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Précis d'histoire de philosophie (§312 à §336)

Troisième partie. Époque moderne. Philosophie moderne, post-moderne et néothomiste [°771].

b57) Bibliographie générale (Troisième partie: Époque moderne)

§312). L'époque moderne, quant à l'esprit de sa philosophie, se distingue nettement de l'époque chrétienne au point d'en être comme l'antithèse: on peut la caractériser d'un mot: «RÉVOLUTION ANTI-SCOLASTIQUE»; et ce caractère s'explique par son origine.

Nous avons assisté au Moyen Âge, à la Renaissance doctrinale par laquelle l'Europe s'est assimilé la pensée de l'Orient et spécialement de la Grèce antique. Cette assimilation fut fécondée et contrôlée par la lumière de la Foi qui, en surnaturalisant notre intelligence, commence par la rétablir dans toute sa puissance naturelle.

Aussi, même en matière philosophique [°772], l'apogée de la scolastique fut-elle grandement préparée par l'oeuvre des Pères, surtout de saint Augustin grâce auquel, au Moyen Âge, le courant platonicien rejoignit et compléta le courant péripatétitien. Saint Thomas, nous l'avons vu, les réconcilia et les purifia pleinement, sous la lumière dominatrice de la Foi.

En même temps, grâce à Aristote complété par les Arabes, un vaste ensemble de sciences particulières [°773] proposant une explication générale de la nature, était incorporé à l'enseignement de l'École, de sorte que le thomisme, sommet incontestable de la scolastique, apparaît comme une puissante synthèse. Cette synthèse, d'une part, possède une philosophie ayant sa valeur propre, indépendante et même, dans son noyau «scientifique» [°774], jouissant d'une valeur de vérité éternelle. Mais d'autre part, cette synthèse reste bien de son temps par un double caractère: d'abord, elle est consciemment la philosophie chrétienne [°775], servante de la Foi catholique; ensuite, elle conçoit les sciences particulières (sciences au sens moderne) en pleine continuité avec la philosophie. Ainsi, le thomisme est la doctrine assez puissante et assez vraie pour synthétiser parfaitement toutes les vérités partielles des sciences humaines et toutes les vérités de la Foi catholique.

Mais, à l'opposé de cette Renaissance doctrinale, la Renaissance littéraire qui commence en Italie après 1453, apparaît dans son ensemble comme un mouvement de révolte de l'humanité contre une beauté et une pensée surhumaines et divines et par conséquent, contre l'Église catholique. C'est pourquoi, si elle n'engendre aucun système philosophique de valeur, elle se développe logiquement dans la Réforme protestante.

En France cependant, le XVIIe siècle arrête ce mouvement par une vigoureuse réaction catholique dans l'ordre religieux, littéraire et politique. Mais dans l'ordre philosophique, aucun effort n'est tenté pour restaurer le thomisme et y montrer la doctrine métaphysique capable de baser les nouvelles sciences. Ainsi la philosophie moderne fut la manifestation, dans l'ordre spéculatif, de l'esprit révolutionnaire par lequel la société se prétendant majeure, rejetait la direction de la Foi, de l'Église et de Dieu.

De cette déficience de la scolastique, et spécialement du thomisme au XVIIe siècle, il faut noter deux causes principales:

1) L'absence d'esprit métaphysique chez la plupart des scolastiques de ce temps. Le système le plus en faveur est l'occamisme parce qu'il simplifie et facilite la philosophie; mais il conduit au nominalisme, au développement exagéré de la logique: d'où la profusion des formules et des questions subtiles et inutiles. Les docteurs des Universités se défendent, non par de puissants arguments métaphysiques, comme le faisait saint Thomas, mais par des décrets royaux qui proscrivent ou imposent tel ou tel système [°776].

2) Le malentendu entre la science thomiste et la science moderne. Ce fut une conséquence du manque de sens métaphysique chez les scolastiques. La Renaissance en portant l'attention des savants sur le monde matériel, amena un progrès remarquable dans les sciences particulières de la nature. Grâce à l'invention de nouveaux instruments d'observation, et surtout grâce à l'idée de mesure appliquée méthodiquement à tous les phénomènes et permettant de les soumettre à l'analyse mathématique, les savants commencèrent l'édification de cette science moderne, dont la plupart des lois contredisaient les conceptions d'Aristote.

Pour un thomiste, cette nouvelle science est légitime et vraie, mais en la mettant à sa place: elle est formellement une mathématique, matériellement une physique et nullement une métaphysique [°777]. Elle ne cherche pas la connaissance des êtres et des phénomènes par leurs causes profondes; elle veut uniquement établir un réseau de relations quantitatives (ou algébriques) entre les faits observés, en vue de leur utilisation et industrialisation.

Les thomistes du XVIe siècle avaient dans leur doctrine le moyen de montrer cette juste valeur de la science nouvelle et de l'assimiler en la complétant; mais ils auraient dû pénétrer le sens métaphysique de leur science et hiérarchiser ses conclusions. Ils auraient alors sacrifié des probabilités reconnues fausses, tout en conservant intact leur patrimoine de vérités proprement philosophiques. Par exemple, ni la thèse de l'incorruptibilité du ciel, ni celle de l'immobilité de la terre ne faisait corps avec la vraie «philosophie» thomiste et, devant les découvertes de Galilée, on pouvait les sacrifier sans nul dommage.

Au lieu de cela, les scolastiques de la décadence défendirent l'aristotélisme en bloc, considérant comme inséparables leur métaphysique toujours vivante et leur astronomie ou leur physique désuète. Les quelques grands métaphysiciens de ce temps [°778], isolés et trop dédaigneux de la nouvelle orientation des esprits, n'eurent pas d'influence sur le mouvement des idées nouvelles.

Mais en face de cette insuffisance de la philosophie, on constate aussi la présomption des savants nouveaux, liant leurs lois mathématiques démontrées, à des hypothèses fausses et antiscolastiques, qu'ils considéraient naïvement comme une explication de la nature des choses: car c'est un besoin pour notre intelligence d'expliquer l'être en lui-même. Ils croyaient ainsi que leurs découvertes renversaient toute l'ancienne métaphysique. De là naquit proprement la philosophie moderne.

§313). Cette origine de la philosophie moderne explique que son esprit se caractérise par deux erreurs très universelles en notre temps, le libéralisme et le laïcisme qui, en s'appliquant à l'ordre spéculatif, constituent le double aspect du principe fondamental du rationalisme.

1) Libéralisme. Puisque, selon cette erreur, la liberté humaine est un pouvoir d'indépendance absolue, sans aucune limite du côté du bien ou du mal, des hommes ou de Dieu, la liberté du philosophe consiste à tirer toute la science de son propre esprit. «La liberté, dit Maritain, et l'intériorité consistent essentiellement dans une opposition au non-moi, dans une revendication d'indépendance du dedans par rapport au dehors; vérité et vie doivent donc être uniquement cherchées au dedans du sujet humain, toute action, toute aide, toute règle, tout magistère qui proviendrait de l'autre (de l'objet, de l'autorité humaine, de l'autorité divine) étant un attentat contre l'esprit».

2) Laïcisme ou naturalisme. Puisque la nature humaine, dans cette théorie, est bonne sans faire appel à l'influence divine, le philosophe moderne tend à remplacer Dieu par l'homme, lorsqu'il cherche l'Être nécessaire, centre de son système. «Par là même, ajoute Maritain, et réciproquement, il n'y a plus de donné qui nous mesure et nous domine: mais notre fond intime transcende et commande tout donné: natures et lois, définitions, dogmes, devoirs n'étant pas objets qui s'imposent de par l'autre, sont pures expressions de notre dedans et de l'activité créatrice de l'esprit en nous» [°779].

Ainsi, dans le travail philosophique, l'esprit moderne est «laïc»: il repousse spontanément, comme une ingérence, l'intervention de la Foi; il est «naturaliste»: pour découvrir la dernière explication de l'univers, il se tourne vers les forces de la nature et spécialement vers les ressources de notre moi pensant. Lorsqu'il se déploie en liberté, il aboutit invariablement au panthéisme ou à l'athéisme [°780].

En un mot, l'esprit moderne est foncièrement rationaliste, c'est-à-dire que, non seulement «il a foi dans la raison, dans l'évidence de la démonstration, croyant à l'efficacité de la lumière naturelle», mais aussi, il proclame qu'«on ne doit se fier qu'à la raison, (à la connaissance naturelle en tant qu'elle s'oppose à la connaissance révélée), et n'admettre dans les dogmes religieux que ce qu'elle reconnaît pour logique et satisfaisant selon la lumière naturelle» [°781]. Un tel esprit est la négation même de celui de la philosophie chrétienne et scolastique. Entre Foi et raison, il remplace l'entraide et la collaboration par l'ignorance mutuelle, la rivalité sourde et souvent la lutte ouverte: il est d'essence anticatholique.

D'ailleurs, les philosophes modernes, pris individuellement, ne sont pas nécessairement athées ou irréligieux et ils ont pu mettre en lumière un aspect de vérité qui nous aidera à mieux saisir et même à expliciter sur certains points notre philosophie.

Cependant, le rôle de la scolastique n'était pas terminé: nous assistons aux XIXe et XXe siècles, à la renaissance de cette forte doctrine, spécialement du thomisme, et il semble que le néothomisme s'est donné pour tâche principale, dans le domaine des vérités humaines, de guérir l'esprit moderne de la double erreur qui le ruine, et pour cela, de réduire le malentendu séculaire exprimé par l'opposition entre science et philosophie. C'est pourquoi cette troisième période se caractérise comme moderne et néothomiste.

DIVISION. Notre exposé, par la force des choses, sera avant tout celui de la pensée moderne. Nous montrerons surtout l'origine des divers courants et leurs développements qui les conduisent toujours à l'une ou l'autre forme du panthéisme; en terminant, nous noterons le fait de la renaissance thomiste et de ses espérances.

Deux hommes dominent dans la foule des philosophes modernes: Descartes, qui en est l'initiateur, et Kant qui en marque l'apogée. Aussi convient-il de diviser l'époque en deux grandes périodes:

Première Période: L'esprit cartésien (XVII-XVIIIe siècle).
Deuxième Période: L'esprit kantien (XIX-XXe siècle).

Première Période: L'esprit cartésien (XVII-XVIIIe siècle).

§314). La pensée moderne reconnaît avec raison pour ses maîtres deux hommes d'inégale valeur: François Bacon qui rendit aux penseurs le goût de l'expérience; et René Descartes qui renouvela l'esprit métaphysique, tout en l'imprégnant de lumière mathématique. Ce dernier surtout, par la hardiesse de sa méthode qui inaugurait l'ère de la philosophie critique, comme par la nouveauté de ses doctrines qui bousculaient l'enseignement traditionnel de la scolastique, fut le principal initiateur de la philosophie moderne. Tous les philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle subirent à divers titres son influence et, sans être toujours ses fidèles disciples, en se posant même parfois en adversaires, ils vivent de son esprit [°782]; leurs systèmes, quoique très divers, sont le développement des innovations cartésiennes.

Tout d'abord, selon la logique du principe rationaliste [§313], le cartésianisme évolue vers le panthéisme, et, en passant par l'occasionalisme de Malebranche, il y arrive bientôt avec Spinoza (fin XVIIe siècle).

D'autres penseurs, il est vrai (dès la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle), contredisent ouvertement plus d'un principe fondamental de Descartes: en Allemagne, Leibniz abandonne l'explication mécaniste pour le dynamisme; et en Angleterre, l'empirisme, si bien remis en honneur par F. Bacon, combat victorieusement les idées innées. Mais l'inspiration profonde de ces doctrines et spécialement la méthode dont elles usent restent cartésiennes. Ainsi l'élan donné par Descartes, en traversant le XVIIIe siècle, entre en réaction avec ces diverses influences et les systèmes qu'il engendre suscitent, dès l'aurore du XIXe siècle, le grand effort critique de Kant qui domine toute l'époque moderne.

Nous aurons donc trois chapitres en cette période:

Chapitre 1. Les Maîtres: François Bacon et René Descartes.
Chapitre 2. Vers le panthéisme: Spinoza.
Chapitre 3. Réaction et Transition (XVIIIe siècle).

Chapitre 1. Les Maîtres de la pensée moderne: François Bacon et René Descartes.

1. - François Bacon (1561-1626).

b58) Bibliographie spéciale (François Bacon)

§315). François Bacon, né à Londres le 22 janvier 1561, fit ses études à l'Université de Cambridge où il s'initia à la scolastique et fut surtout frappé de ses défauts. Très tôt, il conçut l'idée d'un renouvellement radical des sciences, comme le montre son premier opuscule, «Temporis partus maximus» [°783] dont il reporte lui-même la composition vers 1585. Pourtant, son ambition ne resta pas purement scientifique; il fit ses études de droit, fut reçu avocat en 1587 et brigua les honneurs politiques; mais sous le règne d'Élisabeth qui l'avait nommé conseiller extraordinaire de la Couronne, il ne put s'élever plus haut, malgré son élection comme membre du Parlement en 1593 et la protection du comte d'Essex [°784]. C'est sous Jacques Ier (1603-1625) qu'il marche à grand pas vers les honneurs. Nommé solliciteur général en 1607, attorney général en 1613, garde des sceaux en 1617, grand chancelier en 1618, il fut créé la même année baron de Vérulam et vicomte de Saint-Alban en janvier 1621; partout il se montra le zélé défenseur des droits royaux, sans d'ailleurs oublier ses propres intérêts. Accusé de concussion par le Parlement, il avoua et fut condamné à une amende de 40 000 livres et déclaré incapable désormais de toute charge politique (mai 1621). Il occupa le reste de ses jours à continuer ses travaux intellectuels.

