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Précis d'histoire de philosophie (§632 à §650)

3. - Les disciples. Max Scheler (1874-1928).

§632). Husserl a eu de nombreux disciples: par sa nouvelle méthode, bien plus riche et profonde que les analyses superficielles de la psychologie expérimentale et les observations externes des sciences positives, il est vraiment devenu chef d'école au XXe siècle. Ses propres analyses, surtout en Logique, si pleinement soumises aux faits sous tous les aspects, suggèrent de multiples applications en diverses directions: esthétique, psychologie, morale, religion, sociologie, etc., où beaucoup se sont engagés après lui; c'est par là que son influence s'est exercée de façon durable et bienfaisante. Nous la verrons surtout chez les existentialistes; mais d'abord nous signalerons deux auteurs qui semblent plus directement continuer Husserl.

A) H. Dumery, dans son ouvrage principal: Philosophie de la Religion (2 vol., 1957) se propose de soumettre le contenu de la religion révélée judéo-chrétienne à la critique rigoureuse de la réduction phénoménologique, afin d'en dégager l'infaillible vérité; ce qui, au sens de Husserl, est en effet le but même de la philosophie comme science au sens strict. Ses analyses sont remarquables au plan de la psychologie pour dégager la signification du christianisme, complément du judaïsme, et pour préciser la valeur profonde des rites et des dogmes de l'Église catholique. Mais quand il passe au plan de la réduction transcendantale pour déterminer la part d'infaillible vérité contenue dans le Message révélé, il soumet celui-ci à la règle rigoureuse de l'évidence apodictique, obtenue par la technique de cette réduction transcendantale; et par là, il n'évite pas clairement le danger d'une interprétation rationaliste, signalé plus haut.

Est-ce à dire qu'on ne puisse appliquer la méthode de critique rigoureuse de Husserl à la religion révélée pour en justifier l'infaillible vérité? Il ne le semble pas; car une méthode n'est comme telle ni vraie ni fausse; et si elle est efficace pour fonder la vraie philosophie, elle doit l'être aussi pour fonder la vraie religion. Mais pour s'appliquer légitimement au donné révélé, elle doit d'abord reconnaître, pour s'y adapter, le statut spécial de cette source de vérité qui vient directement de Dieu et dépasse la portée naturelle de toute intelligence humaine ou créée. L'évidence apodictique qui peut seule en justifier l'infaillible vérité, est celle du témoignage qui transmet le Message divin, objet de notre Foi, et non celle de l'intuition qui fonde nos sciences. Une telle critériologie n'est plus une philosophie, mais une théologie, ou plus exactement cette «porte» de la théologie surnaturelle qui justifie la valeur du donné révélé et qu'on appelle l'Apologétique (ou Théologie fondamentale). À la philosophie de la Religion telle que la conçoit H. Duméry, il serait peut-être possible de donner comme objet le sentiment et les croyances religieuses humaines qui ne dépassent pas, comme phénomène observable, les bornes de la nature [°1938]; mais non pas, certes, l'unique vraie Religion qui dépend de la divine Révélation.

§633). B) Max Scheler [b172] (1874-1928). Né à Munich, il fut longtemps professeur à l'Université de Cologne (1919-1928). Après un court passage à celles d'Iéna et de Munich, il venait d'arriver à celle de Francfort-sur-le-Main quand il mourut. Il fut un penseur très original, difficile à classer dans une école, car sa doctrine a fortement évolué. Il est d'abord élève de R. Eucken [§683] qui lui inspire sa profonde estime pour la philosophie de saint Augustin, et ses premières oeuvres se rattachent au courant de la philosophie religieuse et spiritualiste. Dans la seconde période, celle de sa maturité, il élargit ses analyses au domaine des valeurs; il devient, a-t-on dit, le «Nietzsche catholique» et prend rang dans la Philosophie des valeurs. Cependant, c'est surtout à la phénoménologie de Husserl qu'il se rattache alors, de façon d'ailleurs originale, en transportant la méthode du plan scientifique à celui de la morale et du sentiment. Son oeuvre principale: «Le formalisme en Ethique», parut d'abord dans la Revue de Husserl (1913-1916). - Mais il n'en reste pas là: ses derniers ouvrages marquent un retour vers le naturalisme, et une sorte de «panenthéisme», où il considère désormais l'homme comme le «lieu unique où Dieu se fait»; mais sa mort précoce l'empêcha de développer clairement ce dernier aspect. Nous donnerons donc une idée de ses théories les plus achevées concernant la connaissance, l'amour et la personnalité: elles constituent comme un trait d'union entre l'intellectualisme absolu de Husserl et l'application de sa méthode à la vie personnelle des hommes, dans l'existentialisme.

§634). 1) La connaissance. M. Scheler en distingue trois degrés:

Le premier degré est la connaissance des sciences positives qui explorent le monde sensible. Dans la méthode expérimentale dont elles usent, le choc des objets qui résistent à nos désirs et canalisent nos interprétations, est la preuve de l'existence réelle de ce monde.

Le second degré est la connaissance philosophique au sens de Husserl, dont le vaste domaine est celui des essences, monde des vérités éternelles et infaillibles: Scheler les appelle «die Washeit», mot qui traduit exactement «Quidditas» des scolastiques. On obtient cette «structure essentielle» par la méthode de Husserl, surtout la réduction eidétique. On peut l'appeler aussi un «à priori», mais non au sens formel de Kant: c'est un «à priori» matériel ou objectif; car l'essence de l'être n'est pas produite par notre pensée mais s'impose à elle avec ses lois et ses propriétés. Or M. Scheler voit ces structures, non seulement dans les essences philosophiques, mais dans les lois de la nature; et chez l'homme dans les vérités non seulement d'ordre spéculatif, mais aussi d'ordre affectif, l'ordre de l'amour et des valeurs: c'est par là surtout qu'il développe la phénoménologie. Husserl avait distingué trois zones fondamentales de la connaissance humaine: «Wissen, Willen, Werten» et il n'avait exploré que la première pour faire de la philosophie une science au sens strict; Scheler s applique aux deux autres, les vouloirs et les valeurs. C'est par là aussi, semble-t-il, qu'il adhère pleinement, au temps de sa maturité, à la religion catholique en reconnaissant, au-delà des évidences spéculatives, la valeur des intuitions du «coeur» au sens pascalien.

Le troisième degré de connaissance est d'ordre purement métaphysique; il porte, soit sur les «idées-limites» où conduisent comme à une sorte d'absolu les sciences particulières, par exemple, en science biologique, la nature de la vie; soit sur l'Absolu plénier qui apparaît dans l'Être universel. Nous retrouvons ici le problème le plus délicat de la métaphysique de Husserl, d'autant plus que la méthode phénoménologique présente cet Absolu comme constitué par le «Cogito» et par là, dépendant en quelque sorte de notre moi; c'est pourquoi Scheler dit que ce 3e degré de connaissance ne peut sortir de l'être-objet, et trouve sa source dans l'anthropologie philosophique. La métaphysique, selon lui, doit être une «méta-anthropologie» et c'est par là, sans doute, qu'il retombe, en sa dernière période, dans une notion de Dieu (Être absolu) entachée de naturalisme et de «panenthéisme».

§635) 2) Amour et Personne. Nous entrons ici dans le domaine du sentiment où Max Scheler développe une doctrine propre. On pourrait, semble-t-il, proposer comme vue centrale, la proposition suivante:

L'amour est capable de tout expliquer (à savoir Dieu et son oeuvre), parce qu'il se porte vers la personne comme valeur suprême et synthétique.

Disciple de Husserl, M. Scheler avance «sans aucun présupposé» et propose des classifications nouvelles correspondant à ses analyses phénoménologiques, sans tenir compte des cadres courants. Il estime pourtant retrouver dans les méditations de saint Augustin sa propre pensée qu'il oppose au contraire à celle de saint Thomas [°1939]. Nous veillerons donc à l'exposer sans la trahir, tout en la rendant accessible aux cadres traditionnels, comme nous l'avons fait pour Husserl et Kant.

Pour Scheler, les phénomènes du sentiment ou de l'amour constituent un monde indépendant d'essences à priori qui, de soi, ne découlent pas de la connaissance: c'est «l'Emotionaler Apriorismus». Il y a en effet des phénomènes d'amour qui ne comportent pas de connaissance: il faut donc mettre celle-ci «entre parenthèses» pour définir l'amour comme tel, bien qu'indirectement elle puisse intervenir. C'est avec ce que les modernes appellent «valeur» que l'amour est en relation, la valeur étant l'objet propre de nos activités conscientes dans l'ordre des sentiments (Fühlen). L'analyse des faits de conscience d'ordre affectif y distingue quatre aspects: l'élan (Streben), les fins (Zwecke), les objectifs (Ziele), les valeurs (Werte). La différence entre «fin» et «objectif», c'est que la fin est toujours présentée par la connaissance; l'objectif est le terme qui est essentiel à tout élan ou tendance; - et ce qui explique son action, ce qui déclenche l'élan, c'est la valeur qu'il contient: ainsi, la valeur est son contenu immédiat: elle est «unmittelbare Zielinhalt».

