés et des causes qui les déterminent;

c) la sociologie ou science sociale qui étudie la structure générale des sociétés humaines; les conditions d'équilibre de leurs institutions et les lois qui président à leur développement.

Du second groupe (sciences idéales et normatives) relèvent:

a) la morale proprement dite ou science du bien; la logique ou science du vrai et l'esthétique ou science du beau;

b) enfin les sciences politiques qui s'appliquent à déterminer, soit les lois générales de toute société, soit celles qui conviennent à telle ou telle nation particulière, à raison de son tempérament, de ses moeurs, de ses besoins, de son passé, etc.» [°199].

On peut admettre que les phénomènes de la vie humaine constituent un ordre de faits à part, bien que l'objet de la psychologie expérimentale les déborde et atteigne la vie psychique animale; pour la sociologie qui s'en tient à l'observation externe, c'est le moyen de lui donner un objet spécial, comme nous les montrerons. Mais plusieurs des sciences mentionnées ne sont pas des sciences positives; car la morale [°200] et la logique appartiennent de droit à la philosophie et en suivent la méthode. L'esthétique et la politique dans leur partie théorique dépendent aussi de traités philosophiques, de la métaphysique (étude du beau) ou de la morale sociale; et dans leur partie pratique ou appliquée, elles ne sont plus des sciences, mais des arts dont la technique ne relève plus de notre méthodologie. C'est pourquoi, nous préférons appeler ce troisième groupe, «sciences positives de l'homme» plutôt que sciences morales.

§117). 2) D'un point de vue autre que l'objet, on peut encore proposer plusieurs classifications des sciences positives.

a) Au point de vue du but poursuivi, on distingue:

1) les sciences explicatives qui s'efforcent de rattacher toutes leurs lois à un même principe avec l'aide de théories unificatrices; telles sont en particulier les sciences physico-mathématiques usant des théories sur la constitution de la matière; ou encore les lois biologiques unifiées par la théorie évolutionniste;

2) les sciences descriptives, ou de classification qui bornent leur effort à ranger les êtres ou les phénomènes du donné expérimental en groupes homogènes pour en dresser un catalogue systématique: telles sont la botanique, la zoologie; ou encore l'ethnographie, l'anthropométrie, la géographie, la cristallographie, etc. La portée de cette importante distinction sera précisée plus loin [§123].

b) Au point de vue de la méthode expérimentale, on distingue parfois:

1) les sciences d'observation, où l'on se contente de la première étape de la méthode, parce qu'il n'est pas possible de provoquer des phénomènes nouveaux, comme en astronomie, ou que ce n'est pas nécessaire, comme pour certaines classifications;

2) et les sciences d'expérimentation appelées sciences expérimentales au sens strict où les hypothèses émises au sujet des faits observés sont vérifiées par expérimentation. Mais cette distinction n'a rien d'absolu, car on peut souvent, par des détours, appliquer l'ensemble de la méthode à n'importe quelle science positive.

3) Au point de vue de leur progrès, on distingue, les sciences en formation qui en sont encore à l'étape inductive, comme la sociologie; et les sciences systématisées qui ont déjà atteint l'étape déductive, comme la physique-mathématique.

Concluons que cette classification dans ses dernières ramifications reste provisoire. Partout où se réalisent les trois conditions prévues, on peut toujours ériger une nouvelle science positive; mais en se développant, les lois de ces multiples sciences spéciales se rejoignent et se compénètrent parfois jusqu'à reconstituer une unique science plus universelle. Du reste, il est normal de remanier une classification suivant l'état variable des objets à classer.

2. - La méthode expérimentale

§118). La méthode expérimentale ayant pour but d'établir avec certitude l'existence de lois dans les phénomènes de la nature, se développe en trois étapes:

A) L'observation qui propose le problème.
B) L'hypothèse qui oriente la preuve en donnant une solution provisoire à démontrer.
3) L'expérimentation qui fait apparaître la vérité ou la fausseté de l'hypothèse.

A) L'observation.

§119). L'observation en général est «la concentration de nos facultés de connaissance [°201] sur un fait pour le saisir avec clarté et précision». On l'appelle observation externe si le fait se passe en dehors de notre conscience et observation interne, s'il a lieu dans notre conscience; cette dernière est l'introspection ou la réflexion qui appartient en propre à la psychologie expérimentale. Nous ne parlons ici que de l'observation externe. Il s'agit de plus en cette première étape, de l'observation spontanée qui se porte sur les faits tels qu'ils se présentent dans la nature, et qui se distingue ainsi de l'expérimentation dont on parle dans la troisième étape.

L'observation est d'abord un acte d'intuition exercée par les sens externes: c'est un effort pour bien voir, bien entendre, etc. Mais comme le champ de la pure intuition sensible est très restreint, l'éducation des sens [°202] permet de l'enrichir en incorporant à la simple sensation un ensemble de souvenirs et d'interprétations d'ailleurs très légitime, s'il est formé selon les règles de la prudence; par exemple, au lieu de voir une tache colorée, on perçoit une rose. C'est pourquoi l'observation suppose la concentration de toutes les facultés de connaissance (sens, mémoire, intelligence, etc.) qui coopèrent pour mieux saisir un objet.

La perfection de cet acte dépend donc du degré de culture de l'observateur; à ce point de vue, on en distingue deux formes principales:

a) L'observation vulgaire ou empirique qui a pour objet le fait brut c'est-à-dire le phénomène avec les seules précisions que peut fournir la vie ordinaire et le bon sens.

b) L'observation scientifique qui a pour objet le fait scientifique, c'est-à-dire le phénomène avec toutes les précisions, autant que possible quantitatives, nécessaires pour établir une loi. La première, par exemple, constate que l'eau soumise à une grande chaleur s'évapore; la seconde précise que sous la pression atmosphérique normale, l'eau s'évapore par ébullition à 100 degrés de chaleur et qu'elle garde cette température tant que dure l'ébullition. Il est clair que cette dernière n'est plus une observation simple pour laquelle les sens suffisent, mais selon le mot de Claude Bernard, une observation armée qui exige l'emploi d'instruments.

Les instruments scientifiques sont des appareils spéciaux destinés à suppléer l'insuffisance de nos sens. Les uns en augmentent la portée, comme la loupe, le microscope, le télescope, etc., ou même nous révèlent des phénomènes qui ne tombent pas directement sous nos sens, comme l'électroscope, le spectroscope, etc. D'autres enregistrent automatiquement les faits et souvent en les amplifiant, comme le sismographe, l'anémographe, en physiologie, le cardiographe, etc. D'autres mesurent les phénomènes grâce au choix ingénieux d'une unité pour chaque aspect des faits [§329, sq.]; on a ainsi le mètre et ses innombrables dérivés: thermomètre, baromètre, chronomètre, dynamomètre (balance), manomètre, voltmètre, ampèremètre, etc. D'autres enfin mesurent et enregistrent à la fois le phénomène comme le thermomètre à maxima et minima, le baromètre enregistreur, etc. [°203].

L'emploi des instruments met bien en relief la différence entre le fait brut et le fait scientifique; ce dernier seul est utile au progrès des sciences, mais il contient, en plus de la réalité, une élaboration souvent considérable: «J'observe, dit Poincaré la déviation d'un galvanomètre à l'aide d'un miroir mobile qui projette une image lumineuse ou spot sur une échelle divisée. Le fait brut, c'est: je vois le spot se déplacer sur l'échelle, et le fait scientifique, c'est: il passe un courant dans le circuit... Si je demande à un visiteur ignorant: le courant passe-t-il? Il va regarder le fil pour tâcher d'y voir passer quelque chose; mais si je pose la même question à mon aide, il regardera sur l'échelle» [°204]. Le fait du courant qui passe suppose ainsi toute la théorie de l'électricité dynamique, où plus d'une hypothèse se mêle aux lois démontrées.

D'ailleurs, entre cette observation parfaitement «armée» et l'observation vulgaire de l'ignorant, bien des nuances sont possibles. Chacun selon son éducation, son métier, ses habitudes et surtout son intérêt actuel [°205] observe différemment; ce que voit le peintre dans un paysage est très différent de ce qu'y voit le laboureur. En particulier, lorsque la philosophie fonde, comme il convient, ses premières thèses, (en métaphysique ou en philosophie naturelle, par exemple), sur des faits d'expérience, il ne s'agit nullement de faits scientifiques élaborés dans un autre but; ni de faits bruts constatés par un ignorant, mais précisément de faits philosophiques interprétés au moyen de notions plus précises et souvent d'un ensemble de doctrines préalablement établies qui permettent de mieux saisir le sens du réel au point de vue du nouveau problème à résoudre [°206].

§120). De là découlent les trois règles de l'observation:

1) Règle du doute méthodique. Il faut aborder les faits sans aucune idée préconçue, en faisant dans son esprit le vide le plus absolu possible, relativement au fait observé; car il ne s'agit pas d'oublier toutes ses connaissances, puisque l'observation scientifique les utilise, comme nous l'avons dit. Mais quant au phénomène envisagé, on doit l'aborder comme si on en ignorait tout, et lui appliquer simplement ses facultés d'observation pour le saisir tel qu'il est. «L'esprit doit se taire, dit Cl. Bernard, il écoute la nature et écrit sous sa dictée» [°207]; et Aristote: «Il faut consulter les choses elles-mêmes, car elles ne savent pas mentir».

Cette règle suppose une qualité essentielle au savant, l'impartialité, c'est-à-dire un amour si désintéressé du vrai qu'il soit prêt à accepter la réponse des faits, même si elle menace ses plus chères convictions; car toute conviction qui se heurte à un fait ne peut être qu'erronée.

