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Physique (§399 à §419)

4) - Le transformisme actuel

Thèse 32. L'origine des multiples espèces vivantes en chaque règne (végétal ou animal) par filiation à partir de mêmes ancêtres, ne semble pas impossible aux forces de la nature. Mais cette hypothèse transformiste n'est encore que partiellement démontrée.

A) Explication.

§399). Nous posons ici dans l'ordre philosophique le problème de la cause efficiente des espèces vivantes. À ce point de vue, l'origine sans cesse constatée d'un nouvel individu par l'action des parents dans la même espèce ne soulève aucune difficulté: c'est le cas d'une cause efficiente univoque [§222] où l'effet trouve sa pleine raison d'être dans la perfection de sa cause. Mais comme la science paléontologique nous montre la vie apparue assez tardivement sur la terre, se développant progressivement depuis les formes plus simples jusqu'aux plus complexes, on peut se demander si la série temporelle n'est pas aussi une série causale par filiation.

Nous avons déjà prouvé que les seules forces minérales étaient incapables d'expliquer l'existence ou l'apparition d'une substance vraiment vivante [§390]. Il est de même impossible, comme nous le montrerons plus bas [§507 et §645] d'expliquer par des agents n'ayant qu'une vie végétative l'apparition de vivants du règne animal; ou par l'action de ceux-ci, l'existence ou l'apparition de l'homme, parce que nous avons chaque fois un nouveau degré de perfection dans la forme substantielle; et toute vraie cause possède au moins la même perfection que son effet. D'ailleurs cette thèse philosophique évidente n'est aucunement l'exclusion à priori du fait de l'évolution; elle signifie seulement que si ce fait était constaté, avec passage d'un règne à l'autre, il faudrait pour lui assigner une cause efficiente intelligible, recourir à l'influence immédiate de la Providence divine; de même que pour expliquer l'origine de l'âme humaine, l'action des parents étant insuffisante, il faut en plus l'action créatrice de Dieu [§655]. Le champ reste donc grand ouvert aux recherches, expériences et constatations de la science positive. Mais le passage d'un règne inférieur au supérieur ne se présente pas encore comme un fait; aussi restreignons-nous notre thèse au développement des vivants, à l'intérieur des deux règnes où nous avons constaté une multiplicité d'espèces.

Par analogie avec le règne minéral, il est naturel de chercher l'explication des formes plus complexes dans une succession de croisements et d'interactions des formes plus simples, comme la succession des combinaisons chimiques tire des corps simples les composés plus complexes. La première partie de la thèse présente cette solution comme possible. La philosophie doit se contenter de cette position générale, laissant aux sciences particulières le soin de vérifier l'hypothèse possible. Mais tandis qu'en chimie le fait du progrès est expérimenté, la biologie est beaucoup moins avancée. S'il s'agit de groupes séparés par des différences profondes, ceux qu'on appelle les embranchements, les classes, les ordres, les familles; par exemple, si l'on compare les vertébrés aux invertébrés (mollusques, protozoaires, etc.); ou, dans les vertébrés, les mammifères aux poissons; ou, dans les plantes, les phanérogames, comme les arbres, aux cryptogames thallophytes comme les champignons, etc., les savants se contentent encore de constater avec l'expérience commune, la grande stabilité de ces groupes et l'impossibilité actuelle de les réunir par dérivation réalisée dans l'expérience. Mais s'il s'agit des groupements plus voisins, ceux des genres et des espèces, la science actuelle a fait de réels progrès.

La génétique d'abord a montré que seules étaient héréditaires les variations dépendant des gènes contenus dans les chromosomes de la cellule primitive fournie par les parents. Ainsi les modifications acquises dans le courant de l'existence par l'influence du milieu ou la lutte pour la vie, restent individuelles. Mais on a aussi constaté, comme un fait universel, l'existence de variations brusques appelées mutations, telles que H. DE VRIES les avaient déjà observées en 1886 dans une plante (les oenothères). Ces mutations affectent la coloration des fleurs, la couleur ou forme des feuilles, la taille, la disposition des organes reproducteurs, etc.; on en a de nombreux exemples pour les algues et les champignons, pour le maïs, l'orge, le tabac, la tomate, le cotonnier, etc. De même pour les animaux, on en connaît dans tous les embranchements; par exemple, des crustacés à yeux noirs, rouges, blancs, à corps blanc ou vert; des hyménoptères (genre abeille) à ailes réduites ou recourbées ou même absentes; chez les vertébrés, les mutations ont donné diverses colorations aux poils, aux ailes; des doigts supplémentaires ou reliés par des membranes comme chez les canards; pour les mammifères, citons spécialement des cas d'absence de poils, sauf en quelques régions du corps, pour des chiens, chats, souris, lapins et singes orang-outang; d'autres fois, des races à longs poils; l'absence de queue chez la souris, le chien, le chat; des yeux plus petits, sans bâtonnets dans la rétine, ou même absence d'yeux ou de dents ou de cornes; absence aussi de certains membres pour le cheval, l'âne, le boeuf, le mouton, le lapin, le chat, le chien, etc., ou raccourcissement des membres donnant des races naines, etc. [°484]. Toutes ces modifications parfois importantes, apparaissent brusquement, sans intermédiaires; elles sont proportionnelles au nombre des descendants, mais suivent une loi inconnue; et elles sont strictement héréditaires. Les croisements les éliminent souvent, mais quand ceux qui les possèdent se reproduisent entre eux, par exemple, s'ils sont isolés dans une île, ils forment des groupes homogènes et stables.

Ces phénomènes des mutations expliquent d'abord la formation des races, subdivisant les espèces végétales et animales [°485]. Mais comme il est difficile en sciences botaniques ou zoologiques, de décider si un groupe stable constitue une espèce ou une simple race ou variété, on peut étendre souvent aux espèces et parfois aux genres admis, la même explication. De plus, spécialement chez les plantes, les hybrides obtenus par croisement d'espèces voisines, qui sont généralement stériles, deviennent parfois féconds, lorsque par mutation les chromosomes des fleurs viennent à doubler; on a ainsi obtenu, en croisant le radis et le choux un groupe d'hybrides féconds, incapables de se reproduire avec les espèces parentes [°486]. Ce mode de production d'espèces nouvelles transporte dans le règne végétal le procédé des minéraux formant de nouvelles espèces par synthèses chimiques.

Cependant, pour les groupes séparés par des différences plus profondes, leur origine par transformisme devient une pure hypothèse qui n'est basée sur aucun fait de passage observé ou prouvé évidemment. Cette hypothèse explique sans doute fort bien un grand nombre de faits, soit de morphologie comparée (par exemple, les organes rudimentaires), soit de paléontologie; d'autant plus que la théorie des mutations rend compte de l'absence de formes intermédiaires entre espèces successives; mais elle n'est pas indispensable ni démontrée. Bref, le transformisme, même à l'intérieur de chaque règne, n'est encore qu'une hypothèse scientifique et n'a reçu qu'un début de vérification.

B) Preuve.

§400). Pour que toutes les espèces actuellement distinctes en un même règne vivant (toutes les plantes ou tous les animaux) puissent s'expliquer par filiation à partir de mêmes ancêtres, il faut 1) que leur perfection substantielle ne soit pas supérieure à celle des tout premiers vivants d'où ils dérivent; 2) et que la complexité de leurs fonctions immanentes puisse être construite par enrichissement successif.

La première condition dérive des exigences de la causalité efficiente dont la filiation n'est qu'une application. La deuxième est indispensable pour résoudre la difficulté essentielle du problème où le «plus» semble venir du «moins».

Or ces deux conditions sont, semble-t-il, réalisées.

1. Le degré de perfection substantiel est mesuré par le degré d'indépendance vis-à-vis des conditions matérielles dont jouissent les opérations.

Or toutes les opérations vitales d'ordre végétatif, (qu'on les considère dans la cellule ou un organisme très simple, ou dans un individu très différencié) ont toujours le même degré d'indépendance qui est celui d'actions immanentes au sens large, comme nous l'avons montré plus haut [°487]. Donc toutes les espèces actuelles, même les mieux organisées, n'ont pas une perfection substantielle supérieure aux premiers vivants très simples d'où on les suppose dérivées par filiation.

2. Quant à la complexité des fonctions constatée, par exemple, dans un haricot ou un chêne, il faudrait évidemment de très nombreux intermédiaires pour la rattacher à une souche commune, de même qu'à partir de l'hydrogène ou des corps les plus simples on n'obtient les composés organiques les plus riches que par échelons successifs souvent nombreux. Mais si les mutations jointes à certains croisements féconds peuvent actuellement donner certains changements stables et héréditaires, et parfois notables, il ne semble pas absurde de concevoir le même procédé un grand nombre de fois pour expliquer la différenciation successive de toutes les espèces d'un même règne.

