| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis d'histoire de philosophie

[précédente] [suivante]

Précis d'histoire de philosophie (§444 à §473)

Chapitre 4. Le positivisme.

b105) Bibliographie générale (Le positivisme)

§444). Le positivisme est, avec l'idéalisme, le trait le plus caractéristique de l'esprit moderne et spécialement de la pensée philosophique du XIXe siècle.

À le considérer en général, on lui découvre deux propriétés distinctives:

a) D'abord, il constitue un courant de doctrines très différent de la philosophie critique. Plus réaliste ou plus objectif, il s'en tient exclusivement à la valeur des faits étudiés par les sciences, c'est-à-dire aux connaissances que la critique kantienne avait seules pleinement justifiées; c'est en ce sens qu'il dérive du philosophe allemand: il est l'héritier de la science kantienne. Mais, réunissant sous le vocable de «Métaphysique» toutes les spéculations idéalistes et critiques, il se proclame lui-même «anti-métaphysique».

b) De plus, il donne une place très importante à la sociologie, comme étant la seule manière positive d'étudier l'homme dans ses qualités et prérogatives spécifiquement humaines, et comme étant aussi la seule capable d'apporter un remède aux maux déchaînés par la Révolution; et par ce second aspect, il prend ses origines aux idées républicaines semées en France au XVIIIe siècle par Jean-Jacques Rousseau. C'est pourquoi, avant d'exposer la synthèse d'Auguste Comte, vrai fondateur du positivisme, et ses diverses ramifications au XIXe siècle, nous indiquerons ses origines prékantiennes au XVIIIe siècle.

D'où trois articles dans ce chapitre:

Article 1: Les origines prékantiennes.
Article 2: La synthèse d'Auguste Comte
Article 3: Positivismes dérivés.

Article 1: Les origines prékantiennes.

§445). À côté du problème critique soulevé par Descartes, approfondi par Kant, et qui domine la philosophie spéculative moderne, le XVIIe siècle a vu naître dans le domaine pratique la «question sociale».

À l'origine de ces deux problèmes, se retrouve le même esprit de révolte de l'individu contre toute autorité: on revendique l'indépendance absolue de chacun, le droit de n'obéir qu'à soi (libéralisme) et spécialement l'indépendance vis-à-vis de l'Église (laïcisme) [°1332].

Ce caractère de réaction violente contre la tutelle de l'Église est le trait commun des écrivains du XVIIIe siècle: tous [°1333] poursuivent le même but: détruire l'influence de l'ordre surnaturel pour établir le règne de la pure raison. Mais ce qui les unit est plutôt négatif, et s'il s'agit de déterminer les moyens positifs d'atteindre ce but, ils se divisent en deux groupes:

Le premier est rationaliste: il croit à l'efficacité de la raison et de la science naissante, et y cherche sa règle de vie. Ce sont les intellectuels de «l'encyclopédie» [°1334].

Le deuxième groupe est sentimentaliste: se défiant de la raison individuelle et de toute spéculation, il cherche l'indépendance dans l'amour du bien: il est ainsi amené à développer la morale, et comme il ne met jamais en l'homme la cause des maux, il en vient à chercher cette cause dans les institutions politiques et sociales. On peut expliquer ainsi que la question sociale a été soulevée par ce deuxième groupe, celui des moralistes, au XVIIIe siècle.

Au début du siècle, Montesquieu fut le précurseur; mais le chef fut J.-J. Rousseau. Cependant, on n'en reste pas ici à la spéculation: la grande Révolution de 1789 fut un essai de réalisation pratique de la république de Rousseau. Les ruines qu'elle accumula orientèrent les efforts des philosophes vers la recherche des remèdes par l'étude des questions sociales. En dehors de la réaction catholique déjà étudiée [§433-438], la plus caractéristique fut le positivisme d'A. Comte et de son école.

Cet article comprendra donc deux paragraphes:

1. Le précurseur: Montesquieu.
2. Le théoricien de la Révolution: J.-J. Rousseau.

1. Le précurseur: Montesquieu (1689-1755).

b106) Bibliographie spéciale (Montesquieu)

§446). Nature bien équilibrée, esprit essentiellement modéré, Montesquieu professe, d'une part, la haine de tout despotisme, et d'autre part, l'estime de la liberté individuelle, jugeant que nous sommes bons naturellement sans nul besoin des secours surnaturels de la Révélation, ni même peut-être de la Providence.

De ses oeuvres (Lettres persanes; Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains; Esprit des Lois) on peut tirer une doctrine politique, bien qu'elles soient plutôt l'histoire critique des lois, surtout anciennes; car les appréciations et les jugements de l'auteur montrent quelle solution il proposerait, au moins en général.

A) Principe fondamental.

Le meilleur gouvernement étant celui qui garantit le mieux la liberté individuelle, il sera obtenu par la forme mixte où s'établira l'équilibre de plusieurs pouvoirs assez indépendants pour s'empêcher mutuellement d'être despotes.

B) Application.

§447). Trois pouvoirs constituent les rouages essentiels d'un État: le pouvoir législatif; le pouvoir exécutif ou gouvernement; le pouvoir coercitif ou judiciaire.

1) Il est évidemment nécessaire pour maintenir la vraie liberté, que la vie de l'État soit dominée par un code de lois justes. Mais pour les mettre à exécution, (parce que la décision demande la rapidité, la précision, la discrétion), le gouvernement sera confié à un seul homme indépendant et responsable, dont la mission est de donner des ordres conformes à la loi: c'est le Roi.

Ce pouvoir suprême sera modéré par l'influence, soit du clergé, soit d'une aristocratie héréditaire. Leur rôle sera surtout négatif: ils auront droit de veto contre les ordres arbitraires du Roi.

Le peuple, par lui-même incapable de diriger, sera pourtant doublement associé à la vie politique:

a) par l'assemblée de ses représentants, il aura le droit de proposer ses voeux;

b) par les jurés choisis parmi ses membres, il participera à l'application des lois. Le gouvernement est ainsi une royauté aristocratique mêlée de démocratie.

2) La confection des lois, qui exige mûre et prudente réflexion, sera confiée à deux assemblées, dont les membres ayant des tendances diverses [°1335], pourront se corriger mutuellement.

3) Enfin, le dépôt des lois et la punition des infractions sont confiées au corps des magistrats qui ne sont nommés ni par les lois, ni par les chambres, mais constituent un ordre à part, avec ses privilèges: indépendance, autonomie, inamovibilité; le meilleur recrutement semble être l'achat des charges exercées à vie, ce qui leur confère une sorte de stabilité éternelle.

Voilà, conclut Montesquieu, la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons: le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêchement; toutes les deux seront liées par la puissance exécutive, qui le sera elle-même par la législative [°1336].

D'ailleurs, pour qu'une machine aussi complexe s'ébranle, on peut compter sur les nécessités de la vie politique, intérieure et extérieure: l'essentiel était de prévoir les principes modérateurs.

Mais Montesquieu reconnaît que ce gouvernement parfait n'est qu'une réussite fort rare: les peuples humains, vu leurs défauts, tendent presque toujours au despotisme, et il y a du reste des despotismes heureux, en sorte que le meilleur gouvernement de fait semble être, selon lui, celui qui est le mieux adapté à la situation présente du peuple.

C) Fondement moral et religieux de la cité.

D'abord, Montesquieu reconnaît que la première condition de prospérité est la pratique de la vertu, et spécialement de la justice pour les peuples et les gouvernements, et il proclame en cela la bonne influence de la religion. Il fonde la loi positive sur la loi naturelle inscrite dans l'essence des choses et à laquelle tous doivent se soumettre. Mais il met dans la nature humaine, selon lui essentiellement bonne, la source unique de cette «vertu»; il ignore la subordination de la société civile à l'égard de la société religieuse, surtout à l'égard de la Révélation surnaturelle. C'est par ce rationalisme libéral qu'il prépare J.-J. Rousseau.

2. - Le théoricien de la révolution: Jean-Jacques Rousseau (1712-1778).

b107) Bibliographie spéciale (Jean-Jacques Rousseau)

§448). Né à Genève de parents calvinistes, Jean-Jacques Rousseau passe les quarante premières années de sa vie loin de la société en divers vagabondages; sa formation fut celle d'un autodidacte: ses seuls maîtres furent le contact de la nature, qu'il goûte en poète romantique, et ses lectures désordonnées et avides. Le fait capital de cette période est sa conversion au catholicisme à Turin et ses relations avec Madame de Warens qui s'en suivirent. Elle-même depuis peu convertie, sans dogmes fermes et de morale très large, cette dame fut le seul maître de Rousseau en catholicisme. Au bout de 26 ans, il revint d'ailleurs au protestantisme.

À 40 ans, (1752), il se présente à Paris, où son bon coeur lui vaut d'abord un accueil favorable; mais bientôt son immense orgueil lui procure divers froissements qui lui font considérer cette société où il entrait sans préparation, comme la corruptrice de l'humanité, naturellement bonne. Cette idée, développée avec le lyrisme oratoire et sentimental, très goûté à cette époque, fait le succès de ses ouvrages. Malheureusement, elle suscite aussi les condamnations de l'autorité civile et religieuse. En 1762, menacé d'emprisonnement par le Parlement de Paris, il se réfugie en Suisse, puis en Angleterre, où le reçoit son ami David Hume. Mais, poursuivi par la folie des persécutions, il se persuade qu'il est victime d'un complot, accuse Hume de le trahir, s'enfuit et revient en France, où il lui est permis, vu son état mental, de finir ses jours dans la rêverie à Paris.

Ses oeuvres développent assez logiquement son système d'après leur ordre d'apparition; toutes reflètent très purement sa personnalité.

1) Discours sur les sciences et les arts (réponse à une question de l'académie de Dijon) en 1750.

2) Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes (1754).

3) Lettre à Voltaire sur la Providence (où il défend l'optimisme).

4) Lettre à d'Alembert sur les spectacles (il les proscrit comme immoraux), 1758.

5) La nouvelle Héloïse (roman, intermède immoral), 1761.

6) Émile, où se lit la profession de foi du Vicaire savoyard (réforme de l'individu), 1762.

7) Contrat social (réforme de la société), 1762.

8) Les Confessions et les Rêveries d'un Promeneur solitaire.

