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Physique (§294 à §312)

5. - La quantité discrète ou le nombre

Thèse 17. - Le nombre, défini comme une multitude mesurée en fonction d'une unité, est un véritable accident quantitatif.

A) Explication.

§294). Le nombre apparaît en général comme une multitude; et celle-ci, avons-nous dit [§173], est une «collection d'unités distinctes». Elle est; dit saint Thomas, «ce qui est constitué de choses unes dont l'une n'est pas l'autre» («Quod est ex unis quorum unum non est alterum»). Ainsi, dans un marché, on trouve une «multitude de choses»: hommes, bestiaux, argent, etc.

L'analyse y découvre deux éléments et deux seulement.

a) Une certaine négation d'unité; car le multiple est l'opposé de l'un. Mais comme l'unité dans son fond réel, s'identifie avec l'être, sa négation absolue entraînerait le néant et détruirait la multitude elle-même.

b) De là un deuxième élément: une certaine affirmation d'unité, soit globale ou dans l'ensemble, car elle réalise une collection; soit en chaque partie qui, étant distincte des autres, possède son unité propre. Nous aboutissons ainsi à une première définition, qu'on peut appeler générique (au sens large) [°390].

Le nombre comme multitude est un tout dont chaque partie est une en acte.

Mais comme les deux éléments de cette définition appartiennent à l'être comme tel, ou à l'ordre transcendantal, nous en trouvons des réalisations très diverses, parmi lesquelles il convient de mettre à part celle qui concerne la quantité. Nous avons ainsi deux formes de multitude:

1. La multitude transcendantale est celle dont les parties sont au moins douées de l'unité transcendantale, convertible avec l'être; elle peut se réaliser en n'importe quelle collection, par exemple, une collection de pensées.

2. La multitude prédicamentale est celle dont les parties sont douées d'unité quantitative; par exemple, un groupe d'hommes; et celle-ci constitue un mode d'être spécial, qui est la deuxième espèce du prédicament «quantité», dont le continu est la première espèce; c'est pourquoi on l'appelle multitude prédicamentale; et les parties qui la composent sont douées d'unité prédicamentale ou d'ordre quantitatif, par opposition à l'unité transcendantale qui appartient à n'importe quel être.

Dès maintenant nous pouvons caractériser les deux espèces de quantité par la manière dont elles possèdent leurs parties.

Car si la quantité en général est l'accident qui étend la substance en parties:

1) L'extension ou quantité continue est celle dont les parties sont en puissance comme parties dans le tout.

2) Le nombre ou quantité discrète est celle dont les parties sont en acte comme parties dans le tout.

Pourtant cette seule condition de parties unes en acte ne suffit pas pour définir le nombre comme espèce de quantité. Il faut y ajouter un troisième élément: la mesure.

§295). La mesure, avons-nous dit [§272] n'est rien d'autre qu'une relation d'égalité entre une unité et les parties d'un tout; en sorte que, cette unité supposée connue par expérience ou intuition, toute mesure fera pleinement connaître la chose mesurée; par exemple, la hauteur d'un mur de 20 mètres, sera pleinement et clairement appréciée si chacune des parties successives de cette hauteur, appliquées à un mètre s'identifie 20 fois avec cette longueur bien connue.

Ainsi cette propriété d'«être un moyen d'appréciation» qui fait l'essence de la mesure, suppose deux conditions apparemment contradictoires: d'une part, il faut distinction réelle entre la chose mesurée et l'unité choisie, puisque celle-ci fait connaître autre chose; - d'autre part, il faut identité parfaite de perfection entre les deux, sinon l'une ne servirait de rien pour connaître l'autre. Ces deux conditions définissent la relation d'égalité qui est une certaine identité entre deux choses réellement distinctes.

C'est la nature de la quantité qui résout ce paradoxe. Comme elle ne confère de soi aucune perfection à l'être quantifié, il peut y avoir à ce point de vue une parfaite identité entre les parties qui la constitue: celles-ci, en d'autres termes, sont de soi homogènes. En même temps, elles peuvent se distinguer, et même réellement, si elles ont en acte leurs limites; et dans ce cas, il y aura entre l'une d'entre elles choisies comme principe de mesure ou comme unité mieux connue, et toutes les autres, une vraie relation d'égalité. L'égalité, comme la mesure, prise en ce sens strict, est donc une propriété des êtres en tant que soumis à l'ordre quantitatif ou en tant que corporels.

Ces explications nous permettent d'établir les deux parties de la thèse. D'abord, la définition du nombre comme multitude mesurée en fonction d'une unité («Multitudo mensurata per unum»); puis, la nature du nombre comme accident spécial.

B) Preuve de la thèse.

§296) 1. - Définition du nombre. Si l'on appelle «nombre» la multitude en tant que réalisée spécialement dans les corps ou dans l'ordre quantitatif, c'est-à-dire la multitude prédicamentale, il convient de le définir, une multitude mesurée en fonction d'une unité. En effet:

La relation d'égalité convient proprement aux êtres corporels et à l'ordre quantitatif, comme nous venons de le montrer.

Or la mesure au sens strict exige l'égalité.

Donc toute multitude mesurée sera par définition d'ordre quantitatif, c'est-à-dire un nombre; et vice-versa, tout nombre est nécessairement mesuré et, par conséquent; déterminé et fini en fonction d'une unité, en sorte que toute unité, ajoutée ou retranchée, constitue une nouvelle espèce de nombre.

§297) 2. - Nature du nombre. Nous pouvons montrer par induction que cette «multitude mesurée» est: 1) une réalité de la nature; 2) accidentelle; 3) appartenant à la quantité; 4) et une espèce, distincte de l'extension.

1. C'est un fait d'expérience que le nombre se réalise dans les choses indépendamment de la considération de l'esprit; par exemple, qu'on y pense ou non, on ne fera pas changer le total de la population actuelle de la terre. Le nombre est donc en ce sens, un être réel, une certaine manière d'être de la nature.

2. Cette manière d'être peut varier, tandis que la substance reste identique; ainsi le nombre des hommes augmente ou diminue, tandis que la substance humaine reste, comme substance, la même; bien plus, celle-ci était déjà pleinement réalisée en Adam, le premier homme, avant que n'apparût le mode d'être «nombre». Ce dernier est donc un accident, un mode d'être secondaire qui affecte une substance.