2) Règle de bonne information. L'observation doit fournir une information à la fois complète et exacte. Pour être complète, elle doit indiquer toutes les circonstances qui ont quelque intérêt; car la complexité des faits est si grande qu'il est nécessaire de choisir. Dans la simple chute d'une pierre, on pourrait noter les conditions de température, d'état hygrométrique, magnétique, électrique de l'air; le volume, la forme, la densité de la pierre, le jour et l'heure de la chute, etc. Il y a évidemment des circonstances et des faits privilégiés qu'il faut retenir en laissant tomber ce qui est inutile. Dans les mêmes limites, l'information doit être exacte, c'est-à-dire éviter toute erreur et donner les détails avec précision, surtout en mesurant tout ce qui est susceptible de l'être.

La qualité requise ici de l'observateur est la sagacité qui lui fera diriger son attention et sa curiosité vers les aspects fructueux. Il a besoin, dit Bacon, d'un «flair» scientifique (subodoratio) pour découvrir les bons faits. Il devra souvent y ajouter le courage, s'il s'agit, par exemple, d'observer les effets d'un cataclysme, comme une éruption volcanique ou d'une maladie infectieuse; et la patience pour noter tous les détails ou pour mener une observation à bonne fin [°208].

3) Règle de prudence. Pour concilier l'interprétation indispensable des faits avec l'attitude du doute méthodique; pour bien choisir et surtout éviter toute erreur, une grande prudence est nécessaire. Or l'erreur trouve sa source en nous et hors de nous.

Hors de nous: elle peut venir de la trop grande complexité des faits, et surtout des instruments employés, capables d'être influencés par diverses circonstances: température, humidité de l'air, etc.; capables aussi de déformer le réel: ainsi, en regardant au microscope, si l'on s'écarte des conditions voulues, l'image se transforme et présente les aspects les plus changeants; d'où la nécessité des corrections et des moyennes, surtout lorsqu'il s'agit de mesures.

En nous, il est nécessaire de trouver nos sens en bon état; et l'on doit encore tenir compte de ce qu'on appelle l'«équation personnelle». Chaque observateur, en effet, selon son tempérament, voit les choses à sa manière; si, par exemple, plusieurs observateurs apprécient le temps écoulé entre un éclair vu et le tonnerre entendu, on constate des variantes: d'où une correction nécessaire; et celle-ci sera à peu près constante pour un sujet donné en sorte qu'on peut la préciser en une formule: cette formule est l'équation personnelle que l'on peut définir: l'expression en pourcentage de l'influence subjective de l'observateur dans la mesure du fait observé. Un des buts des instruments enregistreurs est de supprimer cette cause d'erreur. Enfin, l'activité indispensable de l'esprit et surtout la sélection opérée par l'attention et la loi d'intérêt est encore une source féconde d'inexactitudes et explique en particulier les divergences des témoignages [°209].

Bref, la règle de prudence oblige à n'affirmer jamais rien dont on n'ait constaté la réalité avec pleine évidence [°210].

Conclusion: L'observation bien conduite produit un double résultat: Elle fournit à la science un point d'appui indiscutable en établissant l'existence d'un fait. Mais aussi elle pose devant l'esprit un problème qu'il s'agit de résoudre, car le savant ne peut se contenter de recueillir des faits authentiques, ni même de les classer et collectionner. S'il se bornait ainsi, ce serait de l'érudition, non de la science. Le savant doit trouver la cause explicative ou la loi: c'est le but des deux étapes suivantes.

B) L'hypothèse.

§121). Dans son sens le plus large, l'hypothèse est l'expression d'un soupçon, c'est-à-dire d'une affirmation vraisemblable mais non démontrée. En face d'un problème, c'est la première démarche de l'esprit cherchant à sortir du doute. Mais dans les sciences positives, on en distingue deux formes très différentes:

1) L'hypothèse générale est la doctrine ou vue d'ensemble non démontrée ni démontrable scientifiquement et donc toujours réformable, destinée à unifier un groupe de lois; par exemple, l'hypothèse des ondulations de l'éther qui unifiait à un moment donné les lois concernant la lumière, la chaleur et l'électricité. Cette première forme doit être associée aux théories et aux principes et, nous en parlerons plus loin, comme conclusion à la méthode expérimentale [§124].

2) L'hypothèse spéciale est l'idée d'une solution possible pour un problème scientifique au moyen de laquelle le savant dirige ses recherches et ses preuves en vue d'établir les lois. Il ne s'agit présentement que de celle-ci et la définition en montre à la fois le rôle nécessaire et les conditions de légitimité.

Par réaction contre les méthodes a priori, les premiers pionniers des sciences modernes condamnaient toute hypothèse: «hypotheses non fingo» protestait Newton. Mais depuis Claude Bernard (1813-1878) on reconnaît unanimement la nécessité de cette idée préconçue pour s'orienter dans la recherche. Car un seul et même fait peut être interprété de bien des façons; et déjà l'observation doit choisir un point de vue, comme nous l'avons dit; ainsi, le fait d'une maladie infectieuse soulève divers problèmes: le problème moral de la souffrance, le problème métaphysique de la corruption du vivant, le problème scientifique et physiologique de la cause prochaine; et en se restreignant à ce dernier point, on peut encore poser au moins deux questions: celle de l'existence de la cause: est-ce un microbe, lequel? et celle du mode d'action de cette cause: des lois de propagation du microbe découvert. Il est clair qu'avant d'instituer une expérimentation précise, il faut savoir à quelle question on veut répondre et par conséquent formuler une hypothèse.

Pour atteindre son but et garder sa légitimité, l'hypothèse spéciale doit réaliser trois conditions:

a) Elle doit être possible: dès qu'on en déduit des conséquences contradictoires ou opposées à des faits bien établis, on doit la rejeter; l'absurde ne peut être réel.

b) Elle doit être vérifiable soit en elle-même, soit du moins dans ses conséquences, autrement elle perd sa raison d'être en devenant incapable de susciter aucune recherche nouvelle.

c) Enfin, elle doit être suggérée par les faits observés et se révéler ainsi utile et nécessaire; car c'est en s'appuyant sur les circonstances des faits qu'elle aura plus de chance d'être vraie et permettra d'éviter les vaines tentatives.

Pour découvrir les hypothèses les meilleures, il n'est pas possible de tracer des règles méthodiques. La source principale en est le génie propre du savant, aidé par de longues réflexions ou les suggestions des faits fournis eux-mêmes soit par le hasard, soit par les expériences «pour voir» (sortes experimenti de Bacon) entreprises sans idées préconçues et dont les résultats font parfois la lumière [°211]; mais la description de cette invention relève plutôt de la psychologie [§439, sq.] que de la méthodologie.

Notons seulement qu'on trouve encore une source d'hypothèses fécondes, soit dans les déductions à partir de théories générales, soit au moyen de raisonnements par analogie [°212], où l'on conclut de certaines ressemblances observées à d'autres ressemblances affirmées comme hypothèse; ainsi, des ressemblances entre l'étincelle électrique et l'éclair jailli entre deux nuages, Franklin conclut que l'orage était aussi un phénomène électrique: hypothèse féconde qui fut ensuite vérifiée par l'expérimentation.

C) L'expérimentation.

§122). L'expérimentation est l'observation d'un fait provoqué dans le but de vérifier une hypothèse, c'est-à-dire d'en montrer la vérité ou la fausseté. Pour l'essentiel, elle n'a donc pas d'autre nature que l'observation spontanée et elle doit tout d'abord en suivre scrupuleusement toutes les règles.

Ce qui lui appartient en propre, c'est de provoquer le fait d'expérience, de le réaliser artificiellement, en simplifiant les circonstances, en multipliant ou intensifiant les faits trop rares ou trop faibles dans la nature, en variant les conditions de pression, de chaleur, etc., bref, en disposant toutes choses de façon à faire apparaître clairement, évidemment, que la cause ou l'explication supposée est ou n'est pas conforme à l'hypothèse [°213].

Pour réaliser ce but, Stuart Mill, perfectionnant les indications de Francis Bacon [°214] nous a donné 4 méthodes devenues classiques. Conformément au principe du déterminisme exposé plus haut, pour découvrir la cause ou la loi en science positive, on doit établir la relation constante et nécessaire entre deux phénomènes, soit que l'existence du premier commande l'existence du second, soit que les conditions quantitatives de l'antécédent correspondent à celles du conséquent. Or on peut atteindre ce résultat de 4 façons [°215]:

1) Méthode des résidus. «Si on retranche d'un fait la partie qui est l'effet connu de certains antécédents, le résidu du phénomène est l'effet des antécédents qui restent»: Si KRS a pour antécédent constant ABC et si l'on sait par des démonstrations précédentes que A est cause de K et B cause de R, on peut conclure que C est cause de S. Par exemple, on connaissait par les lois astronomiques la révolution régulière de toutes les planètes, mais on constatait dans les mouvements des irrégularités, c'est-à-dire un phénomène résidu encore inexpliqué. Le Verrier attribua ce résidu à l'influence de la planète Neptune jusqu'alors ignorée, dont il détermina la masse par le calcul, ainsi que la place du ciel qu'elle devait occuper [°216]: ce que l'observation directe vérifia bientôt. On voit que cette méthode employée seule ne suffirait pas pour donner la pleine évidence; mais elle est très féconde pour suggérer les hypothèses auxquelles elle fournit un début de preuve et dont l'observation directe ou les autres méthodes achèvent la démonstration.

2) Méthode de concordance. «Si plusieurs cas d'un fait n'ont qu'un antécédent commun, cet antécédent est la cause du phénomène». Si le phénomène F a pour antécédent, tantôt ABC, tantôt ADE, tantôt ARG, on doit dire que A est la cause de F. Par exemple, pour déterminer la cause de la rosée, on compare les cas analogues: «la moiteur qui se répand sur une pierre ou un métal froid quand on souffle dessus; celle qui, par temps chaud, se produit sur une carafe d'eau fraîche; celle qui couvre le côté intérieur des vitres quand une pluie soudaine refroidit l'air extérieur; celle qui suinte des murs quand, après une gelée prolongée, survient une chaleur humide. Tous ces cas si différents dans le détail concordent cependant par la présence d'un seul élément commun: la basse température de l'objet mouillé comparée à celle de l'air en contact avec lui». Or l'expérience montre que l'objet qui se couvre de rosée la nuit est, lui aussi, plus froid que l'air. Cette différence de température est la cause de la rosée.