Pourtant, ce facteur expérimentalement reconnu, présente encore deux points faibles:

a) Toutes les mutations constatées sont plutôt régressives que progressives, surtout dans le règne animal; les changements les plus profonds sont des suppressions de membres ou d'organes, comme les yeux. Les modifications positives sont légères, comme les variations de couleur ou sans nouveauté, comme la multiplication des doigts. Aucune mutation n'a encore produit un organe vraiment nouveau, par exemple, donner des yeux à une forme qui en était dépourvue. Il ne reste donc comme cause efficiente possible des structures plus complexes que les croisements féconds, beaucoup plus rares.

b) De plus, l'immanence des fonctions vitales renforce l'unité individuelle, et, par conséquent, l'indépendance de chaque représentant de la nouvelle espèce vis-à-vis des autres espèces. Aussi, tandis que dans le règne minéral, les composés plus riches font normalement retour aux plus simples par analyse chimique, les espèces vivantes plus élevées ne se résolvent pas en des formes inférieures durables du règne vivant, mais du règne minéral. On peut donc se demander s'il est possible d'appliquer à l'origine d'un individu vivant qui marquerait un vrai progrès dans l'organisation les règles de la causalité efficiente et dispositive constatées en synthèse chimique. On devrait trouver, soit dans les influences cosmiques et les énergies fournies par le milieu (lumière, chaleur, électro-magnétisme, etc.), soit surtout dans l'influence vitale mutuelle des deux cellules primitives appartenant à deux espèces voisines et fondues en une seule par fécondation, la raison d'être des nouvelles propriétés, à savoir des nouvelles structures organiques et des nouvelles fonctions unifiées sous forme d'action immanente. On ne peut dire que ce soit impossible à priori, à condition de rester au même niveau de perfection, végétal ou animal. Mais pour approfondir les modalités d'un tel transformisme et résoudre pleinement les difficultés, il faudrait des faits d'expérience qui font actuellement défaut.

Donc, si l'origine de toutes les espèces vivantes d'un règne par transformisme à partir de mêmes ancêtres ne semble pas impossible aux forces de la nature, elle reste pour l'instant une simple hypothèse scientifique.

C) Corollaires.

§401) 1. - Âmes ou formes transitoires. Puisque l'âme végétative est une forme absolument matérielle [§389], ce n'est pas elle seule qu'il faut considérer dans le phénomène de la naissance ou de l'apparition d'un nouveau vivant, mais bien le composé corporel total qui seul subsiste. Cette naissance est un «changement substantiel» qu'il faut expliquer en lui assignant parmi les agents naturels une cause efficiente proportionnée. Or, si on admet le passage d'une espèce à l'autre, le changement substantiel se réalise pour les vivants comme pour les minéraux, dans les deux sens: du plus simple au plus complexe par synthèse; et du plus complexe au plus simple par analyse, celle-ci étant, dans le règne vivant, la mort qui, en dissolvant l'unité individuelle, détruit l'immanence de ses opérations. La mort suppose donc, comme l'analyse chimique, l'intervention de forces étrangères: action du milieu ou des influences cosmiques, qui brisent l'équilibre interne des fonctions [§377]. Mais les nouvelles substances qui en résultent ne trouvent en ces influences qu'une cause efficiente partielle et secondaire; leur cause efficiente la plus importante est la substance vivante elle-même qui, au moment de se dissoudre, influence réellement le résultat du changement. C'est pourquoi, non seulement les substances chimiques contenues dans le corps mort dépendent évidemment de la composition chimique du corps vivant, mais il arrive souvent que certaines parties des organismes complexes continuent à vivre d'une vie végétative séparée; par exemple, les poils d'un animal mort continuent à grandir; une feuille coupée continue un certain temps à respirer et à réaliser sa fonction vitale chlorophyllienne; un coeur ou des tissus enlevés d'un organisme complet et placés dans un milieu artificiel en des conditions déterminées, peuvent continuer longtemps leur fonction vitale, en notant pour ce dernier cas, qu'une cellule isolée meurt sans tarder: la culture ne réussit que pour un groupement de cellules [°488].

Selon le principe «Telles propriétés tel être», il faut dire que ces fragments de corps sont informés par une âme végétative; et même, si l'on constatait en des tissus séparés d'organismes animaux, certaines réactions ou réflexes d'ordre sensitif, il faudrait y reconnaître une âme sensitive. L'existence de ces «âmes», en effet, s'explique sans difficulté, en les considérant comme contenues virtuellement [§378] dans le composé qui se dissout, au même titre que les formes minérales dans les corps organiques qui en résultent.

Mais comme les conditions de vie où se trouvent ces fragments sont très défavorables, leur durée est éphémère et on dit que leur âme n'est qu'une forme transitoire. À son tour, ce corps passagèrement vivant est le siège d'un changement substantiel par analyse qui aboutit aux minéraux les plus stables, compte tenu du milieu cosmique ambiant.

§402) 2. - Diverses opinions. Au sujet de l'origine des espèces vivantes, il faut d'abord distinguer la position des savants et celle des philosophes.

De nos jours, en effet, les biologistes ou naturalistes, s'en tiennent plus strictement au point de vue des sciences positives, et pour eux, le transformisme est d'abord une théorie ou hypothèse générale [§124], destinée à unifier les classifications déjà acquises, à expliquer les faits et à suggérer ou diriger de nouvelles recherches. Cependant, leur science étant par sa nature, comme nous l'avons dit [§123], inclinée à chercher les définitions réelles, elle tend aussi à concevoir la théorie comme une hypothèse spéciale à vérifier par observation et expérimentation. Les uns, avec Louis VIALLETON (décédé en 1929) s'en tiennent au transformisme restreint aux catégories inférieures de la Systématique; ils jugent impossible de prouver scientifiquement le passage d'une classe à une autre; par exemple, du batracien au reptile, de l'oiseau au mammifère. - D'autres, comme L. CUENOT, D. ROSA, J. ROSTAND, M. CAULLERY, etc., gardent l'espoir de démontrer l'origine commune de tous les vivants: «D'une base commune partent trois grands troncs: ceux des protistes, des animaux, des végétaux, couverts chacun d'innombrables rameaux parallèles de longueur inégale; certaines branches sont complètement mortes, d'autres sont en décadence, d'autres enfin pleines de vigueur» [°489]. Mais tous reconnaissent que la théorie reste actuellement une hypothèse soumise à révision par les faits. De toute façon, la position des savants s'harmonise sans difficulté avec notre thèse philosophique.

Mais les théories plus anciennes sont l'expression de doctrines philosophiques qu'il faut souvent rectifier. Nous distinguerons l'évolutionnisme plus général. et le transformisme, qui concerne les vivants.

1) L'évolutionnisme est «la doctrine d'après laquelle la loi générale du développement des êtres est la différenciation accompagnée d'intégration, loi selon laquelle se seraient successivement formés le système solaire, les espèces chimiques, les êtres vivants, les facultés intellectuelles, les institutions sociales» [°490]. Cette théorie est représentée chez les anciens, par le système d'Héraclite [PHDP §9] et des Stoïciens [PHDP §99], rajeuni et perfectionné par le bergsonisme [PHDP §590]. Le panthéisme évolutionniste dialectique de Hegel interprète de même le domaine de la nature et de la vie [PHDP §427 (3)]. Mais au XIXe siècle, l'évolutionnisme fut surtout une doctrine positiviste représentée éminemment par le système de H. Spencer [PHDP §480 (a)], et déjà préfiguré dans celui de Hobbes [PHDP §368]. L'erreur fondamentale de ces penseurs est de croire que Dieu est éliminé par la loi d'évolution; car si cette loi était fondée sur des faits constatés et devenait certaine, il resterait encore à donner la cause explicative de l'être même des substances «évoluantes» et de l'évolution elle-même; et cette cause de l'être est précisément Dieu. Aussi la conception la plus solide philosophiquement de l'évolutionnisme serait celle des raisons séminales de saint Augustin [PHDP §171] où le progrès dépend à la fois des causes naturelles et de l'influence directrice constante de la divine Providence.

2) Le transformisme est la «théorie biologique d'après laquelle les espèces vivantes ne sont pas fixes et distinctes, comme on l'avait d'abord admis, mais variables et susceptibles de se transformer les unes dans les autres» [°491]. Il s'oppose au fixisme qui enseignait cette stabilité absolue et expliquait l'origine des nouvelles espèces par des créations directes successives de Dieu. Le fixisme fut défendu en particulier au XVIIIe siècle par LINNÉ, et au XIXe, par BUFFON [PHDP §475], CUVIER et A. JORDAN.

On distingue le transformisme modéré qui n'admet la filiation des espèces que dans le même règne; ou même dans les dernières ramifications seulement (comme celui de VIALLETON); et le transformisme généralisé qui s'applique à tous les vivants, jusqu'à l'homme inclu. Les plus célebres défenseurs du transformisme au XIXe siècle furent Lamarck [PHDP §475] et surtout Ch. Darwin [PHDP §476], dont la théorie, qui ne manque pas de valeur scientifique, doit cependant être corrigée par la doctrine contemporaine des mutations. Ses successeurs, comme Huxley [PHDP §482] en Angleterre, Haekel [PHDP §478] et Büchner en Allemagne, Le Dantec en France, etc., développèrent la théorie en un sens matérialiste inacceptable. Les progrès de la biologie contemporaine, au contraire, non seulement respectent toutes les exigences de l'explication philosophique, mais permettent aussi de concilier la stabilité et fixité remarquables des espèces vivantes une fois constituées, avec leur filiation les unes des autres. Le transformisme actuel marque ainsi un progrès sérieux sur le transformisme historique du XIXe siècle.