Doctrine. Toute l'oeuvre de Rousseau, à part un roman, pose et résout la question sociale; mais, n'ayant aucune base spéculative solide, et fondée avant tout sur le sentiment, elle fourmille en sophismes et en contradictions. On peut cependant en dégager une idée dominante qui, à la façon d'une théorie fondamentale, éclaire et unifie les détails d'application, qu'il s'agisse soit de l'éducation, soit de la politique, où Rousseau nous présente un plan de réforme pour l'individu et pour la société. D'où trois parties en notre étude:

1) Théorie fondamentale.
2) L'éducation ou plan de réforme pour l'individu.
3) La politique ou plan de réforme pour la société.

A) Théorie fondamentale.

§449). On peut la formuler ainsi:

L'état naturel de l'homme, considéré seul sans la société, est d'être bon, c'est-à-dire parfait et heureux, parce que:

a) il a peu de besoins, rapidement et pleinement satisfaits,
b) il est pleinement libre, ne dépendant de personne et n'ayant d'autre limite à son action que sa puissance même;
c) et parce qu'il est ainsi l'égal de tous les hommes.

Comme preuve de cette théorie fondamentale, on trouve:

1. L'affirmation de Rousseau: il expose l'histoire de l'homme tel qu'il l'imagine, sans aucun souci de documents. Il décrit d'abord l'état de nature où chaque individu humain vit solitaire, sans connaître ni ses parents, ni peut-être ses enfants; sans langage, ni industrie, ni désir, mais pleinement libre et heureux. Puis la multiplication des hommes amène les contacts entre eux, l'invention de la parole et les rivalités.

Alors, quelqu'un s'aperçoit qu'en s'appropriant la terre, il peut prévoir de nouveaux profits pour lui et pour les autres, et par là, dominer ses semblables. En effet, l'association ainsi constituée est obligée de se défendre contre d'autres groupes semblables: le propriétaire persuade aux autres qu'en s'en remettant à lui, ils veilleront à leur propre intérêt. Ainsi naquirent à la fois la propriété et la magistrature: deux inégalités.

Enfin, pour mieux se protéger, on convient de laisser au chef une autorité suprême et absolue: d'où le despotisme, troisième inégalité.

2. Mais la véritable preuve de la théorie fondamentale semble être, pour Rousseau, la constatation que la société, c'est-à-dire la civilisation, déprave l'homme et est source de tous ses maux. Étant donné son idéal d'indépendance absolue et de perfection naturelle, ces maux se ramènent à trois:

a) La perfectibilité, c'est-à-dire la création de besoins nouveaux et factices, source d'autant de privations.

b) L'inégalité, d'abord celle des riches et des pauvres, dérivant de la propriété privée; puis celle des chefs et des sujets, découlant de la magistrature, nécessaire à la défense des richesses; enfin, celle des maîtres et des esclaves, découlant du despotisme des chefs.

c) L'esclavage, soit au sens strict, soit au sens de sujet d'un Roi absolu.

Mais il ne faut pas chercher ici de démonstration logique; ces maux sont à la fois des conséquences du principe supposé vrai, et des raisons qui en démontrent, pour Rousseau, la vérité.

§450). La théorie se présente souvent comme un triple dogme ou axiome sophistique, mélange habile de vérités et d'erreurs, qu'il s'agit de démêler.

1. - L'homme est naturellement bon.

Pour comprendre cette affirmation, il faut d'abord distinguer deux ordres de bonté:

a) L'ordre de l'être. La nature humaine est bonne en effet, au sens métaphysique, c'est-à-dire dans ce qui constitue l'essence même de l'homme; mais non pas au sens historique, où le naturel désigne le premier état avant tout perfectionnement de la raison; l'homme, à son début, n'est pas bon «simpliciter» mais «secundum quid», dit saint Thomas. Or Rousseau confond ces deux sens, définissant la nature, «l'état de simplicité primitive et pur de toute civilisation, que le Créateur accorda au premier homme comme une exigence de son être et qui est la source de son bonheur, état vers lequel il faut revenir».

b) L'ordre de l'agir ou de la perfection acquise. Est-il vrai que tout mouvement naturel ou tout premier mouvement soit bon? Dans l'ordre psychologique (chacun selon sa nature), oui, en ce sens que toute activité, toute tendance se porte vers un bien comme vers sa fin; - mais dans l'ordre moral, il faut encore préciser: pour les facultés supérieures, oui, la raison et la volonté ont en effet une tendance naturelle moralement bonne, étant conforme à la raison par définition; mais pour les facultés inférieures, non, leur premier mouvement est parfois et souvent en opposition avec l'ordre de la raison.

De plus, en un autre sens, il est faux que l'homme n'ait pas à conquérir sa «bonté», c'est-à-dire sa perfection morale, par son éducation, et que, pour cette oeuvre, comme nous enseigne la Foi, il puisse se passer de la grâce.

Le dogme de Rousseau apparaît comme une perversion du dogme catholique: la justice originelle [°1337] n'est plus le fruit de la grâce et des dons préternaturels, elle est conférée à la nature humaine; et au lieu du péché originel, c'est le fait de la société qui nous la fait perdre.

2. - L'homme est né libre.

Plusieurs distinctions s'imposent encore:

S'il s'agit de la faculté ou du pouvoir radical, oui, la liberté est naturelle à l'homme, parce qu'elle découle de sa raison. S'il s'agit de l'exercice actuel de cette faculté, par sa nature, l'homme jouit d'une liberté ou indépendance d'action partielle, mais non totale. Ses propriétés d'ordre corporel ou sensible, qui appartiennent aussi à sa nature, et les bornes de ses facultés spirituelles sont au contraire les principes naturels de sa soumission à la société; le domaine de sa pleine liberté est restreint à l'activité formellement humaine et personnelle des actes de volonté délibérée.

Pour Rousseau, la liberté apparaît «comme la perfection pure d'un acte pur d'humanité»: l'état du sauvage dans un bois, qui réalise l'abstraction de l'homme indépendant.

3. - Tous les hommes sont égaux (par nature).

On peut distinguer trois domaines de l'égalité:

a) Quant aux éléments constitutifs de leur nature spécifique, prise abstraitement, et par conséquent, quant aux droits fondamentaux qui en découlent, comme d'ailleurs quant aux devoirs, oui, tous les hommes sont égaux.

b) Quant à leur nature individuelle, c'est-à-dire quant aux circonstances plus ou moins favorables de leur apparition sur terre, quant aux dispositions corporelles et aux aptitudes intellectuelles, non, tous les hommes ne sont pas égaux, ni en fait, ni en droit. La variété des talents que chacun reçoit (et ceci vaut plus encore dans l'ordre de la grâce) dépend de la libre Providence de Dieu, et la nature humaine n'exige pas ici l'égalité.

c) Quant au mérite ou démérite personnel, oui, tous les hommes sont égaux s'il s'agit d'une égalité de proportion, exigée par la justice, mais non pas s'il s'agit d'une égalité mathématique: ni l'idéal, ni le droit n'est que chacun reçoive la même somme de récompense ou de peine, mais que chacun reçoive selon l'exacte proportion de ses oeuvres, car il y a, en plus du point de départ, un nouvel élément d'inégalité dans l'activité libre de chacun.

Selon Rousseau, la «nature» demande que l'égalité la plus stricte soit réalisée parmi les hommes, en sorte que dans tout État politique respectueux de la nature et de son auteur, une égalité sociale absolue devra précisément compenser les inégalités naturelles. Ce qui confond habilement les divers sens distingués plus haut.

B) L'éducation: Plan de réforme pour l'Individu.

§451). Le but suprême de l'éducation serait de ramener complètement l'homme à l'état de nature où il retrouverait perfection et bonheur; mais parce que le progrès accompli est irréversible, cet idéal est irréalisable. Le but sera cependant de s'en rapprocher le plus possible.

Le programme tracé pour cela comprend quatre périodes où seront successivement formés les différents aspects de la vie: vie de la nature; vie intellectuelle; vie morale; vie religieuse.

1) Enfance: vie de la nature. Jusqu'à 12 ans, le grand effort de l'éducation sera de former le corps en laissant l'âme pleinement inactive, car il faut respecter et rétablir les droits de la nature dont les premiers mouvements sont bons. Aussi faut-il se garder de la pervertir en voulant la corriger ou la compléter par l'acquisition de bonnes habitudes: «La seule habitude que l'enfant doit contracter, est de n'en avoir aucune et l'on fera beaucoup en s'efforçant de ne rien laisser faire».

2) Adolescence: vie intellectuelle. De 12 à 15 ans, l'enfant sera formé aux connaissances naturelles, mais on évitera l'enseignement par les livres et les leçons orales, où il n'apprendrait que des mots. Il s'instruira de lui-même au contact direct des choses et il réinventera par son observation personnelle de la nature ce qui lui est nécessaire en fait de science et d'art.

3) La jeunesse: vie morale. A partir de 15 ans, le jeune homme sera initié à la vie morale, où tout se résume d'ailleurs à exercer la charité envers le prochain. Alors aussi, il apprendra qu'il a une âme et que Dieu existe.

Son mariage, qu'il prépare dès 22 ans par ses fiançailles, sera retardé par un voyage destiné à l'instruire de la société, de ses usages, de ses vices et dangers, et des métiers ou professions utiles.

4) Âge mûr: vie religieuse. Pour couronner son éducation, Émile adoptera la religion et la profession de foi du Vicaire savoyard, rencontré et consulté dans le voyage. Cette foi comporte deux aspects:

a) Au point de vue positif, elle contient deux dogmes essentiels: l'existence de Dieu, l'Être suprême, le plus grand des êtres et notre Providence: il est bon et sage, mais on ignore s'il est créateur et s'il possède l'éternité; - puis, l'âme humaine spirituelle et immortelle, pour toujours très probablement (mais non pour un châtiment éternel, indigne de la bonté de Dieu). À ces deux dogmes que Rousseau croit et sent (c'est-à-dire exige comme source de consolation) plus qu'il ne les justifie, il faut ajouter un troisième dogme: celui de la sainteté du contrat social [°1338].

b) Au point de vue négatif, cette religion est purement naturelle, excluant toute révélation comme inutile, acceptant l'Évangile comme le plus beau des livres, mais purement humain, niant en particulier tout miracle et toute prophétie. La grande raison de cette exclusion est que la révélation viole les droits de notre personnalité. Si Dieu voulait se révéler, il le ferait directement à chaque âme; si le miracle avait une valeur, il faudrait que chacun le voie et le contrôle; et de même pour la prophétie, il faudrait que chacun l'entende et constate la réalisation.