Bacon en effet, au milieu des vicissitudes de sa vie politique, n'oublia pas ses grands projets de rénovation scientifique. Il conçut le plan d'un vaste ouvrage qu'il intitula «Instauratio magna» où il prévoyait six parties: «Partant de l'état actuel de la science avec toutes ses lacunes (I), Bacon voulait étudier d'abord l'organon nouveau à substituer à celui d'Aristote (II), décrire ensuite l'investigation des faits (III), passer à la recherche des lois (IV) pour redescendre aux actions que ces connaissances nous permettraient d'exercer sur la nature (V-VI)» [°785]. Mais en cours d'exécution, le philosophe constata qu'il ne pouvait seul mener à bien cette immense tâche; il en acheva seulement les deux premières parties. D'abord en 1605, il publia The proficience and advancement of learning divin and human qui, traduit en latin et développé, devint De dignitate et augmentis scientiarum libri IX (1623), Puis il donna son Novum Organum, sive indicia vera de interpretatione naturae (1620) où il propose sa logique inductive destinée à remplacer celle d'Aristote et des scolastiques. Pour les autres parties, il rassembla une masse de matériaux en de nombreux travaux et opuscules dont les principaux sont: De sapientia veterum; Historia naturalis et experimentalis ad condendam philosophiam (1622); Historia ventorum (1622); Historia vitae et mortis (1623); et Sylva sylvarum (1628). D'autres furent publiés après sa mort: Filum labyrinthi sive inquisitio legitima de motu (1653); Topica inquisitionis de luce et lumine (1653); Historia densi et rari (1658); Inquisitio de magnete (1658) etc. Ajoutons encore la New Atlantis publiée en 1627 où il décrit la cité idéale dans laquelle chacun travaillerait à la rénovation des sciences; puis des Essais de morale et de politique (1597) et de nombreux ouvrages d'histoire et de droit.

Bacon fut avant tout un initiateur ou, comme il s'appelle lui-même, le «buccinator» de la science nouvelle qu'il voit germer sur les ruines de la scolastique et dont il ne se lasse pas de proclamer l'excellence. «D'un initiateur, dit Bréhier, il a la fougue, l'imagination forte qui grave les préceptes en traits inoubliables; mais aussi d'un légiste et d'un administrateur, il a l'esprit d'organisation, la prudence presque tatillonne, le désir, dans l'oeuvre séculaire qu'il commence, de distribuer à chacun (observateur, expérimentateur, inventeur de lois) une tâche limitée et précise» [°786]. C'est pourquoi le centre de la pensée baconienne est constitué par la nouvelle logique dont la philosophie moderne devra user pour atteindre enfin la vraie science: c'est la partie la plus originale, la seule explicitement développée, d'où découlent comme corollaires les autres doctrines concernant la psychologie, la nature et Dieu. D'où les deux paragraphes:

1. La nouvelle logique.
2. Corollaires doctrinaux.

1. La nouvelle logique.

§315bis). La logique suppose la science. Le Novum Organum est écrit en fonction de la science positive moderne que Bacon entrevoit; c'est à cette lumière qu'il apprécie les anciens philosophes et qu'il propose une classification générale du savoir [°787].

A) La science positive.

La grande idée moderne de la science physico-mathématique avec ses majestueuses théories construites en pleine indépendance de toute philosophie ne s'est pas dévoilée dès le début en sa parfaite clarté. Comme tout chef-d'oeuvre intellectuel, elle fut le fruit d'une collaboration séculaire et les savants l'ont construite avant que les philosophes en aient précisé définitivement les contours. Bacon ne l'a pas définie, mais en l'annonçant et en prophétisant ses triomphes, il en a indiqué plus d'un caractère essentiel.

D'abord, la science nouvelle sera une science du concret. Toute la scolastique, fidèle à l'adage socratique si bien exploité par Aristote, proclamait qu'il n'y a pas de science des choses concrètes et singulières [°788]; la première condition pour établir une démonstration était de s'élever aux notions universelles et abstraites, et les sciences de la nature, telles que le Moyen Âge péripatéticien les comprenait, ne faisaient pas exception à cette règle. F. Bacon s'insurge avec véhémence contre cette conception. Il n'y voit qu'une vaste accumulation de sophismes et de paroles creuses. Il reproche sans se lasser à Aristote d'avoir ramené de force les choses réelles aux dix catégories qui ne sont qu'abstractions vides et d'avoir réduit les richesses de la nature aux deux cadres inertes de la matière et de la forme [°789]. Il oppose à l'adage socratique sa propre devise: «Il n'y a de vraie science que du concret»; ce qu'il faut étudier, c'est le réel, c'est-à-dire les faits d'expérience, les phénomènes observables. En conséquence, la première partie du savoir sera constituée par l'histoire.

La nouvelle science redescendue «non du ciel, mais des nuages sur la terre» [°790] perdra le caractère d'inutile verbiage dont souffrait l'ancienne; elle sera une science d'inventions, non de spéculation. Bacon est l'ennemi de la contemplation et de l'étude désintéressée. Il reproche aux anciens d'avoir fondé des sectes où la vérité est prisonnière et stérile. La science nouvelle ne sera pas une secte; son unique but sera de «doter la vie humaine de nouvelles inventions et de nouvelles richesses» [°791]. Non pas certes que le savant poursuive le but égoïste de s'enrichir personnellement: c'est à l'ensemble des hommes qu'il songe; il leur procurera le moyen de vivre le plus longtemps possible sur la terre et d'y trouver le maximum de jouissance avec le minimum de peine.

Cette idée était vraiment neuve [°792], mais un peu vague en sa généralité. Quand Bacon précise son plan, il se tourne résolument vers la nature et ses immenses ressources qu'il s'agit de s'approprier. D'où le troisième caractère de la science nouvelle: elle est la science des lois de la nature. Déjà quelques anciens, les premiers inventeurs et les alchimistes avaient soupçonné ces richesses et commencé à les exploiter: «Bacon les approuve et les admire; mais au lieu de procéder comme eux, au hasard, il cherche l'art universel de faire des inventions» [°793] et l'infaillible moyen de le trouver est de pénétrer méthodiquement les lois de la nature, afin de les appliquer à notre profit: «On ne triomphe de la nature qu'en lui obéissant, répète-t-il. Natura non vincitur, nisi parendo» [°794].

Science expérimentale, capable d'applications fructueuses, grâce aux lois naturelles mieux connues: telle est la conception de Bacon; vue pénétrante et prophétique de ce qu'on appellera la «science positive». Mais il y manque un dernier caractère d'importance capitale: le recours aux mathématiques pour établir et coordonner les lois; Bacon l'a totalement méconnu et il proteste contre l'orgueil des mathématiciens qui voudraient voir leur science commander à la physique quand elle doit garder le rang de servante [°795]. Malgré son désir de secouer le joug d'Aristote, il reste fidèle à la conception courante qui considérait les phénomènes de la nature comme des qualités corporelles.

B) La logique inductive.

Pour cette science nouvelle l'«organon» contenant les traités logiques d'Aristote [§71-73] était inutilisable: C'était la logique du syllogisme auquel Bacon reproche son impuissance à découvrir les vrais principes des choses et à faire avancer les sciences. «Ceux qui s'en servent, dit-il [°796], se contentent d'expériences vulgaires insuffisantes. Aussi les notions fondamentales sont confuses et extraites des choses au hasard... Il ne reste d'espoir que dans la vraie induction»: d'où le «Novum Organum».

Avant d'y établir les règles positives, Bacon y énumère les causes d'erreurs à éviter, les idoles, représentations imaginaires ou fantômes qui nous trompent. Il y a les illusions fondées sur notre nature humaine et la constitution de notre esprit (idola tribus): ainsi, l'esprit, doué de nature homogène, veut retrouver partout le simple, comme Kepler imaginant que les astres décrivent des figures géométriques parfaites [°797] et oubliant la complexité de la nature. - Il y a celles du caractère propre à chaque individu, comparable à la caverne de Platon (idola specus): Aristote a, par exemple, selon Bacon, réduit toute la philosophie à la logique et Gilbert à des attractions magnétiques [°798]. - Il y a encore celles du langage courant (idola fori) qui nous séduit, par exemple, en nous faisant croire à ce qui n'existe pas, comme les anciens croyaient aux sphères célestes. - Enfin, il y a les systèmes des philosophes qui tour à tour, nous débitent leurs doctrines comme une pièce de théâtre (idola theatri), car le respect exagéré des maîtres et des écoles nous empêche de voir les faits.

Devant tant de causes d'erreur, il faut, conclut Bacon, adopter au début de chaque problème, l'attitude du doute méthodique, afin d'interroger la nature et d'écouter docilement sa réponse. Cette interrogation est l'aspect positif de la méthode expérimentale où il faut distinguer plusieurs étapes.

La première étape est constituée par l'expérience lettrée «experientia litterata», c'est-à-dire l'expérience écrite, ainsi appelée parce qu'il faut se défier de sa mémoire et noter par écrit les faits et leurs circonstances dès qu'on les observe; car il s'agit ici au sens propre de l'observation qui recueille en masse les faits, matière des inductions futures. Bacon n'a pas pour but d'indiquer les conditions d'une bonne observation: le soin qu'on mettra à éviter les «idoles» suffira pour la garantir de l'erreur. Ce qu'il demande, c'est qu'on explore la nature en tout sens, qu'on se livre à la «chasse de Pan» guidé par une sorte de «flair» scientifique [°799].

Mais pour remédier à la faiblesse des sens et recueillir le plus de faits possible, il décrit, sous le nom d'«expérimentation» (experimenta), huit sortes de moyens ou procédés d'observation: «Il faut varier les expériences (variatio), par exemple en greffant les arbres forestiers comme on fait des arbres fruitiers; en voyant comment varie l'attraction de l'ambre frotté, si on l'échauffe; en faisant varier la quantité des substances employées dans une expérience. Il faut reprendre l'expérience (repetitio), par exemple, distiller encore l'esprit-de-vin, né d'une première distillation; l'étendre (extensio), par exemple, comme on peut, moyennant certaines précautions, tenir l'eau séparée du vin dans un même récipient, chercher si l'on peut aussi, dans le vin, séparer les parties lourdes des plus légères; la transférer (translatio), de la nature à l'art, comme on produit artificiellement un arc-en-ciel dans une chute d'eau; l'inverser (inversio), par exemple, chercher, après avoir constaté que le chaud se propage par un mouvement ascensionnel, si le froid se propage par un mouvement de descente; la supprimer (compulsio), par exemple, chercher si certains corps interposés entre l'aimant et le fer ne suppriment pas l'attraction; l'appliquer (applicatio), c'est-à-dire, se servir des expériences pour découvrir quelque propriété utile (par exemple, déterminer la salubrité de l'air en divers lieux ou en diverses saisons par la vitesse plus ou moins grande de la putréfaction); enfin, unir plusieurs expériences (copulatio), comme Drebbel en 1620 a abaissé le point de congélation de l'eau en mélangeant de la glace et du salpêtre. Restent les hasards (sortes ) de l'expérience, qui consistent à changer légèrement ses conditions, en produisant par exemple en vase clos la combustion qui a lieu d'ordinaire à l'air libre» [°800].

On arrive ainsi à constituer une vraie «forêt» de faits, comme l'ouvrage «Sylva sylvarum» en est un exemple. Pour les interpréter et découvrir les lots de la nature, on appliquera la méthode des trois tables. Elle consiste à choisir un phénomène, par exemple celui de la chaleur: sur la première table, on inscrit tous les faits observés où le phénomène a eu lieu, en prenant les sujets les plus divers possible: c'est la table de présence; sur la deuxième, ou table d'absence, on note tous les faits les plus semblables possible aux précédents, mais où le phénomène n'a pas eu lieu; sur la troisième, ou table des degrés, on inscrit les faits également voisins où le phénomène a varié. L'induction proprement dite d'où jaillit la découverte des lois, résulte de la simple inspection de ces tables.

L'originalité de Bacon est de ne pas tenir compte des seuls faits favorables, mais d'attacher beaucoup d'importance aux exceptions ou «tables d'absence»; par ce moyen en effet, on rétrécit de plus en plus le champ où se manifeste le phénomène, jusqu'à le saisir dans ses seules conditions essentielles. «Soit par exemple à déterminer la définition de la chaleur. Bacon note vingt-sept cas où la chaleur se produit; trente-deux, analogues aux premiers, où elle ne se produit pas (par exemple, au soleil échauffant le sol, cas de présence, il oppose le soleil ne fondant pas les neiges éternelles, cas d'absence), quarante et un où elle varie. Le résidu qui persiste, après élimination, c'est ce mouvement de trépidation dont on constate l'effet dans la flamme ou l'eau bouillante et que Bacon définit ainsi: "mouvement expansif, dirigé de bas en haut, n'atteignant pas le tout du corps, mais ses plus petites parties, puis repoussé de manière à devenir alternatif et trépidant"» [°801].