Signalons enfin quelques hypothèses émises sur l'origine première de la vie sur la terre. Les anciens, après Aristote, admettaient la génération spontanée des animaux inférieurs, mais sous l'action des corps célestes supposés vivants. Plusieurs positivistes du XIXe siècle y croyaient encore comme à un fait naturel; citons les expériences de Pouchet, réfutées par Pasteur; le bathybius de Huxley, les radiobes de Burke, les colloïdes de Leduc: celui-ci, en jetant du sulfate de cuivre mêlé à du sucre dans une solution de ferrocianure de potassium, produisait un phénomène analogue à une division cellulaire de plante; mais ce fait, comme nous l'avons montré, n'atteint pas l'immanence vitale [§387]. - D'autres cherchent l'origine de la vie dans la nature, mais hors de la terre. Les germes nous seraient venus, selon Richter et Helmholz, sous forme de «cosmozoaires» enfermés en des aérolythes; ou, selon Kohn, sous forme de poussière cosmique «panspermique». W. Preyer parle même de «pyrozoaires», germes capables de vivre en notre globe encore incandescent, et dont les vivants actuels proviendraient par évolution [°492]. Disons que ces hypothèses relèvent de l'imagination plus que de la science; et, fussent-elles vraies, elles ne supprimeraient pas le recours indispensable à la Providence divine pour passer du degré de perfection substantielle minéral à celui des vivants.

Article 2. Nature des fonctions vitales

b34) Bibliographie spéciale (Nature des fonctions vitales)

§403). Les propriétés quantitatives étudiées à propos des minéraux se retrouvent totalement identiques en tous les corps vivants, végétaux, animaux et hommes; nous avons donc seulement à étudier les propriétés qualitatives qui distinguent les vivants. Parmi celles-ci, les structures ou figures, d'ailleurs très caractéristiques de chaque espèce, relèvent plutôt des sciences particulières: anatomie, botanique, systématique, etc. qui les décrivent minutieusement à l'aide d'expérimentations et d'instruments, tels que le microscope. En philosophie, nous constatons simplement que ces qualités réalisent la définition de la figure: «qualité disposant la substance dans ses parties quantitatives» [§321]; et qu'elles participent ainsi au rôle de la quantité comme sujet immédiat des qualités corporelles.

Restent les puissances d'action qu'on appelle dans le monde minéral des énergies [§323 et §328]. Elles ont aussi une importance capitale dans le monde vivant, comme principe des diverses opérations immanentes. Nous les désignerons habituellement par le terme «fonction», et nous établirons d'abord le principe de spécification des fonctions vitales en général, en vue d'obtenir, non seulement des groupements empiriques de phénomènes, mais des distinctions réelles qui correspondent à la nature des propriétés actives considérées. Ce principe nous permettra ensuite d'établir quelles sont les fonctions de la vie végétative. De là, deux paragraphes:

1. - Principe de spécification des fonctions en général.
2. - Les fonctions de la vie végétative.

1. - Principe de spécification des fonctions en général

Thèse 33. Les fonctions en général se spécifient par leurs opérations et celles-ci par leurs objets formels.

A) Explication.

§404). Dans cette thèse générale, les fonctions désignent toute puissance opérative et la spécification par les objets formels convient même aux énergies physiques. Cependant, vu leur importance, nous envisageons plus spécialement les fonctions vitales dont la perfection mesure celle des substances vivantes. On parle aussi dans le même sens des facultés ou des puissances de l'âme et nous prendrons ces trois termes comme synonymes. Tout en reconnaissant comme légitime l'usage purement empirique de ces termes, surtout de celui de fonction, en sciences expérimentales [§417], nous les prenons ici au sens ontologique pour désigner les qualités opératives, principes immédiats d'action dans la substance.

1. En établissant plus haut [§322] l'existence réelle de ces principes accidentels, nous avons distingué les qualités stables et les opérations ou qualités passagères.

a) La qualité stable dont nous parlons ici [°493] est un principe d'action permanent ordonné par sa nature même à produire un groupe homogène d'opérations; c'est elle précisément que nous appelons une «fonction».

b) L'opération est la production actuelle d'un phénomène qualitatif par un agent, par exemple, une illumination, une caléfaction, une vision, etc. C'est le passage de la fonction de l'acte premier à l'acte second; ou «ce par quoi l'agent est actuellement agissant». Ce phénomène est très souvent passager, d'où son caractère accidentel évident.

2. La spécification est prise en cette thèse au sens ontologique, et peut se définir: «Ce par quoi un mode d'être réel reçoit le degré de perfection qui le constitue en sa nature propre»; par exemple, l'homme comme substance est spécifié par l'âme spirituelle. Cette propriété s'applique non seulement aux substances, mais à tout mode d'être distinct réellement des autres, et en particulier aux qualités ou puissances de l'âme.

La spécification exprime l'essence ou «ce par quoi l'être est ce qu'il est» [§199]; c'est pourquoi, au sens strict, elle donne la définition spécifique complète qui caractérise l'espèce infime, par exemple, celle de l'audition. Mais au sens large, elle donne aussi la définition générique qui exprime la perfection constitutive des espèces ou genres intermédiaires ou même du genre suprême [§85]; par exemple, celle de la connaissance sensible ou intellectuelle ou de la connaissance en général.

La spécification varie évidemment avec les prédicaments ou modes d'êtres réels qu'il s'agit de définir. Elle peut être intrinsèque ou extrinsèque.

a) La spécification intrinsèque est celle que donne une perfection comme effet formel primaire [§220] en constituant l'être dans son essence même. Toute substance est ainsi spécifiée par sa forme substantielle.

b) La spécification extrinsèque est celle que donne une forme en mesurant le degré de perfection de l'être spécifié, sans s'identifier avec lui, grâce au rapport de cause formelle à effet formel secondaire; ainsi les propriétés sont un principe de spécification extrinsèque pour les substances spéciales [§352].

3. Comme tout être est intelligible dans la mesure où il est [§183], c'est-à-dire conformément à son essence, il y a parallélisme évident entre le mode d'intelligibilité et le mode de spécification:

a) L'absolu [§192] qui se comprend par soi jouit d'une spécification intrinsèque.

b) Le relatif [§192], qui se comprend par un autre, aura une spécification extrinsèque.

Il s'ensuit que la relation transcendantale où un élément absolu est par son essence même ordonné à un autre, participe aux deux modes de spécification également efficaces. La prédominance de l'un ou l'autre mode pour révéler la nature spécifique complète dépend des diverses essences; ainsi, l'âme végétative reçoit une spécification extrinsèque générique comme relation transcendantale à la matière; mais elle a en soi sa spécification (intrinsèque) comme forme vitale, mode d'être actuel absolu. Au contraire, les fonctions, comme mode d'être absolu, n'ont que la spécification générique intrinsèque qui les constitue qualité en opposition à la quantité; mais leur spécification plus précise est extrinsèque en fonction de leur objet formel.

4. L'objet [§5] en général est la chose dont on s'occupe en agissant; plus techniquement, c'est «le terme auquel s'ordonne une fonction ou tout principe opératif en agissant»; par exemple, les figures sont l'objet de la géométrie; l'argent, l'objet de l'avarice: ce dont le savant ou l'avare s'occupent.

a) L'objet matériel est la chose prise en elle-même: la figure, l'argent.

b) L'objet formel est l'aspect spécial sous lequel l'agent ou la fonction atteint la chose qui l'intéresse; par exemple, une même poire est saisie par la vision sous l'aspect «colorée», par l'intelligence sous l'aspect «substance corporelle», etc. L'objet formel est donc la chose considérée précisément comme le terme propre auquel se rapporte la fonction prise comme relation.

B) Preuve.

§405). Un mode d'être relatif considéré comme tel est spécifié par son terme, selon les règles de la spécification extrinsèque.

Or toute fonction est une relation transcendantale dont le terme est le groupe homogène de ses opérations; et l'opération, à son tour, est une relation transcendantale dont le terme est son objet formel.

a) Nous avons constaté, parmi les accidents qualitatifs passagers, des groupes homogènes d'opérations; par exemple, le groupe des visions, des auditions, des réflexions, etc., et nous en avons conclu à l'existence de principes dynamiques ou puissances d'action stables dans l'agent [§322].

Or ces principes d'action sont en eux-mêmes des qualités, et par là, possèdent une certaine perfection absolue; mais toute leur essence est ordonnée à leurs opérations où ils trouvent leur épanouissement et leur complément naturel; par exemple, le principe visuel n'est rien autre qu'un moyen de voir; sans cette opération, il reste incomplet et imparfait. Fonction et opération apparaissent comme puissance et acte: deux êtres incomplets ordonnés essentiellement l'un à l'autre pour constituer dans leur genre une nature achevée.

