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Physique (§250 à §273)

Chapitre 2: l'être corporel (cosmologie, 1re partie) ou étude du règne minéral

b21) Bibliographie (sur tout le chapitre de l'être corporel)

§250). Nous abordons ici l'objet propre du Traité de Philosophie naturelle, l'étude des êtres corporels et des nombreux changements qui se manifestent quotidiennement à notre expérience. Nous devons les rendre intelligibles à la lumière des premiers principes, surtout du principe de raison suffisante, en leur assignant clairement leurs quatre causes, matérielle, formelle, efficiente et finale. Nous rencontrons aussi, comme nous l'avons dit [§155], les explications parallèles des sciences positives modernes qui portent sur les mêmes réalités ou phénomènes corporels, mais à leur point de vue propre, en sorte que ces phénomènes doivent jouer un double rôle, comme base de deux inductions bien différentes: l'une aboutissant aux lois scientifiques modernes, l'autre aux thèses évidentes de la philosophie naturelle. Pour préciser ces rapports, selon notre but spécial, nous commencerons par examiner les phénomènes corporels tels qu'ils se présentent à notre expérience; puis, par leur moyen, nous aborderons l'étude propre à la philosophie, de la nature des corps. Nous diviserons ainsi le chapitre en deux grandes sections:

Section 1. - Les phénomènes corporels
Section 2. - La nature des corps

Section première: Les phénomènes corporels

§251). Tous les êtres corporels, quel que soit leur degré de perfection depuis la pierre jusqu'à l'homme, possèdent certaines propriétés qui leur sont communes et qui les distinguent des esprits. Avant d'étudier ce qui caractérise les degrés plus élevés, plantes, animaux, hommes, il convient d'examiner ces propriétés communes, qui sont en même temps caractéristiques du degré minéral ou du genre «substance corporelle», et qu'on peut donc appeler plus spécialement les phénomènes corporels.

Or c'est surtout dans le domaine des phénomènes corporels pris en ce sens (du règne minéral) que se déploient les sciences physico-mathématiques modernes et qu'elles ont trouvé leurs plus beaux succès. C'est là aussi que leurs conclusions semblent souvent contredire celles de la Philosophie naturelle. Pour établir au contraire la profonde harmonie des deux disciplines, il suffit de préciser ce qu'est le phénomène corporel en science physico-mathématique; mais cette mise au point sera plus aisée et plus claire après avoir étudié ces mêmes phénomènes selon la méthode propre de la philosophie. À ce point de vue, ce qui frappe dès l'abord, c'est l'existence des changements physiques si nombreux et si variés. Les multiples phénomènes qui en résultent se rangent en deux grandes classes: les uns sont quantitatifs, les autres qualitatifs. Cette section comportera donc quatre articles:

Article 1. - Le changement physique
Article 2. - Les phénomènes quantitatifs
Article 3. - Les phénomènes qualitatifs
Article 4. - Les phénomènes corporels en sciences physico-mathématiques

Article 1: Le changement physique

b22) Bibliographie spéciale (le changement physique)

Thèse 11. - 1) Le changement physique proprement dit est intelligible par trois relations: relation de spécification par rapport à son terme d'arrivée; relation d'inhérence par rapport à son sujet; relation de dépendance par rapport à sa cause efficiente. 2) Il apparaît comme une causalité mixte où l'action et la réaction expliquent la «causalité nécessaire».

A) Explication.

§252). Le phénomène très général du changement a déjà été l'objet de nos réflexions; il nous a conduit à admettre, pour l'expliquer, la division de l'être en puissance et acte [§188] et la nécessité des quatre causes [§219, sq] et aussi une première distinction dans le composé physique entre la substance et ses accidents [§208]. Nous sommes loin d'en avoir épuisé l'interprétation, puisqu'il est précisément l'objet de la Philosophie naturelle; et l'on peut dire que les sciences modernes n'ont d'autre but que d'en étudier les manifestations et d'en découvrir les lois. Mais ici, il ne s'agira plus du changement dans toute sa généralité, mais du changement physique, c'est-à-dire du passage d'un mode d'être à un autre dans le monde corporel ou du phénomène accessible à notre expérience sensible. Le sujet en est donc le composé physique pris au sens restreint de subsistant corporel ou sensible.

Nous savons qu'il y en a deux grandes classes:

1) Le changement substantiel est le passage, pour un composé physique, d'une substance à une autre; par exemple, un chien devenant par la mort une masse inerte de corps minéraux.

On peut y distinguer trois aspects:

a) La corruption qui est le passage d'une substance à sa disparition , par exemple, la mort du chien.

b) La génération qui est le changement en tant qu'il aboutit à une nouvelle substance; par exemple, la naissance d'un nouveau chien. Ces deux formes s'appliquent aussi aux minéraux, à supposer qu'il y ait une distinction spécifique entre eux, par exemple entre l'eau, l'hydrogène et l'oxygène, l'électrolyse de l'eau en sera la corruption, la synthèse chimique H20 sera la génération de l'eau.

c) La conversion désigne le passage complet d'une substance à une autre. En fait, tout changement substantiel est une conversion, selon l'adage: «Corruptio unius est generatio alterius»; ainsi l'électrolyse engendre l'Hydrogène et l'Oxygène en détruisant l'eau.

2) Le changement accidentel est le passage, pour un même composé physique, d'un mode d'être accidentel à un autre. On en distingue trois sortes que nos analyses devront d'ailleurs justifier:

a) L'augmentation qui est l'acquisition d'une nouvelle quantité, comme la croissance d'une plante. Son contraire est la diminution.

b) L'altération qui est l'acquisition d'une nouvelle qualité, par exemple, le passage de l'eau d'un degré de chaleur à un autre.

c) La translation que les modernes appellent simplement le «mouvement» [°365] et qui est le passage d'un lieu à un autre.

Ces deux sortes de changement ont des caractères bien différents. D'une part, le changement substantiel ne dure pas; car la substance est quelque chose d'indivisible qui n'admet pas de plus et de moins; ainsi tant que le chien est vivant, il garde pleinement sa nature; dès qu'il meurt, il perd sa substance et se change en d'autres: Le changement substantiel est instantané. - Au contraire, le changement accidentel est durable et continu; pour que l'eau se chauffe, par exemple, il faut un certain temps et la chaleur y augmente peu à peu d'une façon continue. Le mouvement local offre aux yeux le même caractère.