3. Il appartient à la quantité, car il en réalise la définition. Il donne à chaque substance corporelle des parties homogènes, les unes en dehors des autres. On constate, il est vrai, l'existence de substances hétérogènes, hommes, chiens, arbres, etc.; dont la collection n'est qu'une multitude transcendantale et nullement un nombre. Mais on constate aussi que le propre de toute substance corporelle est de se répéter en de multiples exemplaires, tous pleinement égaux en perfection substantielle, et d'ailleurs bien distincts entre eux, qu'on appelle les individus d'une même espèce. Ces individus réalisent parfaitement la notion de parties homogènes en lesquelles le nombre étend chaque substance corporelle.

4. Mais le nombre réalise cette définition de la quantité d'une façon très différente de l'extension, car les parties qu'il donne à la substance sont distinctes en acte, tandis que dans l'extension, elles ne le sont qu'en puissance. Dans le nombre, chaque partie a son unité réelle ou individuelle, comme être subsistant distinct des autres parties; dans l'extension, il n'y a qu'une seule unité réelle et un seul tout quantitatif ou corporel subsistant. L'extension et le nombre sont donc deux espèces réellement distinctes de quantité.

Le nombre, conclut saint Thomas; ajoute à l'être un certain accident d'ordre quantitatif [°391]; il est dans les choses nombrées comme un accident dans son sujet [°392]. Ce sujet, à savoir la chose qui est comptée ou nombrée, c'est d'abord, comme sujet partiel, chaque individu subsistant, par exemple, chacune des personnes vivantes dont la totalité est le nombre des hommes. Mais le sujet total est la collection de tous les individus d'une espèce. Ce caractère spécial, d'être ainsi répandu en sujets distincts, découle de la notion même de cet accident.

C) Corollaires.

§298) 1. - Nombre concret et nombre abstrait. Comme en toute notion désignant une essence réelle, on peut distinguer dans le nombre ce qui lui convient en tant que objet existant dans la nature, ou en tant que nature pensée, abstraite et universelle.

a) Le nombre concret est le nombre considéré comme existant dans la nature ou comme accident des corps.

b) Le nombre abstrait est le nombre pris du côté de l'esprit avec les seules propriétés qui lui conviennent selon sa définition.

Cette distinction a une importance spéciale pour le nombre; parce qu'on peut appliquer à celui-ci, non seulement le deuxième degré d'abstraction, mais aussi le troisième, en ne retenant que les deux éléments d'unité et de multitude transcendantale. Dans ce dernier cas, le nombre abstrait («numerus numerans») peut s'appliquer même aux esprits et à Dieu; on dénombre les attributs divins; et selon la foi, on compte trois personnes en Dieu; on peut chercher le nombre des anges. Mais alors le nombre n'est plus un accident; du côté du réel («numerus numeratus») il s'identifie avec l'être même des choses sans rien lui ajouter.

Dans les êtres corporels qui seuls possèdent l'accident quantitatif, le nombre ne se conforme pas seulement aux règles de sa définition, mais il se soumet encore aux lois de la nature physique. Il ne se réalise proprement, comme nous l'avons dit, qu'une fois en chaque espèce, par exemple, dans l'espèce chêne, ou chien, ou homme; et là, l'identité de perfection requise par l'égalité est donnée par la nature elle-même. Chaque homme, ou chaque chêne ou chien, en effet, peut se distinguer des autres en de multiples accidents, en qualités, couleurs, figures, activités, etc. et même en extension, grandeur ou volume; mais comme unité numérique ou comme individualité de telle espèce, chacune est pleinement identique à toutes les autres, comme réalisation de telle substance première.

Mais si on considère l'unité numérique et le nombre, non plus dans les espèces de la nature (1er degré d'abstraction), mais dans l'ordre quantitatif lui-même (2e degré d'abstraction), comme le font les sciences exactes, géométrie, arithmétique, etc., l'égalité constitutive de la mesure demandera la pleine identité, non seulement dans l'ordre de la perfection, où il n'y a d'ailleurs aucune difficulté, mais aussi dans l'ordre même de la quantité ou de l'extension, soit totale (volume), soit sous un aspect partiel (surface, ligne); et comme la quantité est divisible à l'infini, il faudra donc choisir une partie déclarée par hypothèse une, c'est-à-dire entière et indivise, pour la comparer aux autres parties de même espèce (volume, surface, longueur) et obtenir ainsi un nombre.

Mais ce nombre ne sera réel que si chacune de ces unités est distincte en acte des autres; par exemple, le nombre de 100 mètres sera réel en 100 règles de un mètre (à supposer que chacune ait vraiment son unité individuelle). Mais en chacune d'elle, le nombre de 100 cm, par exemple, ne sera plus qu'en puissance, c'est-à-dire un simple nombre abstrait ou possible. Par là se pose le problème des rapports entre les deux espèces de quantité, discrète et continue.

§299) 2. - Le nombre et l'extension. Il y a un avantage évident à appliquer les lois du nombre à l'étude de l'extension géométrique sous ses divers aspects; car au moyen des mesures ainsi obtenues, les objets sont connus avec plus de clarté et de précision. Or en s'efforçant de soumettre au calcul les rapports entre les diverses grandeurs, les géomètres en ont découvert plusieurs qui restent incommensurables. Il y a ainsi le rapport entre la circonférence d'un cercle et son rayon, exprimé par la lettre grecque Pi:

Fig. 12

Il y a aussi dans un carré, le rapport entre la diagonale et un côté:

Fig. 13

On a appelé ces quantités «nombres irrationnels» [°393] par opposition aux quantités parfaitement mesurables, soit par des nombres entiers, soit par des fractions (nombres rationnels).

L'existence de ces irrationnels s'explique d'ailleurs aisément selon les thèses établies jusqu'ici. Elle illustre cette propriété du continu, d'être divisible mathématiquement à l'infini, en sorte que toute partie obtenue par division, si petite soit-elle, reste encore composée, une en acte mais multiple en puissance, et par conséquent divisible.

§300) 3. - L'infini dans la quantité [°394]. Le problème de l'infini quantitatif s'est posé en sciences modernes à l'occasion de la divisibilité à l'infini du continu. Au XVIIIe siècle, Newton et Leibniz inventèrent le calcul infinitésimal, dans le but de traduire en opérations mathématiques précises les rapports entre grandeurs continues; et ils semblaient supposer que chaque continu contient en acte un nombre infini d'éléments; par exemple, qu'une ligne est formée d'un nombre infini de points. La théorie fut perfectionnée au XIXe siècle, d'abord par Cauchy, puis surtout par Cantor (1845-1918) mathématicien allemand qui élabora sa célèbre théorie des ensembles.