La fonction comme qualité stable réalise donc bien les conditions d'une relation transcendantale dont le terme est l'ensemble de ses opérations homogènes.

b) Ces opérations, à leur tour, doivent leur homogénéité à un même objet formel auquel elles se rapportent en tant que relations transcendantales. Toute opération, en effet, doit se concevoir comme un mouvement dont le terme d'arrivée est l'objet formel. Cela est tout à fait clair pour l'opération transitive produite par une cause efficiente sous forme de mouvement physique, comme nous l'avons montré plus haut [§252-255]; et, par conséquent pour les actions immanentes au sens large où se retrouve un mouvement proprement dit, changement accidentel et continu avec distinction d'agent et de patient dans les parties d'un même sujet. Par exemple, la flexion du muscle sous l'excitation du nerf représente un vrai mouvement local préparé dans le muscle par l'acquisition d'une force (ou énergie) de contraction reçue ou réveillée (car il y a réaction spécifique du muscle) par l'action d'innervation; la richesse de la vie rend le cas plus complexe, mais l'analyse retrouve toujours le schéma d'un mouvement au sens propre avec ses diverses relations constitutives, et d'abord sa relation transcendantale à un terme d'arrivée. - Quant aux opérations immanentes au sens strict, bien qu'elles n'exigent plus comme nous le montrerons [§253], un mouvement proprement dit, elles supposent toujours le passage de la fonction considérée comme puissance active, de l'acte premier à l'acte second, ce qui est, par analogie, un mouvement dont le terme est, comme nous l'avons dit, l'objet formel; ainsi une intellection est toujours l'acte de comprendre quelque chose, par exemple, un théorème de géométrie: elle est «ce par quoi l'intelligence capable de comprendre (acte premier) saisit actuellement le sens de ce théorème (acte second)»; et celui-ci (son objet formel) est bien le terme du mouvement intellectuel.

Bref, toute opération étant, pour une fonction, le passage de l'acte premier à l'acte second, elle est un mouvement réel ou par analogie, dont le terme d'arrivée est l'objet formel.

Or tout mouvement est une relation transcendantale à son terme d'arrivée.

Donc toute opération est une relation transcendantale à son objet formel.

C) Corollaires.

§406) 1. - Autres principes de spécification. Les opérations et les principes d'action sont en eux-mêmes, avant d'être relatifs, des qualités douées de propriétés distinctives; aussi peut-il être opportun de distinguer d'abord certains groupes génériques de fonctions par leur nature plutôt que par leur objet; ainsi une fonction spirituelle, comme la volonté, sera évidemment distincte spécifiquement de toute fonction corporelle, comme l'appétit sensible. C'est pourquoi, pour classer les habitudes, on s'en référera d'abord à la nature des fonctions qui sont leur sujet immédiat; il est clair, par exemple, qu'une vertu dont le sujet est l'intelligence se distinguera spécifiquement d'une autre dont le sujet est la volonté [§822]. Mais ces autres principes de spécification supposent implicitement celui des objets formels, et ceux-ci sont toujours requis pour établir les espèces infimes.

§407) 2. - Règle empirique d'application. Pour définir et classer les fonctions d'une substance donnée, le nombre et la distinction des objets formels ne peut évidemment s'établir à priori: c'est l'oeuvre de l'observation et de l'expérience. En s'inspirant du principe de raison suffisante comme interprétation des faits, on peut établir la règle suivante:

«Partout où se révèlent des objets formels vraiment irréductibles, il faut reconnaître des opérations et des fonctions réellement distinctes», car elles sont spécifiées de façon réellement indépendante. Cette règle, comme le principe «Agere sequitur esse», s'applique aussi de deux façons:

1. Chaque fois qu'un objet formel manifeste un degré de perfection supérieur, parce qu'il suppose une plus grande indépendance des conditions matérielles, il spécifie un groupe d'opérations et de fonctions réellement distinct du groupe inférieur; ainsi l'objet formel: «perfection restant dans l'agent», qui caractérise l'action immanente, fonde le groupe des opérations et fonctions vitales réellement distinctes des énergies minérales et nous montrerons qu'il en est de même pour les opérations et fonctions de la vie sensitive et intellective. Mais ces premières déterminations ne constituent que les grands genres correspondant aux règnes substantiels; et il faut une seconde application pour achever la classification.

2. Chaque fois que, fût-ce au même degré de perfection, deux objets formels déterminent des mouvements opposés ou pleinement indépendants les uns des autres, ils spécifient des opérations, ou même des fonctions réellement distinctes. Cette règle est d'abord pleinement évidente et toujours applicable aux opérations qui se subdivisent ainsi en groupes de plus en plus homogènes; car c'est l'opération qui est proprement le mouvement dont le terme est l'objet formel. Ainsi l'aspect de «bien absent» ou de «bien présent» qui déterminent dans l'appétit deux dispositions opposées (celle de mouvement et celle de repos) spécifient deux opérations distinctes: le désir et le plaisir. Mais pour que la différence d'objet formel fonde aussi une distinction réelle de fonctions, il faut de plus que les groupes d'opérations ainsi constitués ne puissent pas être complémentaires et se manifestent eux-mêmes indépendants et irréductibles. Ainsi dans le cas du bien absent ou présent, on voit que le désir s'achève normalement en joie, en sorte que les deux opérations distinctes sont complémentaires et relèvent d'une seule fonction; mais s'il s'agissait de l'aspect de «coloration bronzée» ou de «sonorité» d'une cloche, spécifiant les deux groupes distincts d'opérations: visions et auditions, on constate que ces opérations sont disparates, sans lien entre elles et forment deux groupes irréductibles; d'où la distinction réelle des fonctions.

Bref, le critère des objets formels est apte de soi à fonder de vraies classifications naturelles en résolvant du point de vue philosophique le problème de la nature des puissances opératives; mais son application exige chaque fois une induction évidente où les faits soient bien observés et clairement interprétés selon les règles de la méthode expérimentale.

2. - Les fonctions de la vie végétative

Thèse 34. Les phénomènes de la vie végétative demandent trois fonctions vitales distinctes: celles de nutrition, de croissance et de génération, qui sont trois puissances opératives purement actives.

A) Explication.

§408). Il s'agit d'appliquer aux phénomènes de la vie végétative le critère de l'objet formel. Mais celui-ci se réalise de deux façons:

a) Pour la puissance opérative passive qui, avons-nous dit [§328] ne dispose à l'action qu'après réception d'un complément de perfection venu du dehors, l'objet formel est une perfection préexistante qui meut la faculté, par exemple, l'aspect de coloration des corps qui préexiste à la vision et la spécifie.

b) Pour la puissance opérative active qui dispose directement à l'action sans demander l'aide du dehors, l'objet formel est une perfection à produire par la fonction; par exemple, la perfection de la maison à bâtir qui spécifie la décision du bâtisseur.

Or les fonctions de la vie végétative doivent se classer parmi les puissances opératives purement actives. Certes, elles dépendent encore profondément de leur milieu, et spécialement d'aliments convenables. Mais il ne s'agit que de «conditions sine qua non» qui limitent étroitement leur domaine, mais qui ne leur apporte aucun complément de perfection, puisque leur caractère propre est d'être dominatrices et immanentes, comme nous l'avons montré [§387]. Nous devons donc observer les divers aspects de perfection produits dans le vivant par ses opérations végétatives pour découvrir les groupes irréductibles qu'ils déterminent.

B) Preuve d'induction.

§409). a) FAITS. Il est probable que les vivants les plus simples ne possèdent pas encore des fonctions bien différenciées; aussi la thèse s'applique-t-elle surtout aux organismes évolués.

1. D'une façon générale, on constate que ces organismes produisent en des temps différents des opérations bien distinctes:

a) Dans leur jeunesse les plantes et les animaux croissent par division cellulaire active; c'est le temps où les divers tissus se différencient selon l'évolution interne propre à chaque espèce.

b) À l'âge adulte, ces vivants deviennent capables de se reproduire par génération, ce qu'ils ne pouvaient pas auparavant, et ce qu'ils n'accomplissent souvent qu'à une époque spéciale: pour les plantes, c'est le moment des fruits, bien déterminé dans l'année.

c) Mais en même temps et sans discontinuer de la naissance à la mort, tout l'organisme et chacune de ses cellules se nourrissent, respirent, font des échanges avec le milieu pour se conserver en vie.

Il y a là trois perfections produites par les opérations vitales: la structure propre du vivant, un nouvel individu de la même espèce; et simplement la conservation dans l'être, qui constituent trois aspects différents: trois objets formels indépendants.

2. Si l'on veut préciser ces données d'observation communes par celles des sciences biologiques, on est frappé d'abord par la richesse et la variété des phénomènes végétatifs, soit en comparant les multiples formes vivantes, dont chacune, des microscopiques aux géantes, possède sa structure et ses opérations propres, avec des nuances tranchées caractéristiques de l'espèce; - soit en considérant dans les vivants les plus évolués, chacun des tissus, et en ceux-ci, chacune des cellules si admirablement différenciées et adaptées à leur rôle propre. Le groupement par les trois objets formels signalés apparaît donc comme schématique; et, du moins pour les opérations, il constitue seulement le genre à l'intérieur duquel il faut préciser les diverses espèces. Mais cette exploration des détails relève d'une science particulière, subalterne à la Philosophie de la nature; celle-ci met seulement en relief les aspects communs les plus caractéristiques.