§452). Dans ce programme d'éducation, Rousseau a tracé l'idéal de sa propre vie. On peut le caractériser avec Maritain [°1339] comme un effort vers la «sainteté de la nature». Celle-ci ne consiste plus à se réformer pour agir pleinement selon la raison surnaturalisée, mais à suivre avec une absolue sincérité tous les penchants de sa nature, même s'ils sont moralement mauvais, parce qu'on les déclare tous bons. Elle est donc fondée sur la domination absolue du sentiment, la raison gardant un double rôle: celui de légitimer toutes les exigences sentimentales en fournissant ses sophismes (et Rousseau le fait avec une incroyable richesse); et celui de contempler et d'approuver la vertu, vivant en rêve selon le bien, tout en s'adonnant en fait au mal, et ajoutant ainsi, à la délectation du péché, celle d'aimer et d'approuver l'innocence.

Ce rêve, Rousseau l'a vécu surtout à la fin de sa vie, et il ne fut que l'épanouissement de son égoïsme poussé jusqu'à la folie. Sa sainteté consistait alors à s'aimer soi-même, comme se suffisant pleinement, indépendant de tous les autres, et réalisant une sorte d'acte pur d'humanité; mais en prenant son «moi», non pas comme être raisonnable, mais comme individualité, avec ses qualités et ses tares, naturellement bonne, affectueuse, sensible, jusqu'à la sensualité.

Il en vient ainsi à se remplir tellement de son moi, qu'il n'a plus à se rendre vertueux: il est bon; - ni à se plaindre des autres hommes: il leur pardonne et se suffit à lui-même; - ni à rien espérer de Dieu: il est lui-même sa béatitude, et Dieu ne pourra qu'approuver sa sincérité.

C) La politique: Plan de réforme pour la société.

§453). L'application à la société du principe fondamental suscite un problème ardu, dont la solution constitue la politique de J.-J. Rousseau.

1) Le Principe. L'unique forme d'association légitime est le contrat social.

En effet, chaque homme étant par essence libre et souverain indépendant, il lui est défendu comme un crime de renoncer à cette liberté. De là, une double conséquence:

a) La conception et la constitution d'un État au moyen d'associations naturelles et hiérarchisées, telles que la famille, la cité, les corporations, est une absurdité et un crime: les seuls éléments constitutifs ou membres d'une société, ne peuvent être que les individus indépendants.

b) Cette société étant, non pas l'épanouissement normal des tendances de la nature, mais plutôt la corruption de cette nature, elle ne sera légitime que si elle a pour origine le libre consentement des volontés individuelles: le contrat social.

Outre cette preuve directe, Rousseau confirme sa thèse par l'argument suivant: la société ne peut, ni être le développement de la famille, car celle-ci se dissout dès que l'enfant est majeur; ni être imposée par la force, car celle-ci ne peut fonder le droit et la justice sociale: elle doit donc se constituer par le libre consentement ou le contrat social.

2) Le problème. Ici se pose le problème essentiel de la vraie société: trouver une forme d'association telle que les forces mises en commun protègent efficacement la vie et les biens de chaque associé, de telle sorte que chacun n'obéisse pourtant qu'à soi-même et reste aussi libre qu'auparavant.

3) La solution. Rousseau la découvre dans la «République une et indivisible» c'est-à-dire constituée par l'accord unanime de tous les citoyens qui abandonnent totalement leurs droits en faveur de la Volonté générale; ainsi, le peuple reste seul souverain, toujours libre et bon, source de ses propres lois, et guidé seulement par le Législateur. Chacun de ces éléments de la société mérite une explication.

a) La Volonté générale. Il faut la distinguer soigneusement de l'ensemble des volontés individuelles: celles-ci, en effet, se portent vers les biens particuliers, vers les intérêts propres à chacun, et, par suite, opposés; au contraire, la Volonté générale ne peut se porter que vers le bien commun, parce qu'elle est le mouvement naturel et par conséquent toujours bon, d'un être nouveau: la Société, sorte de Dieu-État, créé pat le contrat social.

La majorité absolue dans les assemblées manifeste la Volonté générale: le nombre ne la crée pas, mais indique où elle est; la minorité doit seulement conclure qu'elle s'est trompée, et en se soumettant, elle n'obéit qu'à elle-même, aussi bien que la majorité. Chacun en effet, par le contrat social, s'identifie avec la Volonté générale, en ce sens que chacun lui livre également toute sa volonté propre, lui sacrifie toute sa liberté individuelle; de la sorte, nul n'a plus d'intérêt particulier et toute inégalité disparaît: il n'y a plus de chef ni de sujet, et chacun obéit à soi-même. En passant ainsi de l'individualisme à l'étatisme, la liberté, selon Rousseau, demeure intacte.

b) Le peuple souverain. Le peuple, masse amorphe de citoyens indépendants fondus dans l'État par leur identification avec la Volonté générale, reste seul dépositaire de la souveraineté, source et agent du pouvoir. D'une part en effet, la loi à laquelle il obéit est l'expression de sa propre volonté, et, d'autre part, le chef ou le gouvernement qui lui est nécessaire pour l'exécution de la loi, n'est que son «mandataire»: simple exécuteur de ses ordres, qui lui reste toujours soumis et révocable à merci.

Le peuple, fidèle image de l'homme de la nature, est non seulement libre et souverain, mais encore bon et «incorruptible»; il veut toujours le bien général et a seulement besoin d'être éclairé et guidé.

c) La loi. Étant la Volonté générale codifiée, elle est pour l'État la seule règle du juste et de l'injuste, du bien et du mal moral. La religion elle-même avec ses dogmes et son culte est réglée par cette loi, (et son indépendance, selon Rousseau, est une source de troubles et de conflits, comme on le voit dans le catholicisme). Nul ne peut être laissé libre de ne pas s'y conformer; les insoumis doivent être retranchés de l'État, non comme coupables, mais comme insociables; et quiconque, après avoir promis d'obéir à la loi, la rejette, commet le plus grand des crimes et est digne de mort.

d) Le Législateur. Pour constituer la loi, interprète authentique de la Volonté générale, le peuple a besoin d'un guide éminent, un véritable «surhomme» [°1340], car il s'agit de dépasser la nature humaine, de la «corrompre» pour ainsi dire, afin de la perfectionner, puisque la société est anti-naturelle. Cependant, cette transformation sera un progrès, parce que, grâce au contrat social, elle rendra consciente et librement consentie la bonté et le bonheur inconsciemment possédés par l'homme à l'état de nature.

§454). La thèse centrale de la politique de Rousseau, la Volonté générale, n'est qu'une utopie, car il n'existe en fait que des volontés particulières. Ce qui en reste, même aujourd'hui, est un respect exagéré de la «majorité», comme si le nombre pouvait être source légitime de gouvernement, de loi et de justice. Elle répond d'ailleurs à un problème insoluble: on ne peut garder la liberté pleine exigée par Rousseau, tout en entrant dans la vie sociale; celle-ci suppose au contraire dans l'homme une dépendance naturelle qui, sans nier la liberté, en manifeste les limites.

En résumé: Se fondant non sur la raison, mais sur le sentiment et exprimant en théorie son propre moi, J.-J. Rousseau déclare que la nature humaine est par elle-même bonne, légitimement avide de liberté et d'égalité; mais la civilisation ou la société la déprave. De là son programme de réforme, pour l'individu, par une éducation toute naturaliste, pour la société, par le contrat social, grâce auquel chaque citoyen de la République, ayant remis librement tous ses droits aux mains de la Volonté générale (exprimée par la majorité de voix toutes égales), garde sa liberté en n'obéissant qu'à soi-même.

§455) CONCLUSION. L'influence considérable de Rousseau s'explique, soit par sa valeur littéraire, faite d'un lyrisme débordant et sincère, manié par un artiste romancier, poète et orateur; soit par son adaptation parfaite à beaucoup de ses contemporains qui, effrayés par l'athéisme libertin, aimèrent en lui la religiosité et ses éloges sincères de la vertu. Par là, il prépara les âmes aux bouleversements de la Révolution de 1789 [°1341], et inspira directement l'oeuvre de Robespierre.

Comme philosophe, il fait figure de précurseur, moins du XIXe siècle scientifique, que de la pensée contemporaine, par son triple caractère, anti-intellectualiste, pragmatiste, réformateur. Pour baser sa foi, il déclare sans valeur toutes les raisons spéculatives, mais le besoin de croire est pour lui si décisif, qu'il s'y attache d'une façon irrévocable, au moins comme à un rêve reposant. Pragmatiste et immanentiste de tendance, il exige l'utilité des dogmes pour les accepter, disant des autres: «Que m'importe?» - Il réclame le contact direct avec Dieu, et voit dans sa «bonne» nature la source de toute justice et de tout bonheur. Enfin, malgré toutes ses tares, il ne craint pas d'enseigner même les séminaristes: il se sent réformateur, professeur de morale et même de religion; mais sa religion est toute corrompue par son naturalisme, et il transpose en hérésies toutes ses formules catholiques; c'est par cet esprit surtout qu'il est le père du modernisme.

La théorie de J.-J. Rousseau reste cependant aussi l'origine du positivisme, à un double titre: parce qu'elle a posé la question sociale et a suscité l'expérience désastreuse de la Révolution, et parce que l'oeuvre de Comte fut une réaction expressément dirigée contre elle.

Article 2. Synthèse d'Auguste Comte (1798-1857).

b108) Bibliographie spéciale (Auguste Comte)

§456). Auguste Comte, né en 1798 à Montpellier, de parents catholiques, perdit la foi au Lycée dès 14 ans. Brillant élève en mathématiques, il fut ensuite admis à l'école polytechnique, à Paris, où il compléta sa formation par la lecture de nombreux ouvrages philosophiques, principalement de Hume, Condorcet, De Maistre et De Bonald, Bichat et Gall.

De 1818 à 1824, il fut disciple et secrétaire de SAINT-SIMON (1760-1825), célèbre réformateur socialiste; il en reçut une vigoureuse impulsion vers la philosophie sociale, et y puisa plusieurs de ses idées maîtresses. Notons principalement trois points:

a) Saint-Simon [§482.3.1] distinguait clairement le pouvoir spirituel dévolu aux savants, du pouvoir temporel possédé par les industriels.

b) Il prétendait réformer le catholicisme en développant avant tout le précepte de la charité fraternelle, ébauchant ainsi le rêve de «l'altruisme universel».

c) Dans la société nouvelle qu'il cherchait à organiser, il prenait comme règle de justice: «À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres».