La difficulté de cette méthode est d'isoler parfaitement le phénomène-cause, sans le confondre avec une simple coïncidence. Il faut pour cela opérer sur des cas les plus différents possible, et, comme le recommandait Bacon, varier les expériences, les renverser, les étendre, etc., pour éliminer tout ce qui est accidentel à la cause; ainsi Newton répéta ses expériences sur les pendules, avec «des pendules d'or, d'argent, de plomb, de verre, de sable, de sel commun, de bois, d'eau et de froment» [°217].

3) Méthode de différence. «Si un cas où le fait se produit, et un cas où il ne se produit pas ont tous leurs antécédents communs sauf un, cet antécédent est la cause du phénomène». Si l'ensemble des antécédents ABCD est suivi du phénomène a et si l'ensemble BCD n'est pas suivi de ce phénomène, on peut conclure que A est la cause de a. Par exemple, «deux flacons entièrement semblables, soumis ensemble dans la même étuve et pendant le même temps, à une température supérieure à 100 degrés Celcius, ont été remplis avec des précautions identiques, de quantités égales d'un même bouillon; la seule différence entre eux est que l'un est fermé à la lampe, tandis que l'autre reste ouvert. Le second fermente tandis que le premier ne fermente pas. Il en résulte que les germes contenus dans les poussières de l'air sont la seule cause à laquelle on puisse attribuer la fermentation» [°218].

Cette méthode est la contre-épreuve de la précédente et apporte souvent une évidence plus grande et plus décisive. Mais il faut veiller à ce que l'antécédent supprimé soit vraiment unique pour conclure qu'il est la cause cherchée. Ainsi dans l'expérience de Pasteur, en fermant le flacon, on supprimait à la fois l'air et les germes; on objecta que, sans apporter de germe, l'air était peut-être nécessaire à la génération spontanée. Pasteur refit l'expérience en fermant un des flacons avec un tampon d'ouate stérilisée par la chaleur, laissant passer l'air, non les germes: la génération ne se produisit pas.

4) Méthode des variations concomitantes. «Si un fait varie et que parmi tous ses antécédents un seul varie d'une façon semblable et proportionnelle, cet antécédent est la cause de ce fait». Si les variations de a prenant les formes de a1, a2, a 3, etc. ont pour antécédent respectif les groupes ABC, A 1BC, A2BC, etc., il faut dire que A est cause de a. Par exemple, pour déterminer la cause des marées, on montre que leur intensité varie, augmente ou diminue, selon que la lune se rapproche ou s'éloigne de la terre, et cette variation est inversement proportionnelle au carré des distances.

Cette méthode a un double avantage: elle peut s'appliquer où la méthode de différence ne le peut, parce qu'on ne peut supprimer la cause supposée, comme dans le cas des marées. De plus, elle met parfaitement en lumière les relations quantitatives qu'il s'agit d'établir entre deux faits pour démontrer les lois scientifiques.

Le plus souvent d'ailleurs, une seule méthode ne suffit pas pour atteindre la certitude; car le savant ne doit conclure qu'après avoir réfuté toutes les objections et montré la fausseté de toutes les hypothèses adverses; pour cela il applique successivement au même problème chacune des méthodes, surtout les trois dernières qui réalisent le triple adage du déterminisme: «posita causa, ponitur effectus - sublata causa, tollitur effectus - mutata causa, mutatur effectus». Ainsi opéra Pasteur pour établir que toute génération suppose un germe vivant. Ainsi encore fut démontrée la cause de l'élévation des liquides dans le vide. Le problème fut posé par les fontainiers de Florence qui, ayant construit une pompe trop profonde, observèrent que l'eau ne pouvait s'élever dans le tuyau vide au delà de trente-deux pieds (10 m 66). Tour à tour, Galilée, Torricelli et Pascal poursuivirent la solution. Le premier montra que le phénomène se produit pour tous les liquides, mais varie avec chacun: la hauteur de l'ascension est inversement proportionnelle à la densité. Le second émit l'hypothèse fondamentale: la cause cherchée est le poids de l'atmosphère. Pour la vérifier, il remplit un tube de mercure, et ayant introduit l'extrémité ouverte dans une cuvette pleine du même liquide, il renversa le tube; il constata que la colonne reste suspendue dans le vide, si la surface du liquide est en contact avec l'atmosphère (méthode de concordance); mais que jamais le fait ne se produit, si on soustrait la surface du liquide au contact de l'air (méthode de différence). Le troisième enfin, après avoir suivi la même méthode, mais avec de l'eau et un tube de 15 m, appliqua la méthode des variations concomitantes au mercure, en opérant d'abord au pied, puis au sommet de la tour Saint Jacques-la-Boucherie (1616, puis en faisant refaire l'expérience en 1648 par son beau-frère Périer, d'abord au bas, puis au sommet du Puy-de-Dôme, et la hauteur de la colonne suspendue dans le vide varia proportionnellement avec l'altitude.

Lorsque toutes les expériences selon les diverses méthodes sont convergentes, la loi du phénomène est établie avec une entière certitude. Nous avons ici, en effet, une méthode inductive ayant pour but de rendre irréprochable le passage des faits d'expérience à la conclusion universelle et nécessaire. Il n'est certes pas possible d'expérimenter tous les cas où se réalise une loi, puisqu'elle régit les faits futurs aussi bien que présents ou passés: l'induction sera toujours incomplète. Mais grâce aux quatre règles de Stuart Mill, l'énumération est suffisante et la conclusion qui énonce la loi est légitime [°219].

3. - Classifications en sciences naturelles

b11) Bibliographie spéciale (Classifications en sciences naturelles)

A) Définitions et classifications.

§123). Outre son application en sciences positives pour établir les lois des phénomènes, la méthode expérimentale est encore efficace pour atteindre la connaissance précise des essences, dans la mesure où les propriétés (qui sont des phénomènes observables) manifestent la nature des substances. L'induction se fonde alors sur le principe: «Telles propriétés, telle substance, agere sequitur esse» dont la valeur est aussi incontestable que celle du principe du déterminisme, comme nous le montrerons en philosophie naturelle [§350, sq.]. Ainsi orientée, la méthode expérimentale permet d'établir des définitions non plus seulement descriptives (ou empiriques), mais essentielles (ou naturelles) [§33]; et les natures ainsi définies se rangent d'elles-mêmes en divisions ou classifications naturelles [°220], selon leurs genres et leurs espèces. Pour les catégories les plus générales, c'est là un des problèmes résolus par la philosophie naturelle qui use, par conséquent, à son point de vue, de la même méthode expérimentale que les sciences particulières.

Celles-ci d'ailleurs n'omettent pas de dresser la classification des phénomènes qu'elles étudient, mais ces classifications prises au sens strict, restent toujours empiriques [°221], car leur but est d'unifier, d'ordonner les propriétés et les choses en laissant de côté le problème de leur nature. Ainsi la classification des corps en chimie fondée sur l'hypothèse atomique, ne veut nullement déterminer si tous les minéraux sont formés d'une substance homogène, ou s'ils constituent des espèces différentes.

Cependant, parmi les sciences particulières, la botanique et la zoologie se donnent pour tâche de découvrir la classification des plantes et des animaux; et leur place parmi les sciences positives prête à discussion. Si, en effet, selon la règle de ces sciences, elles ne retiennent pour leur objet propre que les seuls phénomènes de la vie végétale et animale, leurs classifications n'auront point d'autre valeur que celles des sciences physiques et chimiques: elles ne pourront prétendre au titre de «naturelles». Mais il semble bien que les «naturalistes» ne se désintéressent pas autant que les autres savants du problème des natures. En déterminant les genres et les espèces de plantes et d'animaux, ils cherchent à pénétrer le plan même de la nature; c'est pourquoi ils tendent à fonder leurs classifications sur l'ensemble des caractères observés en chaque vivant.

Leur effort s'inspire de plusieurs principes constatés expérimentalement, dont les deux principaux sont celui de l'affinité naturelle et celui de la subordination des caractères. Selon le premier, «il y a des caractères qui s'exigent ou s'excluent, en sorte qu'une modification d'une des parties de l'organisme entraîne celle de toutes les autres»; par exemple, l'estomac d'un carnivore entraîne la forme des dents, des pieds munis de griffes, des membres aptes à poursuivre la proie, etc. - Selon le second, il y a des caractères dominateurs (reconnaissables à leurs généralités et à leur importance dans les fonctions) dont l'absence entraîne l'absence d'un groupe d'autres caractères appelés subordonnés; par exemple, sans les caractères des vertébrés (dominateurs) on ne peut avoir, ni les caractères de l'oiseau, ni ceux des mammifères (subordonnés).

Ces deux principes constituent ce qu'on peut appeler le principe de l'unité de plan de la nature, comparable en valeur à celui du déterminisme, et il sert de guide aux observations et aussi aux expérimentations [°222] par lesquelles les savants s'efforcent, comme nous l'avons dit, de retrouver le plan de la nature. Les classifications et définitions qui en découlent tendent donc à devenir vraiment naturelles ou essentielles. Mais, ainsi comprises, ces sciences de classification abandonnent l'idéal des autres sciences positives et ne cherchent plus à se soumettre aux lois mathématiques. Il conviendrait, comme le suggère J. Maritain [°223], de les rattacher aux thèses de la philosophie naturelle et de fonder leurs inductions sur le même principe que les inductions philosophiques, les unes et les autres ayant pour but de découvrir la nature spécifique ou générique des substances vivantes.

Pour les distinguer nettement, il reste que la philosophie se tourne vers les causes profondes et se contente d'établir la distinction des grands règnes (minéraux, végétaux, animaux, hommes); tandis que les sciences particulières cherchent les causes prochaines et se proposent de déterminer autant que possible la division des règnes jusqu'aux espèces ultimes.