À ce point de vue, ce sont les opérations de la cellule qui sont les plus claires et les plus significatives, et elles se rangent d'elles-mêmes en quatre classes:

a) Les échanges avec le milieu extérieur: la respiration et la nutrition. Parmi ces phénomènes, les uns préparent l'assimilation, par exemple, l'émission par les glandes de l'estomac et des intestins des divers sucs et réactifs qui transforment les aliments en produits directement assimilables (une fois ce travail de digestion accompli), soit par des organes spécialisés, soit au besoin par chaque cellule en particulier. D'autres phénomènes achèvent l'assimilation en rejetant les éléments inassimilables ou usés et en les restituant au milieu; ces deux phases sont parfois complémentaires, comme dans la respiration où l'oxygène est accepté et le gaz carbonique CO2 rejeté.

b) Le phénomène cellulaire central que nous appellerons l'assimilation instable: La matière gélatineuse qui constitue le protoplasme (et aussi le noyau) a besoin, pour garder sa substance selon sa constitution chimique propre, de s'adjoindre par changement substantiel les matières qui l'entourent à l'état naturel, comme l'oxygène, l'eau, ou préparées par la digestion et qui pénètrent en elle par osmose à travers ses membranes. Mais si l'aliment perd sa nature, la cellule garde la sienne en sorte que l'assimilation, opération fondamentale de toute vie végétative, se manifeste clairement comme opération immanente et doit se définir: «le changement substantiel par lequel l'aliment, perdant sa propre nature, se transforme en la substance préexistante et permanente de la cellule vivante».

Mais en même temps qu'elle se régénère ainsi, la substance cellulaire a besoin de se purifier; il y a des déchets produits par les combinaisons chimiques dont elle est le théâtre, soit déjà en tant qu'elle assimile, soit surtout en tant qu'elle évolue. D'où le complément formé par la désassimilation et l'élimination qui appartient au premier groupe, mais qui rend continuellement instable l'assimilation végétative.

c) Les faits d'évolution interne dont nous avons déjà relevé l'importance, comme manifestation de l'individualité du vivant [§388]. Leur caractère est d'affecter chaque cellule en fonction des autres et du tout. Ils commencent dans l'unique cellule de l'oeuf et donnent toutes les autres cellules par différenciation successive. Leur objet est ainsi, d'une façon générale, de produire la quantité, c'est-à-dire la grandeur et la masse propre à chaque vivant selon son espèce et sa race, mais avec toutes les richesses d'organisation qui leur conviennent, depuis les vivants microscopiques, les moins organisés, jusqu'aux grands mammifères. Ce sont les exigences de cette organisation constitutive qui déterminent la «quantité» entre un minimum et un maximum où s'arrête nécessairement l'évolution interne. Ces faits sont les opérations de croissance organique.

d) Les phénomènes de reproduction qui assurent la permanence de l'espèce malgré la mort successive de tous les individus. La multiplication par simple division cellulaire ressemble beaucoup aux faits de la catégorie précédente. Mais il y a les opérations extrêmement remarquables de la reproduction sexuée qu'on rencontre, avec des nuances, en tout vivant végétatif: Les unicellulaires eux-mêmes, capables de multiplication asexuée par division ou bourgeonnement, doivent à certains moments renouveler la vigueur vitale de l'espèce par la fusion de deux individus en une seule cellule primitive. Telle est en effet l'essence de la «reproduction» ici observée: Elle est la coopération de deux principes vivants individuellement distincts, pour constituer par synthèse l'unique cellule primitive. Et cette synthèse suit des règles fixes qui commandent l'hérédité. Le principe femelle, l'ovaire, fournit le protoplasme et une partie du noyau; le principe mâle, le pollen dans les plantes, le spermatozoïde dans les animaux, intervient surtout par les éléments nucléaires dont il est une concentration. Ces deux principes sont d'abord chacun une cellule complète; mais au moment de s'unir, chacun étale les chromosomes de son noyau (en nombre pair et déterminé, selon l'espèce) et après élimination de la moitié [°493.1], les deux moitiés restantes se fusionnent en l'unique cellule primitive qui est alors l'oeuf fécondé. Ainsi l'objet formel de ces multiples opérations est bien un nouvel individu représenté par l'oeuf capable désormais par évolution de reconstruire l'organisme complet d'où il provient, et où il est élaboré en des organes spécialisés.

3. De ces quatre groupes de phénomènes, le premier se rapporte à des objets bien distincts, mais pleinement assimilables à ceux des puissances actives des non vivants. Ce sont, ou des combinaisons chimiques, comme celles de la digestion, aptes à se reproduire en laboratoire; ou des émissions d'énergie, électrique, lumineuse, et spécialement calorique, comme en tout agent physique. Il est possible que, en ce domaine, la cellule ait des propriétés exclusives [°494], comme certains corps chimiques émettent seuls telle énergie, par exemple, sont radioactifs à l'exclusion des autres; mais ces opérations ne sont pas proprement vitales; elles représentent l'aspect sous lequel le vivant végétatif appartient aussi au genre corporel ou au règne minéral.

Les autres phénomènes au contraire relèvent du règne végétal par leur caractère d'immanence. Nous l'avons montré pour ceux d'assimilation et d'évolution. Quant à la reproduction, elle aboutit bien à un terme réellement distinct des agents pris comme individus; mais, d'abord, l'élaboration toute interne des deux principes générateurs est une action immanente; et même comme action transitive, la synthèse de la fécondation est par essence une synthèse vitale, c'est-à-dire une causalité efficiente caractéristique d'un agent doué de vie végétative, parce que l'effet obtenu est lui-même une substance vivante, d'un degré de perfection supérieur à tout l'ordre minéral.

D'autre part, on pourrait, en chaque groupe, relever plusieurs aspects (ou objets formels spéciaux) qui définiraient des opérations distinctes comme opérations; ainsi, les multiples phases ou formes de la division cellulaire, dans la croissance; chacun des actes préparatoires à la construction de l'oeuf dans la reproduction. Mais toutes ces opérations sont clairement complémentaires, réunies sous un aspect commun qui est le résultat final à produire: ici, l'organisme complet; là, un nouvel individu. De même, l'assimilation prend des formes diverses, car chaque cellule «choisit» les aliments qui lui conviennent et la rendent apte à ses fonctions propres, qui sont tout autres, par exemple, en une cellule nerveuse ou en une musculaire; à ce point de vue, il faudrait distinguer les opérations et subdiviser, semble-t-il, le genre «assimilation» en diverses espèces correspondant à ces aspects plus précis. Tous cependant sont compris sous l'aspect général: «maintien en son être spécifique de la substance cellulaire»; et cet objet formel, qui unifie le premier groupe de faits, se distingue nettement des deux autres.

b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Or partout où se constatent des objets formels unifiant des groupes homogènes et irréductibles d'opérations, il faut reconnaître des fonctions distinctes [§407].

Donc il y a dans l'ordre végétatif trois fonctions vitales, puissances opératives actives distinctes: celle de nutrition, principe des faits d'assimilation; celle de croissance, principe de l'évolution organique jusqu'à l'âge adulte; celle de génération, principe de la création d'une nouvelle cellule primitive.

C) Corollaires.

§410) 1. - Organes des fonctions végétatives. Comme les fonctions vitales, à titre de propriétés caractéristiques, sont l'effet formel secondaire de l'âme végétative, il y a parallélisme entre la matérialité de celle-ci et la dépendance de ses fonctions vis-à-vis des conditions corporelles et quantitatives. Au sens propre, ce n'est pas la fonction qui agit, ni la cellule dans un métazoaire: c'est le corps vivant, le composé subsistant individuel qui agit par ses diverses fonctions, et celles-ci sont localisées en divers endroits du corps: Les fonctions végétatives sont organiques.

L'organe en général est la partie du corps qui, par sa structure et ses propriétés, est le sujet immédiat d'une fonction [°495]. Le sujet étant en général «tout être déterminable» [§210], c'est-à-dire l'être en puissance par rapport à son acte, on constate dans les êtres une hiérarchie de déterminations, en sorte que les rapports superposés de puissance à acte maintiennent pleinement l'unité de l'individu agissant. Ainsi, tandis que la matière première est le sujet immédiat de la forme substantielle, et le composé substantiel, le sujet d'inhésion de tous les accidents, l'accident quantité est le sujet prochain des qualités corporelles, immédiatement pour les figures, et, pour les énergies physiques, médiatement par l'intermédiaire des structures [§321 et §322]. À son tour, l'être végétatif, pour accomplir ses fonctions vitales, utilise certaines parties de son corps en raison de leur structure ou autres propriétés physiques mieux adaptées à ces fonctions: celles-ci s'installent ainsi en ces parties comme en leur sujet immédiat. Aussi ne parle-t-on proprement d'organe qu'en abordant le deuxième degré de perfection substantielle: la vie végétative.

L'organe des fonctions végétatives est donc la partie du corps qui, par ses propriétés physicochimiques, sa structure et ses énergies, est le sujet immédiat d'une fonction vitale qui informe et détermine ces perfections inférieures en les utilisant. Nous constaterons d'ailleurs plus loin que ces fonctions végétatives elles-mêmes sont soumises aux puissances supérieures de la vie animale et à leur égard deviennent partie intégrante de l'organe [§428 et §699].