Dans cette question, il faut d'abord éviter les confusions ou disputes de mots facilement admises. Si on s'en réfère aux définitions établies plus haut, le nombre comme multitude mesurée est essentiellement fini; mais il en est autrement de la multitude qui comporté simplement une collection d'unités distinctes (réellement ou idéalement), en faisant abstraction du fait qu'elle est mesurée ou non, finie ou infinie. Les ensembles dont parle Cantor sont simplement des «multitudes» considérées en une espèce d'être déterminée, par exemple, multitude d'hommes ou de points, ou de telle série de nombre, etc. L'«ensemble» est donc indifféremment fini ou infini.

L'infini est ce qui n'a pas de terme ou de négation d'être en son genre. La multitude infinie est donc une collection où il n'y a pas de dernière unité; c'est pourquoi, par définition, elle est toujours innombrable; au sens ordinaire du mot. Mais Cantor et les mathématiciens ont généralisé le sens du mot nombre et ils l'ont rendu synonyme de multitude: simple question de mot, où il suffit d'être averti. En ce sens, ils parlent donc légitimement de nombre infini ou transfini [°395], en distinguant d'après certaines conventions, les ensembles transfinis dénombrables et les indénombrables.

Si l'on considère en soi (abstraitement) la quantité discrète ou multitude (nombre au sens élargi), il ne peut y avoir qu'un seul nombre infini, puisque cette série, par définition, épuise tous les nombres possibles. Au sens concret, au contraire, il peut y avoir autant d'ensembles ou nombres infinis qu'il y a d'espèces de choses données ou possibles; et parmi ces espèces, on peut ranger les groupements mathématiques spéciaux, comme la série infinie des nombres pairs, celle des impairs, etc. On a ainsi plusieurs nombres transfinis que l'on peut comparer, cherchant s'ils sont égaux ou non, plus petits ou plus grands et même on peut concevoir un nombre infini de combinaisons possibles, ce qui donne le transfini au carré. Tel est le domaine des hautes spéculations mathématiques, spécialement celles de Cantor, où l'on trouve des formules ou théorèmes apparemment contradictoires; par exemple:

	L'infini[°396] + une quantité N = l'infini
	
L'infini + l'infini = l'infini

la série complète des nombres n'est donc pas plus grande que la série des impairs seuls, qui en est une partie.

Mais avant de condamner comme absurdes ces spéculations, on doit considérer le sens spécial que prennent les notions d'égalité, d'addition et multiplication et autres opérations mathématiques, appliquées aux ensembles transfinis tels que les définit Cantor. Si l'égalité est une relation d'identité entre deux choses distinctes, on peut la concevoir entre deux nombres, abstraction faite de la mesure ou du caractère fini ou infini des nombres considérés en comparant dans chaque «ensemble», chaque unité prise une à une. Par exemple, à supposer que le nombre des étoiles et celui des anges soit infini, à chaque étoile correspond un ange, quel que soit l'ordre de comparaison adopté: c'est ce qu'on appelle la correspondance biunivoque et, par définition, deux nombres, finis ou infinis, qui la réalisent, sont égaux. On montrera ensuite que l'ensemble infini des nombres pairs et celui de tous les nombres entiers réalisent cette correspondance biunivoque, et donc, sont égaux ou équivalents, ce qui ne semble pas contradictoire.

Ici se posent deux problèmes sur la solution desquels on discute encore. Pour les comprendre, distinguons:

a) L'infini en puissance ou l'indéfini : celui dont tous les éléments n'existent ou ne sont jamais conçus ensemble, mais selon une multitude toujours finie à laquelle on peut sans fin (ou indéfiniment) ajouter une partie; par exemple, les divisions opérées dans un continu.

b) L'infini en acte ou transfini au sens strict: celui dont tous les éléments existent ou sont conçus comme existant à la fois; par exemple, le nombre des étoiles réelles supposé infini.

Le premier problème demande: «Une multitude d'êtres infinie en acte ou un ensemble transfini concret comme celui des anges ou des étoiles, est-il possible?» Aucune démonstration vraiment convainquante de son impossibilité métaphysique n'a encore été donnée jusqu'ici. Il faudrait il est vrai, concevoir une multitude réelle (par exemple d'étoiles) qui échapperait à toute mesure, n'ayant pas de dernière unité; et qui serait donc un accident quantitatif (s'il s'agit d'êtres corporels) sans être un nombre, au sens défini dans la thèse; mais comme le sujet de cet accident a précisément pour caractère de n'être pas un, c'est-à-dire de ne pas exiger la détermination de la mesure, on ne voit pas qu'il exclue par définition cette répétition inclue dans le transfini. Il ne s'ensuit pas qu'un tel nombre existe, mais il est difficile de prouver qu'il soit impossible.

Le deuxième problème est celui-ci: Dans l'ordre mathématique, la série de tous les nombres possibles: 1, 2, 3, ... peut-elle être conçue comme un ensemble transfini dont chaque élément est en acte (comme possible)? L'image qui accompagne ce concept d'«ensemble transfini» est bien celle d'une série toujours finie à laquelle on ajoute indéfiniment une unité sans jamais arriver à la dernière. Mais à cette image correspondent deux idées: celle de l'indéfini (en puissance) et celle du transfini (en acte). Cependant, le transfini conçu dans le monde des possibles mathématiques implique peut-être contradiction, car il conduit à des paradoxes difficilement intelligibles, comme l'égalité, indiquée plus haut, de la série de tous les nombres avec celle des seuls nombres impairs. Certains, comme M. Lallemand, en concluent que le nombre infini

Fig. 14

désigne seulement une suite indéfinie et que l'ensemble transfini de tous les nombres, donné tout entier en acte, est impensable [°397]. D'autres, comme Le Masson [°398] s'efforcent de donner un sens aux formules cantoriennes et estiment que, en soi, tels que Dieu au moins peut les penser dans ses idées exemplaires, ces ensembles transfinis au sens strict existent comme possibles et sont l'objet de nos spéculations. Enfin on peut, avec Jacques Maritain [°399], considérer le transfini comme un être de raison; car, si la suite de tous les nombres entiers pouvait exister en acte comme un tout, elle s'appellerait «aleph»

Fig. 14

le transfini. Mais la condition ne se réalise pas, et ce transfini désigne un objet incapable d'exister, c'est-à-dire un être de raison. Mais cet être est légitimement construit et l'on peut, en l'employant, raisonner correctement, comme la logique sait raisonner juste en utilisant d'autres êtres de raison.

De toute façon, les spéculations mathématiques les plus élevées sont compatibles avec les thèses établies plus haut et ne les infirment nullement.

S'il existait une multitude infinie en acte d'étoiles ou de nébuleuses, il s'ensuivrait évidemment l'existence d'un espace réel, lui aussi infini en acte, et donc incapable d'être mesuré au sens propre; il réaliserait en un certain sens une quantité continue infinie. Sa possibilité ne demande pas d'autres conditions que la possibilité d'un ensemble réel transfini corporel, comme celui des étoiles.