Considérées en leur rôle primordial, les valeurs se manifestent, chacune en son domaine, comme absolues; elles sont d'ordre qualitatif, ayant en elles-mêmes leur perfection qu'elles gardent immuablement, comme toute essence. Ce qui varie chez les hommes, c'est la connaissance qu'ils ont de ces valeurs et la part qu'ils leur accordent dans leur vie consciente et leurs décisions libres. Mais en elles-mêmes, les valeurs, soit naturelles ou esthétiques, soit religieuses ou sacrées, etc., restent ce qu'elles sont avec toutes les exigences qui en découlent.

L'analyse phénoménologique découvre encore en nous un aspect important. En toutes nos activités non seulement de connaissance, mais de sentiment, d'instinct, de passion, d'amour, etc., nous constatons la présence d'un même sujet agissant ou souffrant. Ce moi fait la synthèse de tous les phénomènes passagers, non pas comme un simple lien entre eux, mais comme celui qui reste toujours le même en s'identifiant tour à tour avec chaque phénomène. Ainsi, quand je pense, je veux, j'aime, etc, le «Je» est intrinsèque à chaque phénomène, mais les dépasse tous par sa valeur transcendante. En cette valeur supérieure, nous avons découvert la personne qu'on pourrait définir: «L'unité vitale de notre être en tous ses actes»: M. Scheler l'appelle: «die konkrete Seinseinheit von Acten».

Or l'amour au sens plein et spirituel, selon Scheler, se définit comme l'élan vers une personne comme telle, considérée dans son rôle synthétique que nous venons de décrire. Aucune des valeurs de celui qu'on aime, ni leur somme, ne peut rendre raison de ce sentiment: il y a quelque chose de plus, un «unbegründliche Plus» dit Scheler, qui est la personne, objet de l'amour. Disons que par cette notion, nous nous trouvons au pôle opposé de celui de l'appétit au sens aristotélicien, dont la première manifestation peut se dire analogiquement un «amour» [°1940]. Au pôle inférieur, l'amour serait l'adaptation inconsciente d'un appétit naturel à son bien. Mais au sens supérieur et suprême, il est, dans l'Être absolu qui est Dieu personnel, un élan créateur qui le porte vers d'autres personnes pour les faire participer à sa vie divine. Scheler retrouve bien ici les thèses fondamentales de saint Augustin: «Dieu a tout créé par amour» [°1941], lequel explique aussi la Providence et, en théologie, toute l'économie du salut et de la Rédemption.

Cet amour, on le voit, est par nature désintéressé: il ne monte pas d'en bas, de l'imparfait, vers un bien dont on a besoin (comme l'erôs); il descend au contraire, en communiquant ses perfections, de Dieu vers les personnes créées et, par elles, vers tout l'univers. En ces êtres spirituels, parmi lesquels se trouve notre moi humain, l'effet spécifique de l'amour créateur est de nous faire participer à ses caractères propres; aussi notre amour de Dieu se traduit-il spontanément en amour désintéressé pour le prochain. À l'égard de Dieu, cet amour ne peut se traduire qu'en louanges et en coopération à son oeuvre providentielle par un zèle gratuit pour la «cause de Dieu».

Dans ces analyses si proches de saint Augustin, Scheler insiste sur deux points: 1) À son avis, l'amour a partout la primauté sur la connaissance, à commencer par l'exemplarisme divin qui explique l'univers créé par les Idées du Verbe; car c'est l'amour qui en constitue la fécondité créatrice. De même, en toute idée force, en tout jugement pratique, il y a d'abord une «inclination fondamentale», un amour qui participe en quelque degré à l'Amour créateur de Dieu, par quoi s'explique l'efficacité de la connaissance; et cet amour n'a pas à être expliqué par autre chose que lui-même, au moins dans sa source divine.

2) De plus cette explication par l'amour s'étend au-delà des personnes: elle s'applique à l'univers entier et peut fonder une philosophie complète. Max Scheler loue Augustin d'en avoir eu conscience mieux que tout autre et il se propose d'achever ce qu'il a si bien commencé. Et, de fait, la définition phénoménologique de l'amour au sens parfait n'est pas moins universelle que la définition abstraite de l'appétit au sens thomiste; mais elle l'est autrement. L'appétit se réalise en tout amour selon les règles de l'analogie, variant ses définitions en montant vers le sentiment spirituel. La définition phénoménologique commence par la plénitude spirituelle de l'amour personnel, lequel, par ses effets, est présent partout graduellement en ses participations de moins en moins riches, où cependant la méthode de Husserl peut toujours retrouver la trame de l'amour divin.

Max Scheler lui-même a présenté en ce sens plusieurs recherches; ainsi, sur la classification des valeurs d'après leur origine: valeur de choses, valeur de personnes; - dans l'analyse des activités personnelles d'ordre social qui suscitent ce qu'il appelle une «Gesamtperson», comme la masse, la «classe», la foule, la famille, la nation, etc.; - sur les aspects de la vie humaine où il distingue l'«homo naturalis» objet de la sociologie positiviste, et l'homme spirituel «chercheur de Dieu», der «Gottsucher», dont l'attitude religieuse, quand il connaît Dieu comme source de son amour, constitue pour Scheler, la vraie preuve valable de l'existence de Dieu. Et il ouvre ainsi, à côté du champ déjà si vaste proposé par Husserl, un domaine non moins vaste aux investigations de la phénoménologie: celui des phénomènes affectifs.

§636) 3) Conclusion. Max Scheler considère que la philosophie augustinienne, telle qu'il la comprend, centrée sur l'amour, est la seule philosophie chrétienne authentique, parce qu'elle est au terme de la réduction phénoménologique appliquée au «Message» de la Révélation chrétienne; et c'est dans ce sens qu'on peut parler de son augustinisme. Il n'a pas cherché à dire ce que pensait saint Augustin, il en a ramené les affirmations à sa propre doctrine. La tentation la plus dangereuse de sa position, à laquelle semble-t-il, il a cédé dans la troisième période de sa vie, était la même que celle de Husserl; c'était l'interprétation rationaliste de la méthode de réduction. Est-ce notre raison humaine qui mesure la portée des valeurs éternelles (en particulier de l'amour, de la personne, définis selon la méthode phénoménologique), comme elle pouvait mesurer l'Être absolu de Husserl? Max Scheler semble bien l'admettre, lorsqu'il analyse la vie d'amour de Dieu, au sommet de notre vie personnelle. Selon lui, non seulement nous avons besoin de participer à l'amour divin pour vivre cette forme excellente d'amour qui est l'idéal chrétien, mais Dieu lui aussi a besoin de se communiquer à d'autres personnes; sinon, la solidarité désintéressée qui est de l'essence de l'amour ne serait plus authentique. Il en est bien ainsi, quand on pose, selon l'esprit rationaliste, l'évidence apodictique de cette définition de l'amour en règle suprême du vrai. Mais quand on commence par la Foi surnaturelle, comme le veut saint Augustin en sa méthode «Crede ut intelligas», il faut corriger cette application arbitraire. Il faut recourir à l'évidence indirecte du témoignage divin pour justifier, selon toutes les exigences de la critique, le point de départ: «Crede»!

C'est pourquoi l'augustinisme de Max Scheler, dirons-nous, est sans doute plus proche de la pensée authentique de saint Augustin que l'émanatisme de Plotin; mais le spiritualisme augustinien, malgré son caractère affectif, reste à notre avis, plus proche de l'intellectualisme thomiste que la doctrine phénoménologique de M. Scheler. Ce n'est ni l'amour, ni la vérité, c'est l'Être (Esse subsistens) que les données de la Foi, appuyées sur le bon sens, suggèrent de mettre au sommet de la sagesse universelle selon la définition révélée: «Ego sum qui sum». Et saint Augustin, en corrigeant constamment son plotinisme par sa Foi catholique, a mieux évité que Max Scheler toute tentation de rationalisme.

Section 2. L'existentialisme.

b173) Bibliographie spéciale (L'existentialisme)

§637). Le mouvement existentialiste qui eut son apogée au XXe siècle entre les deux guerres mondiales de 1914 et 1939, trouve ses sources au-delà de Husserl et de Max Scheler: son précurseur authentique est le danois Kierkegaard. De plus, en transportant la phénoménologie sur le plan de l'existence, les uns ont suivi sa tendance rationaliste et l'ont interprétée par l'athéisme; les autres l'ont corrigée par le christianisme et le théisme. Il y a enfin au XXe siècle, en Amérique comme en Europe, un mouvement dont le thème favori est la personne humaine et que l'on peut à ce point de vue rattacher à l'existentialisme, bien qu'il use moins de la méthode phénoménologique: c'est le personnalisme. D'où les cinq points de cette deuxième section:

1. Le Précurseur: S. Kierkegaard.
2. L'existentialisme du XXe siècle.
3. Les formes athées de l'existentialisme.
4. L'existentialisme chrétien.
5. Le Personnalisme.