De la sorte, ces sciences de classification tiendraient un rang à part parmi les sciences particulières, ayant pour programme de résoudre non plus le problème des lois, mais ceux des classifications et des natures. Elles resteraient d'ailleurs, aussi bien que les sciences physico-chimiques, sciences positives au sens strict, car tous les phénomènes vitaux qu'elles étudient sont pleinement soumis au déterminisme et permettent l'emploi complet de la méthode expérimentale, tout en s'en tenant au point de vue qualitatif plutôt que quantitatif. Et peut-être faudrait-il comprendre de même toutes les sciences biologiques (anatomie et physiologie végétale et animale), dans lesquelles les mesures et les rapports strictement quantitatifs sont beaucoup plus rares et ne peuvent guère aboutir à des synthèses mathématiques comparables à celles des sciences physiques. Alors le problème des lois y serait résolu en fonction du problème des natures, mais des natures particulières constituant chaque espèce de vivant. Bref, comme nous l'avons dit [§99], ces sciences particulières se rattacheraient aux sciences philosophiques par subalternation essentielle et non plus aux mathématiques comme subalternes par accident. Les deux conceptions d'ailleurs ne s'excluent pas et peuvent se poursuivre simultanément comme complémentaires.

Mais quel que soit le point de vue adopté, la méthode inductive restera la même et les règles de Stuart Mill dûment orientées par une bonne hypothèse conduiront en chaque domaine à des conclusions certaines qui, loin de se contredire, se compléteront pour fournir l'explication totale du réel.

B) Principes, théories, hypothèses.

§124). Nous venons de voir que les naturalistes se guident, pour établir leurs classifications sur certaines règles appelées principes: il en existe semblablement dans les autres sciences positives; par exemple, le principe de la conservation de la masse, ou de la matière (en chimie) [°224], celui de la conservation de l'énergie [°225] et celui de la dégradation de l'énergie [°226], etc. Ces formules s'appellent principes, parce qu'elles sont des affirmations universelles d'où l'on peut descendre par déduction vers les définitions ou les lois plus spéciales.

Les principes s'énoncent à la manière de lois très générales. Cependant ils ne sont pas au sens strict des lois, parce qu'ils ne sont pas démontrés par la méthode expérimentale: leur généralité s'oppose à cette preuve. Ils sont assimilables aux postulats [§106]. De même que ceux-ci restent indémontrables par la méthode déductive des mathématiques, ainsi les principes sont indémontrables par la méthode inductive des sciences positives [°227]. Leur valeur demande qu'aucune expérience ne les contredise et le nombre toujours croissant de leurs conséquences constamment vérifiées par la méthode expérimentale les rend de plus en plus probables; mais il suffirait d'un fait nouveau toujours possible [°228] pour les ébranler. Leur emploi est cependant très légitime, parce qu'ils unifient un grand nombre de lois et, sous certaines conditions, constituent les traités en systèmes déductifs ou sciences parfaites [°229].

Le même rôle est rempli en sciences positives par les théories et les hypothèses générales; entre les deux, d'ailleurs, il n'y a pas de différence essentielle, mais on appelle la vue d'ensemble unificatrice, une hypothèse au début de son existence, quand peu de faits encore la corroborent; puis, lorsqu'un grand nombre d'expériences l'ont confirmée, elle s'appelle théorie [°230]; ainsi, aux temps de Lavoisier, on parlait de l'hypothèse atomique qui, après ses merveilleux succès en chimie est devenue la théorie atomique.

À ce point de vue on peut distinguer historiquement trois sortes de théories:

1) Les théories ontologiques: L'hypothèse unificatrice est considérée comme exprimant la nature même des choses, d'où les phénomènes et leurs lois pourront se déduire à priori; telle était pour les anciens l'hypothèse des corps célestes déclarés incorruptibles.

2) Les théories mécaniques ou à image: L'hypothèse est ici la construction d'un mécanisme où les phénomènes considérés, réduits à différents mouvements, s'expliquent par application des lois mécaniques.

3) Les théories mathématiques ou à principes, dans lesquelles, faisant abstraction de la nature des corps observés, on choisit comme point de départ certaines relations fondamentales entre phénomènes, exprimées en équations mathématiques, d'où l'on pourra déduire toutes les lois particulières à unifier.

Actuellement le premier sens, ontologique, des théories proposées par les sciences n'est plus admis que par les vulgarisateurs: les vrais savants reconnaissent que seul l'aspect mathématique est incontestablement prouvé par leur science; aussi se rallient-ils de plus en plus à la troisième forme de théorie qui d'ailleurs, est normalement incluse dans la 2e. En celle-ci le mécanisme imaginé, par exemple, pour expliquer les lois de l'atome à l'image d'un système solaire, n'est qu'une supposition destinée à soutenir le calcul. Lui donner une valeur ontologique, serait retomber dans la première forme.

Hypothèse et théorie se distinguent des principes, parce que ceux-ci portent sur les faits eux-mêmes, objet de la science en sorte qu'ils peuvent intervenir directement dans la découverte et la preuve des lois. Au contraire, les hypothèses et théories dépassent toujours les phénomènes et restent ainsi de droit indémontrables, et n'entrent d'aucune façon dans la contexture des lois scientifiques. Par suite, elles sont beaucoup plus variables que les principes; mais leurs multiples transformations laissent intactes les lois qu'elles ont servi à découvrir. Ainsi, pour les phénomènes lumineux, on admit d'abord avec Newton, l'hypothèse de l'émission; puis avec Fresnel, celle des ondulations de l'éther, pour arriver actuellement avec Louis de Broglie à celle d'émission de photons avec ondes lumineuses associées, sans qu'on ait abandonné aucune des lois trouvées à l'aide de ces diverses hypothèses, mais démontrées indépendamment par la méthode expérimentale.

§125). Les hypothèses ou théories ont, dans les sciences positives, leur place légitime d'autant plus grande qu'elles unifient plus de lois et suggèrent plus d'hypothèses particulières qui, elles, sont expérimentalement démontrables. Ainsi, de l'hypothèse atomique, on déduisit l'existence d'un grand nombre de corps simples et de lois encore inconnues que les expériences ont découvertes ou démontrées. De même, l'hypothèse évolutionniste a pu rendre en biologie de réels services pour découvrir de nouvelles lois.

Il faut cependant signaler un danger. Comme l'hypothèse générale s'appuie d'ordinaire sur une expression imaginative de la nature des êtres matériels, dont les phénomènes sont régis par les lois scientifiques, elle pénètre à sa façon sur le terrain de la philosophie qui résout ex professo le problème des natures; et souvent les explications imaginées en sciences positives sont en désaccord ou en contradiction formelle avec les conclusions philosophiques. Selon l'hypothèse atomique, par exemple, on parle comme si tous les minéraux avaient la même nature spécifique, tandis que la philosophie naturelle conclut fermement à leur distinction spécifique. De là, entre savants et philosophes, d'innombrables conflits dont l'objet pourtant est inexistant. Car pour rétablir l'harmonie, il suffit de noter que jamais les conclusions philosophiques ne contredisent les faits dûment observés ni les lois expérimentalement démontrées, puisqu'elles se fondent sur ces mêmes constatations; mais d'autre part, nul ne peut s'étonner de voir des hypothèses non démontrées mises en discussion ou même rejetées comme fausses. Il serait parfois souhaitable que les vues d'ensemble imaginées en science positive s'inspirent davantage des vraisemblances philosophiques; mais l'essentiel est de reconnaître avec tous les savants leur pur caractère d'hypothèse.

Un autre rôle de ces vues d'ensemble est de permettre des classifications générales des corps ou des phénomènes; ainsi le tableau de Mendelejeff inspiré de la théorie atomique établit la série complète des corps simples (classification périodique) dont les lacunes sont peu à peu comblées par l'expérience; et la théorie des ondulations a permis de classer un grand nombre de phénomènes physiques en une série continue selon la fréquence et la longueur d'onde des vibrations, savoir, rayons cosmiques, rayons du radium, rayons X, rayons ultra-violets, rayons lumineux, rayons caloriques et enfin la gamme des vibrations électriques. Mais, comme nous l'avons dit, à l'encontre des classifications naturelles établies en sciences biologiques, nous n'avons plus ici que des classifications empiriques douées d'une valeur en grande partie symbolique; et la vraie science positive se construit indépendamment d'elles, en ce sens que les lois démontrées ne sont pas liées à ces classifications, ni aux hypothèses qu'elles traduisent.

Il peut arriver enfin que ces théories (ou hypothèses générales) prennent la forme de principes et jouent le rôle signalé plus haut d'unifier les lois empiriques pour les constituer en lois dérivées et en science parfaite. Au sens strict cependant, le premier principe d'une science déductive doit dépasser la valeur hypothétique et jouir d'une vérité certaine et évidente [§15 et §17]. Lorsqu'il n'est que l'interprétation ontologique d'une loi de forme mathématique, comme en science physico-mathématique, la condition requise est respectée grâce à cette loi. Mais s'il s'agit d'autres sciences positives, comme les lois biologiques unifiées par la théorie évolutionniste, érigée en principe, la condition fait défaut. Il faudra donc, pour obtenir une vraie science positive parfaite (ou déductive), chercher comme point de départ un principe dont la vérité est démontrée par une autre science d'ordre philosophique (ou même théologique), à laquelle la science positive sera subalternée, comme les sciences physico-mathématiques le sont aux mathématiques: tel est le cas des sciences positives de l'homme (psychologie expérimentale et sociologie).