Mais s'il s'agissait d'un corps naturel, vivant ou non, mais doué d'une véritable unité individuelle, l'extension possédée par ce corps comme accident réel ne pourrait plus être infinie en acte, parce que toute substance corporelle possède une nature finie, source d'existence pour tous ses accidents [§207], y compris l'extension; et une cause finie ne peut évidemment pas être source d'une propriété infinie.

§301) 4. - Les variations quantitatives. Puisque le nombre comme multitude mesurée ou finie, par exemple, le nombre des hommes ou des chiens, est un accident réel, il peut changer comme tout accident. Il le fait par addition ou soustraction, chaque fois qu'un nouvel individu apparaît ou disparaît dans l'espèce; et ces variations sont bien réelles, c'est-à-dire indépendantes de la considération de notre esprit.

De même, la quantité continue réelle (ou volume) d'un même être corporel subsistant individuellement; par exemple, d'un même chien, peut aussi varier, soit par augmentation; soit par diminution, sans rien changer à cette substance individuelle, puisqu'elle en est un simple accident. Cependant, comme en témoigne l'expérience, il y a des limites à ces variations. Un homme, par exemple, n'atteint jamais la taille de 10 mètres, et une masse corporelle trop petite, comme celle de l'atome d'hydrogène, est insuffisante pour un embryon humain vivant. Chaque espèce d'être corporel exige par nature un minimum et un maximum de quantité continue ou extension. Cette loi est très claire chez les vivants, même par observation vulgaire. Chez les minéraux, les progrès de la chimie en ont de même prouvé l'existence, par la série des poids atomiques. Mais, tandis que, pour les vivants, il est clair aussi que, dans un même individu, l'extension peut varier, par exemple, par augmentation; chez les minéraux, l'existence de semblables variations est beaucoup moins claire. Elle dépend d'abord de la désignation de l'individu subsistant: est-ce; par exemple, la molécule de fer; ou la barre de fer toute entière? De plus, même en admettant l'individualité de la barre de fer qui se dilate (augmentation) ou se rétrécit (diminution), on peut encore distinguer le volume réel: celui qui correspond uniquement aux molécules de fer assemblées, déduction faite de tous les vides intermoléculaires; - et le volume apparent, celui qui tombe sous nos sens; et l'on peut expliquer le phénomène de dilatation par la variation du volume apparent, due à l'élargissement des espaces intermoléculaires sans changement de volume réel.

Si l'individualité est l'apanage de la molécule, celle-ci semble bien invariable dans sa masse et son volume. Les variations extensives seraient donc propres aux vivants. Mais l'existence de changements substantiels parmi les minéraux y maintient de nombreuses variations quantitatives, quant à leur nombre; ce nombre, dans une même espèce, par exemple, celui des molécules de fer, augmente ou diminue sans cesse.

§302) 5. - Mesure analogique. La mesure au sens strict suppose l'égalité fondée sur la quantité; mais la relation d'égalité; définie comme une identité entre deux choses distinctes, peut aussi se réaliser dans l'ordre de la qualité: car si la raison de la distinction est précisément la multiplicité numérique due à la quantité, on a la similitude, par exemple entre deux murs également blancs. Mais cette distinction peut aussi se réaliser indépendamment de la quantité, et de telle sorte que l'une des réalités égales soit principe d'explication pour mieux faire connaître l'autre: On retrouve alors les conditions de la mesure qui s'applique analogiquement. Il en est deux cas principaux:

a) Dans la connaissance, il y a pleine identité entre la connaissance en acte et la chose connue, par exemple, entre le concept (objectif) de la nature humaine, et cette nature en tel individu. Cette identité, fondement de la vérité, s'appelle «mesure intentionnelle» [§589, sq].

b) Dans la causalité, surtout la cause exemplaire, l'effet possède la même perfection que sa cause, de telle sorte que celle-ci, comme raison d'être, explique et mesure la perfection de l'effet. C'est la «mesure ontologique» [§225 et §858].

Ainsi la mesure analogique peut se définir: la relation d'identité entre deux perfections, de telle sorte que l'une soit la raison explicative ou la raison d'être de l'autre.

6. - Le temps

Thèse 18. - 1) Le temps en général est la durée du mouvement. 2) Il se définit: le nombre des parties successives du mouvement. 3) Il n'a d'autre réalité que celle de l'instant présent, c'est-à-dire celle du mouvement lui-même.

A) Explication.

§303) Le temps est, comme l'espace, une notion intuitivement connue, que tout le monde comprend, mais dont la nature est difficile à préciser. Il s'agit ici d'établir cette définition par induction, en interprétant les faits d'expérience universelle à l'aide des principes et des thèses établis jusqu'ici.

Par analogie avec l'espace, on se représente spontanément le temps comme un réceptacle dans lequel se passent les événements; à ce point de vue, le temps est une durée pendant laquelle les choses arrivent. Mais à un autre point de vue, le temps se compare à une étendue et il se présente comme une mesure par laquelle on apprécie et connaît exactement la durée des choses. Ces deux points de vue d'ailleurs, sont en étroite connexion, de même que le volume d'un corps correspond parfaitement à l'espace qu'il occupe.

Sous ces deux rapports de réceptacle et de mesure, le temps apparaît comme extrinsèque aux choses temporelles, comme une chose distincte dans laquelle elles sont ou qui leur est appliquée. Ainsi conçu, le temps est-il vraiment une réalité de la nature, préexistant à l'univers, ou un fruit de notre pensée? Tel est le problème à résoudre.

B) Preuve de la thèse.

§304) 1. - Notion générale du temps. Si l'on cherche les caractéristiques suggérées par ce qu'on appelle le «temps», on en trouve dès l'abord deux qui semblent se contredire: Le temps est une durée qui, loin d'être immuable, est dans un perpétuel changement.

1. La durée est une notion toute première. Elle demande seulement qu'une chose, par exemple un livre, existe; et on dira qu'il dure, tant qu'il garde l'existence; si on le jette au feu, il ne dure plus, puisqu'il perd l'existence en changeant d'être; moins il se détériore, plus il dure. La durée est donc la permanence dans l'être, c'est-à-dire l'existence actuelle comme excluant le changement. Les choses sont ainsi dans la durée comme elles sont dans l'existence.

2. Mais le temps est aussi en étroite connexion avec le changement. C'est un fait d'expérience que la notion de temps disparaît dès que l'on perd tout sentiment de mouvement; ainsi, le dernier instant avant le sommeil est spontanément relié avec le premier du réveil; et même en gardant conscience de vivre, si on s'absorbe dans une contemplation purement intellectuelle, les heures s'écoulent comme un instant; et dans ces cas, pour apprécier le temps véritable, on s'en réfère à un instrument fondé sur le mouvement, comme la montre.