Dans l'ordre végétatif, la fonction de reproduction a un organe bien déterminé, à savoir, la fleur dans la plante, certaines parties réservées à la génération chez les animaux. Mais les fonctions de croissance et de nutrition sont diffuses par tout le corps, chaque cellule y coopérant à sa façon. Il faut noter aussi qu'une même fonction peut se multiplier numériquement par la distinction des parties quantitatives qu'elle occupe en un même individu. L'assimilation des cellules de la racine, de la feuille et de chacune des feuilles vivantes suppose ainsi de multiples réalisations individuelles de la même fonction nutritive.

§411) 2. - La théorie cellulaire. L'importance de la cellule comme sujet des fonctions vitales a suggéré au XIXe siècle une théorie générale qu'on peut résumer en ces quelques propositions:

a) «Tout être vivant est composé de cellules.

b) Toute cellule vient d'une cellule préexistante.

c) La cellule est un organisme élémentaire, une unité vivante, présentant tous les attributs de la vie.

d) En partant de l'individu cellulaire, on distingue cinq degrés schématiques d'organisation: 1) les individus du premier ordre sont les cellules; 2) ceux du second ordre sont les tissus, association de cellules semblables entre elles; 3) ceux du troisième ordre sont les organes, association de différents tissus; 4) ceux du quatrième ordre sont les personnes, par exemple, l'homme, association de différents organes; 5) les individus du cinquième ordre sont les États: associations de personnes, par exemple, fourmis, abeilles, communautés humaines» [°496]

Interprétée en un sens positiviste, comme chez H. Spencer [§480 (c)], Haekel, etc. cette théorie exagère manifestement les analogies entre individus unis en société et cellules associées en un individu; et en celui-ci, elle méconnaît l'interdépendance des opérations. De plus, sans nier l'importance de la cellule, on doit constater certaines formes vitales qui lui échappent; par exemple, ce qu'on appelle les «métaplasmas», comme le plasma sanguin, «substance intercellulaire, anucléée, dérivée de l'activité du protoplasme, mais émancipée du protoplasme» [°497] Ces parties corporelles restent l'organe de la fonction nutritive, mais perdent, avec le noyau, les fonctions de croissance et de reproduction. La théorie n'est donc qu'une généralisation hâtive, qu'il faut corriger d'après l'expérience. C'est pourquoi nous avons donné de l'organe une définition plus large et plus conforme aux faits.

§412) 3. - Continuité de la vie. Les fonctions conçues comme principes qualitatifs permanents, sources d'opérations multiples et passagères, mais homogènes ou complémentaires, permettent de distinguer, avec les anciens, la vie en acte premier et en acte second.

La vie en acte premier est la substance vivante douée de ses fonctions vitales, qualités stables unies à l'essence par un lien nécessaire.

La vie en acte second est l'ensemble des opérations par lesquelles le vivant exerce ses fonctions vitales.

Du point de vue expérimental ou des sciences positives, seule existe la vie en acte second, en sorte que l'absence totale d'opération vitale s'identifie avec la mort ou le retour à l'inertie, caractéristique des minéraux. Cette inertie d'ailleurs n'est nullement absolue, et pour les savants, partisans du mécanisme, la frontière entre vivants et non vivants s'estompe.

Si nous considérons le problème philosophique des natures, la présence d'opérations vitales ne paraît plus aussi indispensable à l'existence du vivant, pourvu qu'il ait ses fonctions comme qualités stables contenant virtuellement ses opérations. Ainsi s'explique en particulier la vie latente des semences, comme ces grains de blé découverts dans un tombeau égyptien qui ont pu attendre des siècles le moment de poursuivre leur évolution vitale. Il est clair cependant que la présence de ces propriétés vitales permanentes doit se manifester de quelque façon à l'expérience, en vertu des rapports étroits qui lient substance et accidents, fondement du grand principe d'interprétation «Agere sequitur esse» [§350]. Mais cette manifestation ne suppose nullement l'exercice actuel de toutes les fonctions spécifiques d'un individu, parce que l'unité individuelle dont nous avons constaté la cohérence essentielle à l'immanence vitale [§388], établit entre toutes ces fonctions un lien nécessaire, en sorte que la présence d'une seule clairement manifestée entraîne inévitablement l'existence latente de toutes les autres; et celles-ci se manifestent, en effet, toujours, dès que les circonstances et l'évolution normale du vivant le permettent ou l'exigent.

Or parmi les propriétés qui caractérisent le vivant végétatif, on trouve comme les plus fondamentales une structure organique propre et la fonction nutritive au sens strict d'assimilation cellulaire ou tout au moins de respiration. Il semble bien que cette dernière opération, si ralentie soit-elle, reste indispensable pour que la masse de substance corporelle (par exemple, d'une graine) conserve son degré de perfection exigeant l'âme végétative, parce que le maintien de la structure ou de l'organisation propre de la cellule, avec l'unité nécessaire à l'action immanente, dépend comme condition «sine qua non» de cet échange avec le milieu. Cependant, on pourrait peut-être considérer cet échange comme intermittent, la structure essentielle de l'organisme se conservant intacte pendant un certain temps, mais ayant besoin de se régénérer par intervalle, sous peine de se dissoudre. C'est à l'expérience de trancher la question, si cette régénération doit être continue ou intermittente; mais déjà, elle nous en apprend la nécessité. Sans elle, toute vie, même en acte premier, disparaît avec la ruine de la structure organique indispensable.

Cette dépendance du milieu et cette nécessité de régénération organique explique aussi le phénomène de vieillissement et la mort par usure: Même si aucune influence externe directement nocive n'intervient, toute substance corporelle vivante épuise à un moment donné le cycle de ses opérations spécifiques. La croissance cesse et, dans les grands organismes surtout, la fonction d'assimilation qui persévère seule en chaque cellule, est soumise à des conditions de désassimilation qui accumulent les déchets, produisent la prédominance de certains tissus, comme le tissu conjonctif et aboutissent enfin à rompre l'équilibre vital de l'individu. Mais pour assurer la permanence de l'espèce, certains organes spécialisés ont construit une nouvelle cellule primitive par la fonction de reproduction.

C'est le sens de l'adage: «Vita est in motu»: «Pas de vie sans mouvement vital». Il ne s'agit pas du mouvement local ou mécanique qui, dans la cellule, peut être une simple réaction physique (irritabilité cellulaire), absente d'ailleurs de la vie latente et qui ne se manifeste clairement que chez l'animal. Il s'agit d'une opération immanente quelconque qui peut être toute intérieure chez les connaissants et qui est, au degré végétal, une opération d'assimilation nutritive tout au moins intermittente.

§413) 4. - La génération, perfection pure. Les deux fonctions végétatives de nutrition et de croissance supposent, dans leur définition même, des éléments matériels qui en font des perfections mixtes [§83]. Mais la génération est une fonction plus parfaite dont l'essence n'exige pas nécessairement des limites matérielles, tout en les admettant évidemment pour la vie végétative.

Notons d'abord qu'il faut distinguer la génération de la multiplication des vivants due à la fragilité de l'unité individuelle et obtenue par bouturage ou sectionnement [§392]. Au sens propre, elle désigne la causalité efficiente d'un vivant dont l'effet est un autre individu vivant de la même espèce que lui. Saint Thomas la définit: «Origo viventis a vivente principio conjuncto, in similitudinem naturae». La génération est la venue d'un vivant d'un autre vivant, par un principe interne et en pleine identité de nature [°498].

Appliquée au degré végétatif, cette définition suppose une causalité efficiente au sens strict avec agent et effet réellement distincts comme substances individuelles complètes [§231]. C'est un changement substantiel où la matière première d'une certaine masse corporelle (celle de l'oeuf ou cellule primitive), reçoit sous l'influence causale des vivants générateurs (les parents des deux sexes) une âme ou forme substantielle de même espèce. Les multiples phénomènes de préparation ont pour but d'introduire en cette portion de matière les dispositions ultimes ou propriétés, structures et fonctions qui appellent à titre de causes dispositives, la nouvelle forme [§361]. Dans ces préliminaires, les deux générateurs, aidés par le milieu et les influences cosmiques, ne travaillent pas sur une masse purement minérale, mais déjà sur une substance vivante, à savoir, sur une portion de leur propre organisme: Ce sont des actions immanentes produisant les deux éléments mâle et femelle qui seront les agents immédiats et directs pour créer le nouvel individu.

Il faut, semble-t-il, appliquer a ces deux éléments pris à part, ce que les anciens disaient du germe (ou semence): Ils n'ont pas encore la vie ou l'âme végétative formellement mais seulement virtuellement, et ils agissent dans la fécondation comme causes instrumentales, portant les perfections spécifiques complètes du vivant adulte d'où ils proviennent. En effet, le principe mâle, par exemple, le grain de pollen lorsqu'il se détache de l'étamine pour rejoindre l'ovule dans le pistil, semble déjà, sans doute, une cellule complète, siège de nutrition et d'évolution immanente; cependant, s'il reste seul, même dans les conditions de milieu les plus favorables, il est incapable de poursuivre l'évolution vitale et périt [°499]. Et l'ovule femelle qui lui correspond ne peut non plus se développer seule, du moins en règle générale, dans les vivants les plus élevés. En ce cas, toutes les propriétés de ces deux coopérateurs sont donc incomplètes, ordonnées essentiellement les unes vers les autres, et, en ce sens, «vie virtuelle» plutôt que formelle. C'est au moment précis de leur fusion en une seule cellule que se place le début de la vie (formelle) du nouveau vivant [°500]; car en ce moment, les dispositions ultimes sont réalisées pour produire le changement substantiel instantané qu'on appelle la génération.