Article 3. L'histoire et la sociologie

b12) Bibliographie spéciale (L'histoire et la sociologie)

§126). Il est possible, semble-t-il, de constituer une science positive des faits de la vie humaine, aussi bien que des autres phénomènes de l'univers. Mais le caractère spécial de cet objet demande une méthode appropriée. Nous réservons pour l'article suivant les questions soulevées par la vie intérieure étudiée en psychologie; nous considérons seulement ici les activités humaines connaissables par l'observation externe. Or, ces faits propres à l'homme ne peuvent se plier aux exigences de la science positive que sous leur forme sociale, en sorte que le problème à résoudre est celui des sciences sociales. D'autre part, le sociologue ne peut se contenter de recueillir les seuls faits de la vie humaine accessibles à ses recherches dans le présent; il doit étendre le champ de ses observations en rétablissant les événements passés; tel est le but de la méthode historique. Nous avons ainsi deux paragraphes en cet article:

1. - La méthode historique
2. - Les sciences sociales

1. - La méthode historique

§127). L'histoire en général est la reconstitution des principaux événements de la vie humaine. Elle peut avoir pour objet, soit l'ensemble de l'humanité (histoire universelle), soit un groupe social ou un seul homme (histoires d'un pays, d'une institution comme l'Église, biographies), soit une des manifestations de la vie humaine (histoire de la littérature, de l'art, de la philosophie, etc.). Mais son but est toujours de faire connaître avec certitude les faits eux-mêmes ou les événements passés en les situant dans leur mutuelle dépendance. C'est pourquoi le travail historique comprend deux phases: la première, appelée critique historique, où est démontrée la réalité des événements; la seconde, appelée synthèse historique, où les faits sont groupés avec art et enchaînés suivant leurs causes de façon à faire revivre une époque.

A) La critique historique.

§128). Le caractère général de la recherche historique est de partir d'un fait, à savoir l'existence du témoignage ou des vestiges du passé, pour aboutir à un autre fait: l'existence de l'événement historique. Nous ramènerons les vestiges du passé à un témoignage indirect ou implicite [§130, no. 3] en sorte que toute l'histoire repose sur le témoignage.

Le témoignage en général est l'acte par lequel on communique à un autre une connaissance possédée avec certitude. Le témoin qui accomplit cet acte n'est ni un guide, ni un maître: le maître, par son enseignement nous fait trouver par nous-mêmes la vérité; le guide nous met en face des choses que nous constatons par notre propre expérience; le témoin nous donne simplement la vérité, que notre esprit accepte sans en saisir directement l'objet; c'est pourquoi il n'est pas source de science, celle-ci exigeant cette vue directe; mais seulement de foi ou de croyance [°232].

L'objet du témoignage peut être, soit une vérité spéculative, comme la divinité de Jésus-Christ; soit un fait sensible ou un événement observable, comme l'existence d'une ville, ou la naissance de Jésus-Christ à Bethléem. C'est le second qui appartient au témoignage historique dont nous parlons ici.

Or, à partir de ce témoignage, il est possible de construire une sorte d'induction basée sur le principe de raison suffisante et capable de donner une connaissance vraiment objective et donc scientifique de certains faits.

En effet, un témoignage dûment constaté ne s'explique que par trois hypothèses:

1) ou l'erreur du témoin qui se trompe en affirmant de bonne foi un fait;

2) ou le mensonge du témoin qui nous trompe en affirmant le fait;

3) ou l'existence du fait connu et affirmé tel qu'il est par le témoin.

Si on exclut la première hypothèse en démontrant la science du témoin, et la seconde, en démontrant sa véracité, on conclut avec évidence à l'existence du fait. Tout le problème revient ainsi à établir l'autorité du témoignage, car l'autorité n'est rien d'autre que le degré de science et de véracité possédée par un témoin.

On appelle critique historique, l'ensemble des règles qu'il faut suivre pour déterminer la valeur ou l'autorité d'un témoignage; elles concernent soit l'objet du témoignage, soit surtout le témoin lui-même.

1. Critique de l'objet.

§129). Cet objet est l'événement historique attesté; il doit d'abord être possible pour être admis, c'est-à-dire ne s'opposer ni à la raison, ni à aucun autre fait connu. C'est ainsi «qu'on a établi avec certitude que Chateaubriand n'a pas pu visiter, lors de son voyage en 1791, toutes les régions d'Amérique qu'il prétend avoir vues» [°233].

Mais seule l'impossibilité absolue rend caduque un témoignage; l'invraisemblable qui semble s'opposer aux lois de la nature physique ou de la vie morale, exige une plus grande sévérité dans l'examen du témoin; mais il serait abusif de l'écarter à priori pour cet unique motif. Car les progrès des sciences peuvent expliquer dans la suite un fait d'abord jugé inexplicable; ainsi les pluies de sang dont parle Tite-Live, s'expliquent par le mélange aux poussières de l'atmosphère d'algues microscopiques et de particules de sable de couleur rouge. De même, les guérisons miraculeuses comme celles de Lourdes, bien qu'inexplicables par les lois de la nature, ne peuvent paraître impossibles à la saine raison qui démontre l'existence de Dieu et de sa Providence universelle: la règle historique qui les rejetterait à priori [°234] ne serait qu'un préjugé de philosophie positiviste ou rationaliste.

2. Critique du témoin.

§130). Le témoin proprement dit en histoire est le témoin oculaire; mais celui-ci peut aussi nous transmettre son témoignage, soit par tradition, soit par document.

1) Le témoin oculaire est celui qui a acquis par lui-même la connaissance évidente du fait, parce qu'il y était présent comme acteur ou comme spectateur; et qui peut en conséquence nous le transmettre avec pleine vérité. On doit établir d'abord sa science, en examinant son degré de pénétration et d'attention, son esprit d'observation et les circonstances capables de l'aider à se renseigner et à mieux voir l'événement. Il faut tenir compte en particulier des lois psychologiques d'intérêt et d'attention comme le montre l'expérience de Claparède.

Ce psychologue posa un jour à 54 étudiants de l'université de Genève cette question: «Existe-t-il une fenêtre intérieure donnant sur le corridor de l'université, à gauche en entrant par la porte de Bastions et faisant face à la fenêtre de la loge du concierge»? Cette fenêtre, dit M. Claparède, existe. Elle est de fort grande dimension. Les étudiants passent tous les jours devant. En outre, elle fait pendant à la fenêtre de la loge du concierge, fenêtre qu'ils connaissent bien, puisque c'est derrière ses carreaux que sont affichés leurs résultats scolaires. Malgré toutes ces circonstances favorables, l'existence de cette fenêtre a été niée 44 fois sur 54 personnes (8 oui, 2 abstentions). Le nombre des erreurs s'explique par l'absence totale d'intérêt que les étudiants portaient à l'existence de cette fenêtre [°235].

On doit ensuite montrer la véracité du témoin oculaire, en étudiant son honnêteté et sa vertu, son absence de passion, son état psychologique ou les circonstances qui rendent le mensonge impossible; c'est le cas, par exemple, de l'affirmation de saint Pierre sur la résurrection de Jésus en face des pharisiens qui ne protestent pas.

Cet examen n'aboutit souvent qu'à une probabilité, lorsque le témoin est unique; mais il atteint la certitude par la concordance de plusieurs témoins indépendants, c'est-à-dire chez qui on ne trouve ni erreur commune, ni entente préalable, ni communauté d'intérêts; cette concordance démontre évidemment leur véracité qui seule peut expliquer leur accord, surtout s'ils sont nombreux.

En cas de désaccord, il faut choisir entre eux plutôt d'après leurs qualités de science, véracité et sincérité, que d'après leur nombre.

2) La tradition est la transmission du témoignage au moyen de paroles, de génération en génération [°236]. L'organe de ce témoignage traditionnel est d'abord le témoin auriculaire qui nous rapporte le témoignage du témoin oculaire et constitue le premier chaînon de la chaîne des témoins. C'est ensuite la foule ou l'ensemble des hommes qui se transmettent le récit.

En droit, on peut demander à la tradition la connaissance certaine d'un fait, à condition de démontrer la science et la véracité de chacun des intermédiaires, de façon à remonter jusqu'à la source, c'est-à-dire à un témoin oculaire bien informé. En fait, cette vérification est très difficile, à cause de la multiplicité des témoins et de la facilité avec laquelle la foule grossit et transforme les faits, surtout dans leurs circonstances; ainsi, elle accumulera les faits d'éclat sur un héros et changera sa physionomie. «Virgile, par exemple, devenu l'idole du peuple napolitain, cesse d'être le poète inspiré pour se transformer en gouverneur de la cité» [°237]. La valeur de cette source historique ne peut guère se démontrer que dans les limites suivantes:

a) S'il s'agit d'un fait très important et très simple où l'on ne considère que l'essentiel en négligeant les détails, par exemple, le séjour de saint Pierre à Rome, sans précision de date.

b) Si l'on rencontre une continuité ininterrompue dans la transmission, ce qui se réalise, par exemple, grâce à des fêtes ou cérémonies annuelles ou à d'autres coutumes commémoratives.

c) Ici encore la preuve sera facilitée et renforcée par la concordance de plusieurs témoins, c'est-à-dire de plusieurs peuples de culture et d'intérêt divers et gardant le souvenir d'un même fait.

d) Enfin la tradition ne doit pas être contredite par les documents, source beaucoup plus stable où le plus souvent elle se conserve.

3) Les documents en général, sont des «signes sensibles», fixant dans une matière plus stable que l'homme ses pensées et son témoignage. On en distingue deux grandes classes: les monuments et les textes écrits.

3.1) Les MONUMENTS, - On appelle ainsi «tout objet matériel qui conserve d'une façon quelconque l'empreinte des événements passés et peut servir à les reconnaître» [°238]. Cette définition s'applique à deux groupes assez distincts: les uns, en effet, nous transmettent explicitement un témoignage: ainsi les colonnes, arcs-de-triomphe, stèles, etc. élevés en mémoire d'événements importants; les chartes, les bulles pontificales données «ad perpetuam rei memoriam» etc. - D'autres nous transmettent un témoignage implicite, et souvent en dehors de l'intention des hommes du passé; ce sont tous les vestiges ou restes des anciens temps, comme les tombeaux d'Égypte, les squelettes enfouis dans les couches de l'âge quaternaire, et les instruments ou peintures de ces temps reculés; les monnaies, les ruines, comme celles de Pompéï, etc. Mais les deux catégories ont une égale importance et sont soumises aux mêmes règles d'authenticité et d'interprétation.

