| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie

[précédente] [suivante]

Éthique (§1202 à §1229)

Article 3. La distribution ou répartition.

b107) Bibliographie spéciale (La distribution ou répartition)

§1202). Nous avons vu comment les biens utiles produits en surabondance dans l'économie moderne se répandaient [°1623] par les multiples canaux de la circulation. L'échange cependant permet de retrouver équivalemment ce que l'on donne, en sorte que tout le bien produit doit finalement revenir, directement ou indirectement, à ceux qui en sont l'origine: à l'entrepreneur qui cherche son profit, à l'ouvrier qui demande son salaire, au possesseur du sol loué ou du capital prêté à intérêt.

Cette répartition des fruits de l'activité économique soulève surtout des problèmes moraux qui seront examinés au chapitre suivant. En nous en tenant ici au point de vue positif de l'expérience et des lois déjà établies, nous préciserons les notions économiques qui interviennent, en commençant par les deux fondamentales: le revenu et la rente; et nous chercherons quelles lois président à la formation des revenus distribués à chacun des agents producteurs. D'où nos quatre paragraphes:

1. - Le revenu et la rente.
2. - Le profit de l'entreprise.
3. - Le salaire de l'ouvrier.
4. - Le loyer du sol et l'intérêt du capital.

1. - Le revenu et la rente.

Proposition 17. 1) Le revenu dépend et de la valeur de chaque unité de bien ou de service et du nombre d'unités produit en un temps donné: R=PQ; 2) la rente peut y intervenir en majorant la valeur des biens.

Explication.

§1203). Comme nous l'avons dit plus haut [§1164], la grande entreprise capitaliste est le type le plus pur du phénomène économique pris objectivement comme indépendant de la morale: elle réalise pour ainsi dire l'«homo oeconomicus», mû uniquement par l'intérêt, soumis à toutes les lois économiques de la production et de la circulation. Aussi, pour étudier sous l'aspect positif la répartition, nous nous mettrons d'abord à ce point de vue de la grande entreprise, tout en notant, s'il y a lieu, les applications aux autres formes de vie économique.

§1204) 1. - Le revenu. Le revenu, en général, désigne le bien utile nouveau qui, durant une certaine période, entre dans l'avoir d'une personne ou d'une collectivité.

L'ensemble de ces biens nouveaux possède une valeur qui, en économie évoluée, est mesurée par la monnaie: d'où la distinction entre le revenu réel, et le revenu pécuniaire: le premier est l'ensemble des services ou biens utiles avec leur valeur propre; le second, est cette valeur exprimé en monnaie, ou encore: «La somme de monnaie nouvelle acquise durant un certain temps et représentant normalement une valeur correspondante de biens utiles».

Le revenu brut n'est rien d'autre que l'ensemble des biens produits par toutes les activités économiques, où le travail de l'homme est associé aux forces, aux richesses et à la fécondité de la nature. C'est le fruit de la production destiné finalement à la consommation en passant par les diverses étapes de l'échange (ou circulation). On le mesure d'ordinaire en fonction du temps pour une certaine période.

Cependant, pour avoir le revenu proprement dit, ou revenu net, il faut déduire tous les frais nécessités par la production; par exemple, dans une usine, ce sera le taux d'amortissement des machines, etc.

Sous cette réserve, il est clair que l'on obtiendra le revenu d'un producteur en appréciant les biens ou services qu'il produit. Or deux éléments interviennent dans cette appréciation: le prix de chaque unité [°1624] de service ou de bien, par exemple, le prix d'une chaussure fabriquée ou d'une heure de service domestique; et le nombre d'unités produites: de là cette loi générale du revenu, exprimée par la formule: R=PQ.

«La valeur d'un revenu est proportionnelle à la fois au prix de chaque unité de bien ou de service, et à la quantité produite durant une période donnée». Chacun de ces facteurs peut varier indépendamment de l'autre: ainsi l'usine de chaussures pourra donner un revenu plus grand en vendant chaque paire meilleur marché, si dans un même temps elle produit et écoule une plus grande quantité de souliers; ou bien un serviteur verra son revenu diminuer; quand ses gages augmentent, si le chômage réduit le nombre de jours où il travaille, par mois.