3. Cependant, il n'y a pas identité parfaite entre «temps» et «mouvement», car l'un peut varier sans l'autre. Ainsi, dans le même temps d'une heure, on peut franchir un ou deux km, chauffer de l'eau de 0 à 50 ou à 100 degrés, etc. Le temps ne prend qu'un aspect du mouvement, à savoir, précisément sa durée, depuis son terme de départ jusqu'à son point d'arrivée, indépendamment de sa vitesse, sa direction, etc. Le temps est la durée du mouvement.

4. Mais cette conclusion des premières constatations expérimentales pose un problème d'interprétation. Ainsi, d'après la définition de la durée, elle revient à parler de la permanence dans l'être de ce qui, par essence, ne peut pas être permanent: le mouvement ou changement. En effet, c'est le changement lui-même et non la chose changeante qui entre dans la constitution du temps, puisque celui-ci reste indifférent à la diversité des mobiles, pourvu qu'ils se meuvent. Par exemple, peu importe la matière d'un pendule, or, argent, platine, fer, etc., ses oscillations marquent également bien le temps. Comment alors concevoir sans absurdité cette notion où s'unissent deux éléments apparemment opposés, durée et mouvement? La réponse est donnée par la définition plus élaborée du temps.

§305) 2. - Définition du temps. Toute sorte de mouvement, qu'il soit qualitatif, quantitatif, local, une marche, une caléfaction, etc., peut suggérer l'idée du temps, à condition qu'il ait une certaine extension. Autrement, on dira que le changement est instantané; c'est-à-dire sans durée temporelle, comme c'est le cas des changements substantiels. Par exemple, en chimie, le passage précis de l'hydrogène et de l'oxygène à l'eau; cet instant, dans le temps correspond au point dans la ligne: il en marque simplement la limite aux deux extrémités.

Bref, le temps est la propriété d'un mouvement continu. Notre perception sensible, d'ailleurs, n'en expérimente point d'autres, ni hors de nous, ni en nous. Si, par la raison, nous concevons qu'il puisse en exister d'autres; même d'ordre accidentel, par exemple, dans les esprits purs, anges ou âmes séparées, la notion de temps ne leur convient plus que par analogie [cf, §311, corollaire 5]. Mais le mouvement local est le plus important des mouvements continus, soit parce qu'il se moule plus directement sur l'extension, soit parce qu'il est à la base de tous les autres changements matériels, au titre de condition nécessaire [§324], en sorte qu'on peut aisément le concevoir comme un «réceptacle» où tout changement corporel a lieu. C'est pourquoi la définition du temps s'obtient par analyse du seul mouvement local.

Or on trouve dans le mouvement local deux éléments qui permettent de synthétiser les deux aspects de la notion générale du temps: 1) un ordre de succession dans ses parties, ce qui est essentiel à tout mouvement; - 2) un tout actuel obtenu par le nombre de ces parties successives, ce qui donne la stabilité requise par la durée. Nous arrivons ainsi à la définition du temps: il est le nombre des parties successives du mouvement. («Numerus motus secundum prius et posterius» [°400]).

1. Tout mouvement local possède des parties successives selon un ordre déterminé d'avant et d'après.

La succession est, en général, la relation d'avant et d'après, un ordre quelconque de priorité et de postériorité. L'idée en est donnée originairement par les parties de la quantité continue; par exemple, entre les extrémités gauche et droite d'une table, toutes les parties qui y sont en puissance sont nécessairement les unes en dehors des autres, comme l'exige l'essence même de l'extension [§262 et §265]; et, par le fait, elles ont un ordre d'avant et d'après: elles sont successives localement. D'ailleurs, cet ordre est indifférent, de droite à gauche ou de gauche à droite.

Or le mouvement local, comme nous l'avons dit [§277], possède lui aussi, une certaine extension, puisqu'il a pour mesure, la mesure même du chemin parcouru. Il a donc également des parties successives, mais en notant deux différences entre ces parties et celles du continu:

a) Toutes les parties du continu, par exemple, du chemin parcouru par une bille passant sur la table de gauche à droite, existent en acte toutes à la fois; elles sont successives dans le lieu, non dans l'existence. Au contraire, dans le mouvement local, aucune partie n'existe jamais à la fois avec une autre; car elles se suivent par un contact fluent du mobile au lieu (de la bille à la table, par exemple); réaliser le contact avec plusieurs parties à la fois, ce serait mettre le mobile dans un lieu, et arrêter le mouvement. Les parties du mouvement sont donc successives et dans le lieu et dans l'existence.

b) D'où une seconde différence: tandis que l'ordre de succession locale des parties de l'extension est indifférent, celui des parties du mouvement est en un sens unique, bien déterminé; car le mouvement se spécifie par son terme qui est le lieu stable finalement obtenu. Il ne sera donc plus indifférent à l'ordre de ses parties de commencer par la gauche ou par la droite, mais l'avant se trouve nécessairement au point de départ et l'après, au terme d'arrivée. Tout mouvement local possède donc des parties successives dans un ordre bien déterminé.

2. Les parties successives du mouvement local peuvent être comptées à condition a) d'être supposées uniformes; b) et d'acquérir une permanence au moins psychologique.

a) Le nombre, avons-nous dit, exige une relation d'égalité entre l'unité et les parties qu'il mesure; et l'égalité suppose une parfaite homogénéité pour réaliser l'identité entre la mesure et le mesuré.

Pour mesurer le mouvement local, on en choisira une partie déterminée comme unité, de même qu'on a choisi le mètre comme unité de longueur. Mais, tandis que les parties de l'extension sont homogènes par définition, celle du mouvement ne le sont que si le mouvement est uniforme. On peut définir en effet l'uniformité, la propriété par laquelle le mouvement considéré précisément comme mouvement reste le même sans varier, en sorte que chacune de ses parties sont de même nature dans l'ordre du mouvement local. Il faut se garder ici de construire une «définition circulaire», en définissant l'uniformité, comme en science mécanique [°401], en fonction du temps qui, lui-même, supposerait connue l'uniformité. C'est cette dernière qui est primitive, car elle peut apparaître directement à l'expérience sensible, soit externe, soit interne, dans laquelle l'intelligence saisit le sens de la définition universelle proposée. Elle ne demande en effet que l'existence même du mouvement, et la régularité de son progrès, qui n'est au fond rien d'autre que ce mouvement continuant à exister le même que soi. S'il fallait un point de repère pour juger de cette régularité, dans les translations externes, on prendrait spontanément l'expérience de certains mouvements subjectifs, immédiatement accessibles à la conscience attentive, naturellement homogènes, comme le pouls, la respiration; mais dans beaucoup de cas, l'homogénéité externe apparaît aussi immédiatement.

b) Le nombre, en second lieu, exige que toutes les unités de la collection existent à la fois, en acte, puisque toutes ses parties sont distinctes en acte comme parties, et cela suppose évidemment leur stabilité dans l'être.