1. Le Précurseur: S. Kierkegaard (1813-1855).

§638). Sören Kierkegaard [b174], né à Copenhague, éduqué par son père en un protestantisme sévère et pessimiste, compensait un physique peu esthétique par un esprit pénétrant et caustique et une vie intérieure intense. Après quelques années d'existence mondaine (1830-1840) en réaction contre une éducation trop sombre, il se convertit à un christianisme qu'il veut authentique, passe son Doctorat en théologie avec une thèse sur le Concept d'ironie et devient pasteur protestant à Copenhague. Il s'oriente d'abord vers le mariage, mais bientôt, il croit devoir en conscience rompre ses fiançailles avec Régine Olsen; et il se livre désormais passionnément à ce qu'il estime sa mission: être le témoin d'une existence authentique, non seulement par sa vie, mais par ses nombreux ouvrages où, sous le couvert de plusieurs pseudonymes, il communique aux hommes toutes les richesses de sa vie intérieure. De là aussi les deux épisodes marquants de sa carrière: une polémique en 1845-1846, contre le journal satirique Le Corsaire, qu'il jugeait immoral et qui le couvre de ridicule, mais qui succombe sous ses coups; puis, à la mort de Mynster, l'évêque de Copenhague, en 1854, sa protestation publique contre l'éloge que lui adresse son successeur, d'avoir été un «témoin de la Vérité». L'évêque défunt incarnait la religion bourgeoise respectueuse du pouvoir établi, aux antipodes de la vie intérieure déchirée par ]'angoisse du péché et du salut où Kierkegaard voyait l'idéal de l'Évangile: ce fut là, pour lui, l'invitation providentielle à accomplir sa mission: il parla et écrivit contre le panégyriste, brisant ainsi avec son Église officielle: épuisé par cette lutte, il mourut à 42 ans, en refusant toute réconciliation avec ses supérieurs hiérarchiques, par fidélité à ce qu'il estimait la vérité du Message évangélique.

Il laissait une masse de notes, d'essais, de réflexions sous forme de journal, en plus de nombreux ouvrages qu'il s'était ruiné à éditer et qui passèrent inaperçus de son vivant; mais cette oeuvre riche et puissante, qui répondait à l'atmosphère spirituelle dans laquelle naquit l'existentialisme, en Allemagne après 1919, en France après 1940, acquit dès lors au XXe siècle une grande notoriété et une réelle influence. On peut considérer son auteur comme le Fondateur, non pas du système ou de la philosophie existentialiste mais du mouvement de pensée qui se développa sous ce nom et qui ne prit une forme proprement philosophique qu'en adoptant la méthode phénoménologique.

A) Caractère général.

§639). L'oeuvre de Kierkegaard est celle d'un précurseur; elle a soulevé tous les thèmes fondamentaux de l'existentialisme, développant les uns, suggérant les autres et parfois en sens opposés, comme ceux de l'athéisme d'une part, de la foi en Dieu et au Christ d'autre part. Dans son ensemble, elle se distingue surtout par ses traits négatifs où s'amorcent d'ailleurs les thèmes positifs. D'abord, c'est une opposition aggressive et radicale à l'hégélianisme conçu comme système totalitaire, où il y a une place rationnelle pour tout, sans exception: dans l'ordre spéculatif des sciences, et aussi dans l'ordre vital de l'histoire, de la psychologie, de la destinée terrestre et spirituelle de chacun. Kierkegaard, conscient de sa propre personnalité (ce qui est son centre d'intérêt primordial) proteste violemment contre un tel programme: selon lui, en ramenant ainsi notre vie concrète à un système général, on détruit ce qui la constitue, sa réalité et son existence même: «La systématique, dit-il, s'oppose à la vie comme le clos à l'ouvert» [°1942]. Il est donc inutile de chercher un système philosophique dans des écrits qui ne se lassent pas d'exclure tout système.

Cependant, ayant un message à transmettre, Kierkegaard était bien obligé d'employer le langage de tous, sous forme de propositions générales. Il n'établit pas un principe spéculatif pour en développer les conséquences logiques; il propose des thèmes de réflexion qui traduisent sa propre expérience, et il les développe sous forme littéraire, caustique, souvent paradoxale et aussi prolixe. Parmi les principaux thèmes que nous retrouverons plus loin, signalons celui de l'existence qui, en nous, doit précéder l'essence et la constituer; celui de l'engagement, du risque, comme marque de la vérité des convictions; celui de la liberté, du choix et de leur rôle fondamental; celui de la vie devant la mort et devant Dieu comme marque d'authenticité; et celui du vide, du néant et de l'inauthentique de la vie sociale ordinaire. Ces thèmes se présentent comme exprimant la vie de l'auteur qui en fait toute la valeur; au lieu d'être une doctrine qu'il faut comprendre pour se l'assimiler, cet existentialisme voudrait être un exemple qu'il faut vivre soi-même pour en tirer profit.

B) Thèmes spéciaux.

§640). On peut relever deux thèmes distinctifs chez Kierkegaard, thèmes qui émanent de ce qui est propre à sa personnalité la plus profonde, parce qu'ils découlent de ses convictions protestantes. Après sa conversion, d'une évidente sincérité, Kierkegaard ne pouvait choisir d'autre idéal qu'un existentialisme chrétien, celui de l'Évangile vécu sans restriction. Mais, tandis que dans le christianisme catholique, la soumission à la règle de Foi proposée par l'autorité doctrinale de l'Église vivante, réunit tous les penseurs dans un ensemble de vérités unanimement professées, - dans le christianisme protestant, le principe du libre examen met en relief l'interprétation personnelle de chaque penseur, sans contrepoids valable dans l'ordre doctrinal. En philosophie, certes, si l'on s'accorde sur le critère d'évidence, on peut s'entendre, du moins en droit, sur les vérités infaillibles qui en feront une «science au sens strict» comme dit Husserl. Mais dans sa manière existentielle de philosopher, Kierkegaard semble bien se mettre lui-même «par delà le vrai et le faux», comme Nietsche se mettait «par delà le bien et le mal». Nulle part il ne se réfère au critère de l'évidence; les deux points qui le caractérisent s'y opposent au contraire formellement; or ils découlent de sa formation religieuse à l'école du pessimisme de son père, auquel d'ailleurs répondaient pleinement les traits fonciers de son caractère intraverti, méditatif et mélancolique. On peut résumer ces thèmes spéciaux en deux formules:

1) Les marques, seules décisives, d'une vie chrétienne authentique, sont le désespoir et l'angoisse.

De ces deux sentiments pénibles, Kierkegaard donne une description frappante de vérité psychologique, car il les a éprouvés en se posant le problème de sa destinée devant Dieu, et son cas est valable pour tout homme. Il s'agit, pour tous, ou bien de dire «oui»! à une destinée éternelle en constatant qu'elle dépasse de loin nos propres forces, ou bien de s'en remettre orgueilleusement à soi-même: d'où, un attrait mêlé de répulsion qui est l'angoisse. Et si l'on «fait le saut», en acceptant de remettre l'épanouissement de son «moi» à une éternité inconnue, on récuse par le fait toute valeur aux biens finis et terrestres; c'est, à leur égard, le désespoir total, non sous la forme égoïste qui se complaît en son néant, mais sous la forme «qui sauve» en pariant pour Dieu. De là, le deuxième thème:

2) La vérité capable de fonder une vie authentique, c'est l'acceptation par la foi de l'absurde qui caractérise le mystère révélé, inaccessible à notre raison.

Allant jusqu'au bout de son anti-intellectualisme et de son aversion pour tout système, Kierkegaard reprend à son compte le mot de Tertullien: «Credo quia absurdum!» À son avis, c'est un signe de vérité, pour une direction de vie ou un enseignement révélé, que de heurter nos opinions humaines «raisonnables», car l'idéal de l'Évangile et plus encore, la Transcendance divine, dépasse la raison; pour lui, l'absurdité par excellence est celle du Dieu fait homme, du «Verbe fait chair» selon saint Jean. Ce n'est donc pas l'évidence objective qui donne la vérité existentielle, c'est le mouvement subjectif du coeur qui, par l'amour, est capable de traverser la distance incommensurable qui sépare le fini de l'Infini.