Cependant, l'idée même de l'origine d'un nouveau vivant peut se transposer par analogie dans l'ordre spirituel de la vie, perfection pure [§385]; car, parmi les notes qui constituent strictement la définition de la génération, aucune n'inclut nécessairement la limite ou l'imperfection. En effet, le second vivant est pleinement identique en perfection à son principe (in similitudinem naturae); si celui-ci est vie infinie, il le sera aussi. Son origine n'exige aucune influence externe d'où il dépendrait: elle se produit par pure opération immanente (principio conjuncto). Il n'est même pas nécessaire d'exiger une vraie causalité efficiente où l'effet est inférieur à sa cause: la relation d'origine ne demande strictement qu'une priorité d'ordre, et nullement de perfection ou de temps, entre le Père et le Fils, (origo viventis a vivente). C'est ainsi que le théologien, à propos du mystère de la Très Sainte Trinité, peut parler de «génération» en Dieu.

Reste néanmoins la distinction réelle, requise par la définition et qu'il est difficile, philosophiquement, de concevoir entre deux vivants infinis unis par génération, comme Père et Fils. Mais quand la foi l'affirme entre les deux premières Personnes de la Sainte Trinité, en maintenant l'infinité et la simplicité absolue de l'unique nature divine, la raison ne voit en ce mystère nulle contradiction; et c'est ainsi qu'il apparaît que la génération est une perfection pure, dont la notion s'applique analogiquement aux opérations immanentes de la Vie infinie de Dieu.

Chapitre 4. La connaissance

b35) Bibliographie spéciale (sur tout le chapitre de la connaissance)

§414). Si les phénomènes de la vie, dès l'humble degré des végétaux, ne peuvent s'expliquer sans une nature spécifiquement distincte de celle des minéraux, à plus forte raison ceux de la connaissance exigent-ils un nouveau degré d'être. Car nous entrons dans un monde nouveau, dont nous avons déjà constaté l'existence, comme une donnée immédiate ou un fait qui s'impose de lui-même [§3 et §140]: le monde intérieur de la conscience. Il s'agit ici d'en donner, à la lumière de l'idée d'être et des premiers principes, une explication scientifique.

Mais, comme nous l'avons dit en Méthodologie, les modernes se sont efforcés d'expliquer ce «monde intérieur» en lui appliquant les règles de la science positive et en créant ce qu'ils ont appelé une «psychologie expérimentale» . Reconnaissant la légitimité de ces recherches, nous les présenterons d'abord comme une première explication scientifique des faits de conscience par leurs «causes prochaines», en résolvant le double problème des classifications et des lois. Il ne restera plus ensuite qu'à pousser l'investigation jusqu'aux causes profondes dans la psychologie rationnelle. D'où les deux sections de ce chapitre (et des deux chapitres suivants):

Section 1. - Psychologie expérimentale: conscience et connaissance sensible.
Section 2. - Psychologie rationnelle: l'âme animale et les sens.

Section 1. - Psychologie expérimentale: conscience et connaissance sensible

b36) Bibliographie générale (sur la psychologie expérimentale)

Introduction

§415). Les faits de conscience sont multiples et variés; une classification sommaire est indispensable pour en aborder utilement l'étude. Nous rappellerons les opinions des psychologues modernes avant de proposer la solution thomiste que nous adoptons.

A) Classifications modernes.

N'ayant d'autre source que l'observation des faits de conscience, ces classifications se fondent en général sur le critère des ressemblances. Elles sont actuellement assez variées et instables, parce que la répartition d'abord adoptée s'est révélée insuffisante.

a) Division classique. - La psychologie moderne, en effet, classait d'ordinaire l'ensemble des faits de conscience en trois grands groupes:

1) Les faits représentatifs ou objectifs, qui s'opposent aux faits purement subjectifs, non représentatifs: comme une sensation, une image, un concept; leur caractère commun est d'avoir un contenu, d'exprimer un objet distinct du moi, et d'avoir ainsi un aspect impersonnel, parfois universel. Ils sont produits par la faculté d'intelligence ou de connaissance.

Les faits non représentatifs se subdivisent à leur tour.

2) Les uns sont purement passifs: comme le plaisir et la douleur; ils ont tous un caractère très personnel et individuel; on les rattache à la faculté de sensibilité ou affectivité (faits affectifs).

3) Les autres au contraire sont actifs: comme un désir, une décision libre: on les attribue à la faculté de volonté.

Ces trois grands groupes se subdivisent ensuite chacun en plusieurs facultés ou fonctions plus spéciales.

Le succès de cette classification s'explique en bonne partie par l'histoire. Ce fut Descartes le premier qui, brisant résolument avec les divisions scolastiques, inspirées d'Aristote, donna comme objet à la psychologie les pensées ou faits de conscience qu'il distribuait en deux sections: les idées, faits représentatifs, et les volitions, faits actifs [PHDP §328]. Le XVIIIe siècle avec J.-J. Rousseau, puis le romantisme au XIXe, donnèrent une telle importance à la sensibilité, que les psychologues l'érigèrent en faculté spéciale.

§416) b) Interprétation; facultés et fonctions. Quelques psychologues du XIXe siècle, surtout dans l'école écossaise [§386] ou éclectique [§440] considéraient cette classification comme naturelle, en sorte que l'âme humaine serait douée de trois facultés fondamentales: l'intelligence, la sensibilité et la volonté. Mais nous sortons ainsi des frontières que s'est assignées la psychologie expérimentale, en pénétrant dans le problème des natures: aussi cette interprétation est-elle unanimement abandonnée par les psychologues contemporains. Ainsi, la définition des facultés de l'âme, comme constituant chacune un pouvoir spécial de faire ou de subir un certain genre d'action [°501], n'a plus ici qu'une signification historique.

En psychologie positive, par le terme faculté on ne désigne qu'une étiquette, sanctionnant une première division de l'objet d'étude: on pourrait la définir «un groupe naturel de faits psychologiques dont les caractères et l'unité sont établis à postériori» [°502]. Prise ainsi, la division générale moderne a pour caractère saillant de rassembler sous un même nom des phénomènes très différents, et en particulier de ne mettre aucune distinction entre les faits de notre vie spirituelle, mentale ou volontaire et ceux de la vie sensible. Cette confusion s'explique elle aussi historiquement, soit que le spiritualisme cartésien ait considéré comme immatérielle toute manifestation consciente, des sens comme de la raison; soit que l'empirisme positiviste les ait ramenées toutes, les plus hautes comme les plus humbles, à des formes plus ou moins évoluées d'éléments sensibles (ou même physiologiques) fondamentaux; des deux façons disparaissait l'opposition entre l'ordre spirituel et le sensible. Mais, sans nier leur fréquente compénétration, les progrès de l'observation tendent plutôt à rétablir leur différence; et beaucoup de psychologues réservent les termes intelligence et volonté pour cet aspect supérieur spirituel, de notre vie mentale; tandis que pour éviter l'équivoque entre sensibilité et connaissance sensible on préfère le terme plus général d'affectivité. On a ainsi comme division générale les trois grandes facultés de CONNAISSANCE (ou intelligence) d'ACTIVITÉ (ou volonté) et de VIE AFFECTIVE (ou sensibilité).

Comme ces grandes classes se distribuent ensuite en groupes plus précis, on a établi une nuance entre faculté et fonction.

a) Faculté désignerait un groupement très général de faits psychiques, n'ayant qu'un minimum de ressemblance.

b) Fonction désignerait un groupement plus restreint et plus homogène [°503]. Mais les opinions varient avec les auteurs [°504]. De plus, parmi les fonctions on découvre encore une hiérarchie de genres et d'espèces, en sorte qu'on parle maintenant de fonctions générales, dont les principales, souvent étudiées en marge des trois facultés, sont la conscience, l'habitude, l'attention et la personnalité; et cette appellation tend visiblement à rejoindre celle de faculté.

D'autre part, on critique le caractère peu scientifique (au sens positif), de la division tripartite: elle indique moins des faits précis que trois aspects, le plus souvent simultanés en tout acte de conscience: il serait difficile, par exemple, de réaliser une connaissance purement objective sans tonalité affective, ni surtout sans nuance d'activité. Aussi beaucoup de psychologues cherchent actuellement une base naturelle pour une classification plus scientifique [°505]. Outre la tentative déjà signalée [°506] de Dwelshauvers qui commence par les aspects les plus généraux, d'autres débutent par les fonctions les plus élémentaires; ainsi P. Janet, se basant sur la notion de tension psychologique, c'est-à-dire sur l'intervention plus ou moins active de la personnalité consciente dans le phénomène psychologique, a proposé une hiérarchie des activités, depuis le phénomène à peine conscient des premiers mouvements musculaires et réactions émotionnelles viscérales, jusqu'aux synthèses pleinement personnelles et libres de l'action efficace sur la réalité [°507].