Mais l'école saint-simonienne voulait réaliser immédiatement la réforme sociale. Comte au contraire s'était persuadé, à la lecture de joseph de Maistre, que la première condition pour réussir, était de rétablir d'abord dans les esprits l'unité de foi et de pensée, comme en avait joui le Moyen Âge, grâce au catholicisme: c'est pourquoi il se sépara de Saint-Simon, à 26 ans, pour agir en son propre nom.

Cependant, la lecture de l'oeuvre de Condorcet [§370] (1743-1794): «Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain», lui avait fait conclure à l'impossibilité de revenir purement et simplement au Moyen Âge: le progrès de l'humanité exigeait que la «science moderne» succédât au dogme catholique. C'est pourquoi Comte décide de fonder une philosophie nouvelle, capable de rallier tous les esprits en remplaçant les vieilles croyances.

La réalisation de son oeuvre comprend deux périodes: celle du Cours, celle de la Politique. Dans la première période (1824-1842) appelée scientifique, Comte, ne pouvant obtenir une place officielle de professeur, ouvre pour son propre compte, un «Cours de Philosophie positive»; mais il est interrompu après trois leçons, par une crise d'aliénation mentale, due à son tempérament nerveux surexcité par des malheurs domestiques. Les leçons reprennent en janvier 1829, et de 1830 à 1842, Auguste Comte rédige et édite son «Cours de Philosophie positive», observant strictement son «hygiène mentale» selon laquelle, pour rester original, il s'abstient de toute lecture concernant la matière qu'il traite.

Dans la deuxième période, appelée «mystique», il complète l'oeuvre scientifique du Cours, en poursuivant l'unification non seulement des pensées, mais de toute la vie humaine, grâce à la «religion positive» qu'il expose dans son ouvrage «La Politique positive». À partir de 1845, son évolution vers les préoccupations morales et mystiques fut favorisée par sa liaison avec Clotilde de Vaux, en qui il vit le type de la vraie femme; et qu'il vénéra après sa mort prématurée (1846) comme une sainte positiviste. Il se considère alors comme le grand prêtre de la religion nouvelle et il reçoit les subsides annuels de ses partisans. Il mourut le 5 septembre 1857.

Ses deux oeuvres principales sont: Cours de Philosophie Positive, en 6 volumes (1830-1842); - Système de politique positive, en 4 volumes (1851-1854). Il avait écrit, dès avant 1830, plusieurs opuscules importants, où il résume ses idées: «Plan de travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société» (1822); - «Considérations philosophiques sur les sciences et les savants» (1829); - «Considérations sur le pouvoir spirituel» (1826). Ajoutons, entre les deux périodes, quelques ouvrages de transition . «Discours sur l'esprit positif» (1844); - «Discours sur l'ensemble du Positivisme» (1848). Et enfin plusieurs compléments pratiques, après sa Politique: «Catéchisme positiviste» (1852); - «Appel aux conservateurs» (1855); - «Synthèse subjective» (1856), où il expose quel sera l'état de la société future.

Division. Comte puisa dans sa première formation la conviction du progrès de l'humanité, qu'il exprima par la loi des trois états: il en fit sa théorie directrice; de là découle pour lui, le caractère positif de la philosophie et la conception de la sociologie, comme science unificatrice de toutes les autres; nous étudierons ces trois points, en notant comme conclusion, l'étendue de son influence et les doctrines essentielles du positivisme.

1. Théorie directrice.
2. La philosophie positive.
3. La sociologie.
4. Conclusion: l'essence du Positivisme.

1. Théorie directrice.

A) La loi des trois états.

§457). Cette loi peut se formuler ainsi:

L'état positif doit supplanter définitivement l'état métaphysique, successeur de l'état théologique.

1) L'état théologique est la première étape de l'esprit humain. Devant un des phénomènes de la nature, l'homme désire d'abord le connaître en lui-même, dans sa nature et ses causes (objet absolu); mais à ce point de vue, le fait reste mystérieux, et l'homme en cherche une explication transcendante, dans les êtres surnaturels, comme sont les dieux; en cela, il ne fait pas tant usage de la raison que de l'imagination.

Ainsi, trois traits caractérisent cet état: un objet absolu, une explication transcendante, la prédominance de l'imagination sur la raison. L'apogée en est dans le catholicisme, qui synthétise admirablement toutes les explications surnaturelles par le concept du Dieu unique, dirigeant tout par ses décrets-lois.

2) L'état métaphysique n'apporte au précédent qu'un perfectionnement accidentel; il remplace les divinités mythologiques ou les décrets-lois de Dieu, par des entités métaphysiques: causes, substances, facultés, etc. Ainsi, on y trouve toujours l'absolu comme objet d'étude, et la prédominance de l'imagination sur la raison; mais on a une explication immanente, et non plus transcendante. C'est pourquoi, l'apogée de la métaphysique est dans le «panthéisme» où l'unique nature synthétise toutes les entités métaphysiques.

3) L'état positif, lui, s'oppose aux deux précédents quant aux trois éléments: il abandonne tout absolu pour se cantonner dans le relatif, c'est-à-dire l'unique objet proportionné à notre raison: les faits d'expérience et leurs rapports ou leurs lois. De même, plus d'explication ni immanente, ni transcendante, parce que la raison, devenue majeure, apprend à considérer positivement dans la nature ce qu'elle peut y atteindre: d'où la prépondérance écrasante de l'observation sur l'imagination.

Or, ces trois états sont incompatibles et tendent à se supplanter. Cette incompatibilité, du reste, n'exclut pas leur coexistence dans le temps; un même homme peut, pour certains objets, accepter encore des explications théologiques ou métaphysiques, et pour d'autres cas (en général plus faciles), atteindre la science positive; surtout s'il s'agit des hommes qui vivent à une même époque, les uns en sont encore à l'état métaphysique ou même théologique, tandis que d'autres entrent pleinement dans l'état positif; et de même, tous les peuples de la terre ne sont pas également avancés.

Mais la loi générale reste vraie, en prenant pour un peuple et une époque l'état prédominant: on voit naître d'abord la théologie, à laquelle s'oppose directement la métaphysique; seule la science positive est capable d'exister définitivement, parce que les états précédents, se basant sur l'imagination, suscitent toujours de nouvelles conjectures et discussions; tandis que l'esprit positif, en faisant appel au fait, ralliera tous les esprits et fera l'unité doctrinale. Ainsi remplacera-t-il les états précédents, non pas en les combattant, mais en les laissant tomber d'eux-mêmes, comme des hypothèses vieillies, qu'on abandonne par désuétude, ayant trouvé mieux.

B) Preuves.

§458). Auguste Comte présente trois preuves de cette théorie fondamentale:

1) Preuve d'induction, par l'exposé historique du progrès de l'humanité [°1342]. C'est la plus directe et la plus solide en droit, mais en fait la plus compliquée, et elle reste souvent contestable.

2) Preuve d'analogie. On constate en chaque homme le passage normal par les trois états: l'enfant se contente aisément d'explications transcendantes; le jeune homme, plus exigeant, veut des causes immanentes; l'âge mûr, plus prudent, s'en tient à l'observation des lois. Or l'ensemble de l'humanité suit le même développement que chaque homme en particulier.

3) Preuve de raison. En partant du fait que l'état positif actuellement inauguré est définitif comme étant le plus parfait, on peut démontrer qu'il a dû nécessairement être précédé par les deux autres. En effet, l'homme primitif, poussé par le besoin naturel de penser, voulut observer la nature, mais il lui aurait fallu pour cela le secours des hypothèses fournies par l'observation scientifique: premier cercle vicieux. De même, porté par l'instinct naturel à vivre en société, les hommes sentirent la nécessité d'une doctrine commune, unifiant les volontés; mais cette doctrine serait normalement le fruit de la civilisation sociale: deuxième cercle vicieux. Un seul moyen restait de briser ce double cercle: c'était de faire appel à un Être surnaturel, apportant du dehors les hypothèses nécessaires au travail intellectuel, et imposant d'autorité l'unité de foi et de pensée. Ajoutons que cette solution devint irrésistible sous l'influence de la tendance spontanée, qui nous porte à expliquer la nature intime des phénomènes en les assimilant aux actes produits par notre volonté.

Cependant, entre cette solution constructive, il est vrai, et organique, mais provisoire, et la véritable solution positive, l'écart était trop considérable; d'où la nécessité d'un état de transition au caractère purement négatif dont le rôle sera de détruire l'absolu théologique, en lui opposant son absolu métaphysique, de façon à laisser le champ libre à la construction positive qui se tient toute entière dans le relatif. La science du relatif, en effet, peut bien remplacer l'absolu théologique, mais elle ne peut le détruire, car elle lui est absolument étrangère et sans aucun contact avec lui.

Par là s'explique aussi que la coexistence dans le temps des trois états est, non seulement possible; mais exigée par leurs rapports mutuels, au moment où se fonde le règne définitif et exclusif du positivisme.

Malgré ces preuves, cette loi des trois états n'est pas acceptée sans réserve, même par les positivistes contemporains [°1343]. Toute sa valeur repose sur le postulat positiviste qui sera examiné plus loin [§473].

En fait, dans l'esprit de Comte, la thèse procède surtout de la conviction que l'humanité progresse nécessairement en perfection comme en durée, conviction qui s'imposait à lui comme une évidence, devant le magnifique essor des sciences de la nature.

Déjà, nous l'avons vu, Descartes et Kant avaient été fascinés par les nouvelles sciences. L'originalité de Comte fut de concevoir une philosophie qui non seulement les respectait, mais s'identifiait à elles, se contentant de les universaliser et de les unifier par la sociologie.

2. - La philosophie positive.

A) Définition.

§459). L'expression de «Philosophie positive» a été inventée par A. Comte, pour désigner «un système de connaissances universelles et scientifiques»:

a) universelles, c'est-à-dire, destinées à répondre à toutes les questions que se posent légitimement les hommes sur leur existence actuelle et leur destinée;

b) scientifiques, c'est-à-dire, où ne sont considérées comme valables que les seules réponses basées sur les faits, en d'autres termes, susceptibles d'être démontrées ou contrôlées par l'expérience et selon les méthodes de la science moderne.