L'entreprise, unité économique de production, est évidemment à la source du revenu. Cependant elle ne le produit pas pour elle à proprement parler, mais pour les hommes qu'elle emploie; car, finalement, ce sont les hommes qui utilisent ou consomment les biens nouveaux produits [°1625].

§1205) 2. - La rente. La rente désigne d'abord le prix du loyer de la terre, c'est-à-dire le revenu du propriétaire foncier, et par extension, le revenu de tout capitaliste: c'est en ce sens que l'on parle des «rentiers» ou des rentes sur l'État, constituées par l'intérêt des sommes qu'il a empruntées.

Mais depuis Ricardo, on désigne aussi par ce mot, une plus-value accidentelle venant de circonstances favorables [°1626].

La rente, dit Fallon, est «tout revenu tiré des dons naturels ou des circonstances, et supérieur à la rémunération ordinaire du capital et du travail dépensé» [°1627]. Par exemple, un terrain vague, qui en 1850 se trouvait dans la banlieue de Paris, n'avait alors que peu de valeur: aujourd'hui par suite de l'extension de la ville, il est une place à bâtir de grande valeur; le propriétaire s'est donc enrichi sans rien faire, par les seules circonstances [°1628]. Ou encore la même quantité de blé, de même qualité, et donc vendue au même prix, aura couté deux fois moins de travail sur une terre deux fois plus fertile; d'où un surcroît de revenu pour le propriétaire.

Notons d'abord que l'apparition et l'estimation de cette plus-value supposent une économie d'échange. Si, par exemple le fermier consomme directement ce qu'il produit, son froment aura pour lui toujours la même valeur; il ne peut acquérir une plus-value que si on le compare à un froment de même qualité produit en d'autres circonstances. Ainsi le phénomène de la rente est une conséquence de l'établissement d'un prix unique sur un marché donné où règne la libre concurrence, comme nous l'avons établi plus haut [§1183].

Or le producteur peut jouir d'un supplément de revenu de deux façons:

a) ou bien parce que la marchandise dont le prix unique de concurrence est fixé par les exigences des producteurs les moins favorisés lui a demandé moins de frais: c'est la rente différéncielle, celle du laboureur aux terres plus fertiles, de l'industriel aux marchandises plus économiques;

b) ou bien, parce que la marchandise qu'il vend à plus haut prix ne lui a pas coûté plus de frais (ou même moins) qu'une marchandise moins cotée: c'est la rente de rareté: par exemple le vin de tel vignoble qui n'a pas exigé plus de frais se vend plus cher que celui de tel autre, - ou le vin de telle année, par rapport aux autres années où il était plus abondant. Un même produit peut donner lieu à la fois aux deux sortes de rente.

Si le revenu se calcule suivant la formule R=PQ, il est clair que la rente, en affectant la valeur de la marchandise, constitue un élément appréciable du revenu [°1629]. Aussi, lorsqu'on peut la prévoir, elle donne lieu à une nouvelle valeur - la valeur de spéculation. Mais, bien que la rente soit le résultat des événements économiques indépendants de la liberté humaine, il est difficile d'indiquer la loi précise de sa formation, parce qu'elle dépend d'un grand nombre de circonstances possibles, souvent imprévisibles: elle ressemble donc à un effet du hasard [°1630].

2. - Le profit de l'entreprise.

Proposition 18. 1) En libre concurrence, le revenu propre à l'entrepreneur, appelé profit, est essentiellement aléatoire; 2) il tend à zéro, si on le distingue du revenu du directeur et du capital, ou si on considère le régime de monopole d'État.

Explication.