On pourrait sans doute, interpréter d'une façon plus conforme au bon sens les formules littéraires, souvent paradoxales de Kierkegaard. Retenons qu'elles se donnent comme la description d'une vie humaine sincèrement religieuse, mais personnelle, et non comme jugements spéculatifs ou philosophiques: c'est la méthode phénoménologique qui va nous permettre de parler d'un véritable courant de philosophie existentielle.

2. - L'existentialisme du XXe siècle.

A) Aperçu historique.

§641). C'est en Allemagne que débute ce courant philosophique; après la défaite du Reich en 1918. Le milieu y avait été prépare par l'influence de Schopenhauer [§430] et de Nietzsche [§606], et plus directement par les oeuvres de Kierkegaard, pour la plupart écrites ou traduites en allemand. La méthode, nous l'avons dit, était fournie par la phénoménologie; aussi le principal représentant fut-il un disciple de Husserl et son successeur comme Recteur à l'Université de Fribourg: Martin HEIDEGGER, né en 1889. Dans son oeuvre maîtresse, Sein und Zeit, I (1927), il s'est orienté vers l'étude de l'être concret, c'est-à-dire en fait, vers son existence personnelle: c'est ce qu'il appelle une «ontologie», mais en un sens fort différent de l'ontologie classique, car il s'agit de l'être, non plus dans son essence, mais dans son existence comme phénomène immédiatement évident. Il a été suivi en France, surtout par J.-P. SARTRE, né en 1905, dont le grand traité: L'être et le néant (1943) porte en sous-titre: «Essai d'ontologie phénoménologique»: l'athéisme y est clairement proclamé, tandis que celui de Heidegger reste plus implicite.

Mais l'exemple du fondateur danois montre assez que l'existentialisme peut également être chrétien: les deux chefs sont ici, en Allemagne Karl JASPERS, en France Gabriel MARCEL. - Jaspers, né en 1883, s'adonna d'abord à la psychopathologie; il vint à la philosophie vers 1919 avec sa Psychologie der Weltanschauungen, suivi en 1932 des 3 vol. de sa Philosophie. Professeur à l'Université de Heidelberg, il fut privé de sa chaire par le Nazisme; il a repris son enseignement à Bâle en 1945. Sa doctrine, d'un spiritualisme élevé sans être chrétienne au sens strict, est orientée vers Dieu, appelé la «Transcendance». - Gabriel Marcel, lui, est un existentialiste franchement catholique. Né en 1889, professeur de philosophie par intermittence, essayiste, auteur dramatique et philosophe par goût, il se convertit et reçut le Baptême en 1929. Il est venu à l'existentialisme par ses propres réflexions, 10 ans avant Jaspers, en se dégageant de l'idéalisme de Royce, comme Kierkegaard l'avait fait en se dégageant de celui de Hegel, mais sans avoir rien lu encore du penseur danois. Il est demeuré aussi opposé que ce dernier à tout système théorique, et aussi chrétien convaincu, mais dans l'atmosphère de paix et d'espérance du catholicisme opposé au désespoir du pessimisme protestant.

À ces quatre maîtres, il faut rattacher, d'abord comme philosophes proprement dits, Maurice MERLEAU-PONTY [°1943] (1908-1961), successeur de L. Lavelle à la Sorbonne, auteur de La structure du comportement (1942) et La phénoménologie de la perception (1945) où il considère la perception «comme le phénomène fondamental à partir duquel tous les autres doivent se comprendre et dans lequel ils s'enracinent» [°1944]; - et G. BATAILLE, qui défend une pseudo-mystique du néant [°1945]. - Parmi les littérateurs, citons en Allemagne le romancier tchèque KAFKA; en France, Simone de BEAUVOIR et Albert CAMUS [°1946], (1913-1960) qui se meuvent dans l'ambiance sartrienne; et dans l'esprit chrétien J. HERSCH qui prolonge Jaspers; - L. CHESTOV (1866-1938) et surtout N. BERDIAEV (1874-1948) émigré russe, dont la pensée est essentiellement religieuse.

L'existentialisme devint, vers le milieu du siècle, une sorte de mode philosophique assez bruyante. Mais il a aussi un sens philosophique sérieux qui mérite seul sa place dans notre histoire. Son objet tout personnel le diversifie nécessairement en chaque auteur; cependant, il comporte des traits communs qui caractérisent bien le mouvement sans le réduire à un système au sens propre.

B) Définition de l'existentialisme.

§642). Sous son aspect doctrinal, on peut le définir:

La philosophie de l'existence personnelle de l'homme, synthétisée dans le choix libre de sa destinée.

Il est une «philosophie», au moins comme idéal, parfois même comme une Sagesse destinée à remplacer les autres philosophies; et à ce titre, il se présente comme une réflexion sur l'ensemble des choses et sur l'homme qui en fait partie, en vue d'en expliquer le sens. Mais tandis que jusqu'ici le philosophe s'élevait spontanément vers les explications générales, en sorte que le domaine exclusif des philosophies classiques de Platon à Descartes était le monde des essences universelles et nécessaires, l'originalité de l'existentialisme est de prendre pour objet de ses réflexions «ce qui existe vraiment», c'est-à-dire le concret comme tel. Le premier trait commun du mouvement est son opposition à la «Philosophia perennis».

De plus, l'existence dont on fait un objet d'étude, et qui devient la seule existence au sens propre, c'est avant tout l'existence de la personne humaine, saisie immédiatement par introspection. Sans doute, on ne nie pas à priori les autres existences, celle du monde, de Dieu, ou d'autres «moi» ou personnes; mais le premier centre d'intérêt est toujours l'existence du moi personnel; c'est à partir de son point de vue que tous les problèmes philosophiques seront résolus: il joue en quelque sorte le rôle de premier principe d'explication. Ce trait est général, bien qu'il prenne un sens assez différent d'après chaque auteur; et il faut le souligner, pour préciser l'extension valable du «courant existentialiste»: plusieurs philosophies, en particulier les empirismes anciens et nouveaux, font une part importante aux réalités sensibles concrètes et, par là, elles ont pour objet «ce qui existe»; mais ce n'est pas au même sens que les existentialistes dont nous parlons, qui se penchent par introspection sur le «phénomène de leur propre existence»: elles ne sont pas de la même école.

Il y avait là comme une invitation à adopter la méthode de Husserl dont le point de départ est précisément le «phénomène par excellence» du «Cogito cogitatum». Beaucoup l'ont empruntée explicitement au fondateur; d'autres l'ont pratiquée spontanément. Mais une méthode ne préjuge en rien de la nature des doctrines exposées, tout en contribuant pour sa part à constituer un groupe spécial.

La principale doctrine commune dans le courant existentialiste concerne son point de départ: Pour lui, ce qui crée notre personnalité, c'est le choix libre d'une destinée. En portant notre attention sur ce qui nous fait être ou exister de façon originale, nous ne dirons pas que nous sommes un être corporel, ni un vivant, ni un homme ou une pensée: ce sont là des essences générales qui laissent échapper le réel concret: ce qui nous constitue chacun personnellement, c'est l'exercice de notre liberté. Seuls parmi tous les êtres du monde, nous sommes capables de nous posséder nous-mêmes consciemment et, non seulement de connaître notre vie propre, mais de l'orienter en pleine indépendance vers le but que nous voulons: et c'est en poursuivant ce but avec une constante fidélité que nous créerons notre personnalité: le choix libre d'une destinée, tel est le fait fondamental, le premier phénomène dont nous constatons l'évidence en nous regardant nous-mêmes. C'est lui qui nous fait exister comme personne distincte, ayant sa valeur propre.

Ajoutons que l'homme seul jouit de l'existence au sens strict. Selon l'étymologie du mot, «exister», c'est comme sortir (ex) de ses causes pour être: ce n'est, ni rester passivement sans agir, comme la matière, ni subir son sort par la fatalité des lois naturelles, comme les êtres du monde physique, comme les végétaux, même les animaux rivés à leur instinct; exister, c'est se faire «sortir» soi-même de ce qu'on n'était pas, par un choix libre de sa destinée. Or notre essence individuelle, celle qui nous constitue et nous distingue des autres, c'est précisément cette personnalité que nous conquérons en existant vraiment: on comprend dès lors l'axiome de l'école: «L'existence précède l'essence».

Mais il s'agit, répétons-le de notre existence humaine. Toutes les autres, sans être nécessairement exclues, garderont toujours un rang secondaire; l'effort essentiel est de découvrir tous les mystères de notre personnalité ainsi que les meilleurs moyens de la faire naître et progresser. En ce sens on peut affirmer: «L'existentialisme est un humanisme» d'une façon d'ailleurs toute spéciale découlant de son point de vue propre.