En effet, jusqu'ici, remarque Comte, toutes les sciences ont été spéciales; seule la théologie possédait une synthèse générale qui faisait son succès et son utilité provisoire. La métaphysique a pu détruire cette synthèse, mais elle ne peut la remplacer, parce qu'elle laisse encore prédominer l'imagination. C'est à l'esprit positif de construire par la raison la véritable science universelle ou philosophie.

Une telle philosophie est, non seulement indépendante de la foi (ce qui est normal), mais elle se «spécifie» par la double prétention de remplacer la foi, et de s'en tenir comme source de vérité à la seule expérience, au sens moderne, c'est-à-dire à l'observation des réalités mesurables, et par conséquent des seuls faits matériels et corporels, dont les lois peuvent se préciser en formules mathématiques, comme on le voit par exemple en chimie et en astronomie. Ce dernier point est le postulat fondamental du positivisme: il n'est d'ailleurs qu'une conséquence immédiate de la loi des trois états, à moins qu'il n'en soit la source inspiratrice.

La philosophie aura ce caractère positif, soit dans sa méthode, soit dans son contenu.

B) Méthode positive.

§460). 1) Pour A. Comte, l'unique source légitime de science est l'expérience sensible externe. Deux sciences spéciales sont ainsi supprimées: l'ontologie, dont l'objet est l'être comme tel, objet purement intellectuel, s'étendant aux esprits comme aux corps; et la psychologie, comme science spéciale fondée sur l'expérience interne.

Comte, du reste, ne nie pas l'existence du fait de conscience, mais il refuse toute valeur au témoignage de la conscience comme source d'observation scientifique, voulant ainsi s'opposer radicalement à la psychologie éclectique. En effet, remarque-t-il, on peut classer les faits de conscience en deux groupes: les faits cognitifs et les faits affectifs. Quant aux premiers, l'observation de la connaissance par elle-même est une absurdité: car en positivisme, toute faculté de connaissance, même intellectuelle est organique, puisqu'elle a pour objet le fait sensible et mesurable à observer. Or, il est impossible qu'une faculté organique agisse et en même temps se regarde agir.

Quant aux faits affectifs, ils peuvent être observés par la conscience, puisqu'ils appartiennent à un autre organe, mais ce témoignage de la conscience est négligeable pour la science, soit parce que les affections se font connaître pleinement par leurs effets, qui sont extérieurs, soit parce que les troubles des passions empêchent toute observation interne sérieuse [°1344].

L'étude de l'homme n'est pas supprimée, mais elle est répartie entre deux autres sciences: à la physiologie appartient l'étude des organes comme le cerveau, et de leurs fonctions; à la sociologie, l'observation externe des moeurs sociales, pour découvrir les lois qui régissent l'activité spécifiquement humaine.

2) Pour appliquer cette méthode, la division du travail est une condition de succès, comme le montre l'expérience. Mais, pour éviter l'émiettement et assurer le progrès de la science universelle, on complétera la division en créant une nouvelle classe de savants: les philosophes occupés, non plus à un domaine particulier, mais à l'unification de l'ensemble.

C) Le Contenu de la Philosophie.

§461). La philosophie positive est constituée par l'ensemble des sciences positives hiérarchisées entre les mathématiques qui en sont la base la plus large, et la sociologie qui en est le sommet et la règle. Elle n'a donc pas à résoudre de nouveaux problèmes étrangers aux sciences, mais plutôt à organiser en un tout solide les multiples solutions scientifiques dont l'ensemble doit pleinement satisfaire la raison humaine. À ce point de vue, il restait cependant une lacune à combler: Comte le fit en créant la sociologie, pour soumettre à la science, non seulement le corps de l'homme, mais ce qui est spécifiquement humain: la vie intellectuelle et morale dont les manifestations extérieures forment la société.

Or, en positivisme: a) la science peut se définir: un ensemble de lois réglant les rapports d'un objet précis avec les autres: par exemple, la biologie expose les rapports du vivant avec tous les autres êtres.

b) La loi de son côté est «un fait général», c'est-à-dire un fait dont nous pouvons mesurer ou préciser la constance, malgré la variété de ses applications: par exemple, le fait de la gravitation universelle. Cette loi devient pour nous, selon l'expression de Littré, une puissance mentale ou principe de logique pour classifier les faits, et une puissance matérielle ou moyen de diriger et d'utiliser les forces de la nature [°1345]. Comte synthétisait ces définitions dans sa devise: «Savoir pour prévoir, afin de pourvoir».

Cette notion de la science présuppose comme postulat fondamental le déterminisme des lois de la nature, c'est-à-dire leur caractère de nécessité immuable, de telle sorte que toujours la relation constatée une fois entre deux phénomènes, ou bien les conditions qui déterminent l'existence d'un fait, se reproduisent invariablement les mêmes dans les mêmes circonstances. Le succès des sciences mathématiques appliquées à tous les domaines suffirait sans doute, selon Comte, pour imposer à tous comme une évidence ce nouveau postulat [°1346].

Du reste, ce déterminisme n'empêche pas l'homme de modifier en un certain sens les lois naturelles, en les tournant à son profit, parce qu'il s'agit de les dominer en s'y soumettant, et de les respecter en les utilisant: ainsi, le paratonnerre empêche l'incendie qui devrait être provoqué selon les lois de l'électricité, mais en appliquant ces mêmes lois.

Le principe de classification des sciences peut se formuler ainsi: «Les multiples sciences ne sont pas indépendantes, mais elles se coordonnent naturellement comme en étages superposés, suivant le degré de simplicité de leur objet et la généralité correspondante de leurs lois». - Il est aisé en effet, de voir que plus l'objet d'une science est simple, plus les lois sont universelles et moins elles sont modifiables; par là se coordonnent les six degrés des sciences.

En premier lieu, viennent les mathématiques dont l'objet est le plus simple possible, à savoir les corps comme tels. En positivisme en effet, l'être en général, objet de notre raison et l'être corporel ou l'être observable par l'expérience sensible, s'identifient pleinement. Or les lois mathématiques sont totalement immuables, mais aussi elles s'appliquent à tous les objets sans distinction.

En second lieu, vient l'astronomie dont l'objet embrasse l'ensemble des astres.

En troisième lieu, la physique qui se contente d'étudier notre planète en général.

En quatrième lieu, la chimie dont le domaine parmi les corps terrestres est le règne minéral.

En cinquième lieu, la physiologie qui se restreint aux seuls êtres organisés ou vivants.

Enfin, en sixième lieu, la sociologie ou physique sociale qui se réserve les faits spécifiquement humains: son objet est donc le plus complexe, et ses lois propres sont les moins universelles; mais elle peut aussi utiliser toutes les autres lois dans un but pratique: par exemple, si on modifiait le climat grâce aux lois physiques, la situation, même intellectuelle et morale de l'homme en profiterait [°1347].

Cette nature de la sociologie exigeait qu'elle apparût la dernière, puisqu'elle supposait toutes les autres sciences déjà constituées. Maintenant qu'elle est créée, Comte estime que l'esprit positif est devenu universel, et la dépendance qu'il découvre entre toutes les sciences va lui permettre de les unifier dans une vaste synthèse.

D) La science unificatrice.

§462). Pour synthétiser l'ensemble des sciences, l'idéal serait de trouver une loi unique à laquelle on réussirait à rattacher tous les faits d'expérience: on aurait ainsi l'unité objective ou spéculative, et la science unificatrice serait la mathématique, dont l'objet est le plus universel. Comte avait d'abord espéré constituer une telle synthèse (peut-être grâce à la loi de la gravitation universelle); mais ensuite il la jugea impossible pour longtemps, sinon pour toujours, à cause de l'immense complexité des faits, surtout chez l'homme.

C'est pourquoi il décida de construire une synthèse subjective, en se mettant au point de vue de l'utilité pratique pour l'humanité. La science unificatrice fut alors la sociologie, à cause de son objet à la fois le plus complexe et le plus modifiable, comme il a été dit plus haut.

Puisqu'en effet, le progrès de l'humanité dépend en partie des conditions biologiques, chimiques, astronomiques, etc., étudiées dans les autres sciences, la sociologie, après avoir précisé le sens et les lois de ce progrès, pourra diriger efficacement toutes les autres sciences en déterminant les recherches utiles à l'humanité, en élaguant les orientations spéculatives inutiles ou imaginaires, et en faisant profiter chaque branche des progrès réalisés dans les autres. Ainsi s'établira une véritable unification de tous les travaux scientifiques autour de ce noble but: travailler, chacun dans sa sphère, au progrès de l'humanité, et remédier ainsi aux crises sociales. C'est ce que Comte appelle «la synthèse subjective».

De là découle l'importance spéciale en positivisme de la sociologie, à laquelle trois volumes du cours sont consacrés, et qu'il nous reste à exposer.

3. - La sociologie.

§463). La Sociologie peut se définir: «La science spéciale ayant pour objet l'observation des faits intellectuels et moraux, par lesquels se constituent et progressent les sociétés humaines».

Nous avons en effet, les trois conditions requises pour une science spéciale: un objet, une méthode, des lois.

a) L'objet d'abord, est ce groupe de faits qu'on rencontre seulement chez les hommes: famille organisée, industrie, vie artistique, instituts scientifiques, etc., en un mot, les faits propres à la société humaine.

b) La méthode peut être, soit indirecte, soit directe.

1. Indirectement, la sociologie utilise les méthodes de toutes les autres sciences, en les adaptant à son objet. On y trouve surtout l'observation historique, et même l'expérimentation, en ce sens que les cas de maladies sociales et les succès des remèdes appliqués dans le passé, tiennent lieu des faits suscités intentionnellement pour démontrer une loi. La méthode déductive et comparative peut suppléer au silence des documents sur les origines: elle consiste à déduire la vie primitive de l'homme, soit de la physiologie de nos organes et facultés naturelles, soit de la comparaison avec les espèces animales les plus avancées ou les groupes d'hommes les moins civilisés.