Cependant, malgré le nombre des cas envisagés, nous ne sommes encore qu'au début de l'induction; la définition obtenue n'est qu'une «première vendange, vindemiatio prima», c'est-à-dire une notion provisoire que de nouvelles expériences doivent préciser. Comment savoir en effet qu'on a épuisé les cas défavorables pour atteindre un résultat définitif? Ce sera, répond Bacon, en utilisant les «secours plus puissants» qui sont au nombre de neuf: les prérogatives d'instances, les appuis de l'induction, la rectification de l'induction, la variété des recherches, les exemples pris dans la nature, les bornes de la recherche, la déduction régulière, les modèles de la recherche et l'échelle ascendante et descendante des axiomes. Mais le philosophe anglais reconnut qu'un programme si vaste était impraticable pour un seul homme; dans sa «New Atlantis», il le donna comme idéal à la cité utopique des savants et lui-même se contenta de développer les «prérogatives d'instances». Il le fit avec sa somptuosité coutumière, énumérant 27 classes d'instances ou faits privilégiés; par exemple, les «instances solitaires» où la nature cherchée se manifeste en dehors de toutes les circonstances habituelles, comme la production de couleurs par la lumière traversant un prisme; les «instantiae migrantes», où la nature se manifeste subitement, comme la blancheur dans l'eau qui mousse; les «instantiae ostensivae et clandestinae» où la nature est à son maximum et à son minimum; les «instantiae divortii» où deux faits ordinairement unis sont désunis; et surtout les célèbres «faits cruciaux (instantiae crucis)» où l'esprit se trouve; comme un voyageur au carrefour, obligé d'admettre ou de rejeter une hypothèse; quand, par exemple, on se demande st les marées ont pour cause le transfert de toute la masse liquide d'un littoral à l'autre, l'expérience cruciale sera le fait qu'elles ont lieu en même temps des deux côtés de l'océan.

Le jour où tous les penseurs, en s'entraidant, auront mis en oeuvre ces multiples procédés en les appliquant à toute la nature, ils auront construit, aux yeux de Bacon, la seule véritable science humaine dont toutes les autres ne sont que des parties ou des dépendances.

C) Classification des sciences.

Le De augmentis scient. nous présente la classification générale de ces sciences. On distingue d'abord trois grands groupes suivant les trois facultés principales de l'homme: l'HISTOIRE qui se rapporte à la mémoire; la POÉSIE, à l'imagination, et la SCIENCE, à la raison. Dans la perspective baconienne où la science a pour objet le concret, l'histoire a normalement une place de choix; elle se subdivise en «histoire naturelle» exposant par ordre les événements de la nature [°802] et en «histoire civile» qui fait le même travail pour la vie humaine. Mais on peut s'étonner de voir figurer parmi les sciences, la poésie. Bacon entend par là l'ensemble des fables anciennes qu'il a examinées dans son «De sapientia veterum» [°803] et où il retrouve sous forme d'énigmes [°804] les vérités scientifiques. «Au fond, dit Bréhier, ces trois sciences, histoire, poésie, philosophie ne sont que trois démarches successives de l'esprit dans la formation des sciences: l'histoire, accumulation de matériaux; la poésie, première mise en oeuvre, toute chimérique, sorte de rêve de la science, auquel les anciens en sont restés; la philosophie enfin, construction solide de la raison» [°805].

Cette dernière est évidemment la plus importante. Bacon la subdivise en gardant les cadres anciens, mais en transformant leur signification. Il distingue d'abord trois grandes parties: la science de Dieu ou théologie; la science de la nature ou physique; la science de l'homme. La première n'est pas subdivisée. La physique a deux parties; l'une théorique, l'autre opérative. La physique théorique ou spéculative s'efforce de découvrir les quatre causes indiquées par Aristote; les causes matérielle et efficiente sont l'objet de la physique spéciale; les causes finale et surtout formelle, l'objet de la métaphysique [°806]. La physique spéciale contient les arts mécaniques, et la magie naturelle qui, abandonnant les recettes compliquées de la magie empirique, réalisera des transformations plus merveilleuses encore, grâce à l'utilisation des lois scientifiques. La mathématique n'est qu'une annexe de la physique [°807]; son rôle est de fournir, par ses mesures et ses calculs, un instrument de précision à l'expérience.

La «science de l'homme» a deux grandes branches: a) La science de l'homme individuel, «Philosophia humanitatis», qui le considère, soit dans son corps, comme la médecine; soit dans son âme, traitant spéculativement des règles de l'esprit (logique) et des règles de la volonté (éthique); soit comme composé, dans la science des passions, physionomie, interprétation des songes. b) Vient ensuite l'étude de la société humaine «Philosophia civilis» qui enseigne l'art des relations en société, l'art des affaires et l'art du gouvernement.

Bacon n'a pas réalisé lui-même cette encyclopédie: il s'est spécialisé dans la logique et l'exposé des méthodes nécessaires pour conquérir la science nouvelle dont il se faisait le héraut; les autres doctrines ne sont que des corollaires.

2. - Corollaires doctrinaux.

§316). Il faut reconnaître que F. Bacon n'a pas, comme les grands fondateurs de systèmes, renouvelé les problèmes essentiels de la philosophie. Ses doctrines sur Dieu, l'homme et le monde ne sont que des esquisses ou exposés fragmentaires. Mais la grande vision des sciences positives qui l'enchantait, a imprimé à ses idées une tendance à des théories bien modernes dont nous verrons l'épanouissement au XIXe siècle, surtout en Angleterre: c'est la tendance, en psychologie, vers l'empirisme; en philosophie naturelle, vers le positivisme; en théodicée, vers l'agnosticisme; en morale, vers l'utilitarisme.

A) La connaissance. Tendance à l'empirisme [°808].

La logique d'Aristote où règne le syllogisme n'était qu'une conséquence de sa théorie fondamentale de l'abstraction [§71]. Le «Novum Organum» où règne l'induction ne peut que s'incliner vers l'empirisme ou le sensualisme. À vrai dire, Bacon ne pose pas explicitement le problème de la connaissance; la doctrine courante qu'il avait apprise à Cambridge admettait une intelligence spirituelle, distincte des sens, faculté d'une âme immortelle et créée par Dieu; et il ne songe pas à mettre en doute cet enseignement. Il insiste même sur les erreurs nombreuses dues aux sens et loin de penser comme Condillac [§379] que nos idées ne sort qu'une sensation transformée, il veut que dès le début les sens et la raison s'allient et se contrôlent pour conquérir la vérité.

Mais il reste que, pour lui, le seul objet des sciences est le fait d'expérience concret, saisissable en réalité par la sensation et non pas directement par notre raison abstractive. «Il semble en fin de compte, dit Brochard, que la fonction de la raison, telle que la conçoit Bacon, soit de comparer sous la règle suprême du principe de contradiction et de corriger les unes par les autres les données des sens jusqu'à ce qu'elles soient d'accord avec l'expérience. Les sens, dit-il, sont juges de l'expérience, c'est-à-dire que l'observation prononce en dernier ressort» [°809]. Il y a là une tendance incontestable à l'empirisme pour lequel la sensation et l'expérience sont l'unique source de notre savoir.

Notons cependant que cet empirisme n'a rien d'idéaliste, comme celui de Locke et des philosophes anglais du XVIIIe siècle [°810]; il est franchement réaliste. Bacon, comme ses maîtres scolastiques et Aristote, admet que nos sens, une fois éloignées les «idoles» trompeuses, saisissent le réel tel qu'il est, et il considère la physique comme la science par excellence.

B) Les formes. Tendance au positivisme.

La doctrine baconienne sur la nature nous fait assister à la transition du point de vue scolastique au point de vue moderne. Bacon en effet assigne comme objet à la physique la découverte des formes et par là, il songe certainement à la théorie aristotélicienne des formes substantielles, car il estime toujours que chaque corps a sa constitution propre (forme spécifique) liée à un certain nombre de qualités observables et utilisables. Mais la nature en possède une multitude, mélangées en une inextricable complexité; le problème scientifique consiste à isoler ces formes, pour connaître la loi de leur composition. L'application de cette loi permettra d'introduire en n'importe quel corps les propriétés de n'importe quel autre; on pourra, comme voulaient les alchimistes, tout transformer en or, ou bien, si on le juge plus utile, en une autre matière.

Mais cette ressemblance avec l'hylémorphisme est superficielle, et cache d'irréductibles divergences. Car la forme ne désigne plus ici une réalité substantielle profonde, capable d'être saisie par un concept abstrait, et source nécessaire des propriétés que le syllogisme démonstratif devrait déduire de la définition. La forme, pour Bacon, c'est la chose elle-même: «ipsissima res», et la chose réelle, nous le savons, c'est le concret, l'observable, par conséquent le phénomène sensible lui-même. Aussi cette forme réelle demeure-t-elle comme résidu des inductions, un peu à la manière dont un corps chimique reste au fond de la cornue, après de multiples épurations.

Or ce phénomène résidu qui est la forme des choses est identifié par Bacon avec une certaine organisation de la matière, ce qu'il appelle le «schématisme latent» [°811]. Quand on l'aura découvert, on pourra donner la vraie définition, non plus descriptive, mais essentielle, en indiquant les vraies différences spécifiques; on aura ainsi la loi constitutive des choses qui nous permettra d'en user à volonté. Et Bacon, appelant la nature dans son ensemble comme Aristote appelle Dieu: l'«acte pur», définit la forme, «la loi de l'acte pur: lex actus puri» [°812].

Mais il est difficile d'arracher ses secrets à la nature; celle-ci réalise bien sous nos yeux ses combinaisons multiples, mais par des processus latents qui nous cachent en partie la réalité. Ces processus sont les causes efficientes dont nous devons provisoirement nous contenter et qui sont l'objet de la physique spéciale. Cependant, avec le progrès des inductions, on peut espérer atteindre jusqu'aux schématismes eux-mêmes, aux formes qui sont les choses mêmes, objet de la métaphysique.

Certes une telle doctrine n'est pas le positivisme pur, pour lequel tout est relatif et qui, définissant la loi par un rapport constant entre deux phénomènes, assigne pour objet à la science la recherche des seules causes efficientes. Bacon croit aux natures absolues et il veut les découvrir par sa méthode; mais en se cantonnant dans l'étude des purs phénomènes observables, il se rendait incapable de les atteindre et s'enfermait déjà dans les bornes du positivisme. On voit ici se heurter dans l'esprit de Bacon le pressentiment d'une science du pur phénomène avec l'ancien idéal d'une science pénétrant la nature même des choses. Bacon crut trouver la solution en concevant la forme comme un schème, une loi accessible à l'induction. Les positivistes, dociles aux progrès des sciences, résoudront au contraire la difficulté en excluant les natures absolues du champ de notre raison: c'était bien de ce côté que tendait le système baconien.

Ajoutons que la loi constitutive à laquelle aboutit l'induction selon le philosophe anglais, est un état mécanique des éléments de la nature. Il en est ainsi dans tous les exemples qu'il nous a laissés; ainsi définit-il la chaleur par un mouvement d'expansion vers le haut; la forme de la blancheur consiste en «un mélange de deux corps transparents avec une certaine disposition simple et uniforme de leurs parties optiques» [°813]. Ces lois semblent donc susceptibles de se soumettre à des mesures précises et de s'énoncer en formules mathématiques, comme on le fait en sciences modernes. Bacon précisément les appelle «axiomes»; et après avoir assigné à la métaphysique la recherche des axiomes moyens plus proches des faits, il parle d'une «philosophie première» qui, travaillant sur ces premières formules, en tirerait par induction d'autres axiomes plus généraux, jusqu'à ce qu'on arrive enfin à l'«échelle ascendante et descendante des axiomes», sommet du savoir. Cette vision du monde, surtout s'il s'agissait de lois mathématiques, ne serait pas sans analogie avec la construction positiviste de Taine [°814]. où tout découle de l'axiome éternel.

Mais Bacon n'a pas vu lui-même cet aboutissement possible de sa doctrine. Il s'en tient à la conception qualitative des phénomènes naturels et il dote la nature, comme Aristote, d'un certain «appétit», source de ses activités. Si les lois constitutives sont d'ordre mécanique, c'est pour lui un résultat non prévu de ses inductions. Son mécanisme n'est donc pas, comme celui de Descartes ou de Hobbes, un système réfléchi, rattaché à des principes fondamentaux. Il y a la pourtant une coïncidence remarquable qui accentue encore la tendance vers le positivisme.

C) Dieu. Tendance agnostique.

Bacon donne pour objet à la métaphysique les causes finales en même temps que les causes formelles; car, selon lui, la nature a été faite en vue de l'homme [°815]. Cependant, il proscrit absolument, soit à cause de leur caractère anthropomorphique, soit à cause de leur stérilité [°816], l'usage de ces causes finales dans l'induction et la recherche des lois; leur rôle est de nous conduire à Dieu, parce que la coïncidence entre le déploiement des causes efficientes dans la nature et l'utilité des causes finales ne peut s'expliquer, sinon par l'action d'une Intelligence ordonnatrice suprême: Dieu [°817].