Il semble qu'en cette diversité, la doctrine très ferme du thomisme peut répandre quelque clarté.

B) Divisions thomistes.

§417). La classification se base sur le principe des objets formels [§5 et §404] dont nous avons montré plus haut la valeur ontologique pour résoudre le problème des natures [§405]; mais rien n'empêche de l'utiliser aussi comme classification empirique, purement positive, en la justifiant chaque fois par l'observation des faits.

Son grand avantage est d'établir une hiérarchie très claire de genres et d'espèces, qui correspondra dans l'ordre des natures [Section 2, Psychologie rationelle] à un ensemble de réalités, substantielles et accidentelles, bien définies. Ainsi la psychologie expérimentale devient une préparation à la psychologie rationnelle et forme avec elle un tout scientifique harmonieux. Mais elle ne perd point par le fait son individualité, ni son caractère de science constituée avec sa légitime autonomie; car le critère des objets formels est assez souple pour embrasser toutes les analyses et toutes les lois découvertes par les modernes sans en perdre aucune, mais bien plutôt en les enrichissant, en suggérant de nouvelles explications par les causes prochaines, selon les règles de la science positive.

Remarquons d'abord que le point de vue thomiste simplifie le vocabulaire. Chaque objet formel caractérise ce qu'on appelle une puissance opérative, rangée dans le genre qualité, et qu'on peut nommer également faculté ou fonction. Ces trois termes sont synonymes; mais nous userons plus volontiers du terme «fonction», parce que, tout en désignant bien un groupe de faits dont la «potentia operativa» sera la dernière raison ontologique, il ne suggère directement qu'un classement expérimental. Le Vocabulaire technique de phil. la définit: «le rôle propre et caractéristique joué par un organe dans un ensemble dont les parties sont interdépendantes» - cet ensemble peut d'ailleurs être mécanique, physiologique, psychique ou social: fonction de l'arc-boutant, fonction du foie, fonction de l'adjectif, fonction de la monnaie. - Ce terme peut donc par analogie s'appliquer même aux faits spirituels inorganiques; et il convient spécialement dans l'ordre psychologique où la conscience introduit toujours une certaine complexité. Nous définirons donc ici la fonction psychique «un ensemble de faits conscients homogènes, unifiés par un même objet formel» [°508].

Or l'ensemble de nos opérations conscientes se rangent d'abord en deux grandes classes, suivant qu'elles ont pour terme, ou un objet que l'on s'exprime ou un bien dont on s'enrichit. La première classe est celle de la connaissance qui se subdivise en connaissance sensible et intellectuelle, comme nous l'avons dit [§6-8], suivant que son objet formel est le concret ou l'essence abstraite des êtres. La deuxième classe est celle de l'appétit qui, embrassant toute inclination de l'être vers son bien, soit qu'on y tende, soit qu'on s'y repose, comprend à la fois les phénomènes actifs et affectifs. De là nos trois grandes sections dont la première tâche sera de préciser et de justifier les distinctions ici sommairement indiquées.

Section 1. - La connaissance sensible (chapitre 4).
Section 2. - La connaissance intellectuelle (chapitre 5).
Section 3. - L'appétit: vie active et affective (chapitre 6).

La connaissance sensible se subdivise, avons-nous dit [§6], en deux espèces, suivant que son objet appartient au monde extérieur physique, ou au contraire au monde intérieur de la conscience. D'où les deux articles de cette première section:

Article 1. - Les sens externes.
Article 2. - La vie intérieure sensible (les sens internes).

C) Définition descriptive de la connaissance [°509].

§418). Avant d'aborder les problèmes de chaque forme de connaissance, nous reprendrons ici du point de vue synthétique de toute connaissance, intellectuelle ou sensible, l'analyse trop sommaire de l'introduction [§3], pour établir une définition, descriptive encore, mais suffisamment scientifique pour servir de base à nos recherches.

Proposition 1 [°510]. On peut décrire la connaissance en général, «un fait de conscience représentatif d'un objet saisi ou possédé comme distinct de soi» (en latin, «Cognitio est possessio alterius ut alterius»).

§419). Cette définition n'est que l'expression mise en formule des trois caractères qui apparaissent immédiatement à l'introspection en tout phénomène de connaissance, et qui le distinguent nettement de tout autre fait psychique.

1) Toute connaissance affirme la distinction entre le sujet connaissant et l'objet connu.

S'il n'y a rien de visible devant la vue, rien de sonore devant l'ouïe, la vision comme l'audition s'évanouit; il n'y a point de pensée, si on ne pense à quelque chose, à Dieu, à ses amis, à ses affaires; et même si on pense à soi-même, le connaissant se dédouble: le «je» qui connaît se distingue du «moi» connu en s'opposant à lui.

La règle est absolue: toute connaissance est une dualité: un sujet qui s'oppose à un objet; mais il n'est pas nécessaire que cette distinction soit réelle: cela arrive souvent pour nous, lorsque nous portons nos regards ou nos réflexions sur les autres êtres; mais il suffit que la distinction soit de l'ordre de la connaissance, c'est-à-dire qu'elle soit une distinction de raison, comme il arrive lorsque le connaissant se prend lui-même comme objet de connaissance. Nous constatons d'ailleurs en nous, comme un fait courant, l'existence, et donc la possibilité de ce dédoublement intime. Pour exprimer ce caractère, on dit que la connaissance est un fait de conscience «représentatif».

Par là ce fait se distingue clairement d'autres phénomènes, dont la présence en nous est aussi attestée par l'introspection, mais qui ne représentent aucun objet, comme un plaisir, une douleur, simples sentiments que nous éprouvons.

2) Toute connaissance est une possession ou assimilation vitale de l'objet connu par le sujet connaissant.

Si je songe à un arbre, je dis qu'il est dans ma pensée; et de même, si je le vois, il vient en moi en tant qu'objet vu. Car, à y regarder de près, la vision de cet arbre n'est rien d'autre que cet arbre même en tant que vu; et cette vision est évidemment une chose qui est en moi et m'appartient; et de même une image, (disons plutôt un acte représentatif), d'un arbre n'est que l'arbre en tant qu'imaginé. Connaître, c'est vraiment s'approprier l'objet connu, l'assimiler, le faire sien, le posséder en soi, (dans son idée, dans son esprit); c'est s'identifier avec lui. C'est pourquoi toute connaissance est relative à son objet, et les diverses connaissances se distinguent ou se spécifient d'après les divers objets qu'elles représentent.

Mais cette possession ou assimilation vitale a un caractère original et pourtant incontestable: elle laisse pleinement l'objet connu distinct du connaissant (selon le premier caractère) tout en réalisant leur identification, dans l'ordre précisément de la connaissance; c'est ce qu'on nomme la possession psychologique, ou intentionnelle, qui distingue radicalement la connaissance de toutes les possessions physiques, comme nous l'avons indiqué dans l'introduction [§3]. C'est pourquoi on dit qu'elle représente un objet «saisi ou possédé comme distinct de soi».

Par cette assimilation qui, loin de créer l'objet, le suppose et en dépend, la connaissance se distingue d'autres faits de conscience qui ont un caractère actif et créateur, comme un désir qui nous porte hors de nous; une décision volontaire sous l'impulsion de laquelle un ouvrier par exemple, au moyen de ses membres corporels, bâtira la maison. Certes la connaissance est une activité dans le sens d'opération vitale où le sujet ne reste nullement inerte; mais elle est une opération pleinement immanente, désintéressée, contemplative. Toute connaissance est de soi théorique, et ne devient pratique que par l'adjonction d'une autre fonction active, l'appétit ou la volonté.

3) Toute connaissance suppose au moins un commencement de conscience. Ce troisième caractère découle nécessairement de la synthèse des deux premiers.

Nous avons défini la conscience: «l'acte par lequel le connaissant se rend compte de sa propre vie de connaissant» [§141]. Ce sont sans doute deux choses bien différentes que de se connaître soi-même, ou de connaître, par exemple, les objets qui nous entourent, en les regardant; il y a ainsi d'authentiques connaissances, celles des sens externes, qui n'engagent pas la conscience parfaite et explicite de soi; celle-ci ne vient que plus tard et marque un degré supérieur de l'évolution psychologique.

Mais pourtant, comment voir, ne serait-ce qu'une tache colorée, sans me rendre compte qu'il y a devant moi un objet visible, sans m'en emparer et le saisir psychologiquement, comme nous l'avons dit? Et comment réaliser cette possession où l'objet connu reste distinct du connaissant, sans me rendre compte d'une façon quelconque, des deux termes ainsi unis: non seulement de la tache colorée visible, mais aussi de moi qui la vois? Cette prise de conscience de soi peut être aussi rudimentaire qu'on voudra [°511]; mais elle est indispensable: toute connaissance est un fait de conscience, non seulement parce qu'il est un objet de la vie intérieure, visible par la conscience; mais aussi parce qu'il implique toujours que le connaissant se connaît en même temps que l'objet dont il s'enrichit [°512].

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