Ce point de vue, on le voit, touche à l'ordre essentiellement humain qui est l'Ordre moral et, dans cet ordre, la philosophie chrétienne affirme aussi que notre «personnalité» comme sujet responsable, soumis à l'obligation des lois, est constituée par le choix libre de notre destinée; mais ce n'est pas sans de nombreuses précisions concernant l'âge, l'éducation, les circonstances psychologiques, sociales, religieuses, etc., que cette thèse est affirmée [°1947]. En adoptant comme point de départ cette activité humaine aussi riche et complexe que fondamentale et mystérieuse, les existentialistes se posent en vrais philosophes; mais il n'est pas étonnant que, malgré leur air de famille, ils n'aient pu donner jusqu'à maintenant que des réponses déficientes où bien des aspects restent divergents. Sans pouvoir caractériser définitivement des doctrines qui ne sont pas achevées, on peut fixer les traits saillants actuels des deux formes qu'on y distingue aisément.

3. - Les formes athées de l'existentialisme.

§643). Ces deux penseurs existentialistes que sont Martin Heidegger [b175] et Jean-Paul Sartre [b176], malgré leurs divergences, sont d'accord sur des points importants.

A) Doctrines communes.

Ils ont l'un et l'autre l'intention de constituer une philosophie valable universellement, mais dont l'objet doit être l'existence et non plus l'essence des choses: ils parlent, comme nous l'avons dit d'une «Ontologie existentielle ou phénoménologique». Leur but est de résoudre la question générale: Qu'est-ce que l'existence? en quoi consiste l'être même de l'existence? On voit ainsi, dans La Nausée de Sartre, un personnage découvrir par une illumination soudaine ou une sorte d'intuition, en contemplant une «racine d'arbre», ce que c'est pour elle que d'exister et il le décrit longuement.

Mais cette expérience fait nécessairement intervenir notre moi pensant sans lequel rien n'existerait pleinement, c'est-à-dire consciemment, et sans lequel surtout rien n'existe pour nous: c'est pourquoi nos deux philosophes reviennent à l'analyse du «Cogito» pour préciser ce qu'est l'existence. Et comme l'abstraction laisse de côté cette existence, ils y renoncent, ainsi qu'à son mode de raisonnement tant inductif que déductif; aux catégories d'Aristote et de Kant, ils substituent les catégories phénoménologiques [°1948] qui expriment chacun des aspects des «existants» qui se manifestent, c'est-à-dire du «phénomène» au sens de Husserl. Cette description seule a valeur de preuve, en tant qu'elle dévoile précisément sous tous ses aspects l'évidence du «phénomène» de l'existence concrète.

Il faut ajouter à ces points communs, la doctrine fondamentale de notre personnalité constituée par le choix libre de notre destinée, en précisant que ce choix n'a aucune autre justification que lui-même et se pose vraiment comme premier principe absolu capable d'expliquer tout le reste. Mais il se produit ici une bifurcation: Heidegger commence par la description de notre existence en sa réalité contingente et il n'a pas encore écrit la 2e Partie de son Ontologie: les applications à l'être général. Sartre, plus hardi, commence par la théorie générale et en fait ensuite l'application aux «régions» particulières de l'être, et d'abord à notre existence humaine.

B) L'existence humaine selon Heidegger.

§644). Objet immédiat d'introspection, notre existence se manifeste sous deux formes opposées: d'abord comme authentique par l'expérience de l'angoisse comme chez Kierkegaard, quand le philosophe se rend compte qu'il est libre et doit choisir sa destinée. Puis, comme inauthentique, dans la masse des hommes qui fuient cette angoisse et se réfugient dans l'opinion commune. Toutes leurs croyances, leur règle de vie, leur but, leurs soucis, en un mot leur existence entière se conforme à ce qu'on pense, dit et juge dans leur milieu social. C'est la catégorie du «On» opposée à celle du «Je»: cette dernière, celle de l'existence authentique, mérite seule l'analyse philosophique. Elle a quatre propriétés:

1) La contingence, ce que Heidegger appelle «Geworfenheit», la déréliction, car nous constatons que nous sommes «jetés là», dans l'existence, sans l'avoir demandé et sans aucune nécessité. «Nous sommes de trop», dira Sartre. C'est bien le caractère le plus profond de l'existence humaine, à laquelle Heidegger donne en conséquence le nom propre technique de Dasein, et c'est la définition de la contingence: l'indifférence à exister ou ne pas exister [°1949].

2) «L'être pour la mort». Le signe manifeste de notre contingence est qu'une fois né (jeté là), il faut mourir. Si l'on refuse de dépasser l'évidence immédiate en se regardant vivre, même dans l'ordre spirituel de la pensée, on ne peut que constater en soi un désir de toujours vivre, mais évidemment inefficace, car notre existence se manifeste comme destinée à finir; c'est, pour Heidegger, une propriété qui en est inséparable, comme la constituant en son être, du moins si on en cherche la forme authentique, c'est-à-dire si on accepte librement cette condition après l'avoir vue avec évidence.

3) La temporalité. Notre acte d'exister se place ainsi entre deux termes au-delà desquels il n'y a rien d'accessible à notre évidence directe; la naissance et la mort; le passage constitue la temporalité dont Heidegger a longuement analysé les aspects psychologiques. Il y donne la prépondérance au futur parce que nous le créons en nous orientant vers lui. Notre présent n'est guère qu'un effort vers ce but, décrit par la catégorie du «souci» (Sorge), et le passé est la limite du «déjà fait» où s'arrêtent nos projets. Mais il s'agit là du temps réel, existentiel, qui s'oppose à celui des astronomes et du calendrier, intégré à la catégorie du «On».

4) La liberté enfin, est l'«existential» par excellence, puisqu'elle crée notre être authentique. Dans ses descriptions concrètes, Heidegger lui donne un triple sens: celui de la contingence, car, ontologiquement, notre existence est libre parce qu'elle échappe à toute nécessité; celui du choix, ce qui est le sens ordinaire; enfin la liberté est la transcendance, c'est-à-dire le pouvoir de se dépasser soi-même en «se créant» et de dépasser le monde extérieur en lui donnant un sens, lorsqu'on le prend comme moyen, ou comme «outil» pour atteindre le «but futur», choisi d'ailleurs en pleine lucidité, «face à la mort».

À ce troisième sens se rattache la définition importante, mais difficile à préciser: «La liberté consiste à dépasser le néant». Chez Heidegger, le «néant» est quelque chose de positif qu'on pourrait expliquer peut-être par la distinction entre: a) l'être brut (das Seiende); b) l'existant conscient ou humain (das Dasein); c) l'être comme tel (das Sein) qui est comme un trait d'union, car il est le sens que l'homme donne à l'être brut en le pensant et en l'utilisant. Avant que l'homme lui donne un sens, le monde est du positif, mais c'est un chaos indéterminé, non un être au sens propre, et on peut l'appeler un «néant». C'est de lui que nous naissons et où nous retournons à la mort; notre choix libre consiste à le transcender, en l'assumant, c'est-à-dire en lui donnant un sens qui en fait un «être» et en organisant notre existence entre ces deux «néants». D'où la formule célèbre où Heidegger résume son ontologie: «Ex nihilo omne ens qua ens fit».

Cet exposé des traits essentiels de cette philosophie exige deux remarques. a) Heidegger multiplie les termes techniques afin de préciser chacune de ses analyses phénoménologiques, ce qui en fait la richesse et la valeur, mais aussi la difficulté presque insurmontable. Notre présentation en un langage accessible à tous l'a certainement appauvrie, mais nous avons cherché à ne pas la trahir.

b) Si la méthode phénoménologique nous interdit absolument de dépasser l'évidence immédiate en s'appliquant à l'analyse de notre existence contingente, elle conduit inévitablement à une philosophie athée. Mais Heidegger lui-même a plus d'une fois protesté contre cette interprétation: sa position, dit-il, n'exclut pas Dieu, même s'il n'en dit rien dans son ouvrage fondamental Sein und Zeit; il en fait simplement abstraction. Il convient de respecter cette indétermination d'une pensée qui n'a pas dit son dernier mot.

C) L'ontologie athée de J.-P. Sartre.

§645). Il n'en est pas de même de J.-P. Sartre. Dès le début, il affirme son athéisme en donnant ses raisons qui tiennent à sa conception fondamentale d'une ontologie phénoménologique. Car il commence par où veut finir Heidegger: par une théorie générale de ce qu'est en soi l'être de l'existence, en s'en tenant lui aussi à l'évidence immédiate de ce qui apparaît, selon la stricte méthode phénoménologique. Sa théorie fondamentale est en conséquence l'affirmation du phénomène pur; on peut l'exprimer ainsi:

Il n'y a pas d'autre existence réelle que le phénomène d'existence lui-même; car ce qui se manifeste ainsi, c'est l'être même du phénomène et il n'y a, ni en-dessous ni au-dessus de lui, aucun autre être qui serait son fondement ou son origine transcendante.