Bacon n'est donc pas agnostique. Il prouve l'existence de Dieu; il pense que, par la considération de ses oeuvres, on peut établir ses principaux attributs, puissance, sagesse, bonté, providence [°818]. Mais il ne donne pas à cette preuve la même valeur qu'aux inductions scientifiques: la théologie, dit-il, est plutôt une «lueur scientifique, scintilla scientiae», qu'une science proprement dite [°819]. C'est que Dieu lui apparaît essentiellement comme une hypothèse explicative de l'unité et de l'ordre du monde; or une hypothèse n'est pleinement certaine que si elle peut se traduire en faits et susciter de nouvelles expériences, ce qui n'est pas possible pour Dieu. L'esprit, dit Bacon, «glisse» à l'affirmation de Dieu, plutôt qu'il ne la démontre [°820]. Il y a là, semble-t-il, une forte tendance à l'agnosticisme.

Mais Bacon s'en rapportait à la Révélation pour résoudre pleinement le problème de Dieu, ainsi que celui de la spiritualité et de l'immortalité de l'âme. Sur ce point, il n'était que le continuateur de la scolastique décadente, imbue de nominalisme, réservant à la théologie surnaturelle la plupart des questions métaphysiques.

D) Morale. Tendance à l'utilitarisme.

Selon les anciens, la morale indiquait d'abord le bien suprême, but de la vie, puis, les moyens d'y parvenir. Bacon conserve cette ordonnance: la première partie où la raison détermine le but de la vie, s'appelle chez lui la doctrine du modèle; la seconde, qui apprend à soumettre les passions et la volonté à la raison, est la géorgique de l'âme. Mais ces cadres anciens sont animés d'un esprit nouveau, et nous assistons ici encore au passage du point de vue scolastique, où la gloire de Dieu est la règle suprême du bien, au point de vue de l'empirisme moderne où l'utilité humaine est la norme de la vertu.

Pour découvrir le but de la vie, il faut en effet s'en rapporter d'abord à la lumière naturelle qui «brille dans l'âme comme un instinct naturel et un reflet de Dieu» [°821], et même il faudrait demander à la religion révélée une idée complète de notre destinée. Cependant, il est possible, avec les ressources de l'induction et de la psychologie, d'établir un corps de préceptes formant une morale philosophique.

On constate d'abord que le bien, but de la vie, est double: c'est le bonheur individuel, et c'est le bonheur de tous. L'instinct naturel ne nous précise pas celui qu'il faut choisir; mais l'induction nous apprend qu'une loi plus générale est toujours préférable aux lois spéciales: en s'élevant dans l'échelle des axiomes, les plus universels sont aussi les plus féconds en inventions et en bienfaits pour tous. Donc, il faut prendre comme but de la vie morale le bien de l'humanité [°822]. En conséquence, Bacon repousse explicitement l'utilitarisme individuel [°823]. Néanmoins, ce n'est plus sur Dieu qu'il règle la vie morale, c'est sur l'utilité sociale et humaine; pour lui, la vertu a le même but que la science nouvelle: procurer a l'homme le plus de bonheur possible en l'aidant à conquérir l'empire de la nature. Si, comme croyant, il admet la vie éternelle pour fin dernière, comme philosophe, il revient à l'idéal païen; et il moralise pour cette terre où il annonce comme possible et même proche, grâce au progrès des sciences, un nouvel âge d'or.

Les moyens d'atteindre ce but se trouvent dans les ressources de notre vie psychologique qu'il s'agit de soumettre à la direction de la raison. Or, il y a en nous deux sources principales d'action: le caractère, inné, naturel et relativement stable; et la passion, variable et changeante. Lorsque, par la méthode inductive, on aura constitué la double science du caractère et des passions, on aura, dit Bacon, le moyen de se perfectionner soi-même et de travailler au bien des autres.

En attendant, il faut remédier à notre faiblesse morale par l'acquisition des habitudes [°824] dirigées vers le bien commun: les vertus; et surtout en nous élevant à la pratique de la vertu par excellence, que Bacon appelle la charité et qui est, non point l'amour de Dieu, mais l'amour des hommes au bonheur desquels nous devons vouer notre vie. Ce but est vraiment l'unique nécessaire, et Bacon est assez large sur les moyens d'y parvenir. Il recommande, par exemple, la poursuite des charges et des honneurs, même en employant la ruse et le mensonge, parce qu'on peut faire plus de bien aux hommes si on a plus d'autorité [°825]. Bref, pour lui, «est bon, ce qui est utile à l'humanité»; et c'est pourquoi sa morale, tout en réprouvant l'égoïsme personnel, tend néanmoins à l'utilitarisme.

§316bis) CONCLUSION. François Bacon n'a pas construit un système complet; ses doctrines sur Dieu, l'âme et le monde n'avaient pas assez de relief pour s'imposer et leurs tendances fâcheuses n'ont pas frappé ses contemporains, pour lesquels le chancelier philosophe resta un honnête penseur spiritualiste. Si nous avons relevé et quelque peu explicité ces tendances, c'était pour montrer dans ce héraut de la science moderne l'origine et comme la «semence» d'une philosophie qui se proclamera plus tard «servante des sciences»; mais ce positivisme avant la lettre passa inaperçu au XVIIe siècle.

Ce n'est pas non plus comme savant que F. Bacon tient une place importante dans l'histoire. Les exemples d'induction qu'il nous offre: «ne lui font pas toujours honneur, et en tout cas apparaissent déjà surannés pour une époque où commençait à se répandre la méthode inductivo-déductive, plus sobre, plus exacte et plus féconde, de Galilée. Le chancelier anglais ne soupçonnait peut-être pas la justesse de l'appréciation qu'il fit lui-même de son rôle dans la science: "Ego buccinator tantum, pugnam non ineo..."» [°826]. Mais s'il ne fit pas de découverte, il sut les encourager; soit en créant par son oeuvre, qui eut un grand retentissement, une atmosphère favorable, soit en indiquant la bonne méthode scientifique.

Tel est en effet le vrai titre de gloire de F. Bacon: il fut le premier théoricien de la méthode inductive des sciences positives. Son grand mérite fut de saisir et de synthétiser dans son oeuvre l'un des aspects de l'esprit moderne: l'amour de l'expérience, le désir d'étudier la nature pour elle-même et pour l'utiliser, et non plus pour y chercher des vérités métaphysiques. Il proclama avec raison la légitimité de ce but et il fut le premier à présenter les règles de l'induction scientifique avec une précision et un luxe de détails remarquables. St. Mill, dans sa célèbre Logique [§486], tout en imposant à l'exubérance baconnienne plus de mesure et de clarté, gardera tout l'esprit de la méthode et en démontrera la valeur et l'efficacité pour la découverte des lois scientifiques.

Il serait pourtant exagéré de prétendre, comme on l'a dit parfois, que Bacon fut l'inventeur de l'induction: des savants, comme Galilée, l'employaient avec succès avant la composition du Novum Organum. Et ses initiatives comme théoricien ne concernent qu'une certaine forme d'induction, celle que nous avons appelée, à propos d'Aristote, l'induction scientifique proprement dite et qui est à la base de la science expérimentale. Car si l'on prend l'induction dans le sens général de «raisonnement destiné à établir une vérité universelle [°827], par l'interprétation des faits d'expérience», la théorie, comme nous l'avons montré plus haut, avait été donnée par Aristote et adoptée par l'école albertino-thomiste [§72, §234 et §263], et ces philosophes, non seulement basaient leur «science» sur un usage constant de l'induction, mais grâce à leur doctrine de l'abstraction, ils en justifiaient la valeur beaucoup mieux que F. Bacon qui s'en tient à l'exposé détaillé des méthodes.

Ce point de vue plus profond de l'école thomiste permet de compléter la méthode inductive par un emploi légitime du syllogisme. La critique de celui-ci, présentée par Bacon, est peut-être efficace contre les scolastiques nominalistes de la décadence pour qui la logique devenait trop souvent une dispute de mots; elle n'atteint pas l'usage qu'en faisaient Aristote et ses grands disciples, et le syllogisme reste indispensable pour conduire à sa perfection un système scientifique [°828].

Si Bacon fut le premier théoricien de l'induction scientifique, son contemporain Galilée l'appliquait avec grand succès et à ce titre mérite une mention.

GALILÉE [b59] (Galileo Galilei, 1564-1642) est avant tout un savant; préparé par sa formation humaniste à se dégager des théories physiques d'Aristote auxquelles restait rivée la scolastique décadente, il se fit le défenseur du système astronomique de Copernic. Ses ouvrages: Il Saggiatore (1623); Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (1632) suivis plus tard de Discorsi e dimonstrazioni matematichi (1638) occasionnèrent le fameux procès où il fut condamné par le Saint Office (1633) [°829].

Au point de vue philosophique, Galilée prépare le mécanisme universel tel que le défend Descartes. Il ne l'enseigne pas, mais «il y conduit, en créant une science physico-mathématique de la nature, capable de prévoir les phénomènes. Il ne dit pas ce que sont les choses, mais il montre, par l'épreuve, que les mathématiques, avec leurs triangles, leurs cercles et leurs figures géométriques, sont le seul langage capable de déchiffrer le livre de la nature» [°830]. Il applique ainsi, avec une géniale maîtrise, la méthode inductive telle que la définira Stuart Mill.

Ainsi Bacon et Galilée, l'un comme théoricien, l'autre comme praticien, inauguraient la marche triomphale de la science moderne qui montait à l'assaut de l'aristotélisme pour le remplacer dans l'explication du monde physique. Cependant, vers le même temps, Descartes personnifiait un autre aspect plus profond et plus philosophique de l'esprit moderne: l'estime des mathématiques qui devaient remplacer la métaphysique dans l'interprétation scientifique du monde: et c'est ce qui en fait le principal initiateur de la philosophie moderne.

2. - René Descartes (1596-1650).

b60) Bibliographie spéciale (René Descartes)

§317). René Descartes naquit à La Haye (Touraine) et fit ses études au collège des jésuites de La Flèche où il se lia d'amitié avec son condisciple Mersenne qui entra plus tard dans l'ordre les Minimes. Pour compléter sa formation, il s'engagea dans les armées de divers princes allemands; puis, il parcourut l'Europe en «spectateur» et en observateur. Il se retira ensuite en Hollande où il séjourna 23 ans et composa ses principaux ouvrages: son célèbre Discours dont le titre complet était «Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie qui sont des essais de cette méthode» (1637) [°831]; «Meditationes de prima philosophia in qua Dei existentia et animae immortalitas demonstrantur», avec objections et réponses (1641), traduit en français par Luyne (1647); Principia philosophiae (1644), traduit en français par Picot (1647); Des passions de l'âme (1649). Le Traité du Monde [°832] et celui De l'homme et les Regulae ad directionem ingenii furent publiés après sa mort.

Appelé en Suède par la reine Christine (1632-1654), il mourut bientôt à Stockholm, en 1650.

Descartes est avant tout un génie mathématique. Son idéal est «d'acquérir une connaissance certaine et claire de toutes les choses qui peuvent être aux hommes de quelque utilité pour vivre» [°833]. Il espère découvrir les secrets de la nature avec une clarté et une précision égales à celles d'un théorème géométrique. Ce fut cette pensée de constituer une mathématique universelle qui décida en 1619 de sa vocation philosophique, tandis que, soldat et arrêté par l'hiver sur le Danube à Neubourg, «il avait tout le loisir de s'entretenir de ses pensées» [°834].

Idée directrice toute moderne: au lieu de ramener la science nouvelle à la philosophie, il construit au contraire son système en fonction de cette science formellement mathématique. Il ne s'applique d'ailleurs à la métaphysique que dans la mesure où il le croit nécessaire pour baser la «science» à laquelle il consacre la meilleure part de son temps: d'où le caractère incomplet de sa philosophie. De plus, il accepte pleinement le principe du rationalisme moderne [§313]: il veut tirer toute vérité de la méditation du moi sans recourir à aucune aide externe, ni de l'autorité, ni de la tradition, ni de l'objet d'expérience. Tel est le fond de la méthode de l'idée claire et du doute universel avec laquelle il étudie, soit la nature de l'âme, soit le monde corporel. Ainsi le cartésianisme se divise naturellement en trois articles:

Article 1: La méthode du doute universel et de l'idée claire.
Article 2: Le monde spirituel.
Article 3: Le monde corporel.

Article 1. La méthode cartésienne.

§318). On peut distinguer quatre étapes dans la marche logique des pensées de Descartes lorsqu'il établit sa nouvelle méthode: 1) Il institue un doute universel. 2) Il trouve dans ce doute même le premier fondement de toute certitude. 3) L'examen de ce principe: «Je pense, donc je suis», lui donne le critère de l'idée claire. 4) Enfin, il établit quelques règles qui transforment le critère en une méthode universelle.

Première étape: Le doute universel.

Descartes est frappé de ce fait que dans la philosophie «il ne se trouve aucune chose encore dont on ne dispute et par conséquent qui ne soit douteuse» [°835]. Or, pour arriver à une science entièrement indubitable, il juge nécessaire de «rejeter comme absolument faux tout ce en quoi il pourrait imaginer le moindre doute» [°836]. Et puisque la philosophie est le fondement de toutes les sciences, «je suis contraint d'avouer, dit-il, que parmi toutes les opinions que j'avais autrefois reçues en ma créance comme véritables, il n'y en a pas une maintenant de laquelle je ne puisse douter, non par aucune inconsidération et légèreté, mais par des raisons très fortes et mûrement considérées».