Cette condition est sans doute irréalisable dans l'existence réelle pour le mouvement successif où jamais les parties ne coexistent. Mais grâce à la mémoire, ces parties fluentes gardent dans l'existence psychologique une vraie stabilité; et on peut les considérer ainsi comme une sorte de continu, divisé en parties égales existant toutes en acte, comme toutes les parties égales du chemin parcouru par le mobile mû d'un mouvement uniforme.

3. Le nombre des parties successives ainsi obtenu réalise la durée du mouvement, ce qui est le temps. Car c'est le mouvement lui-même qui, pour permettre à ses parties d'être comptées, acquiert dans la conscience la stabilité ou la permanence dans l'être, c'est-à-dire une durée. On comprend ainsi pourquoi le temps apparaît à la fois, indifféremment et alternativement, sous forme de réceptacle, parce que la durée embrasse tout ce qui existe; et sous forme de mesure, parce que le nombre est le moyen par excellence de mesure. Ce dernier aspect, qui caractérise la définition philosophiquement élaborée, rejoint d'ailleurs la notion vulgaire du temps; car si l'on cherche une date, comme celle de la mort de saint Augustin, on répond par un chiffre indiquant un nombre ordinal dans une série d'années; de mois et de jours, obtenus par subdivision du mouvement local de la terre sur elle-même et autour du soleil: c'était le 28e jour du 8e mois (août) de la 430e année du cycle chrétien.

Le temps est donc bien le nombre des parties successives du mouvement. Et comme il y a deux nombres, l'un abstrait et l'autre concret [§298], il faut aussi distinguer le temps abstrait, avec son unité idéale et universelle, correspondant à la définition de son essence intelligible prise en soi; et le temps concret, c'est-à-dire le nombre des parties du mouvement comme existant dans la nature. Cette existence doit être précisée.

§306) 3. - Réalité du temps. Toute la réalité du temps est celle de l'instant fluent indivisible qui s'identifie avec le mouvement.

Il est clair d'abord que le temps comme le nombre conçu comme concret se multipliera réellement avec les choses temporelles ou nombrées. Il n'y a pas plus de temps unique pour toutes les choses mobiles, que d'humanité unique pour tous les hommes, ou d'espace unique pour tous les corps distants. Le temps considéré ainsi comme réceptacle infini sans début et sans fin, et vide de tout événement (temps absolu), ne peut avoir d'existence réelle; il est une pure imagination, un être de raison comparable à l'espace imaginaire [§288]; car sans un être réel, et par conséquent sans un mouvement réel, il n'y a plus aucune partie de mouvement dénombrable, ni donc, aucun temps réel concevable.

Nous devons montrer a) que la réalité du temps s'identifie avec celle du mouvement; b) que le mouvement n'est réel que par un «indivisible», appelé, en fonction du temps, l'instant présent.

a) La réalité du temps est celle même du mouvement. En effet: La réalité du nombre comme multitude prédicamentale, est celle d'un accident quantitatif qui n'est pas celle des substances mêmes, mais seulement de leur collection [§294].

Or le temps est un nombre dont les unités sont les parties du mouvement local, doué comme tel des propriétés de la quantité extensive, dont le lieu est un effet formel secondaire [§277-278].

La réalité du temps est donc celle du mouvement dont il compte les parties.

b) Le mouvement local n'est réel que par un «indivisible» contenant virtuellement les parties qu'il produit les unes en dehors des autres dans un ordre déterminé d'avant et d'après, comme nous l'avons dit [§305]. En effet; puisqu'il est successif quant au lieu et quant à l'existence, il est impossible que plusieurs de ses parties coexistent.

Mais si une seule de ses parties, si petite fût-elle, existait comme telle, il faudrait affirmer la coexistence de plusieurs parties, car toute partie d'un continu est, par définition, divisible à l'infini, c'est-à-dire qu'elle en contient toujours plusieurs autres.

Il est donc impossible que le mouvement local existe selon une de ses parties. Puisqu'il est réel, c'est uniquement selon un contact, indivisible, sorte de point fluent dont le passage, en traversant le chemin continu, trace une extension que la mémoire peut retenir, comme un seul mouvement stable, durable, dont il est loisible de dénombrer les parties égales. Ce contact fluent, n'ayant aucune partie réelle en acte (formellement), est strictement indivisible; mais comme il produit en passant les parties divisibles du mouvement, on doit dire qu'il les possède virtuellement et en donne ainsi l'explication ontologique.

Si donc toute la réalité du temps est celle du mouvement, elle s'identifie avec cet «indivisible fluent» qu'on appelle l'instant présent. Cet instant n'est formellement aucune partie du temps, car il n'a pas d'extension et est indivisible; mais il les contient toutes virtuellement, car il les engendre en passant.

C) Corollaires.

§307) 1. - Les parties du temps, présent, passé, futur. En considérant le présent comme partie du temps, il faut d'abord distinguer les deux points de vue, psychologique et physique.

a) Le présent psychologique, comme on le dira plus bas [§490], est «la durée d'un fait connu actuellement par la perception sensible ou la conscience». Il est un aspect concret des phénomènes saisi intuitivement par certaines de nos fonctions sensibles; et cet aspect de «présence concrète» n'est pas instantané: il a une durée mesurable.

b) Le présent physique est un élément de la nature même du temps saisie et définie en formules abstraites par la raison; et il est proprement l'élément indivisible par lequel cette nature est réelle. À strictement parler, il n'appartient pas au temps défini comme «nombre des parties successives du mouvement», puisque formellement toutes ces parties se trouvent soit dans le passé, soit dans l'avenir; mais il est le fondement de leur réalité, puisqu'il est le mouvement successif qui les crée. Il est entre le passé et le futur, la limite, comme le point à l'intersection de deux lignes; mais une limite mobile, les deux lignes du passé et du futur étant deux continus successifs. Et comme le point, sans être une ligne, puisqu'il n'a aucune longueur, lui appartient par réduction à titre de limite, ainsi l'instant indivisible présent, appartient au temps, au passé comme à l'avenir, par réduction à titre de limite, avec cette particularité qu'en les limitant, il en est le fondement et en constitue aussi toute la réalité. D'où la conclusion: Le temps n'est que fondamentalement réel. Formellement, il est un être de raison, car il est une certaine extension, formée d'une suite ordonnée de parties mobiles, qui ne peut exister comme telle que dans l'âme, dans l'ordre psychologique ou dans la considération de l'esprit, spécialement dans la mémoire qui retient le passé; et dans l'imagination et la raison, qui prévoient l'avenir.