§1206) 1. - Le profit en général. L'entreprise, comme unité économique de la production, est évidemment source de tout le revenu: et lorsqu'il s'agit de petites entreprises, qui se confondent avec une exploitation, où l'entrepreneur est en même temps l'ouvrier travaillant sur ce qu'il possède, comme un petit artisan, un petit laboureur, nulle question de répartition ne se pose: tout est pour le chef d'entreprise. Mais il en est autrement dans la grande entreprise, par exemple dans l'entreprise d'automobiles Ford: celle-ci met en oeuvre les trois facteurs de la production en vue de livrer à l'échange un bien: les automobiles; mais après avoir donné à chacun son revenu: le loyer éventuel pour les biens naturels, les salaires aux ouvriers et l'intérêt au capital, il reste encore, si l'affaire est prospère, un surplus de bénéfices: c'est le profit, revenu propre de l'entreprise.

En considérant l'entrepreneur comme placé entre deux marchés: d'une part, celui des agents de production où il est acheteur (Ford doit embaucher des ouvriers, se procurer des matières premières et rassembler les capitaux nécessaires) et, d'autre part, celui des consommateurs où il est vendeur (la clientèle à laquelle Ford fournit ses autos), on peut définir le profit: le gain réalisé dans une entreprise par la différence entre le prix de revient et le prix de vente de son produit.

Souvent l'entrepreneur est en même temps le chef et le directeur de l'affaire. Cependant; l'entreprise capitaliste arrivée au dernier stade de développement reste pleinement distincte, non seulement de la nature et des ouvriers, mais des capitaux utilisés comme prêt et du directeur lui-même; ce sera, par exemple pour produire les autos une société anonyme au lieu de Ford; le directeur, nommé par l'assemblée plénière, chargé en fait de l'entreprise, recevra son traitement, comme les autres chefs techniques et chacun des prêteurs reçoit aussi la rémunération de ses capitaux [Cf. sur l'organisation de l'entreprise capitaliste, §1282].

On peut ainsi prendre le profit en deux sens:

a) au sens strict ou abstrait: il désigne le gain réalisé par l'entreprise en tant que telle, déduction faite des revenus alloués à un taux normal à tous les agents de production, y compris le capital et le directeur.

b) au sens ordinaire: il désigne le gain réalisé par le chef de l'entreprise en tant qu'il en assume l'initiative et la direction effective.

Le premier sens s'appelle abstrait parce qu'il répond plutôt à une fiction qu'à une réalité: en fait tout revenu, y compris le profit, est destiné finalement à la consommation et doit s'attribuer à des hommes: l'entreprise comme telle n'en a pas besoin [°1631].

Or, le profit au sens ordinaire, en économie de libre concurrence, est essentiellement aléatoire: car si l'entrepreneur peut assez exactement calculer son prix de revient, il n'est jamais sûr de sa clientèle. Le profit de Ford, par exemple, dépend du nombre d'automobiles vendues selon la formule R=PQ; et bien des causes peuvent raréfier ou multiplier les acheteurs. Souvent aussi, se fait sentir l'influence de la rente, qui sans doute répond à l'habileté de l'entrepreneur devinant les circonstances favorables et sachant les saisir, mais qui le plus souvent ressemble à un effet de hasard.

§1207) 2. - Loi du profit en soi. En distinguant l'entreprise de ceux qui la mènent, on doit logiquement supprimer le profit: c'est bien ce qui arrive dans les deux hypothèses extrêmes de la concurrence parfaite et du monopole d'État.

a) En concurrence parfaite lorsqu'une entreprise réalise un profit, de nouveaux entrepreneurs sont attirés vers cette branche fructueuse, et la multiplication des produits fait baisser le prix de vente jusqu'à le ramener au prix de revient, c'est-à-dire jusqu'à réduire le profit à zéro.

b) En monopole d'État: l'unique entrepreneur étant la nation elle-même, il est clair que son intérêt ne peut être de réaliser un profit qui ne reviendrait à aucun des membres de la nation. Le gouvernement dans sa sagesse peut sans doute capitaliser une partie du revenu global, afin de l'investir en de nouvelles exploitations, de même qu'il en réserve une part pour les amortissements nécessaires; mais ceci n'est qu'une manière indirecte de distribuer le revenu aux associés en veillant à la prospérité de l'entreprise. Le monopole d'État tend donc, lui aussi, à réaliser l'équilibre parfait entre le prix de revient et le prix de vente [°1632], c'est-à-dire la suppression du profit au sens strict. Tel serait; semble-t-il, le but idéal de la nationalisation générale des entreprises, en se mettant au seul point de vue économique [°1633].