Entrant dans le détail, il rejette, non seulement les opinions reçues, mais aussi le témoignage des sens, parce qu'il nous trompe parfois; les informations de la conscience, comme le sentiment d'être assis à une table, parce qu'on rêve parfois la même chose; et aussi les vérités démontrées et les plus évidentes, comme deux et trois font cinq ou le carré a quatre côtés, «parce que, dit-il, Dieu permettant que je me trompe parfois, peut-être permet-il que je me trompe toujours». Enfin, ce doute universel est une loi pour le philosophe débutant, car les facultés de connaissance sont elles-mêmes suspectes: «Peut-être, dit-il, l'idée d'un Dieu bon n'est qu'une fable et nous dépendons d'un mauvais génie qui prend plaisir à ce que nous errions en chacun de nos actes». Et cette dernière raison, la plus radicale, suffit pour imposer un doute absolument universel.

Par ce point de départ, Descartes pose dans toute son ampleur le problème critique. Il s'agit en effet de savoir en général si nous possédons la vérité et quel moyen nous avons de nous en assurer. De plus, il le pose dans un bon esprit, c'est-à-dire dans l'unique but de chercher un fondement solide aux sciences. À aucun moment de son effort critique, il ne craint d'être acculé au scepticisme absolu. Si l'on définit le doute méthodique, «celui qui est voulu délibérément et librement comme moyen d'atteindre la vérité», la première étape de la méthode cartésienne est bien le doute universel méthodique [°837].

Deuxième étape: La vérité fondamentale.

§319). «Mais aussitôt après, continue le philosophe, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité: je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais» [°838].

Ce principe, remarque Descartes, n'est pas un raisonnement qui supposerait une vérité déjà connue: c'est l'intuition immédiate d'un fait. Puisque penser, c'est «être pensant», en ayant conscience de penser, de douter, etc., j'ai conscience d'être, d'exister; c'est l'infirmité du langage qui exige les deux verbes: «je pense», «je suis», pour exprimer ce seul fait simple.

Troisième étape: Le critère suprême de l'idée claire.

§320). «Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci: je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être: je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies» [°839]. J'appelle idée claire, ajoute ailleurs Descartes, «celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif» [°840] et idée distincte, «celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut» [°841]. Toute idée distincte est nécessairement claire, mais non vice-versa: l'idée d'un objet clairement perçu peut rester confuse à cause des préjugés sur sa nature. Le premier effort pour atteindre la vérité est de préciser le contenu de nos idées claires pour les rendre distinctes.

L'idée claire et distincte ainsi dégagée est le centre, non seulement de la méthode [°842], mais de tout le cartésianisme. Pour s'en faire une juste conception, il faut lui reconnaître quatre caractères: elle est indubitable, intuitive, infaillible, innée.

a) Indubitabilité. C'est l'impossibilité de mettre en doute la vérité une fois connue; l'intelligence peut bien s'en détourner, l'ignorer, mais dès qu'elle reçoit cette idée, elle ne peut s'empêcher de la tenir pour vraie. Elle est ainsi dominée et comme toute passive devant la clarté de l'objet. Cette propriété est la plus apparente et elle appartient éminemment au principe «cogito, ergo sum», puisque le doute lui-même en fortifie la certitude. Mais elle n'est qu'un signe subjectif qu'il ne faut pas séparer des autres propriétés.

b) Intuition. Descartes la définit, «la conception ferme qui naît dans un esprit sain et attentif, des seules lumières de la raison: Per intuitum intelligo... mentis purae et attentae non dubium conceptum qui a sola rationis luce nascitur, et ipsamet deductione certior quia simplicior» [°843]. Il lui assigne pour objet les natures simples, celles «dont la connaissance est si nette et si distincte que l'intelligence ne peut les diviser en plusieurs autres connues plus distinctement: telles sont la figure, l'étendue, le mouvement» [°844] et aussi l'acte de connaître, de vouloir, de douter, le moi, l'existence, la durée, l'unité, etc.

Descartes établit donc une correspondance parfaite entre l'objet de connaissance appelé idée claire et distincte, et l'acte de connaissance appelé intuition. Mais il prend sans nulle différence le cas de l'objet abstrait où l'esprit ne considère pas l'existence réelle (par exemple, la notion de figure), et le cas de l'objet concret saisi par l'esprit comme existant en fait (par exemple, le moi réel) [°845]. Des deux caractères de l'intuition, connaissance sans intermédiaire, saisie de l'objet comme existant, il retient surtout le premier et il lui oppose la connaissance par raisonnement. Bref, l'intuition cartésienne se définit très bien, la «connaissance d'une vérité évidente, de quelque nature qu'elle soit, qui sert de principe et de fondement au raisonnement discursif» [°846].

Et pourtant, dans cette définition même, si l'on reste fidèle à la pensée de Descartes, reparaît implicitement la deuxième condition de l'intuition, car la vérité, pour le bon sens, suppose un objet réel, existant hors du connaissant. De là les deux autres propriétés de l'idée claire.

c) Infaillibilité. La conséquence du caractère intuitif de l'idée claire est de la rendre infailliblement vraie: En effet, l'erreur n'est possible que si nous mélangeons à l'objet connu un élément étranger, tiré de notre propre fond. Or cela est absolument impossible dans la vision intuitive où se révèle clairement un objet simple saisi distinctement. Il faut une opération complexe unissant deux idées pour pouvoir errer: «Unde concluditur, dit Descartes, nos falli tantum posse dum res quas credimus a nobis ipsis aliquo modo componuntur» [°847].

Cette composition est l'oeuvre du jugement qui n'est plus un acte de l'intelligence seule, mais exige toujours l'intervention active de la volonté. Aussi n'est-il jamais infaillible; seule l'intuition, acte simple et purement intellectuel, dit nécessairement et toujours «ce qui est»; mais elle le dit parfaitement, sans aucune crainte d'erreur, tellement que nous pourrons conclure des propriétés de l'idée claire à celles des réalités existant hors de nous.

d) Innéisme. Si l'on demande à Descartes la base sur laquelle repose cette valeur exceptionnelle de l'idée claire, il ne fait pas appel à l'influence de l'objet se révélant tel qu'il est, car le doute universel du début lui interdisait cette voie. Il se réfère plutôt à la véracité de Dieu qui, en créant notre âme, l'a dotée de ses idées claires et distinctes, de sorte que nous les apportons en naissant: elles nous sont innées.

De là l'importance du rôle de Dieu dans le cartésianisme pour fonder nos certitudes [§331]. Descartes va jusqu'à déclarer que «si nous ne savions point que tout ce qui est en nous de réel et de vrai, vient d'un être parfait et infini, pour claires et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être vraies» [°848].

Ici se place une difficulté d'interprétation. Pour établir l'existence de Dieu mise en doute avec tout le reste, Descartes doit se baser sur le principe fondamental cogito, ergo sum. Si la véracité divine fonde a son tour cette vérité, il y a cercle vicieux évident, et ses adversaires, de son vivant même, le lui ont reproché. Dans sa réponse, le philosophe distingue deux sortes de vérités infaillibles: les unes, dont la première est cogito, ergo sum, sont douées d'évidence intuitive actuelle et valent par elles-mêmes; les autres, «quarum memoria potest recurrere, cum non amplius attendimus ad rationes ex quibus ipsas deduximus» [°849], doivent s'appuyer sur la véracité divine pour rester indubitables.

Mais cette réponse diminue la portée de ses premières déclarations. Descartes, semble-t-il, impressionné par les motifs de doute accumulés dans la première étape et spécialement par l'objection du mauvais génie, estime nécessaire de fonder toutes ses certitudes sur Dieu. De là cette autre définition de la connaissance intuitive: elle est, dit-il, «une illustration de l'esprit par laquelle il voit en la lumière de Dieu, les choses qu'il lui plaît lui découvrir, par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la Divinité» [°850].

Cependant: on pourrait peut-être éviter le cercle vicieux dans la logique du système, en insistant sur le caractère intuitif du point de départ. Si du même coup l'idée claire et distincte du moi pensant nous manifeste, et son objet (le moi), et son origine (le Dieu Créateur), il n'y aurait plus subordination de ces deux idées fondamentales, mais elles seraient plutôt les deux aspects d'une même intuition primitive [°851]. Si tel était le fond de sa pensée, Descartes cependant a laissé ce point dans l'obscurité.

Valeur de la méthode cartésienne

§321). En soulevant le problème critique, Descartes annonçait l'aurore d'une nouvelle science dont la légitimité est incontestable et qui marquait un réel progrès dans le mouvement philosophique. Mais son premier essai n'est pas sans imperfection, au triple point de vue de la position du problème, du sens de la question et du critère proposé.

1) Position du problème. On ne peut guère reprocher à Descartes d'avoir institué un doute universel méthodique [°852]. Au début d'une science, il est normal de considérer comme douteux ce qu'on veut démontrer; la critique ayant pour objet la vérité de l'ensemble de nos certitudes, il faut d'abord, semble-t-il, les considérer toutes sans exception comme douteuses. Mais pour être vraiment méthodique, c'est-à-dire raisonnable, conforme aux exigences de la science et utile à la solution du problème, le doute universel critique doit avoir deux qualités que méconnaît Descartes:

a) Il doit être purement négatif, fruit d'une simple absence de raisons et non pas «fondé sur des raisons très fortes» ou positif. Car étant universel, il ne laisse aucun principe ferme, indispensable pour résoudre efficacement les difficultés, et si l'une d'elles était valable, elle conduirait au scepticisme absolu. L'erreur de méthode est surtout manifeste dans l'hypothèse du mauvais génie: cette objection une fois prise en considération, aucune vérité, pas même celle du Cogito, ne peut lui résister en droit [°853]. De plus, comme nous n'avons pas l'intuition simultanée de notre moi et de l'existence de Dieu [°854], le cercle vicieux devient inévitable pour se débarrasser de la malencontreuse hypothèse.

b) Le doute doit s'arrêter devant toutes les certitudes qu'on peut appeler nécessaires, parce qu'elles s'imposent par leur évidence immédiate. Le «Cogito, ergo sum» en est bien une, mais non la seule, comme le veut Descartes: il y a au moins le principe d'identité et de contradiction qui s'impose avec autant de force. Or, en récusant des affirmations comme trois et sept font dix, Descartes semble bien étendre son doute aux premiers principes: cette extension est arbitraire [°855].

2) Sens de la question. Déterminer quelles sont nos certitudes infailliblement vraies, tel est le but de la critique. Pour l'atteindre, étant donné le caractère abstrait de nos sciences, deux problèmes sont à résoudre. L'un est d'ordre idéal et à l'intérieur de la conscience: à quelles conditions notre intelligence possède-t-elle la vérité? - L'autre d'ordre réel et hors de la conscience: existe-t-il des choses extérieures à nous et dans quelle mesure nos sciences nous les font-elles connaître? Or Descartes ne distingue jamais ces deux problèmes; la vérité dont il parle désigne indifféremment des théorèmes abstraits et des réalités concrètes. De là un manque de précision dans la solution qu'il propose.

Ce défaut s'explique par le sens tout particulier et aussi très contestable qu'il donne à son «idée claire».

3) Le critère de l'idée claire et distincte. À première vue, ce critère se rapproche de l'évidence où saint Thomas voit le signe de la vérité. Car il n'est pas purement subjectif, comme on l'a dit parfois: il ne signifie pas que tout ce qui nous semble clair et distinct est vrai; ces idées, pour Descartes, ne sont pas fabriquées à notre gré: elles sont en nous sans nous.

Cependant, le critère cartésien n'a pas une valeur purement objective et il se distingue en deux points de celui de l'évidence:

a) En thomisme, la passivité de notre connaissance [°856] est un fait constaté comme fondamental. L'évidence est l'influence contraignante de l'objet lui-même qui se manifeste tel qu'il est et produit ainsi l'adéquation parfaite entre le connu et le connaissant. Cette évidence résout clairement le double problème de la critique; car on la rencontre, soit dans les natures abstraites en face de l'intelligence, soit dans les objets concrets en face de l'intuition sensible, soit dans la collaboration des deux facultés, lorsqu'un même objet (par exemple, cet homme) saisi par les sens apparaît évidemment comme identique avec le contenu d'une idée abstraite (par exemple, l'idée de substance, d'humanité). Ainsi l'appui immédiat de notre vérité concernant la réalité extérieure à notre conscience est le monde sensible [°857] d'où nous remontons vers Dieu au moyen de l'analogie.