Le passé et le futur sont les deux éléments constitutifs du temps au sens formel; ils se définissent en fonction de leur limite mobile. Le passé est la série des parties du temps qui précèdent l'instant présent. Le futur est la série des parties du temps qui suivent l'instant présent, ces séries possédant, comme nous l'avons montré, un ordre déterminé et irréversible d'avant et d'après. Le passé psychologique pose le problème de la reconnaissance; et le futur psychologique, celui de l'imagination créatrice, résolus plus bas [§489 et §499]. Mais dans l'ordre physique, le passé et le futur considérés comme séries de parties temporelles, heures, jours, années, etc., n'ont, ni l'un ni l'autre, aucune réalité actuelle; ils ne peuvent être réels physiquement qu'en puissance, dans l'instant fluent. Néanmoins, malgré son essence irréelle et vaine, le temps (passé et futur) acquiert souvent une grande importance dans notre appréciation, à cause de son aspect «durée». Celle-ci étant une permanence d'être, on est incliné à identifier le temps avec l'existence même, non seulement du mouvement, mais du mobile, et spécialement en nous, avec notre mouvement vital et notre vie consciente. Mais cette identification est une erreur ou une simple extension du terme par analogie d'attribution métaphorique. Au sens propre, le temps n'est qu'un aspect très inférieur et secondaire des choses.

§308) 2. - L'unité de mesure temporelle. Le temps dont nous venons de parler avec ses trois éléments, passé, présent, futur, est d'abord le temps concret réel par son instant présent qui passe, dénombrable en puissance; et il existe dans la nature autant de fois qu'il y a de mouvements continus réels. Chaque mouvement ayant sa durée, a donc aussi son temps. Cette durée n'étant concevable, comme nous l'avons montré, que par le nombre et la mesure [§305], on aurait pu adopter des unités de mesure temporelle distinctes pour les mouvements d'espèces différentes. Mais il est apparu que, non seulement toutes les formes du mouvement local étaient comparables à une partie définie d'un seul mouvement uniforme dûment choisi comme unité; mais aussi tous les autres mouvements continus (par exemple, caléfaction, illumination, croissance, etc.), pouvaient s'y ramener comme le mesuré à la mesure: d'où, plus de clarté et d'unité dans la connaissance du monde corporel.

L'humanité fut unanime à choisir comme unité de temps une partie du mouvement apparent du soleil et des astres, correspondant au mouvement de la terre sur elle-même (jour) et autour du soleil (année), dont la régularité est si frappante et si accessible à notre expérience; et c'est finalement en fonction de cette première intuition d'un mouvement local uniforme bien connu que s'établissent toutes les mesures temporelles, ou à l'aide de chronomètres et d'instruments perfectionnés pour les mouvements très rapides, ou en concevant des «années-lumière» pour mesurer les phénomènes astronomiques.

Ce choix a évidemment quelque chose d'arbitraire; et on pourrait concevoir un autre système de calcul: nouvelle preuve que le temps formel est un fruit du travail de l'esprit et de conventions humaines. Il s'impose pourtant, grâce aux pressions sociales et aux habitudes invétérées.

§309) 3. - Simultanéité einsteinienne [°402]. Dans sa théorie de la relativité, de très grande valeur en physique mathématique, Einstein admet que nos sciences n'atteignent pas le mouvement absolu [§281]; et nos lois, spécialement en astronomie, définissent un mouvement par rapport à un corps supposé immobile, souvent de telle sorte que la loi resterait la même, si ce dernier était conçu comme mobile par rapport au premier déclaré stable. Si le temps est identique au mouvement, il s'ensuit que nos sciences n'étudient aussi, à ce point de vue, qu'un temps relatif.

De plus, Einstein remarque que la constatation d'un événement et la détermination de son temps dépend de nos moyens d'information, d'un système de signalement; et si le problème se résout facilement pour les courtes distances terrestres, dans les immensités stellaires, cette nécessité peut influencer le résultat des mesures. Ici se pose le problème de la simultanéité.

La simultanéité en général, est la propriété par laquelle deux événements existent au même instant. Elle est comparable au contact local. De même que par le contact quantitatif, un corps est présent localement à un autre, de même parle contact de simultanéité, un fait est présent temporellement à un autre. Au point de vue du temps-mesure, elle est l'affirmation de la coexistence de deux faits avec tel instant présent du mouvement choisi comme unité de temps, par exemple, midi de tel jour, cet instant étant lui-même déterminé d'une façon toute relative, en fonction d'un point fixe accepté d'un commun accord, par exemple, midi le 1er janvier 1830, déterminé en fonction de l'ère chrétienne.

Or cette affirmation peut dépendre de nos moyens d'information, en sorte que deux mêmes événements, connus comme simultanés par un observateur, peuvent être connus comme successifs par un autre. Soit par exemple, le passage de deux astres A et B, en mouvement opposé, par un point déterminé de l'espace. Un observateur immobile constatera leur passage simultané; mais un observateur en mouvement dans le sens de A constatera: le passage successif, d'abord de A, puis de B; et un observateur en mouvement dans le sens de B constatera la succession inverse, le passage de B; puis de A. Einstein en conclut que la simultanéité est relative et varie en fonction des observateurs; car il part de ce principe que «une définition scientifique n'a de sens que dans la mesure où l'on peut en vérifier l'application dans la nature, directement ou à l'aide d'instruments». Si la vérification est en principe impossible, le fait n'existe pas [°403]. On dit, «en principe», c'est-à-dire en raison de la loi étudiée elle-même et non à cause de l'imperfection de nos instruments.