On reconnaît aisément en ce principe, celui de Husserl mettant à la base de l'infaillible vérité le phénomène par excellence: ce qui se manifeste avec une évidence apodictique comme étant ce qu'il est. Mais au lieu de le prendre en sa valeur essentielle d'éternelle vérité, Sartre le prend dans sa réalité existentielle, telle que nous la constatons en n'importe quelle intuition intellectuelle exactement observée. Car dans notre première intuition de l'être, il y a à la fois, non seulement la vision que «tout être est ce qu'il est» (l'essence éternelle de Husserl), mais aussi qu'il y a «un être qui existe», et normalement, un être concret sensible d'abord (l'aspect existentiel vu par Sartre) et même, du moins de façon implicite, la constatation «que nous existons» comme moi pensant (conscience in actu exercito) [Cf. le principe de Husserl, §618].

Le principe de Sartre est donc une constatation évidente, mais incomplète: elle ne prend que l'aspect objectif existentiel. Sartre réserve à cet aspect seul l'appellation d'être authentique; il en exclut, et l'être de l'essence de Husserl, et l'être du moi pensant de Descartes, et l'être des objets pensés de saint Thomas. Cette théorie n'est donc pas un idéalisme qui ramènerait l'être à celui de l'idée ou de la pensée, ni un réalisme au sens ordinaire, affirmant l'être réel hors de la pensée, ni un kantisme, car la «chose en soi» n'est pas admise, ni un positivisme, car le phénomène d'exister englobe et dépasse tous les phénomènes sensibles. C'est une ontologie parce qu'on se propose d'étudier l'être même du phénomène d'exister; mais cet être ne se distingue pas de ce phénomène: il n'y a pas d'autre être que lui, ni réel ni possible, car en dehors de l'être, il n'y a rien. Telle est l'évidence première qui a, semble-t-il ébloui, J.-P. Sartre comme elle avait ébloui Parménide. Tout le reste en découle, comme une exploration de l'être en un triple domaine, dans le monde, dans la conscience, dans nos rapports avec les autres; les nombreuses analyses phénoménologiques qu'on y rencontre et qu'on admire à bon droit, ne sont qu'une application du principe fondamental, elles n'en sont pas la preuve: celle-ci réside toute entière pour Sartre dans l'évidence immédiate du principe.

§646) 1) L'être du monde ou l'«En soi». En fixant son attention sur l'être de l'existence, on constate qu'il est le même partout et englobe tout: l'existence de cette racine, de cette mouette, de ce pommier en fleur et de chacun de leurs aspects, ce n'est que leur être d'exister; rien ne le distingue, il est unique et il ne lui manque rien; il est tout en acte sans possibilité, massif, sans fissure et, par le fait aussi, il est toujours le même, immuable comme tel. De cette évidence, Sartre conclut à la négation, dans l'être, de toute puissance au sens aristotélicien du mot: il n'est que ce qu'il est en acte, sans possibilité ni énergie.

Il s'ensuit qu'il ne vient de rien; ni de lui-même, ce qui serait évidemment absurde, ni de Dieu par création, parce qu'il n'y a rien hors de lui. Sartre déclare contradictoire l'idée de création, car si l'être créé reste en Dieu, il est Dieu, non le monde; s'il en sort, il existe en soi et la création devient inutile. Non pas que le monde soit l'être nécessaire, car il apparaît comme contingent, inutile en lui-même, sans raison et en ce sens absurde ou «de trop». Bref, dans cette expérience fondamentale, l'être de l'existence du monde est un indéterminé qui répugne, une absurdité qui rebute: il est «ce qui donne la nausée», et cette expérience psychologique a valeur métaphysique pour saisir l'être comme l'«en soi», comme un gouffre pâteux et ténébreux qui n'existe pas encore au sens propre: il est le type du «néant positif».

On peut aussi retrouver une participation à cet être en soi, dans notre psychologie humaine. Sartre l'y décrit par les catégories de la «temporalité» qui livre notre existence au changement, de la «facticité», qui affecte notre passé comme une partie de notre «moi», figée et qui nous échappe; de la «situation» qui limite de tout côté notre libre élan; de la «mort» surtout qui fait de notre vie un perpétuel «sursis» en attendant la fin; pourtant, elle n'est plus, comme pour Heidegger, inhérente à notre existence: elle est en dehors et ne mérite aucune attention, parce qu'elle est «au-delà de ma subjectivité: je n'y puis rien»!

En un mot, l'en soi qui est l'être brut, est semblable à la matière informe platonicienne et augustinienne, et c'est pourquoi on doit dire qu'il n'existe pas encore. Néanmoins, puisqu'il se révèle à nous dans notre première expérience de «ce qui est», l'en soi réalise l'être à plein, comme la parfaite expression du principe d'identité: il est l'être absolu, sans aucune distinction ni relation avec un autre. Mais cette première expérience a deux pôles: d'un côté, son objet, c'est l'en soi, ce qui est; de l'autre, le moi qui le pense, c'est le «pour soi», la conscience.

§647) 2) La conscience ou le «Pour soi». Si, dans l'expérience évidente de «ce qui existe», «l'être» appartient à l'objet connu, il doit évidemment être exclu, selon Sartre, du sujet pensant; autrement, la conscience, qui est ce sujet, s'évanouirait en devenant objet. Il faut donc conclure que la conscience est constituée dans son essence même par le néant, l'opposé de l'être. En d'autres termes, «prendre conscience» c'est connaître, et il faut évidemment distinguer le connu du connaissant, sous peine de détruire le fait même du connaître. Seul, l'être massif, plein, de l'en soi est ce qu'il est par identité. La conscience qui «connaît» se décomprime; elle se sépare comme par un espace vide de l'objet (qu'elle est d'ailleurs en le comprenant) et, en ce sens encore, elle est ce qu'elle n'est pas, «néant» de soi-même. De plus, pour mettre un vide, un «néant» entre soi et l'objet, la conscience doit évidemment être par nature du néant: on ne donne que ce qu'on a.

Sartre illustre cette conception par l'analyse phénoménologique de l'interrogation négative. Si quelqu'un affirme: «Dieu existe» et que je lui demande: «Comment le savez-vous?» s'il ne peut me montrer Dieu (et puisque Dieu n'est jamais un phénomène immédiatement évident, il ne pourra jamais me montrer Dieu), l'être de Dieu est, pour lui comme pour moi, inexistant. On peut procéder de même pour une ville éloignée comme Pékin, et Sartre ne conclut pas que la conscience ou le sujet connaissant anéantit cette ville en la niant: si elle existe, elle continue à être ce qu'elle est. Mais la conscience «néantise»: elle réduit à néant pour moi ce qu'elle ignore. Et, par contraste, elle crée l'existence vraie du monde en le connaissant, en l'insérant dans sa vie et en lui donnant un sens.

La notion de «néant», on le voit, a un rôle de base dans l'existentialisme sartrien et le doit à son principe fondamental qui retrouve ici le paradoxe de la connaissance tel que l'affirme Husserl: celui-ci, nous l'avons dit, le surmontait (en partie du moins) par sa théorie de la conscience constituante [§622 et §424]. Sartre au contraire le donne comme une évidence définitive; il y a là, dans sa doctrine, un défaut dont tout le reste découle, il convient donc de s'en rendre compte. Au fond, Sartre définit la conscience comme telle ou la connaissance en soi, comme l'idéalisme allemand, par l'analyse de notre connaissance humaine d'ordre sensible: quand, par exemple, nous avons conscience de percevoir un arbre. Dans cet ordre sensible, en effet, le sujet conscient connaît toujours un objet distinct de lui-même; mais dans l'ordre spirituel, notre pensée peut prendre conscience d'elle-même, être pensant. Sartre, il est vrai, a constaté ce fait et il appelle cette conscience de soi, un acte pré-réflexif, non thétique, non positionnel de soi. C'est, dirons-nous, la conscience intellectuelle (ou même sensible) in actu exercito. Mais notre pensée spirituelle va plus loin: elle se voit et s'affirme elle-même comme être pensant. Dans l'acte même où nous pensons à un être quelconque, nous pouvons avoir une conscience évidente que nous sommes cet être existant, pensant à tel objet. Husserl s'est élevé à cette vie intellectuelle, mais il s'en est tenu à sa valeur objective, dans l'ordre des essences nécessaires et de l'évidence «apodictique»; et il a laissé entre parenthèses l'existence concrète du moi pensant intellectuel. Sartre veut prendre comme objet de ses réflexions cette existence concrète elle-même; mais dans l'expérience que nous en avons, il s'arrête à l'avant-dernière étape: à la conscience implicite ou «pré-réflexive» où, en fait, se mélangent toujours en notre expérience humaine, l'ordre sensible et l'ordre de l'intelligence pure, spirituelle. Il ne s'est pas élevé à la vision de cette dernière; qui permet l'explication cohérente de tous les aspects constatés [°1950]. Revenant donc à l'étape précédente sensible, où l'objet est distinct du sujet, il appelle le «sujet pur» un néant, puisqu'il s'oppose à l'objet déclaré seul «être»; et dans cet être massif, la conscience est imaginée comme un vide, un ver dans le fruit, une «petite île», etc.; mais ces belles formules qui affirment la contradiction d'un néant actif et positif, sont aussi un néant de pensée.