Leur importance vient de ce qu'ils peuvent nous faire remonter sans intermédiaires, et donc avec moins de chance d'erreur, jusqu'aux témoins oculaires, en ce sens qu'ils nous renseignent directement sur la vie et sur les faits et gestes de ceux qui en sont les auteurs et de leurs contemporains.

Pour cela, il faut d'abord établir leur authenticité, c'est-à-dire montrer qu'ils sont bien du temps et de l'auteur supposé; on y parvient, soit par des preuves extrinsèques, comme serait un décret daté ordonnant leur érection, soit d'ordinaire (à défaut d'autres moyens) par l'examen des caractères intrinsèques; mais ces signes demandent grande prudence, car les formes anciennes ont pu être reproduites à des époques suivantes; ainsi le temple de Denderah, portait en caractère hiéroglyphique de l'ancien temps, les noms d'Auguste et de Tibère.

Il faut encore établir leur signification, en montrant avec quel événement ils sont en connexion; on y est souvent aidé par les inscriptions, mais celles-ci sont en outre soumises aux règles des textes écrits.

C'est pour étudier la valeur des monuments, que se sont constituées plusieurs sciences auxiliaires de l'histoire: citons la paléographie, ou science des anciennes écritures, la diplomatique pour l'étude des chartes et diplômes; l'épigraphie pour déchiffrer les inscriptions, le blason pour interpréter les armoiries, la numismatique pour identifier les monnaies, l'archéologie, pour étudier les monuments du passé.

§131). 3.2) Les TEXTES ÉCRITS. - Ce sont des signes matériels établis intentionnellement pour transmettre la pensée avec toutes ses nuances. La grande majorité des témoignages relatifs au passé nous viennent par eux; d'où leur spéciale importance. Si, de plus, ils sont des autographes, remontant aux témoins oculaires sans intermédiaires, ils ont encore l'importance propre aux monuments.

Leur pleine historicité s'établit par une triple critique:

1) La critique de provenance démontre leur authenticité, c'est-à-dire quel est leur auteur, leur date et leur lieu d'origine. Deux voies se présentent ici, appelées critique interne et critique externe.

L'analyse interne du texte y révèle tous les indices propres à nous renseigner, soit sur l'auteur lui-même, comme le style ou les idées qu'on sait lui être familiers; soit sur son temps et son pays, comme la langue employée, les données géographiques et historiques, les allusions aux moeurs et aussi la forme de l'écriture pour retrouver l'âge des manuscrits; dans les chartes et autres documents officiels, il y a aussi des formules spéciales variant avec les siècles et les chancelleries, dont l'absence sert à dépister les faux. Mais cette critique interne n'est pas à l'abri d'exagérations, parce qu'elle dépend en bonne part d'appréciations subjectives; à elle seule, elle n'aboutit souvent qu'à des probabilités.

Les renseignements externes sont une voie plus sûre. Ce sont les listes ou catalogues des ouvrages d'un auteur, ou les citations qu'en font les contemporains et les historiens suivants; ou encore les versions. Quand la valeur historique de ces témoignages est bien fondée, ils constituent la preuve la plus décisive.

Par ces deux moyens, on établit aussi l'unité ou la pluralité des auteurs. Ici surtout, il est prudent de chercher des preuves externes sans se contenter d'analyses internes où l'imagination exagère facilement les oppositions; c'est à tort par exemple, que l'on prétend couper en deux les prophéties d'Isaïe par la seule critique interne, contre le témoignage de la tradition [°239].

À l'authenticité se rattache la recherche des sources. On les découvre, par la comparaison des textes, d'après ce principe que «les leçons identiques ne peuvent s'expliquer par les écrivains eux-mêmes»; car en rapportant le même fait, deux hommes différents ne se mettent pas au même point de vue et ne diront pas la même chose exactement dans les mêmes termes. L'identité s'explique donc par le copiage, soit de l'un sur l'autre soit sur une source commune. En retrouvant cette source, on se rapproche du document le plus autorisé.

2) La critique de restitution établit l'intégrité des textes. Il est rare que l'on possède l'autographe de l'auteur, et il faut se fier à des copies. Si on n'en possède qu'une seule, on ne peut que comparer entre elles les parties du document, ce qui permet parfois de rejeter avec certitude des interpolations, mais non pas de réparer les omissions (lignes ou mots sautés, par exemple), si ce n'est par des conjectures.

Le plus souvent, on possède plusieurs copies ou groupes de copies différentes, et un triple effort s'impose:

a) Il faut déterminer les rapports des copies entre elles, d'après ce principe: «Toutes les copies contenant aux mêmes endroits les mêmes fautes, ont été faites les unes sur les autres ou dérivent d'une copie où les fautes existaient et qu'il s'agit de retrouver».

b) Il faut ensuite, en comparant les fautes, classer les copies en familles dont chacune représente la même tradition et que l'on réunit en tableaux généalogiques; puis on précise leur importance relative et leurs relations avec l'original.

c) Il faut enfin reconstituer le texte qui a chance d'être le meilleur possible. Ce travail de patience fournit les «éditions critiques» qui font autorité.

3) La critique d'appréciation établit le sens et la valeur historique des affirmations de l'auteur. Son rôle principal est d'interpréter le texte ou d'en faire l'exégèse: elle détermine d'abord le sens littéral d'après la langue de l'auteur et de son époque, et d'après le contexte. Puis elle cherche le sens réel, d'après le genre littéraire et le caractère du morceau: s'il est sérieux ou comique, s'il présente des paraboles ou autres particularités; ainsi le genre historique des anciens admettait des discours composés par l'historien et placés sur les lèvres des héros; ou bien, on est en présence de romans historiques où seuls quelques grands faits sont réels. Dans ce travail, la critique se conforme à cette règle: «Quand le sens littéral est absurde, incohérent ou obscur, ou contraire aux idées de l'auteur ou aux faits connus de lui, il faut présumer un sens détourné».

Ce premier point suffit pour l'histoire de la vie intellectuelle (des littératures, de la philosophie, etc.); mais si l'on veut puiser dans le texte des renseignements sur un fait, il faut de plus établir, et la sincérité de l'auteur, c'est-à-dire s'il n'a pas voulu mentir ou tromper; et son exactitude, c'est-à-dire s'il avait la science de ce qu'il rapporte.

Nous retrouvons donc, appliquées à l'auteur du livre, les règles générales du témoin oculaire. L'ouvrage peut nous révéler - soit la moralité de l'auteur, son caractère désintéressé ou passionné, son désir de plaire au public, etc. - soit ses connaissances, s'il a l'esprit critique et attentif, ou crédule et porté à l'illusion; s'il s'est appliqué à bien voir, etc. Si par exemple, un hagiographe, comme l'auteur de la passion de saint Vincent, déclare qu'il n'a pas de documents, et cependant qu'il nous donne un récit détaillé, il faut conclure qu'il a voulu écrire pour l'édification et non pour nous dire ce qu'il savait [°240].

Quand l'auteur rapporte, non pas les faits qu'il connaît personnellement, mais ceux qu'il a appris par d'autres, son témoignage est soumis aux règles de la tradition: il faut remonter à l'observateur-source, ou se contenter de donner à l'auteur anonyme une valeur générale ou de confirmation.

Enfin, la comparaison entre le caractère du fait et celui de l'écrivain ou du témoin qui le rapporte peut rendre, soit le mensonge, soit l'erreur improbable ou, moralement impossible, si par exemple le fait est très connu du public, s'il va à l'encontre de ce que cherche l'auteur, s'il est très simple, général et s'est prolongé un certain temps, comme l'existence de Jésus-Christ; ou s'il ne peut être rapporté sans être exact, comme une parole dépassant l'intelligence de l'écrivain, etc. La plupart de ces signes sont utilisés, par exemple, en apologétique, pour démontrer avec évidence l'historicité des Évangiles.

B) Le raisonnement en histoire.

§132). Outre l'induction basée sur l'affirmation du témoin, l'histoire fait encore usage pour découvrir la vérité et retrouver les événements passés, de deux autres sortes de preuves.

1) L'argument du silence par lequel on infère, de ce qu'un fait n'est mentionné dans aucun document, qu'il n'a pas existé.

Pris dans sa généralité, cet argument n'a aucune valeur; car il suppose que tous les événements sont notés par écrit, ce qui n'est pas vrai. Il suppose aussi que nous possédons tous les documents relatifs à un fait, ce qui n'est jamais démontré avec certitude.

Mais pris par rapport à un auteur particulier, il peut être probant, à une triple condition, savoir, s'il est évident que cet auteur pouvait facilement connaître ce fait; - qu'il devait en faire mention dans son livre, étant donné son but - et qu'il n'en a été empêché par aucune cause. Si, par exemple, on cherche la valeur de la célèbre prophétie des papes [°241] attribuée à saint Malachie (R.I.P. 1148), on peut raisonner ainsi avec l'historien Mourret: «Aucun auteur n'en parle avant la fin du XVIe siècle; saint Bernard, dans sa Vita Malachiae, écrite alors que la prophétie aurait eu son accomplissement partiel par les élections de Célestin II, de Lucius II, et d'Eugène III, n'y fait pas la moindre allusion»; or le biographe pouvait aisément connaître la prophétie, car il était contemporain et parfaitement renseigné par ses moines d'Irlande; il devait la mentionner dans son oeuvre, car il y rassemble tout ce qui relève la gloire de son héros; enfin, aucune cause n'explique ce silence, sinon l'absence du fait.

L'argument négatif devient ainsi un des cas d'expérimentation exposés plus haut [§122, no. 3]: c'est la méthode de différence, basée sur le principe: «Sublata causa, tollitur effectus». L'écrivain est assimilé à une cause nécessaire, parce que, vu les circonstances, il devait mentionner le fait.

2) Le raisonnement positif infère d'un fait établi par les documents, un autre fait qu'aucun document n'indique. Il se fonde sur l'analogie avec le présent où nous voyons que certains événements en entraînent toujours d'autres.