Les avantages théoriques de cette méthode pour assurer une bonne répartition, permettent-ils de la réaliser légitimement? C'est le problème moral résolu au chapitre 2. Notons ici que dans le cas fréquent où l'entrepreneur s'identifie avec son affaire, parce qu'il en est, par exemple, le principal actionnaire ou le propriétaire (dans le cas d'une ferme), et toujours le directeur effectif, sa rémunération prise globalement est très variable et peut lui permettre de poursuivre son entreprise durant les mauvaises années avec les profits des bonnes et l'espoir de réussites futures: ces années-là, il travaillera «à perte», mais en assurant la subsistance de tout son personnel et la sienne propre, en sacrifiant une partie de ses réserves ou de son capital. Parfois même son influence personnelle et libre, ici prépondérante, dans la conception, l'organisation et la direction de l'affaire avec tous ses risques, pourra s'exercer à l'encontre des lois économiques établies plus haut, suivant les rapports d'intérêt [§1183]: ainsi, pour un motif de charité chrétienne ou de patriotisme, un entrepreneur pourra continuer à fonctionner à perte, en temps de crise ou de guerre, dans l'intérêt de son personnel.

Ou bien, si l'on s'en tient aux strictes règles économiques, l'affaire fera faillite et liquidera à perte. En réalité, les grosses fortunes édifiées rapidement, sous le régime de la concurrence, par le moyen du profit, ne sont que le petit nombre favorisé par la chance et les rentes exceptionnelles, et compensé par les nombreux échecs [°1634] où le profit est négatif. Aussi le pourcentage général du profit, c'est-à-dire de la part de l'entreprise, donne une moyenne très modeste. En Amérique, par exemple, pays où les lois de la concurrence s'appliquent avec le plus de rigueur et aussi de franc-jeu, une statistique fait ressortir, pour les sociétés industrielles des États-Unis, un revenu net moyen par rapport au capital investi, entre 1925 et 1938, de 2.07%, dont 3.08% pour les huit années bénéficiaires, les années de crise 1931-1932 ayant donné un résultat négatif [°1635].

De toute façon, la réalisation des profits est soumise à des règles morales qu'établira le chap. 2.

3. - Le salaire de l'ouvrier.

Proposition 19. 1) Dans une économie de libre échange, il existe un marché du travail où se fixe le prix unique ou salaire. 2) Mais plusieurs influences y modifient la loi de l'offre et de la demande, spécialement l'état des marchés voisins, soit celui des biens de consommation pour l'ouvrier, soit celui des marchandises ou services produits pour l'employeur.

A) Explication et preuve.

§1208) 1. - Notions économiques. Dans le problème du travail, il est difficile de dégager, du point de vue moral, l'aspect purement scientifique du phénomène économique. Le salaire, en effet, est fondé sur un contrat, c'est-à-dire un acte de justice dont on est tenté d'examiner la légitimité et les conditions d'honnêteté. D'ailleurs, si l'entreprise moderne, surtout la grande, celle de type capitaliste, suppose d'ordinaire le salariat, elle est compatible avec d'autres formes de coopération entre chef et ouvriers; d'où les cas de participation aux bénéfices, d'actionnariat ouvrier, des conseils d'usine, etc.; ou encore l'institution des allocations ou assurances sociales, parfois imposée par l'État. Tous ces faits relèvent directement de causes morales et seront examinés au chapitre 2.