En appelant «néant» notre conscience spirituelle, on peut la décrire de multiples façons. C'est par la liberté surtout qu'elle se manifeste, car celle-ci est un phénomène fondé de toute part sur le néant: son choix se porte sur un acte à faire, qui n'existe pas encore. S'il s'appuie sur le passé, c'est en s'en dégageant, donc en le «néantisant», comme il fait d'ailleurs pour toutes les influences externes. Nous avons conscience de cette indépendance en nos décisions dernières: devant un événement où une situation qui s'impose, nous pouvons toujours ou l'accepter, ou la refuser en nous révoltant contre elle, ce qui est une nouvelle «néantisation». D'où Sartre conclut que la liberté n'est ni une qualité, ni une faculté du «moi», mais qu'elle est notre «existence» même, en tant que sujet pur, néant positif capable de tout «néantiser»; «Nous sommes condamnés à la liberté»! Mais aussi, puisque cette liberté, dans le choix d'une destinée, est ce qui nous distingue essentiellement de tout autre, il est clair qu'en nous «l'existence précède l'essence».

Ici, Sartre constate une loi fondamentale qui explique ce choix, cette poussée vers l'avenir. Tout ce qui existe est mu par l'instinct de conservation. Notre «moi» conscient, pour se conserver en se développant, cherche comme idéal, à être pleinement, à conquérir la perfection définitive de l'être en soi. Mais à l'analyse, cette tendance se manifeste absurde, car la conscience se détruirait en devenant l'être plein qui ne peut rien connaître: tendre à conquérir l'«En soi» en restant ce qu'elle est, c'est pour elle une contradiction. En d'autres termes, la conscience humaine, quoique finie et contingente, aspire à devenir l'absolu comme Dieu; et précisément Dieu est un idéal absurde, impossible à réaliser: pour le philosophe sartrien, l'athéisme est une évidence! La poussée en avant de la conscience est donc vouée à l'échec; d'où son angoisse quand elle s'en rend compte, et la solution de tant d'hommes qui fuient cette existence authentique pour se réfugier dans le «On» heideggérien. Mais, selon Sartre, nul ne peut extirper cette angoisse, car elle est ontologique: elle constitue notre liberté même et nous n'existons qu'en l'éprouvant. Ainsi la «conscience malheureuse» apparaît-elle comme un état d'abord inévitable, qu'il faudra chercher à surmonter, en complétant l'Ontologie par une «Morale».

§648) 3) Rapports avec les autres ou le «Pour autrui». En partant du «moi» conscient et en excluant Dieu, peut-on sortir de soi? On le peut et on le doit, répond Sartre, par deux portes qui sont deux phénomènes évidents. D'abord, nous avons un corps et par lui, nous sommes en communication avec le monde extérieur aux ressources inépuisables; et nous lui donnons un sens, nous le créons comme «existant» en «l'utilisant», comme dit Heidegger; nous nous servons même des autres hommes, mais alors ils sont réduits à l'état d'objet, comme les autres «choses» du monde physique.

Une seconde porte s'ouvre sur les autres comme personnes existantes au même titre que nous: c'est l'expérience du regard d'autrui qui excite notre honte. Tant que nous agissons seuls, nous restons calmes. Si quelqu'un nous regarde d'un air soupçonneux, nous avons conscience qu'une autre personne veut nous réduire à l'état d'objet, nous «voler» notre existence, et c'est la honte: expérience où apparaît la personne des autres avec évidence. Sans doute, explique Sartre, il y a aussi des cas de sympathie et d'action en commun: c'est l'expérience du «nous»; mais en tous ces cas, dit-il, ce n'est pas l'autre «comme personne» qui se manifeste: c'est un «collaborateur» qui éveille la conscience de notre moi personnel et se contente de la souligner. L'explication n'est pas convaincante, et, en fait, Sartre choisit arbitrairement ses exemples: la conclusion qu'il défend vient plutôt des principes établis plus haut. Si tout l'être du monde dépend de notre libre utilisation, l'existence des «autres» doit apparaître sous forme d'ennemis contre lesquels nous entrons en lutte pour les asservir à notre libre choix, au lieu d'être asservis par eux. D'où la conclusion de Sartre, qui a fait scandale: «L'enfer, c'est les autres!» [°1951]

CONCLUSION. - Il est inutile de réfuter une à une les contradictions et les erreurs multiples de cet existentialisme athée: il aboutit logiquement à une morale arbitraire fondée sur le choix personnel, sans autre justification que ce choix, d'ailleurs toujours incertain et révisable, pour faire place à un autre aussi absolu qu'arbitraire. Sartre dit bien que sa morale exige 1) de rester fidèle à son choix; 2) de permettre à tous les autres hommes de faire leur choix en pleine liberté pour y être, eux aussi, fidèles. Mais il n'a pas encore justifié cet «humanisme» et ses principes ne le lui permettent pas: leur insuffisance est manifeste, dès lors qu'ils se bornent à l'évidence d'un «moi» humain, qui ne franchit pas l'ordre d'existence «enfermé» dans le phénomène sensible, comme nous l'avons montré. L'athéisme de Sartre n'est qu'un matérialisme larvé, paré d'un talent remarquable d'analyse psychologique. On a aussi relevé à juste titre l'effort d'intuition et de logique qui place la doctrine de «L'être et le néant» sur le chemin d'une Ontologie authentique, conforme à la philosophie du bon sens. Mais Sartre refuse d'aller jusqu'au bout de l'évidence: en tournant le dos à la réalité spirituelle du moi où brille l'image de Dieu, il se condamne à l'échec de l'absurdité.

4. L'existentialisme chrétien. K. Jaspers et G. Marcel.

Ces deux maîtres professent un existentialisme ouvert au christianisme, mais ils vont en sens inverse: le premier, parti de la foi chrétienne, tend à développer un système indépendant de toute doctrine révélée précise et il oppose «foi philosophique» à foi religieuse; le second, parti de réflexions philosophiques aboutit à la doctrine catholique et rejoint la position des Pères de l'Église où les frontières s'estompent entre Sagesse obtenue par Révélation ou par raison.

A) Karl Jaspers [b177].

§649). Le système de Jaspers se fonde sur un principe qu'on peut formuler ainsi:

Le choix libre d'une destinée qui constitue notre moi humain est voué à l'échec; mais cet échec, comme «chiffre» ou signe par excellence, est le moyen d'atteindre, par la loi philosophique, la Transcendance qui est Dieu, réponse suprême à tout problème philosophique.

Pour éclairer cette théorie, il faut exposer les trois sphères de l'être, avec leurs méthodes correspondantes, dont la plus haute est celle du chiffre. Jaspers constate en effet parmi les hommes trois formes de vie intellectuelle: la science, la philosophie, la religion; sa philosophie consiste à les classer en déterminant la valeur de chacune.

1) Sphère de la science. La première sphère est celle des sciences au sens moderne, qui ont pour objet le monde des phénomènes sensibles, c'est-à-dire l'être empirique dont le savant fait l'exploration directe. C'est l'étape des certitudes spontanées qui ont leur valeur et leur rôle dans la vie de l'humanité. La philosophie reconnaît leur rôle et fixe les limites de leur vérité en les soumettant à l'examen critique selon la méthode de Husserl; et elle aboutit, selon Jaspers, à la conclusion de Kant: ces «sciences» positives modernes épuisent la vérité accessible à notre raison abstractive. En procédant par concepts et jugements selon la logique d'Aristote, on ne peut dépasser cette première sphère; et comme on laisse ainsi de côté la réalité concrète qui est l'existence (l'objet propre de la philosophie pour un existentialiste), il s'ensuit que le philosophe, selon Jaspers, doit remplacer la science et toutes ses évidences rationnelles par la foi, non pas la foi religieuse que nous retrouverons à la 3e étape, mais la foi philosophique, plus profonde et plus large.

2) Sphère de l'existence. C'est la deuxième sphère de l'être, objet propre des investigations philosophiques. Elle est totalement séparée de la première: ni sa méthode ni ses vérités n'ont rien de commun avec les classifications et les lois objectives des sciences. Sa méthode est toute subjective comme l'introspection phénoménologique, car l'existence telle qu'elle nous est accessible en sa réalité concrète, est celle de notre moi personnel et en cela Jaspers est d'accord avec tous les existentialistes. Mais il ajoute que cette existence est un mystère insondable: c'est «l'abîme de l'être moi», car jamais nous ne pouvons l'exprimer en une formule claire ou conceptuelle selon notre manière naturelle de penser; nous ne pouvons que l'expérimenter en la vivant.