Or ce qu'on appelle «changement ou mouvement», c'est précisément le passage successif lui-même qui se trouve seulement dans le changement accidentel; car en celui-ci, entre le terme de départ et le terme d'arrivée, par exemple, entre deux lieux, il y a seulement opposition contraire d'où la possibilité d'un intermédiaire; tandis que dans le changement instantané, entre les deux termes, par exemple, entre substance et non-substance, il y a opposition contradictoire [§29] sans intermédiaire possible. C'est pourquoi nous appelons «changement au sens strict» le changement accidentel, successif et continu. C'est lui que nous voulons analyser ici, parce que tous les autres changements s'expliquent par comparaison ou analogie avec lui.

B) Preuve de la thèse.

§253) 1. - Définition du changement. Dans la formule provisoire qui définit le changement «passage d'un état à un autre», par exemple, passage de l'eau de 10 degrés à 50 degrés de chaleur, on se fait aisément une idée claire, soit du sujet substantiel, ici l'eau qui a ses propriétés stables bien déterminées; soit des deux termes, une chaleur de 10 degrés et de 50 degrés. Mais il n'est pas facile de définir le passage lui-même qui n'est aucune de ces trois choses stables: la caléfaction n'est ni l'eau, ni 10 degrés, ni 50 degrés de chaleur, mais ce par quoi l'eau passe de 10 degrés à 50 degrés. Beaucoup de penseurs modernes depuis Descartes esquivent le problème en ramenant tous les changements à du mouvement local et en prenant celui-ci comme un objet d'intuition sensible suffisamment clair par lui-même, comme un fait primitif qu'il n'y a pas à définir. C'est là limiter arbitrairement le rôle de la philosophie, qui doit définir ou rendre intelligible le changement sans l'arrêter ni le détruire.

Pour y réussir, ramenons-le aux idées fondamentales exposées jusqu'ici comme principe d'explication des choses. Tout changement physique, comme la caléfaction, est d'abord un mode d'être accidentel affectant un sujet, et à ce point de vue, il participe à l'acte: ainsi par rapport au point de départ où il n'y avait pas de chaleur, sinon en puissance, la caléfaction est déjà une certaine perfection. Pourtant, elle n'est pas encore la forme même de chaleur; car en tendant vers les 50 degrés, l'eau reste en puissance par rapport à cette forme de 50 degrés. On voit ainsi que la caléfaction est ce par quoi l'eau est déjà chaude en acte, mais à condition de la considérer comme restant encore en puissance par rapport à la forme proprement dite de chaleur qui sera pleinement actualisée au terme d'arrivée. D'où la définition générale:

Le changement est l'acte d'un être en puissance, précisément en tant qu'il est en puissance. («Actus entis in potentia prouti est in potentia»).

Il est un mélange d'acte et de puissance, non point comme s'il était une réalité composée de deux parties distinctes; mais nos deux concepts «acte» et «puissance» ne mettent qu'une distinction de raison dans la réalité même du changement qui reste simple, comme une forme selon laquelle l'être change. Car ce n'est pas selon le même point de vue que nous comprenons le changement comme actuel ou comme potentiel, mais par rapport à deux termes opposés; ainsi la même caléfaction est actuelle par rapport à 10 degrés et potentielle par rapport à 50 degrés. Mais comme nos concepts désignent par eux-mêmes des essences qui sont chacune ce qu'elles sont d'une façon stable, nous arrivons par cette dichotomie idéale, à comprendre sans l'arrêter une essence instable par excellence, l'essence du changement [°366]; en ajoutant d'ailleurs que cette réalité fluente est radicalement incapable de subsister seule en elle-même [§188]: une caléfaction, par exemple, qui existerait sans que rien ne se chauffe, ni eau, ni fer, etc., serait une absurdité et une impossibilité. Cette actualité intermédiaire (qui est le changement ou le mouvement même) est un mode d'être accidentel affectant un sujet; elle est dans le composé physique, ce par quoi l'être subsistant est en train de ne plus être ce qu'il est sous un certain rapport; la caléfaction par exemple, est ce par quoi l'eau froide (en restant eau) commence à ne plus être froide sans encore être chaude, car, l'eau une fois chaude, la caléfaction cesse. Un «phénomène» de changement physique est nécessairement un corps affecté d'une certaine mutabilité.

§254). Avec les notions d'acte et de puissance, l'idée explicative est encore ici celle de relation. Le changement pris comme mode d'être spécial ne se comprend que par d'autres réalités; conçu comme un absolu, il serait inintelligible. Or pour être pleinement compris, il présente une triple référence.

1. En lui-même comme tendance, le changement va vers un terme d'arrivée qui le spécifie. À ce point de vue, en effet, il est une puissance dont l'acte est le terme d'arrivée, et nous savons que la puissance se spécifie par son acte [§191]; ainsi, en partant de Paris, le voyage sera tout différent s'il aboutit à Lille ou à Bordeaux.

2. Comme changement d'un sujet, (puisqu'il ne peut être une chose subsistante) il a, comme tout accident, une relation transcendantale d'inhérence [§210] où il puise son existence réelle. Il est un mode d'être selon lequel un sujet passe de la puissance à l'acte; la caléfaction est ce par quoi l'eau acquiert en acte sa chaleur.

Notons ici le sens analogique de l'expression: «actuation de la puissance». En prenant le changement bien à part comme se spécifiant par son terme d'arrivée, la puissance réalise son actuation en s'identifiant avec l'acte vers lequel elle tendait; la caléfaction par exemple, considérée comme en puissance par rapport à son terme d'arrivée, s'actualise pleinement en devenant par identité cette chaleur actuelle où elle aboutit; la chaleur à 50 degrés ramasse en soi, en l'achevant, toute la perfection de la caléfaction qui y mène. De même la perfection de la science est celle de l'instruction achevée. Mais c'est là une manière très formelle de parler. D'une façon plus réaliste, c'est l'eau froide qui s'actue en s'échauffant; et ici, l'«actuation de la puissance» de l'eau à se chauffer, laisse, au terme, le sujet potentiel (l'eau) comme distinct de l'acte achevé (la chaleur acquise). Néanmoins le «phénomène» terminal (l'eau chaude) est vraiment quelque chose de nouveau par rapport au «phénomène» initial (l'eau froide).