L'idée claire, au contraire, ne tient pas sa clarté de l'objet, mais d'elle-même, ou mieux, de Dieu qui l'a déposée en nous. De là sa tendance à exprimer univoquement les pensées divines et Dieu lui-même par l'intermédiaire duquel nous parvenons à la connaissance du monde sensible. De là aussi la tendance à conclure en cartésianisme, de l'évidence rationnelle à l'existence réelle de l'objet pensé, sans distinguer les deux problèmes de la vérité idéale et de la réalité extramentale, en sorte que notre pensée mesure pour ainsi dire la vérité des choses. Car telle est la propriété des idées divines, créatrices de leurs objets, et l'idée claire cartésienne en devient une participation. Le doute initial ayant coupé tous les ponts avec l'extérieur, commandait cette solution, sauf peut-être pour l'idée du moi; mais même pour celle-ci, Descartes préfère la garantie de l'influence divine à celle de l'influence de l'objet.

b) En thomisme, l'évidence justifie, non pas l'idée, mais le jugement qui seul est dépositaire de la pleine vérité et qui, d'ailleurs, est de soi un acte purement intellectuel, n'admettant la volonté que dans ses formes imparfaites (foi et opinion). Ainsi est respectée l'activité propre de notre raison discursive, mais activité purement immanente, toute soumise à l'influence de l'objet évident.

L'évidence cartésienne ne justifie pas le jugement qui n'est jamais infaillible, mais bien l'idée; celle-ci, par son caractère intuitif, a sans doute valeur de jugement ou de principe, mais elle est conçue comme un acte simple, pur reflet intellectuel statique d'un objet venu de Dieu. Il y a là une méconnaissance de la nature propre de notre intelligence abstractive. Kant retrouvera la notion de l'activité de l'esprit et l'importance du jugement en critériologie, mais il confondra l'activité immanente avec la production, acte transitif [°858].

Pour Descartes, l'esprit reflète purement le monde réel qu'il porte en soi. Pour Kant, l'esprit fabrique le monde réel qu'il objective hors de soi. Pour saint Thomas, l'esprit s'assimile le monde réel qui vient du dehors en soi.

Quatrième étape: Les règles de la méthode universelle.

§322). Après avoir découvert le critère de l'idée claire, il reste à l'appliquer en détail à toutes nos vérités. Or, pour construire ainsi une science universelle comparable en évidence aux mathématiques, il suffit, selon Descartes, d'observer quatre règles:

1) «Ne recevoir jamais quelque chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle: c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute» [°859]. Cette règle fondamentale ne condamne pas seulement la méthode d'autorité dont abusait la scolastique décadente, mais surtout, elle proclame la valeur exclusive de l'intuition pour atteindre la vérité infaillible, comme il vient d'être dit.

2) «Diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre». C'est l'analyse destinée à retrouver, dans le donné complexe, les éléments simples et les idées claires qui les expriment.

3) «Conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés; et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres». C'est la synthèse ou déduction qui n'est pas une suite de syllogismes, mais une série ininterrompue d'intuitions, saisissant l'ordre qui relie entre elles les natures simples pour former un tout, comme on saisit l'unité d'une chaîne en vérifiant l'union de chaque anneau avec son voisin. La déduction se distingue donc de l'intuition en ce que celle-ci est stable et se base sur l'évidence actuelle, tandis que la déduction implique mouvement et se base sur la mémoire des évidences intuitives précédentes. Mais ces différences sont accidentelles, et peu à peu, l'esprit tend à parcourir d'un seul trait toute la chaîne déductive comme en un long coup d'oeil intuitif.

4) «Faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre». C'est l'énumération ou induction qui ne consiste pas, pour Descartes, à tirer du concret une nature ou une définition universelle, puisque les idées sont innées. L'expérience garde un rôle, mais assez réduit: elle intervient si, d'une même nature simple, découlent plusieurs séries de conséquences également possibles, pour révéler celle que le Créateur a choisie. Elle dirige ainsi le raisonnement sans être source de sa vérité. Il arrive aussi que l'expérience ne fournit pas certains intermédiaires, nécessaires à la suite des déductions; il faut alors y suppléer en inventant des hypothèses appropriées.

Le rôle de l'induction est donc, au début, de rassembler toutes les natures simples sans exception; et dans la suite du raisonnement, d'assurer la présence de tous les degrés réels ou hypothétiques sans nulle omission: elle n'est donc que l'achèvement de l'intuition.

§323) La science cartésienne. Ainsi apparaît l'idéal de la science cartésienne, tout différent de l'idéal thomiste.

Pour saint Thomas, la science est un système d'idées ou de concepts abstraits qui sont, au moyen des jugements, hiérarchisés sous l'idée d'être dont ils explicitent les divers aspects [°860]. Cette idée est privilégiée, parce qu'elle est la lumière même, l'objet formel de l'intelligence. L'effort du savant est de réduire ses connaissances à l'être par des démonstrations et des raisonnements stricts, c'est-à-dire d'expliquer les choses par le principe de raison d'être, même au prix de quelque obscurité dans l'idée [°861] ou de quelques sinuosités et complications dans les déductions. Car notre intelligence, passive et bornée, doit se soumettre au réel qui entre en elle par l'évidence objective.

Pour Descartes au contraire, le monde se présente avec plusieurs éléments simples en eux-mêmes et connaissables intuitivement par les idées claires. Celles-ci sont irréductibles entre elles et non hiérarchisées en genres et espèces; mais de chacune, découle une série d'applications, elles-mêmes connaissables intuitivement et allant toujours en ligne droite comme une série de théorèmes géométriques. L'effort du savant est de se faire un tableau d'ensemble du monde par une suite ininterrompue et coordonnée d'intuitions et d'idées claires, toutes pleinement intelligibles: parce que notre connaissance, grâce à l'innéisme, domine et mesure en quelque sorte le réel.

La méthode cartésienne ou de l'idée claire est donc, par définition, une méthode intuitive. On doit aussi l'appeler une méthode mathématique, d'abord parce qu'elle est toute à priori: le mathématicien, en effet, ne raisonne que sur des grandeurs abstraites, sans se préoccuper si les corps réalisent pleinement ses conceptions. De plus, elle est simplificatrice, dispensant des règles jugées trop compliquées de la logique d'Aristote, de même que le mathématicien ne procède que par comparaisons très simples entre grandeurs. Aussi conduisit-elle Descartes à d'importantes découvertes mathématiques [°862], et elle convenait spécialement à la physique moderne qui cherche à réduire les phénomènes en équations mathématiques; elle lui fournit ces hypothèses (atomisme, théorie des vibrations, etc.), tableaux d'ensemble destinés à soutenir l'imagination dans le calcul des lois. De là le succès du cartésianisme.

Mais cette méthode est insuffisante en philosophie pour expliquer le réel. Car le grave défaut de l'idéal scientifique qu'elle poursuit est de dépasser les forces de notre raison abstractive et de ne convenir qu'à un esprit pur ou un ange [°863]. C'est en effet le propre des anges d'avoir à leur usage des idées innées et intuitives, douées formellement de vérité, parce qu'elles équivalent à nos jugements, et qui constituent une science pleinement indépendante de l'expérience. Mais pour nous «faire» anges, Descartes nous dépouille de notre source naturelle de vérité, l'expérience sensible; et comme en réalité nous n'avons pas non plus la source angélique de l'intuition, la pente logique du système conduira au scepticisme idéaliste de Hume [°864].

En résumé: Descartes ayant douté de tout, trouve cette unique vérité indubitable: «Je pense, donc je suis», parce que dans le fait même de son doute, sa conscience la lui affirme clairement et distinctement. Il en fait le fondement de toute sa philosophie qu'il construit par la méthode intuitive et mathématique de l'idée claire.

Article 2. Le monde spirituel.

§324). Appliquant sa méthode de l'idée claire, Descartes fait surgir le monde spirituel tout entier de l'analyse de sa pensée, puisque «Je pense, donc je suis» est son unique certitude. Il considère d'abord sa pensée au point de vue subjectif, c'est-à-dire prise en elle-même, comme un phénomène affectant un sujet, et il en tire sa psychologie; puis il la considère au point de vue objectif, c'est-à-dire dans son contenu, en tant qu'elle fait connaître telle ou telle réalité, et il en tire sa théodicée .

1. - Point de vue subjectif: la psychologie.

Partant de son principe, Descartes assigne pour objet à la psychologie, la seule pensée; puis il précise les rapports de cette pensée avec l'âme d'où elle vient.

A) L'objet de la psychologie.

Descartes cherche à se faire une idée claire et distincte, et donc pleinement véridique de ce fait: «Je suis». Or ce n'est pas: «Je suis un animal raisonnable», idée très complexe et fort peu claire. Ce n'est pas non plus: «Un être ayant une figure, des bras, un corps», puisque l'hypothèse du mauvais génie me fait douter de la réalité de mon corps; ni donc: «Un être marchant, mangeant, sentant», ce qui supposerait la réalité du corps. Que suis-je donc? - «Praecise tantum res cogitans; quid est hoc? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens, imaginans quoque et sentiens» [°865].

Ainsi, la pensée, objet de la psychologie enveloppe 1) les idées proprement intellectuelles, 2) les actes volontaires, 3) les phénomènes sensibles, connaissance ou passions. Bref, l'objet de la psychologie est la PENSÉE en désignant par ce mot «tout fait de conscience» [°866].

En classant de la sorte la connaissance sensible parmi les pensées, Descartes brisait résolument avec la théorie habituelle jusque là, où la sensation était définie comme l'acte commun de l'âme et du corps: actus conjuncti. Il la scinde au contraire en deux éléments hétérogènes: d'un côté, les phénomènes organiques qui s'expliqueront par le mécanisme [§333], mais qui pour le moment restent dans la pénombre du doute méthodique; - de l'autre côté, la connaissance sensible comme fait de conscience exprimé immédiatement par l'idée claire du moi, et par conséquent, doué d'infaillible vérité. Il s'en suit évidemment que pour Descartes, la perception sensible est l'opération exclusive de l'âme et qu'elle jouit des mêmes propriétés de simplicité et de spiritualité reconnues aux actes d'intelligence [°867] et aux autres «pensées», comme nous allons le voir.

B) Rapports de la pensée et de l'âme.

§325). En approfondissant son idée claire du «moi pensant», Descartes croit pouvoir ajouter deux précisions importantes: le moi est substantiel et incorporel.

1re Thèse. La pensée constitue la substance et l'essence du moi personnel, parce qu'elle en est l'attribut fondamental.

Pour établir cette thèse, Descartes se base sur les notions de substance, d'attribut et de mode.

La substance se définit «res quae ita existit ut nulla alia re indigeat ad existendum». Au sens strict, note Descartes, Dieu seul réalise cette définition; mais les natures créées «possunt sub hoc communi conceptu (substantiae) intelligi, quod sint res quae solo Dei concursu egent ad existendum» [°868]. La substance est la réalité qui correspond pleinement à notre idée claire et distincte, parce qu'elle existe en soi, bien séparée de toute autre. C'est pourquoi, entre deux substances, objets de deux idées claires, il y a nécessairement distinction réelle.

Cependant, ce n'est pas par son existence toute nue que la substance se révèle à notre idée, mais par ses attributs et ses modes.

L'attribut est une qualité inséparable de la substance. Il n'est donc pas possible de se faire une idée claire et distincte de la substance sans penser à ses attributs; c'est pourquoi il n'y a ici qu'une distinction de raison. Parmi les attributs, il en est un plus important qui est la source de tous les autres: il constitue l'essence de l'être.

Quant aux modes, ce sont des qualités variables, non nécessaires à l'idée; et Descartes, sans plus de précision, met une distinction modale entre la substance et son mode ou entre deux modes d'une même substance [°869].

En appliquant ces notions, on voit d'abord que le moi est connu par une idée claire et distincte, puisqu'il est saisi par l'intuition fondamentale: «Je pense, donc je suis». Il se manifeste capable d'exister indépendamment de tout autre sujet, n'exigeant que le concours de Dieu: il est donc une substance.

D'autre part, la pensée est une qualité absolument inséparable du moi; elle s'identifie tellement à son existence que «peut-être même, dit Descartes, il se pourrait faire, si je cessais totalement de penser, que je cesserais en même temps tout à fait d'être» [°870]. La pensée est donc un attribut qui s'identifie avec la substance de l'âme.

Enfin, elle est l'attribut fondamental dont tous les autres faits de conscience, vouloir, désirs, etc., ne sont que des conséquences ou des formes. La pensée est donc l'essence même du moi personnel.

Du reste, il ne s'agit pas toujours, semble-t-il, d'une pensée actuelle, mais elle reste parfois virtuelle et implicite. En ce sens, l'enfant dès le début possède une âme pensante, car «il a, dit Descartes, les idées de Dieu, de lui-même et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, comme les personnes adultes les ont lorsqu'elles n'y pensent pas».

§326) 2e Thèse. Notre âme est une substance complète, absolument simple, par conséquent spirituelle et immortelle.

Cette thèse qui reprend le dualisme absolu de Platon [§58], découle aussi de la théorie de l'idée claire.

D'abord, l'idée du moi pensant apparaît «très évidemment» à Descartes comme celle d'une chose complète, c'est-à-dire d'une chose «qu'il peut concevoir toute seule en niant d'elle toutes les autres choses dont il a les idées» [°871]. D'où il suit (en supposant que la véracité divine garantit l'objectivité de l'idée claire) que cette chose existe toute seule et se distingue pleinement de tout le reste, en particulier des corps.

De plus, il est facile de voir que toutes les propriétés de la pensée s'opposent à celles du corps: elle n'est ni étendue, ni divisible, mais absolument simple; elle n'est pas non plus inerte et soumise au mouvement imprimé du dehors, mais elle est au contraire source d'activité, spécialement sous sa forme de volonté libre; et Descartes insiste sur cette puissance de la volonté qui a, dit-il, une sorte d'infinité. Notre âme est donc pleinement incorporelle ou spirituelle.