Cette doctrine peut s'interpréter de deux manières: scientifiquement et philosophiquement. a) Dans le cadre de la science positive moderne, elle signifie qu'un fait, comme la simultanéité, est défini en fonction des moyens possibles de l'observer. Einstein en conclut très logiquement que dans certains cas ce fait reste indéterminé, et cette indétermination est exprimée par les formules ou équations fondamentales qui synthétisent, en théorie de la relativité, toutes les lois physico-mathématiques découvertes jusqu'ici. Il s'agit donc simplement d'une interprétation de la valeur de nos lois, et elle semble conforme à leur caractère propre.

b) Mais, philosophiquement elle signifierait qu'il n'existe pas de simultanéité donnée objectivement dans la nature, et que deux événements pourraient être à la fois coexistants et successifs; ce qui est contradictoire et impossible, puisque l'instant présent; comme nous l'avons montré, est une réalité qui est uniquement ce qu'elle est. Il peut bien arriver que, vu les circonstances, nous ignorions, même définitivement, si deux événements, astronomiques ou autres, sont en fait simultanés; et que nos lois connues restent vraies en supposant tour à tour la simultanéité ou la succession de ces mêmes événements. Mais notre ignorance ne change rien au fait lui-même qui est, ou bien une simultanéité, ou bien une succession, mais pas les deux à la fois; et nous savons au moins cela. Le langage philosophique, rejoint ici, comme il convient, celui du bon sens. Le langage scientifique moderne se permet d'être plus technique; mais il ne perdrait rien en évitant de heurter celui du bon sens.

§310) 4. Le prédicament temporel. Aristote comptait parmi les dix prédicaments, comme mode d'être spécial, non point le temps, mais le fait d'être dans le temps (le «quando»). De la même manière, il disait que l'accident localisateur n'est pas le lieu, mais le fait d'être dans un lieu (l'«ubi»). Pour en être affecté, il ne suffit pas d'exister parallèlement à un temps réel (Dieu existe ainsi sans être temporel), mais il faut être mesuré par le temps. Aussi, ce mode d'être ne se rencontre-t-il que dans le monde matériel. Or on peut être mesuré par le temps de deux façons:

a) Directement et en acte: c'est le propre des divers mouvements continus eux-mêmes, ou des êtres corporels en tant précisément qu'ils sont soumis à ces mouvements, parmi lesquels se trouvent, comme nous le montrerons, les activités de la vie végétative et sensitive, mais non intellective.

b) Indirectement et en puissance; et ainsi le repos lui-même est mesuré par le temps: il dure, par exemple, une heure, parce que tout corps immobile reste capable de changement. Dans le même sens, on dira que la substance corporelle, bien que, prise comme substance, elle ne change pas, est pourtant soumise indirectement au temps, parce qu'elle change selon ses accidents. Mais ici il est plus exact de dire que c'est le composé physique ou le tout naturel formé de substance et d'accidents [§206], qui est mesuré par le temps, directement en tant que théâtre d'un changement continu, indirectement en tant que demeurant le même, sous un autre aspect.

La réalité de ce mode d'être temporel n'est rien d'autre que celle du contact de simultanéité, comme toute la réalité de l'accident localisateur est celle du contact local. Et comme ce contact est essentiellement passager, puisqu'il s'identifie à l'instant fluent, et qu'il dépend de plus de la convention établissant l'unité de la mesure temporelle, on voit combien est ténue la réalité de ce mode d'être qui consiste à «être dans le temps». On ne peut parler d'accident réel que fondamentalement.

§311) 5. - Temps analogique et temps éternel. Les êtres spirituels ne sont pas dans le temps, mais ils possèdent une durée. Le temps est une «perfection mixte» qui exige dans sa définition la mutabilité, et manifeste donc l'imperfection des choses qu'il affecte. Mais la durée est une «perfection pure» qui ne contient dans sa définition aucune imperfection ni limite, puisqu'elle dit simplement l'existence et la permanence de l'être dans l'existence [§304].

Mais comme nous formons toutes nos idées par analogie avec les choses sensibles, nous concevons la durée des esprits par analogie avec le temps. Il y a ainsi deux formes principales de temps analogique:

a) Le temps des esprits finis que saint Thomas appelle «aevum» et qu'on pourrait nommer la «pérennité». C'est la durée des êtres subsistants immatériels, immortels par nature, mais soumis à des changements d'ordre purement qualitatif, comme par exemple la successions d'intellections et de volitions. Leur temps est constitué par une série d'instants discontinus qui n'a aucune commune mesure avec nos unités temporelles, jours, années etc., dépendant essentiellement de conditions quantitatives et d'un mouvement continu.

b) L'éternité au sens propre qui est la durée de l'être immuable par essence, ou de Dieu, dont parle la Théodicée [§1010].

Conçue très imparfaitement par analogie avec le temps, l'éternité apparaît comme une durée sans commencement et sans fin. C'est pourquoi, en un sens très différent de l'éternité divine, on parle aussi de l'éternité du monde, soit dans le passé, soit dans le futur. Au lieu d'un attribut spirituel, comme pour l'éternité divine, nous retrouvons ici le temps au sens propre, comme aspect d'êtres corporels et changeants; mais un temps conçu comme infini ou mieux, indéfini. Si, en effet, le temps est un nombre, on peut parler dans le sens indiqué plus haut [§300] d'un nombre infini de parties temporelles, passées, ou futures. L'éternité du temps est alors la propriété par laquelle la série des divisions temporelles (jour, années etc.) se continue indéfiniment sans avoir de terme, sans premier terme dans le passé, sans dernier terme dans l'avenir.

L'éternité du monde dans le passé pose le problème de la «création ab aeterno» résolu en Théodicée [§1038]. L'éternité dans le futur est de règle pour le temps analogique des esprits. Considérée dans l'univers matériel, sans être démontrable apodictiquement par les sciences positives ou la philosophie, elle n'a rien d'impossible. Car s'il n'y a aucune preuve décisive contre l'existence d'une multitude infinie en acte de corps; à plus forte raison, rien ne s'oppose à la multitude infinie des parties temporelles, simple infinité en puissance. Nous savons, en effet, que les parties successives du temps n'existent jamais ensemble, mais sont toutes contenues virtuellement ou en puissance dans une réalité qui s'impose: le mouvement ou l'instant présent.

§312) 6. - Diverses opinions. La nature subtile du temps a souvent attiré les méditations des philosophes. Les anciens, comme Aristote [PHDP §78], Plotin [PHDP §133], saint Augustin [PHDP §170], la mettaient très justement en rapport avec la matière. Chez les modernes, on trouve d'abord la conception du temps absolu, parallèle à celle de l'espace absolu, spécialement chez Newton [PHDP §369, A] et ses disciples; auxquels répondent, soit la critique phénoméniste de Hume [PHDP §383], soit la théorie kantienne du temps «forme à priori de la sensibilité» [PHDP §398, 2] qui se rapprochent sur plus d'un point de nos conclusions. Bergson [PHDP §586, 2] fait du temps réel, qu'il oppose au temps irréel des sciences positives, l'étoffe même des choses, ce qui est très logique dans sa philosophie du devenir. Enfin les existentialistes contemporains, à partir de Heidegger [PHDP §644, sq.] dans son oeuvre principale «Sein und Zeit», analysent avec profondeur les aspects psychologiques du temps, dont nous avons aussi souligné l'importance.

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