3. De là, une troisième relation nécessaire. Puisque tout être nouveau a une raison d'être extrinsèque et que tout ce qui commence a une cause [§219 et §230]; tout changement a encore une relation transcendantale de dépendance vis-à-vis d'une cause efficiente ou d'un agent en acte dont il découle. Car «rien ne passe de la puissance à l'acte si ce n'est par un autre être en acte». Une caléfaction, par exemple, suppose une source de chaleur dont elle dépend dans son être et où elle trouve la mesure de sa perfection.

4. On pourrait encore considérer le changement par rapport à son point de départ: il a ainsi une relation d'origine ou de simple postériorité sans dépendance, puisque, à ce point de vue, il est déjà acte. Ce terme de départ n'est pas une cause, mais un simple principe dont l'existence est une condition requise pour que le changement physique puisse exister réellement. Celui-ci se distingue par là de la «création» qui part du néant et pose des problèmes métaphysiques [§1034, sq].

§255). Ainsi le changement physique pris dans son essence propre apparaît comme une chose très générale et assez indéterminée. Il ne constitue pas une catégorie spéciale ou un «prédicament» [§85]; mais suivant les trois relations qui le caractérise, on le ramène à divers prédicaments.

1. Par son terme d'arrivée, il se range soit dans le lieu, soit dans la quantité, soit dans la qualité, comme nos analyses le montreront.

2. Par ses deux autres relations de dépendance et d'inhérence, il constitue lui-même les deux catégories d'être appelées l'action et la passion, que nous définirons:

a) L'action est en général «ce par quoi l'agent est actuellement agissant».

b) La passion est «ce par quoi le patient est actuellement transformé par l'agent».

Ces deux catégories ne sont des prédicaments spéciaux que dans le cas de la causalité efficiente transitive d'ordre accidentel; c'est-à-dire dans le cas du changement physique au sens strict dont nous parlons ici. Car en ce cas il y a précisément la réalité du changement lui-même qui peut servir de fondement à des catégories réelles distinctes de toute autre.

Mais il est clair qu'il n'y a pas deux choses à part, dont l'une serait l'action et l'autre la passion. C'est la même réalité du changement qu'on appelle «action» en tant qu'elle vient de l'agent et «passion» en tant qu'elle inhère au patient. Par exemple, c'est la même caléfaction qui est l'action du foyer (caléfaction active) et qui est la passion de l'eau (caléfaction passive); de même, la «sculpture» pourrait se prendre en deux sens: au sens passif, la transformation reçue par le bloc de marbre; et au sens actif, l'impression d'une forme par le sculpteur; tout le changement d'ailleurs, comme nous l'avons montré [§230] est du côté du bloc de marbre ou de la matière; et c'est ce changement physique qui est toute la réalité de l'action et de la passion. Puisque l'action est transitive, l'acte second de l'agent est précisément la perfection du patient. Dans la caléfaction, ce qui rend le foyer actuellement agissant (ou chauffant en acte second), c'est précisément la chaleur que l'eau commence à acquérir sous son influence; et comme cette influence est une relation transcendantale très réelle, pénétrant l'essence même du changement, le foyer est aussi réellement agissant que l'eau «pâtit» ou reçoit réellement son influence.

§256) 2. - Causalité nécessaire. De prime abord, comme nous l'avons déjà noté [§230], l'expérience semble contredire cette analyse philosophique. Car l'agent physique semble perdre la perfection qu'il communique à son effet; le foyer, par exemple, perd exactement le nombre de Joules que l'eau «emmagasine» pour se chauffer sous son influence. De plus, la dépendance semble mutuelle; non seulement il est nécessaire que tel effet ait une cause proportionnée, mais il est aussi nécessaire que, posée telle cause corporelle, il y ait tel effet déterminé: un foyer rayonne sa chaleur sous peine de s'éteindre.

Ces faits incontestables, pris en général, posent le problème du déterminisme de la nature; ils doivent être examinés plus à fond, spécialement dans leur caractère quantitatif (nombre égal de calories données et reçues) [§329 et §344], ce qui est propre d'ailleurs au monde minéral. Nous ne retiendrons ici que la nécessité réciproque observée en tout changement physique proprement dit, en considérant plus spécialement le changement accidentel. Nous y trouvons deux aspects:

a) Du côté de l'effet, si l'on prend soin de déterminer un «phénomène-effet» bien précis, par exemple, l'échauffement du fer, il apparaît comme lié à un seul «phénomène-cause», toujours et, nécessairement le même, selon l'adage: «Tel effet; telle cause».

b) Du côté de la cause, tel «phénomène-cause» déterminé, par exemple un phénomène lumineux de telle intensité, apparaît comme n'ayant qu'un seul effet toujours le même, ici telle forme de rayonnement, qu'il produit nécessairement dès qu'il existe, selon l'adage: «Telle cause, tel effet» («Posita causa, ponitur effectus»).

Sans doute, si l'on prenait un effet plus général, comme la mort d'un chien, ou la dilatation des métaux, on pourrait leur trouver plusieurs causes différentes; mais si l'on considère la cause immédiate et prochaine d'un phénomène accidentel bien précisé dans son espèce, on constate toujours ce lien nécessaire, exclusif et réciproque qui est à la base des méthodes de l'induction [§114 et §122].

Or cette loi de nécessité réciproque s'explique parfaitement selon les exigences du principe de causalité; a) parce que le phénomène physique en tant que corporel, n'a qu'une perfection strictement limitée et par là, déterminée à un seul effet, et surtout b) parce que le changement physique au sens propre n'est jamais une causalité simple; mais toujours mixte, en sorte que la condition nécessaire pour qu'une cause physique agisse, est qu'elle subisse la réaction de son effet; par exemple, pour qu'une boule de billard en meuve une seconde, elle doit en «vaincre» la résistance, c'est-à-dire en subir l'action en sens inverse; et tout phénomène physique dûment analysé, conduit à la même constatation: «Toute action suppose une réaction» [°367].

Cela posé, l'agent, sans doute, en tant qu'agent, est dominateur et indépendant; mais comme il est en même temps «patient», puisqu'il ne peut agir qu'en subissant une réaction, il devient en cette qualité dépendant et lié nécessairement. C'est pourquoi toute cause efficiente en tant que corporelle est une cause nécessaire. Mais en s'élevant dans l'échelle de la perfection, les agents physiques deviendront de plus en plus riches et indépendants jusqu'à atteindre la liberté avec l'homme.

C) Corollaires.