Ce raisonnement de soi ne peut aboutir qu'à une probabilité ou à une hypothèse, comme l'analogie en sciences physiques [§121], d'autant plus qu'en histoire, l'intervention de la liberté augmente encore les chances d'erreurs; les moeurs sont changeantes et la suite des événements observée aujourd'hui n'est peut-être pas celle d'autrefois.

Conclusion. En appliquant ces multiples règles et ces divers raisonnements, la critique historique obtient comme résultat: d'abord quelques faits, d'ordinaire les plus importants, retrouvés avec pleine certitude; ensuite, un grand nombre d'autres faits et beaucoup de détails reconstitués avec probabilité; enfin, elle constate l'absence de certains faits relégués parmi les légendes et la présence de lacunes considérables dans la trame des choses.

C) Synthèse [°242] ou construction historique.

§133). L'histoire a pour but de donner un tableau de la vie humaine qui soit autant que possible, complet au moins pour une époque déterminée; - intelligible; - agréable. C'est pourquoi le travail de synthèse ou construction historique se présente sous trois aspects.

1) Il faut suppléer à l'insuffisance des témoignages, pour que le tableau soit complet, puisqu'il est très souvent impossible de découvrir avec certitude tous les événements d'une époque; on complète ces renseignements soit par raisonnements soit par des hypothèses vraisemblables: procédé légitime, à condition de distinguer nettement ces compléments des faits établis, qui seuls constituent la charpente solide de la synthèse.

2) Il faut expliquer et ordonner les faits, montrer qu'ils s'enchaînent comme des effets découlant de leurs causes, pour que le tableau soit intelligible.

C'est ici la partie la plus importante de la synthèse, si l'histoire a pour but de nous faire mieux connaître l'homme en nous montrant sa manière de vivre; car la vraie connaissance de l'homme n'est pas dans l'érudition qui accumule les noms propres, les dates et les actions d'innombrables individus, mais dans l'explication de ces événements, en montrant leurs causes. C'est aussi la partie la plus difficile, parce que les causes des faits historiques sont extrêmement complexes. De plus, pour être vraiment explicatives, ces causes devraient être l'application de lois historiques et c'est l'existence de celles-ci qui fait principalement difficulté [°243].

3) Il faut présenter les faits avec art, pour que l'histoire soit agréable, non pas en la tournant en apologétique ou en panégyrique, ce qui la transformerait, mais en allégeant le récit de tout l'appareil critique pour ne conserver que la solidité des conclusions; et en décrivant les faits selon les règles de l'art littéraire.

2. - Les sciences sociales

§134). Toute science positive exige un objet, une méthode, des lois. Si nous prenons comme objet spécial l'ensemble des activités humaines connaissables par observation externe, trois disciplines s'exercent à le saisir: l'histoire qui le considère dans le passé; la sociologie qui l'embrasse dans sa plus grande généralité; l'économie qui, dans ce vaste domaine, se restreint aux faits d'ordre matériel. Mais il convient d'abord de résoudre le problème des lois de la vie humaine avant d'examiner dans quelle mesure les trois disciplines sociales méritent le titre de science.

A) Problème des lois de la vie humaine.

§135). Il n'y a point de loi scientifique, avons-nous dit, sans le déterminisme qui lie nécessairement l'antécédent au conséquent. Mais on ne peut affirmer l'extension pure et simple du déterminisme à toute la vie humaine, sans nier un fait établi cependant avec certitude en psychologie expérimentale: le fait de la liberté [°244]. D'autre part, le libre arbitre n'est pas une force arbitraire et toute puissante dont l'intervention dans le cours de la vie humaine serait inexplicable: il a aussi ses lois [°245] qui relèvent de la philosophie; et surtout, il n'est jamais qu'un élément dans l'antécédent causal, indissolublement uni à d'autres éléments qui, eux, sont soumis au déterminisme. C'est pourquoi, pour résoudre le problème des lois dans la vie humaine, on peut se mettre à deux points de vue: analytique ou synthétique.

1) Au point de vue analytique, tout événement humain ayant de multiples causes, on classera celles-ci en deux séries. La première comprend les causes nécessaires: ce sont les nombreuses conditions matérielles où grandit la vie humaine, les influences du milieu, du sol, du climat, des occupations habituelles; par exemple, la situation si diverse de l'Égypte et de l'Assyrie anciennes expliquera la diversité des événements de ces deux peuples. Il y a encore les conditions physiologiques accumulées par les générations successives et formant les races; puis, le degré de civilisation et de prospérité en un temps donné: facilités ou difficultés économiques, institutions familiales, sociales, politiques, etc. Bref, ce sont les trois facteurs indiqués par Taine: le milieu, la race, le temps [PHDP §503]. Or, prises en elles-mêmes, ces causes n'ont rien de spirituel et peuvent se rattacher aux phénomènes d'ordre physique ou physiologique [°246]. Elles sont donc le domaine authentique du déterminisme et elles sont régies par de véritables lois que l'on peut chercher à découvrir au moyen d'une méthode expérimentale appropriée.

Mais il est une 2e série, formée de causes libres dont l'existence est indéniable. Ce sont principalement les grands génies qui dans tous les domaines, religieux, philosophique, scientifique, artistique, politique, économique, etc., ont déclenché toute une suite d'événements, comme l'empire d'Alexandre ou de Napoléon: leur apparition échappe à toute loi et leur action ne peut se ramener à une cause nécessaire ayant toujours le même effet. À l'influence de ces grands hommes, visible et éclatante, il faut joindre celle de la divine Providence intervenant parfois d'une façon miraculeuse, comme au moment où le peuple juif sortit d'Égypte; et aussi celle plus modeste, mais non moins réelle de l'activité intellectuelle et morale de chaque homme adulte en particulier. Toutes ces causes prises en elles-mêmes, échappent de droit au déterminisme; il n'y a donc nul espoir de découvrir par la méthode expérimentale, les lois de leur fonctionnement, bien que sans elles, les événements de la vie humaine restent inexplicables.

Faudra-t-il conclure que cette vie humaine, en ce qui la constitue proprement humaine, est réfractaire à la science positive et qu'elle ne peut accueillir les procédés de la méthode expérimentale que dans ses manifestations inférieures communes avec les autres vivants? Ce serait exagérer l'indépendance de ces deux séries causales que nous venons d'analyser.

2) Au point de vue synthétique, en effet, on doit dire qu'un fait réellement humain suppose toujours un antécédent formé à la fois de causes nécessaires et de causes libres mélangées en diverses proportions. Le plus grand génie échouera, s'il prétend s'opposer à toutes les influences du milieu, de la race et du temps; et celles-ci ne donneront que des phénomènes étudiés en sciences biologiques, si l'intervention de l'activité morale et intellectuelle, c'est-à-dire libre et humaine, ne constitue pas un groupe bien à part de faits d'observation. C'est pourquoi on ne peut confondre, par exemple, les conditions de vie économiques d'un peuple, fut-il primitif, avec les conditions de nourriture et d'habitation d'un groupement animal, fut-il organisé comme celui des abeilles. Les miracles eux-mêmes ne font pas exception; car la divine Providence insère harmonieusement ses interventions dans la trame des lois naturelles dont elle est aussi l'auteur. La propagation du christianisme, par exemple, qui est un vrai miracle moral, n'exclut aucunement les circonstances naturelles favorables, comme l'état d'esprit populaire et l'organisation de l'empire romain: elle les utilise, tout en les dépassant.

Disons donc que les faits d'observation [°247] constituant la vie proprement humaine sont soumis à un déterminisme véritable, mais non absolu: véritable, parce que leur antécédent comporte toujours une part plus ou moins grande de causes nécessaires; non absolu, parce que la liberté peut toujours y intervenir. Et comme celle-ci est un apanage personnel, plus on insistera sur les causes individuelles, comme l'influence des génies, moins on découvrira les lois explicatives; et l'on mettra en relief le côté variable et accidentel des événements. Plus au contraire on éliminera les influences individuelles pour faire ressortir les causes générales, plus on se rapprochera des conditions du déterminisme scientifique, favorables à l'établissement de vraies lois.

Il ne reste qu'à appliquer ces conclusions aux sciences sociales.

B) L'histoire est-elle une science?

§136). L'histoire telle que nous l'avons définie [°248] atteint la vérité, du moins pour l'essentiel du récit, et s'efforce l'exposer avec l'impartialité de la science. Mais pour constituer par elle-même une vraie science positive, elle devrait, grâce à sa méthode, découvrir les lois explicatives des événements. Deux raisons l'empêchent de réaliser cet idéal. D'abord les événements qu'elle ressuscite l'obligent à insister sur le rôle des individus et spécialement des héros; elle ne peut les éliminer et souvent elle doit les mettre en relief, et par là, elle rencontre l'influence de la liberté qui exclut l'idée de loi. De plus, une vraie loi est un énoncé universel capable de se réaliser dans un nombre indéfini de cas particuliers; or l'histoire ne considère que des cas particuliers tels qu'ils ne peuvent jamais se reproduire une seconde fois; elle leur assigne, en effet, un lieu et une date incommunicable et son idéal est de ressusciter tous les aspects concrets qui ont caractérisé la vie humaine du passé.

D'autre part cependant, elle s'efforce de nous rendre intelligibles les événements qu'elle rapporte, comme le veut la partie synthétique de la méthode; et dans ce but, elle nous présente des causes explicatives. Concluons que l'histoire dans la mesure où elle est une science, est une science appliquée, empruntant à d'autres disciplines les lois générales dont elle nous montre la réalisation dans les événements concrets qu'elle reconstitue. Laissée à sa propre méthode et dans son propre domaine, la troisième condition lui fait défaut: elle ne peut découvrir de lois explicatives.

On pourrait dire, sans doute, que l'historien, se fondant sur le principe d'analogie du passé avec le présent, explique les événements qu'il raconte par comparaison avec les causes actuelles que chacun a observées [°249]. Mais un tel principe manque de certitude et de valeur pour élever l'histoire au rang de science; il peut seulement engendrer la probabilité ou une simple vraisemblance.