Il faut noter que cette preuve cartésienne se tire, non des actes d'intelligence et de volonté seulement, mais de tout fait de conscience même sensible en mettant en relief sa simplicité, d'où l'on conclut qu'il est une manifestation de l'âme à l'exclusion du corps.

Enfin, l'âme doit être dite immortelle de soi, car, d'une part, la simplicité la met à l'abri de toute dissolution, et, d'autre part, il n'est pas croyable que le changement matériel constaté à la mort [°872] atteigne en aucune façon une substance pleinement indépendante du corps. «Sed si de absoluta Dei potestate quaeratur, ajoute-t-il, an forte decreverit ut humanae animae iisdem temporibus esse desinant, quibus corpora quae illis adjunxit destruuntur, solius est Dei respondere» [°873].

C) Valeur de la psychologie cartésienne.

§327). On peut dire que la psychologie cartésienne s'oppose par tous ses aspects à la psychologie de la grande scolastique et spécialement de saint Thomas. Celle-ci s'appuyait avant tout sur les faits d'expérience, s'efforçant de les interpréter par la thèse de l'âme à la fois subsistante et forme du corps. Descartes néglige ces faits au profit de ses déductions à priori. Il ne nie pas sans doute la dépendance et l'union de l'âme au corps; il écrira même un jour: «Debes profiteri te credere hominem esse verum ens per se, non autem per accidens, et mentem corpori realiter et substantialiter esse unitam» [°874]. Mais ses affirmations les plus claires vident ces formules scolastiques de tout leur sens et il avouera que ce problème est insoluble en sa philosophie [§334].

La source de ces graves déviations est dans la portée exagérée qu'il donne à l'intuition du moi. Nous n'avons pas, comme il le pense, la vision directe de notre âme en tant que substance complète et spirituelle. Dire que, selon les exigences d'une rigoureuse critique, nous atteignons seulement par expérience interne, le fait de conscience, le pur phénomène séparé de tout sujet, c'est l'exagération opposée, défendue par Kant et les phénoménistes.

La vérité est dans un juste milieu: nous connaissons par une sorte d'intuition, et nos faits de conscience, et l'existence d'un sujet substantiel pensant, car il est immédiatement évident qu'une pensée ne peut exister sans une substance agissante qui la produise [§262]. Mais cette évidence n'est pas la seule valable, laissée après le doute méthodique comme fondement de toute certitude. Il est d'autres affirmations également évidentes et par conséquent reconnues dès le début de la critique comme infailliblement vraies, soit dans l'ordre des faits extérieurs, grâce à l'intuition sensible, soit dans l'ordre des premiers principes abstraits.

On peut cependant reconnaître au Cogito, ergo sum, un double avantage: son objet est plus aisément présent, et cet objet est d'une certaine façon spirituel. En ce sens, Descartes pouvait légitimement le choisir comme point de départ privilégié. Mais cette intuition, pour être infailliblement vraie, doit se cantonner dans les bornes de l'évidence immédiate, et alors, elle ne nous révèle rien explicitement sur la nature de notre moi pensant. Est-il une substance complète ou incomplète, matérielle ou spirituelle? Il reste à l'établir par raisonnement, par exemple en montrant que certains faits de conscience ne s'expliquent que par un principe spirituel; et nous atteindrons ainsi l'infaillible vérité en nous conformant aux règles de l'évidence critique. Mais l'intuition de notre conscience sensible qui a aussi sa pleine valeur, nous affirme plutôt que notre moi complet est un être mixte et non un pur esprit.

Descartes a magnifiquement mis en lumière deux grandes vérités métaphysiques: la suréminence de la pensée sur le corps, et la subsistance de l'âme humaine; il les a présentées dans le cadre nouveau de la critique, capable de leur donner un puissant relief; mais en minimisant la valeur de l'expérience, il a ressuscité la vieille erreur platonicienne du spiritualisme exagéré. Il y était d'ailleurs entraîné par tout le poids de sa méthode: de même que la théorie modérée de l'abstraction a pour corollaire la thèse de l'âme spirituelle forme du corps, le principe de l'idée claire purement intuitive conduit irrésistiblement à la thèse de l'âme, substance spirituelle complète.

On peut aussi reprocher à Descartes une inconséquence dans sa méthode. Après avoir mis en doute toutes les vérités, sauf une seule: Cogito, ergo sum, nous le voyons faire usage d'un grand nombre de principes et de définitions qu'il n'a pas déduits de son moi; il va de même, pour démontrer l'existence de Dieu, faire appel sans scrupule au principe de raison suffisante. On peut dire pour sa défense que le philosophe critique, pour avancer dans ses réflexions et résoudre son problème, doit pouvoir user de toutes ses connaissances évidentes; et Descartes en effet fait toujours appel à la lumière naturelle, c'est-à-dire à l'intuition et à l'idée claire [°875]. Néanmoins, la rigueur de son doute initial semblait le lui défendre, et nous avons ici un aveu implicite et une correction de ce qu'il avait d'exagéré.

2. - Point de vue objectif: la théodicée.

§328). Au point de vue subjectif, toutes nos pensées sont identiques: elles sont des faits de conscience, actes simples et spirituels. Mais au point de vue objectif, elles n'ont pas toutes la même valeur pour révéler le réel. Descartes commence par les classer; puis, en analysant l'une d'elles, il conclut à l'existence de Dieu; enfin cette existence fonde l'objectivité des autres idées.

A) Classification des pensées.

Il faut distinguer trois catégories de pensées ou de faits de conscience:

a) Les faits purement représentatifs: Descartes leur réserve le titre d'idées, c'est-à-dire d'images exprimant un objet, «comme si je me représente un homme ou une chimère, ou le ciel ou un ange, ou Dieu même» [°876].

b) Les faits purement actifs qui se subdivisent en deux groupes: 1) les volitions comprenant tous les actes où l'âme est cause efficiente, comme aimer Dieu, désirer un fruit; 2) les affections ou sentiments comprenant les plaisirs et les douleurs comme jouir d'un ami, souffrir d'une blessure [°877].

c) Les faits à la fais actifs et représentatifs: ce sont les jugements qui consistent, selon Descartes, dans l'attribution d'une idée à une autre, accomplie par la volonté libre [§320].

De ces trois groupes, celui des idées peut seul exprimer valablement la réalité extérieure; car les faits actifs la supposent connue et les jugements ne sont jamais infaillibles, selon Descartes. Mais on distingue de nouveau trois sortes d'idées:

1) Les idées adventices qui semblent venir actuellement du dehors, comme «si je vois le soleil, si je sens la chaleur».

2) Les idées factices que nous fabriquons nous-mêmes au moyen des autres, comme «celles de sirènes, d'hippogriffes et autres semblables chimères» [°878].

3) Les idées innées que nous tenons de notre propre nature et qui sont précisément les idées claires comme celles de l'âme, de Dieu, de l'étendue.

Pour déterminer lesquelles parmi ces idées représentent la réalité, on ne peut évidemment se fier au travail du sujet: les idées factices n'ont pas de valeur objective. On ne peut non plus s'en rapporter à l'influence de l'objet extérieur, puisque seule l'idée claire est source d'infaillible vérité: les idées adventices à leur tour n'ont pas de valeur objective. C'est pourquoi, faisant appel à la lumière naturelle par laquelle «il est manifeste qu'il doit y avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet» [°879], Descartes pose ce principe général de solution:

Le contenu objectif d'une idée doit avoir pour raison suffisante un être réel qui en possède la perfection, soit formellement, soit éminemment; sinon, il faudrait dire qu'il y a dans l'idée quelque chose de réel qui vient de rien.

Or, avec la réalité objective de deux idées: celle du moi et celle de Dieu, on peut expliquer toutes les autres. L'idée du moi contient les éléments de celles des autres hommes, des animaux et même de l'étendue (au moins éminemment); l'idée de Dieu explique celle des anges. Le moi nous a déjà donné une psychologie; reste à examiner l'idée de Dieu pour en tirer une théodicée.

B) L'existence de Dieu.

§329). Nous avons l'idée d'un Être infini, parfait, Créateur et cause incausée. Par elle, nous pouvons démontrer l'existence de Dieu par deux voies:

a) Voie de la raison suffisante. «Je n'aurais pas l'idée d'une substance infinie, moi qui suis fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fut véritablement infinie» [°880]. Cette preuve est une application du principe posé plus haut: le contenu de l'idée d'infini exige comme raison suffisante l'existence de Dieu. On ne peut objecter que cette idée est obtenue en niant les limites aux perfections finies; car «je vois manifestement, répond Descartes, qu'il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la substance finie». L'idée est donc positive et je suis incapable de la produire moi-même. Cette perfection de l'idée de Dieu montre en outre qu'elle est innée, comme celle du moi.

Moi-même qui ai cette idée, ajoute Descartes, je ne puis expliquer mon existence par moi-même: j'ai commencé d'exister, je puis cesser d'être; je ne puis pas davantage me donner l'être à l'avenir que je ne pouvais sortir seul du néant. Inutile aussi de faire appel aux parents, «parce qu'il s'agit moins de la cause qui m'a produit autrefois que de celle qui me conserve présentement» [°881]. Il faut donc que Dieu, Être nécessaire, existe comme source créatrice et conservatrice de mon être contingent; et parce que je suis intelligent, libre et possédant l'idée d'infini, Dieu est aussi intelligent, libre et infini.

b) Voie de l'idée claire. «Il n'y a rien en soi de plus clair et de plus manifeste, que de penser qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire un Être souverain et parfait en l'idée duquel seul l'existence nécessaire ou éternelle est comprise et par conséquent qui existe». Si l'on considère un triangle, on trouve en son essence trois angles égaux à deux droits, mais non pas l'existence réelle d'une telle figure; au contraire, si l'on considère l'idée de Dieu, on constate parmi ses propriétés essentielles l'existence réelle, parce que sa perfection exige qu'il soit l'Être nécessairement existant. «Par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être parfait, est ou existe, qu'aucune démonstration de géométrie le saurait être» [°882].

C) Valeur de ces preuves.

§330). Par cette dernière preuve, Descartes ressuscitait l'argument ontologique de saint Anselme dont nous avons montré plus haut [§223] la valeur et la faiblesse. Il vaut ici ce que vaut la théorie de l'idée claire et de l'intuition cartésienne dont il est une application manifeste.

En soi, la preuve par la contingence atteint son but, en admettant, malgré le doute universel du début, la vérité du principe de causalité. Mais pour Descartes elle ne constitue pas un argument spécial; car, pour conclure à l'existence du vrai Dieu qui est l'Être infini, il faut considérer que nous possédons l'idée d'infini sans pouvoir en être source.

Quant à cette preuve par l'idée d'infini, elle n'est pas incontestable, car elle confond l'idée parfaite qui ferait connaître Dieu tel qu'il est et exigerait l'intuition de son essence, - et l'idée imparfaite qui fait connaître Dieu uniquement par analogie avec les créatures. Cette seconde idée est la seule que nous possédons ici-bas et nous pouvons la produire par abstraction, généralisation et raisonnement. - À un autre point de vue, le principe de raison suffisante, fondement de la preuve, régit le monde réel, en sorte que, d'un effet réel comme la chaleur, on conclut légitimement à l'existence d'une source de chaleur. Mais Descartes l'applique au monde idéal: d'une perfection pensée, il conclut à l'existence réelle de cette perfection; il revient ainsi au principe fondamental de l'idée claire.

D) L'objectivité du monde externe.

§331). Descartes n'a pas exposé une théodicée complète. Plus loin, il reparlera de Dieu pour expliquer le mouvement. Ici, après avoir retrouvé cette deuxième [°883] vérité infaillible, l'existence de Dieu, il en fait la base de toutes nos autres certitudes. En effet, «Dieu n'étant sujet à aucun défaut, il est assez évident qu'il ne peut être trompeur, puisque la lumière naturelle nous enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut» [°884]. Il ne nous trompe donc pas en créant et en conservant notre âme et nos idées: l'objection du mauvais génie est résolue.

Il suit de là que toutes les idées que nous tenons naturellement pour objectives, le sont en effet. La seule condition pour ne pas se tromper est de s'en tenir à ce qu'elles contiennent clairement et distinctement. Nous trouvons ici une base solide à l'objectivité du monde externe: s'il n'existait pas, Dieu nous tromperait en déposant en nous l'idée innée du corps [°885].

Descartes en conclut aussi que toutes nos vérités dépendent du bon plaisir divin. Dieu étant essentiellement libre, aurait pu nous donner une raison et des idées toutes différentes de celles que nous possédons, en sorte que, par exemple, 2 + 3 = 4 serait évident et certain [°886]. Ce volontarisme n'est d'ailleurs que l'envers du rationalisme: pour Descartes, Dieu n'est pas source de nos vérités comme fondement dernier des essences, mais il en est seulement le garant par sa puissance créatrice. À partir de l'idée claire, notre science se suffit à elle-même en pleine clarté rationnelle.

E) Idéalisme cartésien.