§257) Formules modernes. En méthode expérimentale, on désigne la cause efficiente physique comme un «fait ou phénomène antécédent», tandis que l'effet s'appelle «fait ou phénomène conséquent». Ces formules, malgré leur apparente simplicité, sont en réalité très complexes. Ce qui importe le plus en ces «faits» pour les savants, ce sont leurs conditions quantitatives. Leur exacte interprétation philosophique demande donc d'abord l'étude de la quantité et de la qualité et de leurs rapports mutuels. De plus le phénomène envisagé peut être un changement, non seulement accidentel; mais substantiel, dont nous montrerons plus bas la complexité [§374, sq].

Cette thèse ne donne donc encore qu'une justification générale du principe du déterminisme. Notons du moins que le terme «phénomène» doit toujours y être pris comme un changement physique proprement dit et non comme un acte libre; car celui-ci est une action qui ne suppose plus de réaction.

Article 2: Les phénomènes quantitatifs

b23) Bibliographie spéciale (les phénomènes quantitatifs)

§258). En étudiant les phénomènes corporels selon la méthode de la philosophie (c'est-à-dire au point de vue de leurs causes profondes), des inductions de plus en plus détaillées nous permettent d'expliciter notre idée générale et analogique d'être. Les précisions obtenues au chapitre précédent [§186] ne constituaient que les grandes divisions, gardant encore un sens analogique. Il s'agit désormais du premier genre suprême au sens propre: la substance corporelle, ou soumise au changement physique, accessible à l'expérience sensible [§252]; car la substance ainsi considérée comme sujet d'accidents corporels n'est plus définie comme perfection pure [§214] mais comme une nature limitée en son essence; et grâce à l'abstraction dont le point de départ est précisément le sensible, c'est-à-dire le phénomène corporel, nous nous en formons une notion univoque qui est d'abord générique, et se spécifiera de plus en plus dans les chapitres suivants. À cette nature générique correspondent des propriétés qui nous la manifestent et qui constituent à leur tour les modes d'être accidentels fondamentaux, connus par idées univoques, et appelés prédicaments [§86]. Ainsi nos inductions à partir des changements physiques, aboutissent ici à préciser notre idée d'être par ces catégories fondamentales. Déjà, pris en lui-même, le changement constitue les deux prédicaments : l'action et la passion [§255]. Considéré en son terme, c'est-à-dire selon les diverses modalités qu'il prend dans la réalité, il se manifeste avant tout sous les deux formes opposées de phénomènes quantitatifs et qualitatifs, qui représentent les deux modes d'être complémentaires : puissance et acte. En allant du général au particulier, comme il convient pour préciser notre idée d'être, nous rencontrons d'abord les phénomènes quantitatifs, qui eux-mêmes se présentent sous deux formes : celle du continu ou de l'extension, et celle du nombre (quantité discrète). Du continu découle immédiatement le lieu et l'espace; du continu et du nombre réunis, découle le temps. Nous avons ainsi six paragraphes:

1. - La quantité en général
2. - La quantité continue ou l'extension
3. - Le lieu
4. - L'espace
5. - La quantité discrète ou le nombre
6. - Le temps

1. - La quantité en général

Thèse 12. - Les phénomènes quantitatifs ne sont intelligibles que par un accident réellement distinct de la substance, qu'il faut définir: «L'accident en vertu duquel une substance corporelle est douée de parties homogènes».

A) Explication.

§259). La quantité dont nous abordons ici l'étude philosophique, est une de ces choses universellement connues, dont l'idée intuitive et spontanée semble si claire qu'on en use continuellement sans éprouver le besoin de la définir en elle-même. Elle est l'objet de nombreuses sciences exactes, en particulier de l'arithmétique et de la géométrie, dont l'évidence parfaitement proportionnée à notre raison la satisfait pleinement. Nous ne partirons pas cependant des notions plus techniques usitées en ces sciences, ni de la grandeur géométrique distribuée en trois dimensions, ni de la quantité mathématique, définie par le nombre. Nos analyses doivent plutôt aboutir à justifier ces abstractions plus précises du second degré en déterminant le contenu physique (1er degré d'abstraction) de ces concepts fondamentaux. Nous partirons donc des phénomènes quantitatifs tels qu'ils se présentent à l'observation de tout homme, des savants comme des autres; et en prenant «phénomène» dans le sens très général défini plus haut [§213], de manifestation d'être ou plus précisément de «l'être qui se présente spontanément à l'intelligence à travers l'expérience sensible comme une manifestation spéciale déterminée, indépendante des autres».

Le phénomène quantitatif ainsi défini est proprement ce que l'on appelle en latin un «quantum», c'est-à-dire un fait ou un objet quantifié. Il est d'ordre sensible comme tout ce qui est corporel, mais c'est notre intelligence qui l'étudie à travers l'expérience. Dès l'abord, cependant, cet objet n'apparaît pas clairement formé de deux parties distinctes: une substance corporelle et la quantité comme son accident. Mais pour élucider ce point, nous pouvons établir une définition descriptive du «quantum».

§260). L'objet quantifié possède comme tout être son unité qui le distingue des autres; mais il réalise cette propriété transcendantale d'une façon toute spéciale et c'est par là précisément qu'il se caractérise.

1) Il a toujours une unité de composition, jamais de simplicité [§195]. Tout être quantifié possède des parties distinctes les unes des autres indépendamment de la considération de l'esprit. Parfois cette distinction s'impose avec éclat: s'il s'agit, par exemple; d'un troupeau de moutons, où chaque animal forme une partie de cette «quantité». D'autres fois la distinction s'opère par une division facile: un litre d'eau peut se verser en quatre verres, une règle se briser en deux; et si l'objet; (par exemple, un bloc de marbre) résiste, on saisit par analogie la possibilité d'en séparer les parties: Tout être quantifié apparaît en tant que tel, comme essentiellement divisible.

2) Mais les parties quantitatives ont leur caractère propre qui distingue le quantum des autres «touts» composés. Ainsi, dans le composé de substance et d'accident, comme de l'eau chaude, la partie accidentelle (la chaleur) est incapable de subsister seule: on ne la trouve jamais à part: Au contraire; les parties quantitatives peuvent toujours exister à part; ou bien on les trouve divisées, comme dans le troupeau, ou bien après la division elles continuent à subsister; c'est ce qu'on appelle des parties intégrantes dont l'assemblage forme le tout.