Mais l'histoire peut légitimement faire appel à deux sources d'explication solides. D'abord, à celle des sciences philosophiques et théologiques. Au point de vue des causes profondes, une fois établis l'existence et le rôle de la divine Providence, l'évolution de l'histoire humaine trouve un sens intelligible; et la Révélation, en nous découvrant le plan surnaturel du créateur, ouvre ici des horizons dont la vérité égale au moins celle des sciences. C'est pourquoi l'oeuvre de saint Augustin dans la Cité de Dieu et celle de Bossuet dans le Discours sur l'Histoire universelle méritent le titre de science; et rien n'empêche de la reprendre selon les mêmes principes en utilisant les progrès de la critique historique. Mais, évidemment, cette histoire n'appartient plus au groupe des sciences positives.

Parmi celles-ci, c'est à la sociologie que l'histoire peut faire appel pour trouver les lois qui lui manquent.

C) La sociologie, science positive.

§137). On rencontre ici avec une suffisante clarté les trois conditions: un objet, une méthode, des lois.

1) L'objet de la sociologie est l'ensemble des faits de la vie humaine considérés sous leur aspect commun et social. La notion de fait social est très claire en morale où on définit la société: un groupement de personnes réunies par des droits et devoirs mutuels en vue d'obtenir un bien commun sous la direction d'une autorité compétente. On appelle donc «fait social», toute activité qui concerne le bien commun, ou pour le promouvoir, ou pour l'entraver.

En s'en tenant au point de vue purement expérimental, la distinction entre le fait social et le fait individuel est plus difficile à établir et le premier résultat attendu des recherches sociologiques est de la préciser scientifiquement [°250]. Il suffit cependant pour constituer un objet spécial, d'une définition empirique fondée sur le critère des ressemblances; et l'ensemble des faits de la vie humaine, nous l'avons montré, forme un groupe suffisamment caractérisé et distinct des autres pour être l'objet d'une science positive spéciale. Bref, le sociologue peut, dès le début, définir l'objet de son étude positive, par un double critère expérimental: le fait social sera 1) un événement propre à l'humanité, 2) où se manifeste l'accord de plusieurs hommes s'entr'aidant pour atteindre un même but, par exemple, un club sportif: le deuxième critère étant pris évidemment comme simple constatation, sans jugement de valeur, morale ou autre. On pourrait ainsi tenter de créer une science positive de toute l'activité humaine externe, individuelle autant que sociale. Mais il convient de se restreindre à cette dernière catégorie pour réaliser une autre condition de la science: les lois.

2) Les lois, en effet, nous le savons, ne sont possibles dans la vie humaine, que si on élimine les éléments personnels. Ainsi fait la sociologie, s'orientant dans une direction opposée à celle de l'histoire. Au lieu d'étudier les événements dans leur individualité et de ressusciter un passé qui ne se reproduit jamais tel qu'il a existé, elle considère les faits humains dans leur généralité comme doués de certains caractères spécifiques et capables de se reproduire plusieurs fois. Ce n'est pas, par exemple, tel assassinat, celui de César par Brutus, ou de Marat par Charlotte Corday qui l'intéresse, mais le fait social de l'assassinat politique; ce n'est pas l'existence de telle famille romaine ou moderne qu'elle regarde, mais l'institution de la famille qui persévère sous ces diverses formes.

Par ce moyen, la sociologie élimine autant qu'il est possible l'influence individuelle des causes libres; elle capte pour ainsi dire l'action des causes nécessaires et, tout en restant dans le domaine de la vie humaine, elle rencontre un réel déterminisme et découvre de vraies lois. Par là, en même temps, elle se distingue nettement de l'histoire; car elle n'étudie pas seulement le passé, mais aussi le présent et même l'avenir, les lois qu'elle établit pouvant, comme toute loi, baser des prévisions, sinon certaines, du moins très probables.

Il faut reconnaître en effet, que l'influence de la liberté sur l'évolution sociale ne peut être totalement éliminée, si ce n'est par abstraction. Cette méthode est légitime en sociologie comme en toute science, mais à condition de ne pas confondre l'objet sous son état abstrait avec l'objet dans son existence concrète. C'est pourquoi les prévisions fondées sur les lois sociologiques les mieux établies devront toujours tenir compte de l'intervention possible des agents libres. Cette intervention n'est pas exclue des autres lois scientifiques; la possibilité du miracle, au moins, ne peut être niée; mais cette source d'exceptions reste extrinsèque au domaine de la loi, tandis qu'en sociologie, ce sont les sujets eux-mêmes, les individus composant la société humaine qui peuvent réagir d'une façon libre et spontanée à l'encontre de la loi qui les régit.

Enfin, après avoir établi un certain nombre de lois sociologiques, comme lois empiriques, il faudrait les ériger en lois dérivées, en les rattachant déductivement à un principe convenable; et, dans l'impossibilité de s'en rapporter aux mathématiques, il faudrait, comme nous l'avons dit, faire appel à une autre science, philosophique ou théologique [§125]. Mais, malgré les tentatives prématurées de certains penseurs [°251], le problème de cette synthèse ne se pose pas encore [°252].

Il ne peut être question non plus de tirer de la sociologie des règles obligatoires pour les peuples: ce serait la confondre avec une science tout à fait distincte: la morale. Comme toute science expérimentale, la sociologie reste purement spéculative; ses lois peuvent servir, soit à expliquer les événements passés reconstitués par l'histoire, soit à prévoir avec probabilité l'évolution d'un groupement humain dont on connaît l'état actuel, mais jamais à déterminer la conduite à tenir pour réaliser le bien moral. Si elle est possible et légitime, ce n'est pas comme remplaçant, mais comme complément ou auxiliaire de la morale sociale [°253].

3) La méthode indispensable pour constituer une science positive est la méthode expérimentale exposée plus haut. Nulle difficulté sérieuse ne s'oppose à l'observation des faits sociaux, sinon que leur complexité et leur étendue rend très sage la règle de spécialisation [°254]: avant d'entreprendre une synthèse, il faudra poursuivre des études monographiques nombreuses et approfondies. Quant à l'expérimentation, il est clair qu'on ne peut songer à l'aborder en «provoquant des faits sociaux dans le but de vérifier une hypothèse». Cependant, grâce à l'histoire, on peut tourner la difficulté en renversant pour ainsi dire le sens de l'induction. Au lieu d'attendre d'un fait à venir la vérification d'une loi supposée, on cherche cette vérification dans les événements passés reconstitués par l'histoire; et l'on peut ainsi retrouver les diverses méthodes de Stuart Mill. Supposons, par exemple, que l'on cherche la cause des révolutions politiques: si chaque fois que ces révolutions éclatent, on constate le délabrement de la situation économique (méthode de concordance); si jamais elles n'ont lieu quand l'état économique est prospère (méthode de différence); et si les dangers de révolution augmentent ou diminuent avec la plus ou moins grande prospérité économique (méthode des variations concomitantes), on aurait le droit d'établir en loi que le premier fait social est la cause du second [°255].

On peut même perfectionner cette dernière méthode des variations concomitantes en introduisant un élément quantitatif au moyen des statistiques; par exemple, on montrera ainsi la connexion étroite entre le chômage et la criminalité en un pays et en un temps donné; ou bien entre les variations du prix de gros et du nombre des chômeurs [°256]; et des graphiques bien faits permettront de mettre ces connexions en pleine évidence. Cependant, l'emploi de cette méthode requiert une grande prudence et compétence, soit pour établir de bonnes statistiques, ce qui exige une information très étendue, soit pour les interpréter correctement sans transformer en lois de simples coïncidences accidentelles [°257].

Il reste que, si la méthode ainsi comprise est très difficile, à cause de la complexité de son objet, elle n'est pas impossible et nous avons donc les trois conditions requises pour constituer une science positive. La sociologie comme science est toujours en formation et elle le restera sans doute encore longtemps, mais elle est née et semble viable.

D) Corollaire: L'économie.

§138). L'économie se rattache intimement à la sociologie; on peut la définir: «la science expérimentale des activités humaines concernant les biens matériels». Elle étudie la production, la circulation, la répartition et la consommation de ces biens, appelés richesses. De nouveau, nous avons les trois conditions requises: un objet, des lois, une méthode.

Les phénomènes de la vie économique, en effet, constituent un groupe de faits suffisamment homogènes; et rien n'empêche de les considérer comme «dépersonnalisés», indépendants par abstraction de l'intervention de causes libres, d'autant plus qu'ils concernent avant tout le monde matériel, c'est-à-dire l'aspect par lequel la vie humaine dépend le plus des causes nécessaires. En mettant en oeuvre la même méthode expérimentale qu'en sociologie, il semble possible de découvrir un ensemble de lois régissant les faits économiques.

Cependant, une double remarque s'impose au sujet de cette «science positive». D'abord, il serait abusif, ici comme en sociologie, d'ériger les lois économiques en règles de conduite: elles n'ont aucune valeur de direction obligatoire; mais seulement d'explication pour le passé et de prévision probable pour l'avenir. La science économique peut donc, semble-t-il, se constituer indépendamment de la morale; mais dans son application à la vie humaine, elle dépend totalement de la morale sociale dont elle n'est qu'un auxiliaire [°258].

De plus, en comparant l'économie à la sociologie, il apparaît clairement qu'elles forment une seule science positive; la première n'est qu'un chapitre de la seconde. Elles ont le même objet: les activités propres à l'homme; et la même méthode, fondée sur l'histoire. L'économie, il est vrai, pourrait essayer de s'étendre à la vie individuelle; mais dans son effort pour atteindre des lois nécessaires, elle devra, comme nous l'avons montré, éliminer les influences libres qui sont individuelles [°259]. C'est pourquoi la seule conception soutenable de l'économie comme science positive est de la traiter comme un chapitre de la sociologie.

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