2. Mais la méthode directe de la sociologie, c'est l'histoire qui peut découvrir et démontrer les lois régissant la société passée ou présente, et ainsi, nous permet d'entrevoir l'évolution future.

c) L'existence de ces lois, pour A. Comte, est un corollaire de son postulat fondamental. Pour lui, le «déterminisme» s'étend à la société comme aux autres phénomènes de la nature; aussi, Comte appelle-t-il souvent la sociologie «la physique sociale». Il reconnaît cependant que la grande complexité des faits permet très rarement l'évidence et nous force souvent à nous contenter de lois ou de conclusions probables. Aussi complète-t-il la méthode de la science par celle de la poésie ou de l'imagination, qui ajoute les traits concrets aux lois abstraites de façon à tracer de la société future un tableau vivant, immédiatement pratique et utilisable par les gouvernants.

Car la sociologie a un but pratique [°1348]. Bien que l'humanité se développe selon des lois nécessaires, nous pouvons agir efficacement en procurant les circonstances favorables pour accélérer le progrès et adoucir les crises inévitables. Trois moyens se présentent dans ce but: les réactions biologiques modifiant les conditions de vie physique, comme la nourriture; puis, les réactions sociales, comme les contacts entre diverses civilisations; enfin, l'action politique, qui est le plus à notre portée et pourtant la moins efficace, car le gouvernement est d'abord l'expression générale de l'état actuel de la société; il peut cependant réagir à son tour sur cet état social, et le diriger dans le sens du vrai progrès.

Avant de progresser, une société doit exister et pour cela réaliser certaines conditions: d'où la division de la sociologie en statique et en dynamique.

A) Sociologie statique.

§464). Cette science consiste dans l'étude des conditions éloignées, nécessaires pour que soit possible la vie sociale considérée en elle-même, en tout temps et en tout lieu, indépendamment de son évolution. Ces conditions peuvent se ramener à deux groupes: les institutions et les fonctions.

1. - Institutions.

Les institutions sont les conditions d'existence sociale prises objectivement comme des moyens dont l'homme a besoin pour s'établir en société. Mais il est nécessaire, avant d'en expliquer la nature et le nombre, d'étudier l'origine de la société.

Cette origine n'a pas été due à l'expérience des bienfaits sociaux, celle-ci supposant la société établie; elle doit être cherchée dans un instinct naturel de l'homme. Or, on découvre dans l'homme deux tendances naturelles: l'égoïsme qui le porte à poursuivre son propre intérêt, et par opposition, l'altruisme qui le porte à aimer les autres et à leur faire du bien. Ces tendances constituent la vie morale qui est, avec la vie intellectuelle, la matière même de la sociologie: l'ensemble des faits spécifiquement humains ou faits sociaux.

Le sentiment fondamental, le seul capable au début de porter à l'action est l'égoïsme. Aussi a-t-il pour rôle de régler la vie intellectuelle, arrêtant ses recherches spéculatives ou imaginaires en lui proposant le but réel et pratique d'organiser la vie terrestre: mais, à son tour, la vie intellectuelle, en montrant la noblesse du désintéressement, oriente l'action vers l'altruisme: de la sorte, les deux tendances se complètent et se dirigent mutuellement grâce à la vie intellectuelle.

Or, la société n'est évidemment possible que dans la mesure où l'instinct altruiste domine. D'où la nécessité de trois institutions pour assurer cette prédominance:

1. Dans l'ordre matériel: la propriété. L'homme n'est pas condamné à consumer sa vie dans la satisfaction de ses besoins égoïstes, dont le principal est la nourriture; car il peut produire au-delà de ses besoins et garder des provisions; il constitue ainsi un «capital» dont les autres avec lui pourront profiter. Or, l'appropriation est la condition fondamentale pour rendre possible ce premier pas vers l'altruisme.

2. Dans l'ordre moral: la famille. La famille est une institution naturelle, basée sur la double subordination des sexes (homme et femme) et des âges (parents et enfants). Elle est doublement nécessaire comme transition entre l'individu et la société: d'abord, elle harmonise l'opposition des caractères, due aux aptitudes diverses de ses membres, car si la société exige cette diversité de membres; elle serait détruite par leur inimitié; tandis que dans la famille, chacun a naturellement le rôle qui lui convient selon ses capacités propres. Ensuite, la famille est l'école où naissent et progressent les sentiments sociaux: la solidarité faite de bienveillance pour, le présent, dans la coopération des parents pour l'éducation des enfants; - la soumission au passé, dans l'enfant qui voit son égoïsme réprimé par l'obligation d'obéir; - et la prévoyance, de tous, surtout des parents, pour la durée à venir du patrimoine familial.

3. Dans l'ordre Intellectuel: le langage. Il est d'abord, pour les hommes, le moyen d'entrer en communication de façon à mettre en commun leurs pensées et leurs affections: d'où l'efficacité des prières [°1349]. Il est surtout le moyen d'amasser un capital intellectuel, comme la propriété, un capital matériel: c'est là son principal rôle social.

2. - Les fonctions.

§465). Les fonctions sont les conditions d'existence sociale, prises subjectivement, dans l'homme, c'est-à-dire les formes spéciales de l'activité humaine requises par la vie sociale.

Le caractère essentiel de toute société, à ce point de vue, est la spécialisation des activités ou fonctions (division du travail) et leur coopération au même but. Or, ce caractère a pour base les trois grandes forces sociales, pour direction l'autorité, pour unification la religion.

1) Forces sociales. Une force sociale est le résultat de l'activité de plusieurs hommes contemporains ou successifs, synthétisée en un même individu. On en distingue trois: a) La force matérielle, basée sur le nombre et les richesses, appartenant surtout aux guerriers et aux industriels. b) La force intellectuelle, propre aux savants et aux prêtres, la plus universelle, puisqu'elle s'étend à l'univers comme les lois étudiées dans les sciences. c) La force morale, basée sur le développement des sentiments altruistes et qui est l'apanage spécial de la femme. Elle est la plus noble, car elle est le couronnement des autres, mais la femme, à cause de sa faiblesse native, ne l'exerce que dans la famille.

La force matérielle est la plus fondamentale, parce que les deux autres en dépendent dans leur exercice, mais elle-même dépend, pour se développer; du sol où est fixé l'homme; la nature du sol entraîne un caractère commun dans les occupations des habitants et par suite, dans leurs forces matérielles; ainsi est-elle la source de la coopération entre familles qui constitue la cité ou l'État. Le sol est donc le domaine propre où s'exerce la force matérielle et constitue le cadre où commence vraiment la société.

En comparant celle-ci à un organisme vivant, on dira que les forces sociales en sont les tissus, que la famille en est la cellule, tandis que les États, les cités ou les communes en constituent les divers organes.

2) L'autorité. Elle est la fonction sociale destinée à réprimer la dispersion des idées, des sentiments, des intérêts, et à coordonner entre eux les divers travaux séparés. Comme pour les autres fonctions, le titre à l'autorité est dans la capacité de l'exercer. Or, elle est une synthèse spécialement parfaite des trois forces sociales: elle doit s'appuyer, pour être efficace, sur la richesse et sur de nombreux partisans, mais surtout elle doit s'imposer par la supériorité morale et intellectuelle.

Bien qu'un seul homme (surtout au début) puisse parfois réunir toutes les conditions du chef, le gouvernement parfait suppose deux pouvoirs bien distincts: le pouvoir temporel, dévolu aux industriels et aux militaires, correspondant aux forces matérielles; et le pouvoir spirituel, dévolu aux savants, correspondant aux forces intellectuelles; de son côté, la femme, dépositaire des forces morales, est naturellement soumise, et ne concourt qu'indirectement à l'autorité. Le pouvoir spirituel dépend objectivement du pouvoir temporel, quant aux conditions matérielles de la vie; mais subjectivement, quant aux principes d'action qu'il fournit, il est supérieur, et son rôle est d'assurer tout bon gouvernement.

3) La religion. Elle est la caractéristique de l'espèce humaine. A. Comte la définit, non ce qui relie l'homme à Dieu, mais le grand principe unificateur de toutes les facultés d'un homme et de tous les individus entre eux, en donnant un même but aux actions. Aussi est-elle constituée par trois éléments: une foi en une puissance extérieure; un culte, sentiment de respect et d'honneur pour cette puissance; un régime, conduite extérieure morale, liturgique, ou politique, imposée par ce respect.

Son rôle sera aussi de régler et de consacrer l'exercice de l'autorité, et par là d'affermir toutes les fonctions sociales.

B) Sociologie dynamique.

§466). La sociologie dynamique est l'étude des conditions immédiates, qui déterminent la vie sociale à un moment de son évolution; et pour cela, elle établit les lois du progrès de la société.

On peut résumer en quatre lois la pensée de Comte:

1) Loi générale d'évolution. La nature humaine, à la différence des autres espèces animales, est douée de facultés aptes à un développement continu appelé progrès. L'humanité progresse, non pas en avançant vers un but absolu, inexistant en positivisme, mars en ce sens que sa vie est constituée par une série d'états, de manières d'être et d'agir enchaînées comme causes et effets, exactement à la façon dont l'embryon se développe en passant par une série d'états pour arriver à l'animal parfait. Le progrès de l'humanité est donc nécessaire et irréversible comme toute loi physique; il est aussi indéfini: car tout étant «relatif» dans la vie, l'homme ne pourra jamais atteindre la plénitude de la perfection, qui serait un absolu.

Le sens du progrès est indiqué par trois lois spéciales qui regardent les trois facultés de l'homme: les facultés intellectuelles, actives et affectives.

2) Loi de progrès intellectuel. C'est la loi des trois états déjà expliquée plus haut [§457], d'après laquelle le progrès intellectuel s'accomplit par la prédominance croissante de la raison ou de l'observation positive sur l'imagination théologique ou métaphysique.

3) Loi du progrès dans l'activité. Le besoin d'agir, essentiel à l'homme, s'exprime d'abord par les guerres de conquête, suivies de guerres défensives, puis économiques, mais avec prédominance constante des occupations pacifiques et industrielles qui doivent supplanter enfin les autres. Comte établit une étroite corrélation entre les étapes de ces deux dernières lois: il est clair en particulier, que l'essor industriel doit attendre l'état positif et ses découvertes scientifiques.

4) Loi du progrès affectif. Le double sentiment naturel chez l'homme (égoïsme et altruisme) se développe de telle sorte que les sentiments altruistes d'abord plus faibles, s'affermissent de plus en plus jusqu'à dominer pleinement l'égoïsme.