3) De plus, en subsistant à part, les parties quantitatives conservent absolument la même perfection qu'elles possédaient avant la division; elles se distinguent ainsi d'autres parties qui subsistent aussi à part mais sans garder leur perfection: ainsi les composés chimiques ont des parties qu'on retrouve après l'analyse, par exemple l'hydrogène et l'oxygène de l'eau; mais leurs propriétés ne sont plus les mêmes que dans le tout; au contraire, chaque goutte d'eau a la même propriété prise dans le litre ou prise à part. Les parties quantitatives comme telles ne confèrent à l'objet quantifié aucune perfection spéciale: en ajoutant un ou plusieurs moutons au troupeau, on n'augmente nullement la perfection de la nature animale propre à cette espèce «mouton» qui est déjà toute entière dans le premier. Et dans un gramme d'or, chaque molécule d'or a toute la perfection du métal précieux, autant que le lingot. Ainsi le tout quantitatif est formé de parties homogènes.

Cette homogénéité du quantum en est la propriété la plus caractéristique, mais elle demande à être bien comprise. Elle peut se réaliser qualitativement comme dans le lingot d'or, en ce sens que chaque partie du tout possède strictement les mêmes perfections en qualité. Mais cela n'est pas nécessaire; ainsi, dans un homme, les mains, les yeux, la tête, les oreilles et chaque organe et tissu de son corps ont évidemment des perfections diverses; ce sont pourtant des parties intégrantes ou quantitatives, car leurs diverses perfections ne sont pas conférées par la quantité; ce sont des parties homogènes quantitativement, c'est-à-dire considérées comme objet corporel avec leur aptitude à être séparées et à exister à part, comme les autres corps, avec les mêmes propriétés corporelles qu'elles avaient déjà dans le tout avant la division. La présence de cette hétérogénéité qualitative; qui se superpose à l'homogénéité quantitative, pose simplement un nouveau problème résolu plus bas [§316].

Bref, le «quantum», l'objet quantifié, est un tout physique composé de parties homogènes aptes à subsister séparément [°368].

En observant attentivement cet objet ainsi défini, nous démontrerons par induction que la quantité est un accident, d'où découlera sa définition précise ou son effet formel primaire [§220].

B) Preuve de la thèse.

§261) 1. - La quantité est un accident. L'induction se présente ainsi:

a) FAITS. Les phénomènes quantitatifs ne nous offrent pas seulement des objets doués de quantité, mais encore de nombreux changements, soit d'augmentation, soit de diminution, de telle sorte que ces variations quantitatives laissent intacte la réalité substantielle du composé physique. Nous le constatons avec évidence en nous-mêmes: quand nous grandissons de l'enfance à l'âge mûr, nous restons la même personne avec diverses quantités, comme le remarquait saint Thomas: «Totalitas substantiae continetur indifferenter in parva vel in magna quantitate, sicut tota natura humana in parvo vel magno homine» [°369]. Le même fait se vérifie aisément pour tout être vivant. Pour les minéraux, il est plus difficile de se rendre compte où se trouve la substance individuelle permanente [§340]; mais comme ils entrent tous dans la composition des vivants, le fait invoqué a une portée générale.

b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Entre deux éléments dont l'un varie en déterminant secondairement l'autre, qui reste le même en son degré de perfection essentielle, il y a distinction réelle comme entre une substance et ses accidents. L'évidence de ce principe ressort de ce qui a été dit plus haut sur cette division de l'être [§208].

Donc la quantité est un accident de la substance corporelle.

§262) 2. - Définition de la quantité. Pour déterminer les notes de cette définition, il faut prendre dans l'objet quantifié décrit plus haut, les caractères nécessaires pour rendre intelligibles les faits, et eux seuls. Nous trouvons ainsi l'unité de composition et l'homogénéité des parties, quant à l'aptitude à subsister à part, elle est le propre de la substance et ne peut donc pas convenir à la quantité dont nous venons d'établir le caractère accidentel.

La quantité doit donc se définir: l'accident en vertu duquel une substance corporelle est douée de parties homogènes, c'est-à-dire de pures parties qui, de soi, en tant que parties quantitatives, n'affectent aucunement la perfection de l'être ainsi composé. Plus brièvement, en prenant partie en ce sens strict de pure partie, la quantité est l'accident qui étend la substance en parties («accidens extensivum substantiae in partes»).

En considérant ainsi le phénomène quantitatif dans son sens le plus général, nous sommes continuellement en face d'exemples où les parties sont réellement séparées, comme un troupeau de moutons; ou bien semblent former un seul tout, comme une règle, un arbre, etc.; ce sont les deux grandes espèces de quantité: l'extension ou quantité continue, et le nombre ou quantité discrète. Notre définition s'applique également aux deux, mais chacune pose des problèmes spéciaux qui méritent examen.

C) Corollaires.

§263) 1. - Accident propre générique. Le phénomène quantitatif dans sa généralité, comme nous le prenons ici, se rencontre dans tous les faits d'expérience sensible sans exception, externes et même internes. Aussi l'école positive d'Auguste Comte [PHDP §460] et en général les empiristes pour lesquels notre raison ne connaît scientifiquement que le seul objet d'expérience sensible, sont-ils portés à identifier l'être en général avec l'être quantifié ou corporel, en sorte que la science suprême serait la mathématique et non plus la métaphysique.

Cette conclusion est exagérée, car le caractère quantitatif ajoute une note que l'idée d'être comme telle n'exige pas nécessairement, de même que l'unité propre à tout être n'est pas nécessairement celle de la composition, telle que l'exige la quantité, et peut être l'unité de simplicité. Bien plus, l'expérience interne de notre pensée, nous révèle l'existence d'une réalité échappant aux conditions quantitatives, comme nous le montrerons mieux plus loin [§645]. Mais il s'ensuit évidemment que la quantité caractérise un ensemble d'êtres subsistants, appelés corps et les distingue essentiellement d'autres substances appelées esprits. Il y a sur ce point unanimité; s'il existe des substances spirituelles, elles sont par définition exemptes de quantité, elles échappent à toutes les conditions quantitatives.

Disons, en termes logiques, que la quantité est un accident propre [§84] du corps, considéré comme genre suprême dans la catégorie «substance». Il y a donc une certaine inséparabilité entre la substance corporelle et la quantité prise en général: la seconde convient partout, toujours et uniquement à la première. Mais on ne peut en conclure que l'essence du corps est la quantité, comme le faisait Descartes [PHDP §333] en appliquant sa méthode «à priori»; car l'expérience dûment interprétée exige que la quantité soit un accident.