Pour en parler comme philosophe, il propose la méthode des paradoxes, c'est-à-dire la constatation de deux vérités contradictoires pour notre raison, mais qui suggèrent, par leur synthèse expérimentée en notre vie, une intuition de l'existence: une affirmation de foi à son égard. Jaspers en découvre et en décrit un grand nombre parmi lesquelles trois semblent plus importantes: la liberté, la communication, l'historicité.

a) La liberté, est comme toujours, l'aspect fondamental, car c'est par le choix d'une destinée que nous créons notre existence, (l'existence authentique, seule analysée en cette philosophie) et elle précède l'essence, c'est-à-dire notre personnalité originale, unique en son espèce. Mais ce choix est un évident paradoxe, car il est, d'une part, absolu, totalement indépendant, puisqu'il est libre, et nous l'expérimentons bien ainsi; - et d'autre part, il est déterminé, limité par la situation où nous sommes et il porte toujours en définitive sur un idéal (un bien absolu) qui s'avère inaccessible: évidence contradictoire, aussi valable que la première.

b) La communication. Dans la logique du choix libre qui nous fait exister, nous devons nous suffire, être seul en dominant les autres et les choses auxquelles nous donnons un sens en les utilisant. Mais c'est un fait patent que nous en avons besoin pour nous épanouir et exister pleinement. Jaspers relève l'expérience, non pas de la lutte contre les autres «moi», comme Sartre, mais plutôt de la communication amoureuse, faite de respect pour la personnalité mystérieuse de l'«autre» qu'on veut pourtant toucher et à laquelle on veut se donner. De toute façon, il y a là un second paradoxe, deux évidences qui se contredisent.

c) L'historicité. Ce n'est pas seulement à l'égard des autres personnes, mais à l'égard du vaste monde où nous sommes plongés, que nous faisons la même expérience. «L'existence, dit Jaspers, est une percée à travers la réalité empirique du monde»; mais comme elle ne réussit pas, malgré sa liberté, à en sortir, elle se trouve soumise à la succession temporelle des choses: elle est historicité. Elle domine donc le monde, puisqu'elle s'en sert pour se réaliser par son choix libre; - et en même temps, elle en a besoin et lui reste soumise, puisqu'elle ne peut en sortir: paradoxe de l'historicité!

Ces évidences contradictoires montrent bien que l'existence ne peut s'exprimer en concepts intelligibles à notre raison; Jaspers la décrit en disant: «L'existence est ce qui ne devient jamais un objet: c'est l'origine de ma pensée et de mon action, dont je parle en termes qui ne signifient rien; elle est ce qui se rapporte à soi-même et par là, à sa Transcendance» [°1952], en d'autres termes, elle nous renvoie, pour être pleinement saisie, à la troisième sphère d'explication, celle-ci, définitive.

3) Sphère de la Transcendance. Si nous appelons de ce nom «un degré supérieur de réalité dans l'être», notre existence personnelle est déjà une «Transcendance» par rapport à l'être, objet des sciences. Mais sa contingence, sa fragilité dans son passage entre la naissance et la mort manifeste avec évidence qu'elle n'est pas le degré suprême: il y a une Transcendance qu'on appelle Dieu, dernière explication de tout. C'est là comme une conviction naturelle; le fait universel des religions relève de cette intuition ou de ce pressentiment, qui n'est certes pas de l'ordre des évidences objectives propres aux sciences positives. La connaissance de Dieu relève donc de la foi, comme celle de notre «moi» personnel.

Nous avons ainsi pour parler de Dieu, deux sortes de foi, l'une religieuse, l'autre philosophique. Jaspers les admet l'une et l'autre: Puisque le domaine propre de la Transcendance est radicalement distinct, sans aucune communication avec celui de l'être empirique ou de l'existence du moi, il maintient la valeur propre de la foi religieuse dans la 3e sphère, comme celle des sciences dans la première. Mais il maintient aussi que la foi philosophique a la supériorité, parce que la philosophie peut, grâce à la méthode de Husserl, déterminer la valeur de vérité infaillible de toute croyance humaine, en n'importe quel domaine. Dès lors, tout l'aspect conceptuel des religions «positives», y compris les dogmes du catholicisme, se trouve privé de sa valeur de vérité, à moins d'être ramené au contenu inconcevable et inexprimable de la foi philosophique. Par là, Jaspers est victime d'un nouveau «paradoxe», car tout en récusant toute valeur à notre raison pour parler de Dieu, il professe ici l'erreur rationaliste, dans le sens où elle menace la conception de la philosophie religieuse proposée par Duméry [§632].

§650). 4) Théologie et méthode du «chiffre». Néanmoins, comme philosophe, Jaspers ne se juge pas condamné au silence sur Dieu conçu comme suprême Transcendance. Il y a d'abord la théologie négative: Il faut, au sujet de ce qui dépasse toute formulation conceptuelle, nier en détail aussi bien la liberté que la nécessité, la conscience personnelle que l'inconscience panthéiste, le mystère de la Trinité que l'unité de l'Acte pur, etc.

Mais la théologie positive est également possible, en perfectionnant la méthode des paradoxes. Cette méthode nous amenait à expérimenter en quelque sorte notre moi réel au-delà d'une situation contradictoire que Jaspers appelle «situation limite»: la mort, par exemple, qui détruit toute liberté, peut aussi être accueillie, assumée librement. Or le propre d'une limite est de renvoyer à autre chose, et la situation limite renvoie à deux pôles: l'un subjectif (par exemple, le «moi» qui choisit la mort); l'autre, transcendant, (à l'égard duquel le monde entier et le moi qui s'en sert pour se réaliser, ne sont qu'un même pôle opposé, appelé l'immanent): en acceptant la mort, par exemple, on peut prendre conscience de choisir un bien absolu, éternel, qui nous dépasse et avec nous tout l'univers. C'est ce que Jaspers appelle aussi l'«Englobant» (das Umgreifende); les termes pour le désigner sont intentionnellement vagues, parce que cette forme éminente d'être n'est exprimable en aucun concept clair: c'est une intuition obscure, suggérée par un aspect de l'«expérience-limite». Cet aspect si important relève de la méthode du chiffre.

Le chiffre est la valeur révélatrice d'une expérience à l'égard de la Transcendance. Avant tout, ce sont les expériences existentielles qui ont cette valeur; dépassant déjà l'être banal du phénomène objectif, elles nous transportent, par une sorte de contact vécu, face à l'Être qui est pleinement par soi et en soi, das Ansichseiende, dit Jaspers, celui qui explique tout par lui-même sans avoir aucun rapport avec aucun autre.

Mais tout, dans les deux premières sphères, peut se transformer en chiffre, puisque tout est expliqué par Dieu; la seule condition pour cela est que notre pensée s'habitue à cette forme d'activité qui n'accorde aucune valeur ni attention aux concepts clairs et qui accueille l'intuition ou le sentiment d'une présence ou d'une existence, source explicative de toute forme d'être faisant problème autour de nous. Cette attitude est très proche de celle du mystique, qui voit directement un signe, une image, un appel ou une présence de Dieu en tout phénomène objectif ou subjectif: dans la beauté des astres, l'immensité des mers, les événements heureux ou malheureux de la vie, etc. Tout cela devient «chiffre» pour lui, non pas symbole au sens propre, ce qui supposerait une certaine connaissance des deux termes, de Dieu signifié et du signe de Dieu; mais expérience vécue où se dévoile la présence d'un mystère inaccessible à la raison et objet de foi, philosophique ou religieuse: le Transcendant.

Le chiffre le plus révélateur pour Jaspers, c'est l'expérience de l'échec, et c'est logique, puisqu'il s'agit de la méthode du paradoxe; la situation où nous arrivons est toujours un échec, parce que la contradiction ne peut se réaliser; ainsi, pour l'expérience de notre existence contingente, le suprême échec, c'est la mort. Mais pour en faire un «chiffre», il ne faut pas subir l'échec passivement ou en révolté, en en proclamant l'absurdité: il faut l'accueillir humblement et l'aimer comme une révélation de Dieu, un Chiffre du Transcendant.

Il y a dans cette vue de K. Jaspers une réelle grandeur spirituelle. À condition d'en extirper toute dépréciation arbitraire de l'abstraction, et de la purifier de son rationalisme latent, elle rejoindrait aisément la part de vérité philosophique contenue dans l'expérience mystique authentique, où Dieu est le «Mystère inaccessible», d'autant mieux possédé et atteint qu'il se traduit davantage en théologie négative.

Mais cette vérité est surtout présente dans la dernière forme qu'il nous reste à exposer, l'existentialisme catholique.

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