Ici encore ce progrès est en étroite corrélation avec les autres lois; ainsi, l'union des individus dans la famille, l'union des familles pour les guerres, et la coopération de tous pour l'industrie, marquent des étapes de plus en plus favorables à l'altruisme; de même, la science positive étant universelle, correspond bien à l'altruisme mondial.

Cette quatrième loi constitue l'essentiel de la morale [°1350] de Comte: il en découle que le positivisme doit amener la suppression de l'idée de droit, qui est d'ailleurs d'origine théologique, puisqu'elle suppose une autorité surhumaine ou divine qui nous domine; - et toute la morale se synthétisera dans la notion de devoir qu'on pourrait définir: «La tendance naturelle à subordonner la satisfaction de ses appétits personnels au bien de l'espèce toute entière, selon la loi de prédominance des sentiments altruistes». Aussi Comte donnera-t-il pour devise à sa morale: «Vivre pour autrui».

§467). Pour démontrer ces quatre lois, Comte se base sur l'histoire, non pas de toute l'humanité, mais des peuples les plus avancés à chaque époque. Il commence par les Égyptiens, continue par les Grecs et les Romains, finit par les Européens et les Français. Cela suffit, selon lui, pour avoir toutes les étapes que devront nécessairement traverser tous les peuples dans leur progrès: car le progrès ayant pour fondement la constitution physiologique de notre nature qui est sensiblement la même partout, doit nécessairement comporter partout les mêmes étapes, plus ou moins rapidement parcourues.

Ces lois d'évolution s'appliquent aux diverses institutions et fonctions étudiées en sociologie statique; et comme la loi la plus claire est celle des trois états, on pourrait résumer les observations de Comte en trois tableaux.

Le premier tracerait la situation des éléments sociaux à l'âge théologique, qui se subdivise en trois époques: l'époque fétichiste, ou des origines; celle du polythéisme ou du progrès; celle du catholicisme ou de l'apogée, qui concède à l'esprit positif tout ce qu'il est possible sans sacrifier le dogme.

Le deuxième tableau serait celui des destructions de l'âge métaphysique qui, depuis la fin du Moyen Âge, s'oppose systématiquement aux thèses positives de la théologie catholique (comme on le voit dans la théorie protestante du libre examen, détruisant le dogme et l'autorité de la Révélation; dans celle des légistes révolutionnaires détruisant le droit des rois en faveur du peuple; dans celle du panthéisme détruisant la morale catholique, etc.) mais incapable de rien créer de positif pour reconstruire la société.

Aussi le troisième tableau serait celui de l'âge positif qui profite seul des destructions métaphysiques en prenant à son compte toute l'armature de progrès matériel élaboré par le catholicisme, mais en le vidant de toute signification théologique pour le transposer sur le plan du pur relatif, avec l'appui définitif de la science positive. Ainsi:

a) L'activité, déjà devenue en grande partie pacifique sous l'influence de l'Église, sera uniquement industrielle et agricole, par suppression des causes de guerre.

b) Car l'altruisme, déjà étendu à l'Europe par la chrétienté, deviendra universel (planétaire, dit Comte), grâce à la science.

c) L'autorité gardera la même distinction précise des deux pouvoirs, l'un temporel et l'autre spirituel. De même que le Pape, chef spirituel infaillible de l'Europe, se distinguait pleinement des chefs temporels de chaque nation, ainsi les sociologues, à la tête des autres savants, chefs spirituels de l'univers, se distingueront du consortium des banquiers et d'autres industriels, chefs temporels des multiples petits États [°1351] qui doivent constituer la république fédérative mondiale de l'âge positif.

d) La propriété, à qui le catholicisme avait donné pleinement son rôle social en faisant du riche le mandataire de Dieu, non seulement pour les siens, mais pour tout pauvre, gardera son caractère, parce que les riches devront assurer la vie matérielle des savants et payer aux ouvriers un salaire familial suffisant pour sept personnes.

e) La famille conservera la double loi de la monogamie et de l'indissolubilité du mariage, en y ajoutant celle du veuvage perpétuel (comme plus conforme à son but).

f) Enfin, les arts, déjà favorisés par la paix catholique, se déploieront en liberté pour donner un tableau vivant et attrayant de la société future, et pour dépeindre la grandeur de l'humanité et de la matière: ils sauront ainsi collaborer à leur manière au progrès.

C) La religion positive.

§468). Outre ce concours donné par les arts, Comte ajoute comme conclusion aux lois scientifiques, un complément d'imagination qu'il juge essentiel: la religion positive. Car la religion doit évoluer comme les autres fonctions et dans le même sens, parce qu'elle est nécessaire au plein épanouissement de nos tendances affectives et à l'unification parfaite de notre vie. Son rôle purement subjectif lui permettra l'usage d'hypothèses ou constructions imaginaires qui seront légitimes, à condition de ne contredire aucune loi scientifique.

Dans cette religion, Dieu sera remplacé par un maître concret, relatif, et donc changeant et imparfait, quoique plus grand que nous; ce sera l'humanité, constituée par l'ensemble des hommes, spécialement des génies, dont la vie a été utile au progrès. Cet Être dont nous faisons partie, nous domine cependant et mérite nos adorations. La poésie permet d'associer à l'humanité, la terre et l'air (grand Être, grand Fétiche, grand Milieu: Trinité positiviste) et d'en faire des êtres bienveillants dignes de nos hommages.

Cette religion aura comme toute autre ses prêtres: les sociologues, et ses rites, dont Auguste Comte a dressé le cérémonial détaillé; le fond en sera le culte rendu aux savants morts, car la récompense du bon positiviste est l'immortalité subjective dans la mémoire de l'humanité.

Si ce n'était de l'athéisme, on pourrait parler ici du «panthéisme matérialiste». Les positivistes, il est vrai, n'acceptent pas qu'on qualifie leur doctrine de «panthéisme», cette erreur est, pour eux, le propre de l'âge métaphysique; - ni même d'athéisme, ce qui suppose encore une affirmation concernant le domaine métaphysique; ils se disent agnostiques, parce qu'ils se contentent de considérer ces problèmes, spécialement celui de Dieu, comme en dehors de la portée légitime de notre raison scientifique. Mais en pratique, cet aveu d'ignorance ne diffère pas de la négation de Dieu: c'est une grave mutilation de la destinée humaine. Enfin, nous voyons ici de nouveau le terme où conduit irrésistiblement l'esprit rationaliste de la philosophie moderne: diviniser l'homme ou le mettre à la place de Dieu [°1352].

D) Valeur de la Sociologie comtiste.

§469). Tandis que les éléments décrits dans la sociologie statique sont bien observés, les lois de la sociologie dynamique sont très contestables, et même les positivistes d'aujourd'hui avouent que la sociologie comme science positive, n'est pas encore sortie de la période des tâtonnements.

Une triple cause explique cette faiblesse:

a) D'abord, c'est l'arbitraire des renseignements historiques de Comte, surtout pour les origines et pour la religion: il attribue, par exemple, la fondation du catholicisme à saint Paul. Ainsi, l'existence du peuple juif et du monothéisme des patriarches est la réfutation par l'histoire de l'ordre des progrès nécessaires, préconisé par Comte. Le polythéisme au lieu d'être l'état primitif apparaît comme une dégradation du monothéisme qui se rétablit ensuite, et de nos jours, le retour aux valeurs spirituelles montre que l'idéal scientiste n'était pas définitif [°1353].

b) De plus, A. Comte néglige complètement un facteur important: la liberté humaine. Cet élément de variation ne permet pas de considérer la sociologie comme une simple «physique sociale», ayant des lois aussi rigoureuses que les autres sciences physiques. Elle doit plutôt se classer parmi les sciences morales, où le déterminisme a un sens plus large.

c) Enfin, si l'on veut, comme A. Comte, faire de la sociologie l'unique science des activités propres à l'homme, le vice essentiel sera toujours l'agnosticisme, qui refuse de baser l'étude de ces activités humaines sur la nature de l'homme, et sur le but absolu vers lequel il tend et qui n'est autre que Dieu. Aussi, le projet conçu par A. Comte de créer une morale positive, était-il voué à l'échec [°1354], car sans le double fondement d'un Dieu Créateur et Providence, et d'une loi inscrite en la nature, comme source et règle des lois positives, le devoir aussi bien que le droit reste inintelligible, et la morale du pur «altruisme» et même, toute morale devient impossible.

Néanmoins, dans le cadre très compréhensif de la classification des sciences selon saint Thomas [§261, sq.], il ne semble pas impossible d'assigner une place légitime à la sociologie, comme constituant une science spéciale, au même titre que la psychologie expérimentale. Dans l'une et l'autre, on trouve les trois conditions requises pour une science spéciale: un objet, une méthode, des lois; dans l'une et l'autre aussi, le déterminisme, fondement nécessaire de toute loi inductive, n'a pas la même rigueur que dans les sciences physiques; mais, parce que toutes les activités humaines, même les plus hautes, sont soumises normalement [°1355] à des conditions matérielles où règne pleinement le déterminisme, il reste possible, semble-t-il, d'étudier, au seul point de vue de d'expérience externe, la vie des sociétés humaines, pour établir les conditions de leur existence (sociologie statique) et de leur évolution (sociologie dynamique) [°1356].

Mais, pour constituer une telle science particulière, rien n'oblige à ignorer systématiquement l'existence de Dieu et la destinée véritable de l'homme, ni les autres doctrines de la murale et de la métaphysique. Cet agnosticisme de Comte est une dernière faiblesse à corriger. Impossible en effet, si l'on s'en tient à l'observation positive, de juger si l'état futur contenu en germe dans le présent et le passé, sera un progrès ou une décadence. Il faut une règle absolue: un bien ou une fin dernière à laquelle on compare la vie de l'humanité, si l'on veut lui dicter les règles qu'elle a le devoir de suivre pour accomplir sa destinée. Or ceci ne relève plus de la sociologie, science d'observation, mais de la morale sociale, science pratique et impérative.

Il y a du reste entre ces deux sciences des relations si étroites, que personne jusqu'à nos jours n'a réussi à les exposer séparément. A. Comte a eu le mérite de suggérer leur distinction et de montrer la voie vers cette nouvelle science. Mais le préjugé positiviste ne lui permit pas d'en apprécier la valeur en lui assignant sa place réelle dans la hiérarchie du savoir [°1357].