§264) 2. - Applications théologiques. Les théologiens ont approfondi la nature de la quantité à propos du mystère de la Sainte Eucharistie, où la substance du pain et du vin par la consécration se change en la substance du corps et du sang du Christ (transsubstantiation), en sorte que la quantité et les autres accidents du pain et du vin restent sans le soutien naturel de la substance corporelle. Ils ont montré que ce fait surnaturel n'est pas en contradiction avec l'inséparabilité relative que nous venons de signaler, puisque l'accident est réellement distinct de la substance [§211]. On peut même dire que le chrétien, pour lequel la foi a, dans son ordre, une certitude plus infaillible que la raison, trouve dans le mystère eucharistique une confirmation de ses conclusions philosophiques. «Necesse est, note saint Thomas, dicere accidentia alia qua; remanent in hoc sacramento, esse sicut in subjecto, in quantitate dimensiva panis et vini remanente; nam ad sensum apparet aliquid quantum esse ibi coloratum et aliis accidentibus affectum, nec in talibus sensus decipitur» [°370]. Cette séparation réalisée surnaturellement exige évidemment la distinction réelle entre la substance et son accident quantitatif. Notons cependant que le théologien ne construit pas ses théories philosophiques en fonction du dogme; au contraire, il s'efforce de mieux comprendre les mystères de la foi au moyen des vérités établies préalablement en philosophie.

§265) 3. - Effets formels primaires et secondaires. En définissant la quantité, nous avons par le fait établi son effet formel primaire, celui-ci étant «la perfection spéciale que donne une forme en vertu même de sa définition» [§220]. Notons seulement la manière très particulière dont la quantité réalise cette notion: car en ce qui la caractérise strictement, elle ne donne point de perfection spéciale, mais bien plutôt une imperfection, à savoir, une pluralité de parties réellement distinctes ou en dehors les unes des autres: «partes extra partes»; car cette pluralité, comme nous l'avons démontré [§189 et §195], n'est intelligible que par la puissance, principe d'imperfection. Il est vrai que la quantité ne peut conférer au corps cette pluralité de parties homogènes, sans lui donner en même temps une unité de composition, et l'unité est une certaine perfection qui réalise la nature d'effet formel; mais si l'on cherche ce qui caractérise proprement la quantité, ce n'est pas de conférer l'unité, ce que fait aussi tout autre mode d'être, mais c'est de conférer la composition de parties les unes hors des autres, ce qu'elle réalise à l'exclusion de tout autre mode d'être; c'est donc d'être principe d'imperfection plutôt que de perfection.

De cette première propriété, qui est plutôt positive et intrinsèque, découle immédiatement une seconde qui en est l'aspect négatif et extrinsèque: la divisibilité quantitative. La divisibilité en général n'est que l'aptitude d'un tout à se résoudre en ses parties; le tout quantitatif ayant pour caractère l'homogénéité de ses parties, la divisibilité quantitative est la propriété par laquelle un tout peut se résoudre en parties de même espèce; elle nie donc l'unité, et on peut la dire extrinsèque ou passive, parce qu'elle soumet l'être quantifié à l'influence d'un agent extérieur; car tout être étant un par soi, ne peut être réduit en parties qu'en subissant l'action d'un autre: nouvelle marque d'imperfection de la quantité.

Souvent, c'est en divisant un être que nous nous rendons compte de sa composition; en ce sens la divisibilité a une priorité logique sur l'extension en parties; mais en réalité (dans l'ordre ontologique) c'est bien la composition qui est l'effet formel primaire, car le négatif suppose toujours le positif. Il n'y a d'ailleurs entre ces deux propriétés qu'une distinction de raison, la divisibilité n'étant que la manière négative et relative (relative à un agent) de concevoir la composition en parties.

La quantité produit encore d'autres effets formels secondaires: l'inertie, l'aptitude à occuper un lieu ou localisation, l'impénétrabilité et la mensurabilité. Ils sont étudiés aux paragraphes suivants.

2. - La quantité continue ou l'extension

Thèse 13. Les parties quantitatives ne se trouvent pas en acte dans le continu, mais en puissance seulement; d'où il suit que le continu est divisible à l'infini, non pas physiquement mais mathématiquement.

A) Explication.

§266) La quantité continue s'oppose à la quantité discrète ou nombre, dont les parties sont bien séparées; nous l'appellerons d'un seul mot; l'extension ou le continu. Son existence dans la matière suppose qu'il y a des composés corporels jouissant d'une unité individuelle substantielle (et à ce point de vue «un» par soi) [§195] mais possédant des parties intégrantes, normalement homogènes ou quantitatives. C'est dans le monde minéral que l'on constate le mieux l'homogénéité, par exemple, entre les parties d'un lingot d'or pur; mais, nous l'avons déjà noté, l'unité substantielle individuelle reste ici un problème. Si l'individualité réside dans la molécule seule, le lingot d'or est comparable à un troupeau de moutons qui seraient étroitement liés ensemble, et le continu disparaît, car chaque molécule n'est plus si évidemment formée de parties homogènes. De même, dans les êtres vivants dont la masse est aisément divisible, l'unité substantielle individuelle apparaît clairement, mais les diverses parties sont manifestement hétérogènes.

Devant ces constatations, on peut se contenter de donner à la thèse une valeur hypothétique: si le continu qualitativement homogène existe, les parties ne s'y trouvent qu'en puissance; c'est en ce sens que peuvent seulement valoir les exemples d'expérience commune: une planche, où les parties avant d'être sciées, se trouvent en puissance, ou un lingot d'or, etc. On peut aussi considérer la simple homogénéité quantitative comme nous l'avons expliqué [§260], réalisée en un individu vivant: un homme, un animal, une plante, où l'unité substantielle est bien établie; dans cet être «un par soi», les diverses parties, comme les branches d'un arbre; ou dans l'homme, les divers membres: les pieds, les mains, etc., sont des parties intégrantes, d'ordre quantitatif; parce qu'après la division elles continuent à subsister à part, en gardant la même perfection corporelle qu'auparavant.

Notons cependant que cette «permanence de perfection», caractéristique des parties intégrantes, ne se vérifie que dans l'ordre corporel, pour les propriétés communes avec les minéraux, comme la couleur, la dureté, le poids, etc., et spécialement la composition des tissus des divers organes; ces propriétés restent pleinement les mêmes après comme avant la séparation. Quant aux propriétés vitales, il n'en est pas toujours ainsi et le problème devra être repris au chapitre suivant.