§332). Avec ce rôle de Dieu, nous avons la solution complète du problème critique en cartésianisme: elle reste réaliste, mais par un détour et en commençant par une position franchement idéaliste. Le point de départ est en effet un ensemble d'idées conçues, non plus comme pur moyen de connaître un objet, mais comme un objet de connaissance arrêtant pour elles-mêmes le regard de l'esprit [°887]. Enfermé dans sa conscience, le philosophe critique se représente ainsi ses idées comme des images toutes subjectives, données indépendamment du réel et il se demande, selon l'expression de Descartes, «si les idées qui sont en moi sont semblables ou conformes à des choses qui sont hors de moi» [°888]. Il est clair qu'en ce moment, si l'on pose ainsi le problème, nous ne connaissons que nos idées, ce qui est la formule même de l'idéalisme [°889].

Descartes rejoint le réel en jetant à la manière d'un pont, entre le moi et le non moi, la véracité divine et l'innéisme de l'idée claire. L'histoire nous montrera la fragilité de ce pont et nous verrons s'épanouir les grands systèmes idéalistes dont nous trouvons ici les premiers germes.

En résumé: L'analyse de la pensée permet à Descartes de reconstruire 1) la psychologie en définissant l'âme par son attribut, la pensée; 2) la théodicée, l'idée de Dieu ne pouvant être causée que par Dieu même. En même temps, il trouve en Dieu une base à l'objectivité du monde corporel.

Article 3. Le monde corporel.

§333). L'idée claire de la pensée a conduit Descartes à un spiritualisme exagéré qui ouvre la voie à l'idéalisme; l'idée claire du corps le mène au mécanisme qui fraye le chemin au positivisme. De là découle un dualisme radical qui rend insoluble le problème de l'union de l'âme et du corps; enfin un essai de morale couronne l'étude de l'homme.

A) Le mécanisme.

Descartes trouve en cette théorie l'explication, soit des corps en général, soit des corps vivants, y compris celui de l'homme, soit de l'origine du mouvement.

1) Le corps en général. Selon Descartes, l'essence du corps est l'étendue. En effet, pour trouver l'idée claire et distincte du corps, il faut en éliminer tout ce qu'il est possible sans le détruire, et cela fait, il ne reste que l'étendue ou la quantité. Avec cet attribut fondamental qui en est l'essence, les seuls attributs du corps sont la divisibilité, la figure et le mouvement.

Or, ces propriétés sont toutes opposées à celles de la pensée, de sorte que le corps qui n'est qu'étendue, ne peut agir sur l'âme qui n'est que pensée. D'où ce corollaire important: nos idées de couleurs, de son et autres qualités sensibles, au même titre que nos pensées d'ordre affectif, douleurs, joies, etc., sont en nous à l'occasion de la présence d'un corps, mais elles ne nous disent rien sur la nature de ce corps; elles sont l'oeuvre exclusive de l'âme. Pour ces propriétés qu'on a appelées «qualités secondes» par opposition à la quantité, nommée «qualité première» [°890], Descartes enseigne déjà une solution définitivement idéaliste.

2) Les corps vivants. Le végétal, l'animal, le corps humain sont évidemment des corps; par conséquent, toute leur réalité est une étendue douée de mouvement. Ainsi, toute la partie de la psychologie qui traite, non seulement des puissances végétatives, mais aussi des facultés sensibles (sens externes et internes en tant qu'ils relèvent du corps) devient un chapitre de mécanique. «Ces fonctions, dit Descartes, suivent toutes naturellement en cette machine de la seule disposition de ses organes, ni plus ni moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate, de celle de ses contre-poids et de ses roues» [°891]. Car «il n'existe dans tout l'univers qu'une seule et même matière» connue par l'idée claire d'étendue; et puisque les lois de la mécanique expliquent tous les phénomènes de la nature «comme nous le verrons, dit Descartes avec assurance, il n'y a pas à chercher d'autres principes, comme serait l'âme végétative ou sensitive» [°892]. Les animaux n'ayant pas d'âme pensante, sont de purs automates.

Ainsi, en dehors de la psychologie, Descartes n'admet qu'une seule connaissance vraie du réel, le mécanisme qu'on peut définir: «La théorie philosophique expliquant toutes les substances et toutes les propriétés et transformations du monde corporel par deux principes seulement: une matière homogène et le mouvement local» [°893].

Mais la matière, étant inerte, ne peut recevoir le mouvement que du dehors: d'où la nécessité d'en chercher les causes.

3) Causes du mouvement. Il faut d'abord proscrire les causes finales, parce que nous ne devons pas avoir la prétention de pénétrer les desseins de Dieu. Il suffit donc de déterminer les causes efficientes ou les lois des mouvements [°894] dont la variété constitue toutes les modifications de la matière. Cette recherche est le programme même de la science moderne, de sorte que le cartésianisme semble construit tout exprès pour la justifier philosophiquement.

La cause générale de tous les mouvements du monde ne peut être que Dieu, car l'univers étant une masse inerte, il faut, pour le mouvoir, créer le mouvement en le tirant du néant [°895], ce qui exige une puissance infinie. Et parce que Dieu est immuable, il conserve immuablement ce qu'il a produit: la quantité de mouvement de l'univers est immuable. Cette loi, sous la forme plus générale du principe de la conservation de l'énergie [°896], est une des bases de la science moderne; mais Descartes la démontrait à priori, tandis que les savants en fondent la valeur sur sa conformité avec les faits d'expérience.

B) Le dualisme.

§334). Les causes particulières des divers mouvements sont étudiées dans les ouvrages scientifiques [°897]. Un seul cas intéresse la philosophie et a embarrassé Descartes:

Notre âme est cause particulière des mouvements de son corps.

Elle agit et pâtit avec lui; elle souffre et désire suivant ses dispositions. C'est un fait évident que Descartes reconnaît: «La nature m'enseigne, écrit-il, par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps ainsi qu'un pilote en son navire, mais outre cela que je lui suis conjoint très étroitement, et tellement confondu et mêlé que je compose comme un seul tout avec lui» [°898].

Mais l'âme et le corps restent deux substances complètes dont les attributs sont irréductiblement opposés: le corps, semble-t-il, ne peut agir sur l'âme, ni l'âme mouvoir directement le corps. Pour réduire la difficulté, Descartes enseigne que l'âme réside spécialement dans la glande pinéale où elle est en contact avec les «esprits animaux» [°899] dirige les mouvements du corps et en reçoit les contre-coups. Mais en quoi consiste cette union? Il tente bien d'en préciser la nature grâce à l'idée de force, notion primitive que nous trouvons en nous et que nous attribuons à tort à des phénomènes physiques, comme la pesanteur, car elle nous est donnée par la nature pour concevoir cette union même «comme la force dont l'âme agit sur le corps». Mais il finit par un aveu d'impuissance: «Il ne semble pas, dit-il, que l'esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement, et en même temps la distinction d'entre l'âme et le corps et leur union, à cause qu'il faut pour cela les concevoir comme une seule chose et ensemble les concevoir comme deux, ce qui se contrarie» [°900].

C) La morale.

§335). Au moment d'entrer dans le doute universel, Descartes établit trois règles d'une morale provisoire, destinée à lui permettre une vie tranquille, malgré le doute théorique. On peut les résumer en trois mots: a) Conformisme social, ordonnant de suivre les lois et la religion de son pays; b) constance dans la volonté, pour garder l'égalité d'âme; c) modération dans les désirs, «tâchant toujours plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs que l'ordre du monde» [°901]. Après avoir établi la nature de Dieu, de l'âme et du monde, il retrouve ces règles, mais comme des conclusions déduites scientifiquement et, pour ainsi dire, mathématiquement, des certitudes précédentes.

De ces vérités philosophiques découlent en effet, soit les principes généraux de notre conduite, soit les applications particulières, en présupposant que la morale nous apprend «à conduire nos pensées et à régler nos actions ainsi qu'il convient pour être heureux» [°902].

1) Un double principe général découle de la nature de Dieu et de l'âme. D'abord, puisque Dieu est également tout-puissant et infiniment bon, «tout ce qui nous arrive est inévitable, mais nous arrive pour notre bien»; c'est pourquoi la métaphysique «nous enseigne l'acceptation confiante de tous les événements, fondée sur l'amour de Dieu qui nous les envoie» [°903].

Ensuite, notre âme, étant spirituelle et radicalement distincte des corps, doit bannir la crainte de la mort et mépriser les biens du monde. Celui-ci d'ailleurs, ayant une étendue immense, recèle des énergies qui nous échappent et dont il serait déraisonnable de se préoccuper. Nous devons au contraire respecter les autres hommes avec lesquels nous vivons, et la société qui nous accueille: c'est un devoir évident de justice et de reconnaissance. Le conformisme social trouve ainsi sa justification.

2) Pour appliquer ces règles générales dans le détail de nos actions et de nos jugements, l'obstacle principal est l'irrésolution. «L'irrésolu est un homme qui ne se décide pas, faute de voir clairement ce qu'il faut faire et qui finit généralement par se décider au hasard » [°904]: d'où erreurs désastreuses, troubles et regrets. Or la source de l'irrésolution «qui nous masque habituellement la vue des décisions à prendre», ce sont les passions. Le meilleur remède sera la connaissance réfléchie de nos passions.

Descartes, selon les principes de son dualisme, distingue deux parties dans la passion: a) la partie consciente qui a les propriétés de la pensée et où se rencontrent six formes essentielles, l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse; en ce domaine, la volonté libre a tout pouvoir pour tout soumettre à la raison; - b) la partie corporelle qui est constituée par certains mouvements des esprits animaux et suit les lois du mécanisme; ici, les préceptes de la médecine viendront en aide à la morale pour calmer les troubles organiques et maîtriser plus aisément les passions.

Cette maîtrise nous permet de vivre selon la droite raison et d'atteindre ainsi la sagesse et le vrai bonheur, en pratiquant la modération des désirs et la constance de la volonté qui trouvent ainsi, à leur tour, leur justification.

En résumé: L'idée claire du corps ne comprenant que l'étendue avec la figure et le mouvement, la seule vraie science des corps est le mécanisme. Les idées des autres propriétés ne sont pas objectivement valables (idéalisme). L'opposition créée entre l'âme et le corps rend insoluble le problème de leur union et de leur action réciproque. Appliqués à la pratique, ces principes orientent vers une morale à tendance stoïcienne.

§336) CONCLUSION. L'immense influence du cartésianisme sur la pensée moderne vient à la fois de sa valeur intrinsèque et de l'opportunité de son apparition. «Descartes, dit le P. Maréchal, réunissant en soi la plupart des aspirations de son époque, sut y donner une réponse qui parut alors satisfaisante à beaucoup d'esprits désenchantés des philosophies officielles. Il eut le mérite de restaurer hardiment le sens métaphysique qui se perdait; mathématicien, il réintroduisit en philosophie, à l'encontre d'un éclectisme désagrégeant, le souci de la rigueur et de l'unité systématique; physicien non moins que philosophe, il saisit et domina les tendances scientifiques les plus fondamentales de son époque. Il donnait ainsi satisfaction à trois grandes et inévitables exigences de la pensée humaine: l'exigence éternelle d'une métaphysique, l'exigence de l'unité rationnelle dans la spéculation, et aussi l'exigence d'une harmonie des doctrines philosophiques avec les intérêts théoriques et pratiques de son temps» [°905].

Mais en accomplissant cette grande tâche à laquelle avait failli la scolastique décadente, Descartes ne se contenta pas de respecter les nouvelles vérités de la science mathématique naissante, il en épousa pleinement l'esprit rationaliste [°906]. Sa doctrine est une affirmation résolue d'indépendance totale et d'auto-suffisance de notre raison pour atteindre la pleine vérité naturelle.

Il récuse d'abord tout secours d'ordre surnaturel: «Jamais, dit Bréhier, il n'a fait intervenir spontanément, dans le tissu de sa philosophie, le moindre dogme spécifiquement chrétien et catholique. Il a affirmé sa foi non pas en tant que philosophe, mais en tant que citoyen d'un pays catholique» [°907]. Il évite délibérément de chercher ses inspirations dans les dogmes révélés ou d'éclairer ses démarches aux lumières de la Foi.

Il s'affranchit plus encore de la tradition: «Ce que les anciens ont enseigné, a-t-il écrit, est si peu de chose et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir aucune espérance d'approcher de la vérité qu'en m'éloignant du chemin qu'ils ont suivi», et c'est pourquoi il décide de rebâtir à neuf son système en rejetant une bonne fois toutes les opinions qu'il avait eues jusque-là en sa créance [°908].

Enfin, l'expérience elle-même n'a chez lui qu'un rôle secondaire pour découvrir le vrai. Il ne fait pas appel à l'influence de l'objet, mais aux seules lumières de l'idée claire, si bien que celle-ci, dans son sens le plus profond, tend à mesurer le réel comme l'Idée divine créatrice dont elle est une participation, au lieu d'en dépendre comme nos idées abstraites.

Descartes resta jusqu'à sa mort un catholique convaincu; il est aussi un grand philosophe, mais sa doctrine n'est plus une philosophie chrétienne. Elle inaugure au contraire l'orientation toute nouvelle de la philosophie moderne où la raison est si jalouse de son indépendance et si témérairement confiante en ses propres forces qu'elle en vient enfin à se diviniser en affirmant le panthéisme [°909].

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