En résumé: Fondé sur l'hypothèse d'un progrès constant de l'esprit, dont le positivisme serait l'apogée, A. Comte conçoit une philosophie ayant, pour source unique, l'expérience multipliée par la division du travail, et pour contenu, l'ensemble des sciences positives, hiérarchisées suivant le degré de complexité de leur objet, et unifiées par la sociologie, c'est-à-dire au point de vue de l'utilité humaine. C'est pourquoi, pour fonder cette dernière science, il analyse exactement les éléments statiques, soit les institutions (propriété, famille, langage), soit les fonctions (forces sociales, autorité, religion) essentielles à toute société; mais il s'efforce en vain de préciser les lois de l'évolution sociale, et il couronne son oeuvre par une religion de pure imagination.

4. - Conclusion: l'essence du positivisme.

A) Influence et disciples d'A. Comte.

§470). Auguste Comte apparaît comme l'incarnation parfaite de l'esprit positiviste, qu'il a érigé en un système cohérent, universel (autant qu'il le pouvait) et exclusif. Mais cet esprit le domine et le déborde, car il est proprement une émanation ou un prolongement du grand mouvement vers les sciences de la nature, qui caractérise les temps modernes par ses remarquables succès. De même que la scolastique fut au Moyen Âge, la philosophie servante de la Foi, le positivisme fut au XIXe siècle, la philosophie servante de la science.

À ce point de vue, elle se présente comme le développement logique du mécanisme cartésien qui déjà restreignait la philosophie de la nature aux bornes de la science moderne; ses deux thèses principales étaient en effet de ramener tous les phénomènes physiques aux simples mouvements locaux de la matière; - et d'expliquer ces faits par les seules lois qui règlent leur succession stable, à l'exclusion des causes finales ou des substances: et tel est précisément le domaine de la science.

Au XVIIIe siècle, ce mécanisme engendre le matérialisme des «philosophes», et le phénoménisme de Hume; dans l'impossibilité d'expliquer l'interaction de l'âme et du corps, on matérialise l'esprit et l'on soumet les phénomènes mentaux aux lois ordinaires de la physique. Mais ces systèmes établis par raisonnement ont encore quelque chose de métaphysique: le positivisme pur basant toute connaissance, aussi bien philosophique que scientifique, sur la seule expérience sensible, fut l'oeuvre du XIXe siècle accomplie par Auguste Comte: c'était l'aboutissement logique du mouvement commencé par Descartes.

En même temps, comme on l'a déjà noté [§404], la critique de Kant en conférant aux sciences d'expérience un rang privilégié et au fond le monopole de la connaissance objective, préparait les esprits aux restrictions positivistes; et les bouleversements sociaux provoqués par les utopies de J.-J. Rousseau, donnaient au système son caractère sociologique.

Ainsi, Auguste Comte, en s'identifiant au positivisme, devenait le chef d'une des plus puissantes écoles philosophiques du XIXe siècle. Mais, de même que l'esprit positif le déborde, ce qu'on peut appeler ses disciples ne dépendent souvent de lui que partiellement ou indirectement. Quelques-uns pourtant sont pleinement ses continuateurs, et ils forment deux groupes bien distincts: les orthodoxes et les dissidents.

a) Les positivistes orthodoxes admettent toute l'oeuvre de Comte, y compris sa religion. Ils forment une secte peu nombreuse, mais qui, en divers pays, s'est prolongée, jusqu'à nos jours. En France, le grand-prêtre fut, après Comte, Pierre Laffitte, remplacé en 1903 par Charles Jannole; le groupe anglais fut dirigé par Richard Congrève, puis Fr. Harrison; le groupe suédois eut pour chef Nyström. Mais la secte la plus prospère est au Brésil: fondée par Benjamin Constant, elle eut une part active à la Révolution qui fit le Brésil indépendant; elle a son temple de l'Humanité à Rio de Janeiro; elle fut dirigée jusqu'en ces derniers temps par Miguel Lemos, et s'étend aussi au Chili avec Jorge Lagarrigue [°1358].

b) Les positivistes dissidents n'acceptent que la première partie du comtisme: la construction purement scientifique du «Cours», et rejettent sa religion.

Le principal représentant est Émile LITTRÉ, (1801-1881). Esprit clair et méthodique, écrivant d'un style moins lourd que son maître, il a fait beaucoup pour vulgariser le positivisme scientifique. Dans son ouvrage «A. Comte et la philosophie positive», il défend la pure conception comtiste de la philosophie, déclarant inaccessible le champ des substances, des âmes et de Dieu. «C'est, dit-il, un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n'avons ni barque, ni voile» [°1359]; mais il rejette comme une mystique surannée, la religion de l'Humanité. Il écrivit encore: Conservation, Révolution, et Positivisme (1852); - La science au point de vue philosophique (1873); - Fragment de Philosophie positive et de sociologie contemporaine (1876).

Ces disciples proprement dits n'ajoutèrent rien à la doctrine comtiste. Au contraire, les disciples plus indépendants (dont nous parlerons à l'article 3, §474) complètent divers points du positivisme et construisent leur synthèse propre; aussi se rattachent-ils moins à Comte, qu'à son esprit.

B) Principes fondamentaux du positivisme.

§471). L'essence du positivisme se ramène à deux principes: l'un radical, l'autre correctif.

1. Principe radical.

Nous ne pouvons connaître que les phénomènes sensibles et leurs lois. C'est ce que Comte exprimait en disant: «Tout est relatif: voilà le seul principe absolu».

Ainsi, en positivisme, l'être et l'être corporel ne sont pour notre raison qu'une seule et même idée. Il n'y a pas en nous de faculté spirituelle capable de connaître un objet spirituel: toute spéculation métaphysique est l'oeuvre de l'imagination, car l'objet propre, seul proportionné à notre raison, est, non pas l'absolu, mais le «relatif», c'est-à-dire les faits observables et mesurables, les faits sensibles et leurs rapports ou leurs lois. À l'égard des autres objets, des substances, des causes, et spécialement de l'âme humaine et de Dieu, c'est l'agnosticisme pur et simple, un aveu complet d'ignorance si radicale, qu'on se défend même de nier leur existence. Le positivisme récuse la qualification d'athéisme ou de matérialisme: ce sont là, dit-il, deux théories métaphysiques qui prétendent atteindre par leurs négations le domaine inaccessible de l'absolu [°1360].

Ce principe radical, partout supposé, n'est jamais démontré directement: il est un postulat admis sans conteste, après la critique kantienne et devant le succès des sciences, contrastant avec les fluctuations contradictoires de la métaphysique.

2. Principe correctif.

§472). Le savant se sert légitimement de l'hypothèse pour découvrir les lois, puis les coordonner, les concilier et les unifier en un tout organique.

On appelle hypothèse, en positivisme, toute construction spéculative dépassant la stricte observation des faits, et par là même, oeuvre d'imagination. L'hypothèse est cependant déclarée nécessaire et légitime.

a) Nécessité. Le positivisme, en effet, ne nie pas l'existence en nous de la raison, c'est-à-dire d'une faculté supérieure à la connaissance sensible commune aux hommes et aux animaux; mais il lui assigne pour domaine exclusif l'organisation du monde matériel. Cette tâche ne suppose pas de faculté spirituelle; elle exige pourtant que l'on dépasse la simple énumération des faits, soit pour déterminer leurs causes, au sens positiviste, c'est-à-dire les antécédents nécessaires, exclusifs et stables; soit pour généraliser les observations et les interprétations des faits, afin d'établir des lois utilisables; soit pour unifier les diverses lois en traité scientifique: et tel est le rôle assigné à l'hypothèse [°1361].

b) Rôle légitime, ajoute le positivisme, à condition que l'hypothèse se soumette pleinement à l'expérience sensible qui la suggère, l'éprouve, la démontre ou la réforme, et qu'elle soit utile et féconde pour découvrir et systématiser les lois.

§473). Les hypothèses utiles et provisoires cachent une métaphysique rudimentaire et mêlée d'imagination, mais réelle, car il est impossible de penser autrement que sous la lumière de l'objet formel de notre intelligence, l'être. Voilà pourquoi les positivistes, en s'efforçant d'unifier et d'expliquer les faits, cherchent, au fond, la raison d'être des choses: leurs hypothèses tiennent lieu des premières vérités rationnelles et les supposent admises. Aussi le deuxième principe, non seulement corrige, mais détruit en droit le premier.

L'influence de la métaphysique se manifeste surtout lorsque la preuve expérimentale établit l'existence de lois nécessaires, fécondes en applications, suivant la thèse du «déterminisme». La notion de loi, en effet, sous peine de rester un postulat arbitraire et sans valeur, suppose l'application du principe de causalité aux substances corporelles. Bien plus, l'analyse métaphysique de la causalité précise grandement la valeur des lois scientifiques et la défend plus efficacement que le positivisme. D'abord, elle distingue nettement la cause proprement dite, de la «condition sine qua non», ce que ne fait pas la notion positiviste d'antécédent nécessaire lié au conséquent par le déterminisme [°1362]. De plus, montrant dans la spiritualité la source de la liberté, la métaphysique distingue les causes nécessaires, dans l'ordre matériel, domaine propre du déterminisme, et les causes libres, dans l'ordre spirituel, qui échappent au déterminisme.

De là ressort la légitimité des sciences modernes, qui ont leur place dans le tableau des sciences, selon saint Thomas [§82 et §265].

Car il est vrai que tous les phénomènes matériels s'accomplissent suivant des lois stables, qu'ils s'accompagnent toujours de mouvements locaux, tels que les vibrations lumineuses, sonores, calorifiques, etc., permettant de les mesurer et d'établir des lois en formules mathématiques, et que notre expérience est le seul moyen de les découvrir. Cette manière d'envisager le monde, que Comte appelle «l'esprit positif», est en ce sens légitime, et même plus féconde en progrès matériels que la recherche des causes profondes.

Mais la science moderne ainsi comprise n'est plus l'ennemie de la Foi et de la philosophie traditionnelle, ni destinée à les remplacer pour régner seule; elle est, au contraire, une science subalterne, fondée sur les premiers principes de la métaphysique, donnant de l'univers une vue exacte, mais partielle, restreinte au seul point de vue mathématique. Le point de vue philosophique cherchant les dernières raisons d'être des choses reste, lui aussi, non seulement légitime, mais nécessaire pour répondre aux besoins moraux et sociaux de l'homme, et montrer sa véritable dignité.

[précédente] [suivante]

| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis d'histoire de philosophie