§267). Pour comprendre la thèse, il faut distinguer deux manières de concevoir les parties intégrantes dans un corps doué par hypothèse d'unité substantielle individuelle: on peut les considérer formellement comme parties quantitatives, ou matériellement comme réalité.

a) Les parties intégrantes sont constituées en acte, formellement comme parties, par leurs limites actuelles.

La limite en général étant, comme nous l'avons dit [§160], une négation d'être en un ordre quelconque, il faut concevoir cette limite quantitative comme l'aspect négatif de l'unité apportée par la quantité dans la partie considérée. Car la quantité, comme nous l'avons noté [§265], confère, en tant que forme, une certaine unité, c'est-à-dire une indivision interne des parties, accompagnée de division externe, ou d'exclusion de toute autre partie [°371]. Par exemple, la quantité d'une règle, (supposée douée d'unité individuelle) exclut la quantité de la table où elle est posée et de l'air qui l'entoure; et des autres règles éventuellement contiguës; les limites quantitatives se trouvent à l'endroit où commence cette exclusion; à l'intérieur de ces limites, nous avons une quantité, une en acte et dans un paquet de dix règles, ces limites constituent les dix parties, en acte comme parties.

b) Matériellement comme réalité, les parties intégrantes sont constituées par leur perfection et degré d'être propre, leur substance corporelle, avec ses propriétés; par exemple, dans une règle en bois ou en ivoire, par l'essence du chêne, du sapin, etc., ou de l'ivoire. Et parce que les parties quantitatives comme telles n'ajoutent aucune perfection à l'essence du bois ou de l'ivoire, il est clair que ces parties sont dans la règle en acte quant à leur réalité, dès avant leur division; quand celle-ci leur aura donné des limites actuelles, il n'y aura ni plus, ni moins de perfection, parce que cette perfection était déjà toute entière en acte dans le tout divisé.

Nous voulons donc seulement prouver que les parties quantitatives ou intégrantes, formellement comme parties, ne sont pas en acte mais en puissance dans le continu.

B) Preuve de la thèse.

§268) 1. - Parties en puissance. Les parties intégrantes sont constituées en acte par leurs limites.

Or, il est impossible que les limites des parties d'un continu se trouvent en acte dans ce continu: il y a contradiction dans les termes.

a) Supposer en effet dans un continu, par exemple, une règle ou un arbre, des limites actuelles; c'est dire que chaque partie a son unité excluant les autres, c'est donc nier l'indivision interne du tout.

b) Mais dire que cette règle ou cet arbre est un continu, c'est affirmer au contraire cette indivision interne, car c'est constater par hypothèse un tout doué d'unité individuelle, que nous appelons le continu.

L'idée d'un continu possédant en acte les limites de ses parties est donc formée d'éléments incompatibles; elle est absurde et la chose dont on parle est impossible.

Donc, lorsqu'on définit la quantité continue, ce qui étend la substance en parties, il ne peut s'agir que de parties en puissance qui passeront à l'acte par la division.

§269) 2. - Divisibilité à l'infini. On peut considérer l'extension de deux façons:

a) Mathématiquement, au point de vue de ce qui lui convient en vertu de son essence, purement et simplement.

b) Physiquement, au point de vue de ce qui lui convient comme accident dépendant dans son être de telle substance corporelle déterminée, par exemple, comme quantité d'un chien ou du marbre.

Or le continu est divisible à l'infini mathématiquement, non physiquement.

1) La première assertion se démontre par deux preuves:

a) Preuve directe. La division n'étant que le passage à l'acte des parties en puissance, une réalité contenant des parties en puissance, sera toujours divisible.

Or, il est essentiel à tout continu si petit soit-il, de posséder des parties en puissance; c'est sa définition même.

Donc le continu comme tel est divisible sans arrêt, à l'infini.

b) Preuve par l'absurde. Si le continu n'est pas divisible à l'infini, les parties quantitatives où il se résoud et où il doit trouver sa dernière raison d'être comme cause formelle ou constitutive, sont indivisibles comme telles.

Or l'indivisibilité est la négation formelle de la divisibilité.

Il faudrait donc admettre que la divisibilité, effet formel du continu, identique à sa définition même, comme nous l'avons montré [§265], serait constituée et expliquée formellement par l'indivisibilité, ce qui est absurde et impossible.

Donc le continu considéré mathématiquement comme continu, doit admettre la division à l'infini. Et, en effet, toute particule matérielle si petite soit-elle, aura, par exemple, un volume qu'on peut évaluer; et rien n'est plus aisé mathématiquement, que d'en trouver la moitié. Comme l'extension est le premier accident propre de la substance corporelle [§263], parler d'un corps indivisible mathématiquement, c'est parler d'une substance sans extension, c'est-à-dire d'un corps qui ne serait plus un corps.

2) Physiquement d'ailleurs, en prenant le continu comme un corps de la nature, un morceau de fer ou de marbre; par exemple, la division ne pourra se poursuivre à l'infini, et on arrivera à des particules ou des parties quantitatives physiquement indivisibles, non seulement par défaut de moyens appropriés pour continuer la division, mais aussi absolument, en raison de la nature des choses.

Toute substance déterminée, en effet, exige en raison de son degré d'être, une certaine quantité minima, indispensable pour exercer ses propriétés; ainsi parle-t-on pour le corps chimique ordinaire, du poids spécifique, et pour les vivants, cette nécessité est encore plus claire.

Si donc, à la substance «fer», par exemple, arrivée à son minimum de quantité, on enlevait encore une partie, (ce qui est mathématiquement possible) cette substance serait détruite, de sorte qu'à ce moment, dans l'ordre de l'extension, la division du fer devient physiquement impossible. Si l'hydrogène est le corps susceptible d'exister avec la quantité la plus faible qui soit, la plus petite particule séparable qui entre dans la constitution de l'atome d'hydrogène sera de toute façon physiquement indivisible, incapable de donner naissance à un corps plus petit, et incapable aussi de se résoudre en parties de même espèce, comme en division quantitative ordinaire. Mais cette particule demeurant matérielle, resterait toujours divisible mathématiquement.

Remarquons que cette divisibilité à l'infini, qui défie l'imagination, mais qui s'impose à la raison, est une marque de grande imperfection, elle signifie qu'aucune partie quantitative où corporelle n'est jamais une d'une unité parfaite ou de simplicité, mais reste toujours une d'une unité imparfaite de composition essentiellement mélangée de multiplicité et de puissance.

C) Corollaires.

§270) 1. - Substance et extension. Si l'on considère une substance individuelle corporelle, (celle d'une règle ou d'un arbre), comme distincte de l'extension qui est un accident par lequel elle jouit de parties homogènes, les unes hors des autres, il faut conclure que, dans l'ordre de la division quantitative; elle est simple et indivisible. Il ne s'ensuit nullement d'ailleurs que, dans l'ordre de la substance, ce corps devienne simple comme un esprit: nous montrerons au contraire qu'en sa qualité de substance corporelle, il est composé de deux éléments: matière et forme. Mais dans l'ordre quantitatif, cette substance, comme telle ne peut être qu'indivisible.

Certains philosophes [°372], victimes de l'imagination, du moins dans leurs manières de parler, expliquent cette simplicité substantielle comme si, antérieurement à la quantité, toutes les parties intégrantes se compénétraient et refluaient pour ainsi dire en un seul point, le rôle de l'extension étant de dilater ce point en parties intégrantes convenables à chaque nature: arbre, bois, homme, etc. Cette explication pèche par la base, car le point, tout en faisant abstraction des trois dimensions, reste dans l'ordre de la quantité. Il faut dépasser cet ordre, encore accessible à l'imagination, pour concevoir simplement par l'intelligence, le corps à la façon d'un être existant en soi, apte à l'extension et l'exigeant par nature, mais ne recevant formellement ses parties homogènes que par l'accident quantité.

D'un autre côté, comme les parties intégrantes continuent à subsister, après la division, avec la même perfection substantielle qu'auparavant, d'autres philosophes en concluent que ces parties intégrantes sont d'ordre substantiel, comme propriété de la matière; ils dépouillent ainsi l'extension de son effet formel primaire pour le conférer à la matière, et logiquement, ils devraient, comme Descartes, définir le corps par la quantité; mais à cause du dogme de la Sainte Eucharistie, ils gardent la distinction entre la substance et l'accident extension, et définissent cette dernière par l'aptitude à occuper un lieu. Cette opinion est soutenue par Suarez [°373] et ses disciples, et dépend, semble-t-il, de la théorie de la matière première, acte incomplet, examinée plus bas [§358]. Notons ici que la raison invoquée pour donner des parties intégrantes à la substance souffre du même défaut que l'explication par le point: elle conçoit ces parties intégrantes comme imaginables, et donc comme êtres complets qui subsistent à part. Il faut au contraire, par un acte proprement intellectuel, concevoir que le seul être complet subsistant, c'est le composé physique, substance et accident, corps et extension, en sorte que ce composé subsistant, par sa partie substantielle sera fer, bois, etc., et par sa forme quantitative, sera étendu en parties homogènes, et divisible quantitativement. Ainsi, tout ce qu'il y a de substance dans les parties intégrantes vient de la substance; et tout ce qu'il y a d'extension dans la substance, vient de la quantité continue. On sauvegarde ainsi la conclusion évidente de l'induction qui a établi comme effet formel primaire de la quantité, l'extension en parties intégrantes.

§271) 2. - Diverses appellations. La quantité continue est aussi ce qu'on appelle dans le corps, l'extension interne, (l'ordre interne des parties les unes hors des autres), la quantité dimensive ou la dimension; et enfin le volume, bien que le volume (et aussi les dimensions) puissent également désigner l'espace ou le lieu occupé par le corps: il y a d'ailleurs entre extension et localisation, comme nous allons le montrer, le rapport de deux effets formels dont l'un entraîne et mesure l'autre.

On emploie encore le terme «grandeur» comme synonyme de quantité.

On peut aussi rapprocher de la quantité et du volume corporel, l'idée moderne de masse qui est aussi caractéristique des substances corporelles; mais comme elle intervient spécialement en mécanique et a d'étroits rapports avec le mouvement local et l'inertie, sa nature apparaîtra mieux au paragraphe suivant.

§272) 3. - Mesure. La mensurabilité ou l'aptitude à être soumis à la mesure mathématique, est une propriété de toute quantité, et spécialement du continu: elle découle immédiatement de la divisibilité en parties homogènes. En effet, cette homogénéité permet d'obtenir des parties totalement équivalentes au point de vue quantitatif. Si donc on choisit une des parties comme unité, et qu'on la compare avec chacune des autres, on constatera leur identité parfaite, en sorte que l'unité, supposée connue par expérience ou intuition, sera un moyen précis de connaître et d'apprécier le tout lui-même en faisant la somme des parties. C'est cette opération qu'on appelle mesurer une grandeur, par exemple déterminer la longueur d'une corde au moyen d'un mètre.

La mesure mathématique est donc la relation d'identité entre une partie quantitative prise comme unité et les parties d'un tout corporel. Elle est le principe du nombre dont nous parlons plus bas [§294, sq] et par le nombre, elle est un moyen de connaître avec précision les réalités et tous les phénomènes corporels sous leur aspect quantitatif.

§273) 4. - Diverses opinions. Certains philosophes hésitent à admettre la divisibilité à l'infini de l'étendue réelle, et sont portés à y voir une vue de l'esprit, un être de raison, sinon une illusion. Déjà au Ve siècle avant Jésus-Christ, Zénon d'Élée soulevait à son sujet ses fameuses «apories» et en concluait que le mouvement est une illusion [PHDP §16]. Leibniz a essayé de résoudre le problème par sa théorie des monades [PHDP §360] qui, en fait, sacrifie l'extension telle que l'expérience la constate. La même solution idéaliste est présentée par l'immatérialisme de Berkeley [°374]. Telle est aussi l'opinion de Kant qui voit dans l'étendue, d'insolubles antinomies [PHDP §408, (2)] et de Lachelier qui en déduit son irréalité [°375].

Quelques scolastiques, comme Gutberlet [°376] et Gredt [°377], enseignent que les parties sont en acte dans le continu, en sorte que celui-ci se résout en parties individuelles, en nombre fini. C'est qu'ils se mettent au point de vue des parties considérées comme réalité ou perfection, sans distinguer cet aspect de celui des parties considérées comme parties. Notre distinction laisse intacte notre thèse, sans nier la valeur de leurs raisons.

Cette même distinction jointe à la théorie de la puissance réelle met au point les autres opinions signalées.

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