Pourtant, il est incontestable qu'en régime de libre échange, comme l'a connu le XIXe siècle, à côté du capital et du sol qui fournissent leur revenu propre (intérêt et loyer), et sous la direction de l'entrepreneur dont le revenu est le profit, se rencontre un facteur important de l'économie: l'ouvrier, dont le revenu est le salaire. Il convient donc de définir, comme faits d'observation, ces phénomènes économiques, et de chercher quelles lois les régissent.

Le salaire est une rémunération du travail convenue d'avance, et de soi indépendante du rendement de l'entreprise [°1636]. C'est la «rétribution certaine, immédiate et fixée d'avance par le contrat de travail où l'ouvrier s'engage à donner une main-d'oeuvre déterminée, sous l'autorité, la direction et la surveillance d'un employeur» [°1637].

Ce mode de collaboration économique est un phénomène très répandu et très varié: on peut même considérer comme salarié le personnel supérieur aux gros traitements, dans l'administration publique et privée, directeur de banque ou d'usine, etc. Mais ces travailleurs intellectuels sont d'ordinaire mis à part, soit parce qu'ils accèdent à leur poste en raison surtout de qualités personnelles, soit parce que leur rémunération dépasse de beaucoup la moyenne des salaires ordinaires, et qu'elle s'accroit souvent de participations aux bénéfices et autres avantages exceptionnels, en sorte que ces travailleurs tiennent plutôt de la condition des «patrons», capitalistes ou entrepreneurs.

Parmi les salariés ordinaires, on doit d'abord distinguer les fonctionnaires ou employés d'État, les ouvriers agricoles ou domestiques, et ceux de l'industrie. Les premiers bénéficient d'avantages indépendants des lois économiques: leur situation est plus stable; une pension leur était assurée bien avant l'établissement des «assurances sociales»; leur traitement augmente automatiquement en raison de leur ancienneté, etc., et ils se recrutent d'ordinaire par mode de concours. Aussi, en considérant les services publics proprement dits [°1638], ceux qui y travaillent doivent aussi être mis à part.

Les seconds louent d'ordinaire leur service pour un temps assez long: une année par exemple [°1639]; et ils reçoivent chez leur maître nourriture et logement: leur salaire est ainsi partie en nature, partie en numéraire.

Les troisièmes enfin forment le groupe des ouvriers proprement dits, recevant un salaire pécuniaire fixé d'avance pour un travail déterminé. Mais il faut ici encore distinguer deux grandes classes: le manoeuvre ou simple ouvrier qui vend simplement le travail de ses mains, et l'ouvrier qualifié dont le service est amélioré par une préparation intellectuelle. Parmi ceux-ci, on peut d'abord ranger les petits employés, au service d'écriture, dactylos, etc. que la vie moderne tend à multiplier; puis les échelons inférieurs de la direction, contremaîtres, surveillants, etc.; enfin tous ceux dont le travail a demandé une préparation technique, comme les électriciens, mécaniciens etc. qui deviennent de plus en plus nombreux avec le développement du machinisme. Il n'y a d'ailleurs aucune forme de travail, si humble soit-elle, où n'entre une part d'intelligence.

Si les genres de travaux sont très variés, les formes de salaire sont aussi multiples: on distingue surtout le salaire au temps, où l'ouvrier est payé par jour ou par heure, ou même par mois ou à l'année; et le salaire à la tâche ou aux pièces, où l'ouvrier est payé d'après le travail effectué: par exemple tant par Hectare de blé récolté (travail à la tâche), tant par paire de souliers fabriqués ou par bas tricoté, etc. (travail à la pièce: spécialement dans le travail à domicile pour l'industrie textile). L'avantage de cette dernière méthode est de supprimer la surveillance et de favoriser le zèle du travailleur. Dans le même but, il existe un salaire à prime où l'on distingue un minimum donné a tout ouvrier, et un surplus obtenu seulement si, par exemple, on fournit plus de pièces dans le même temps. Parfois aussi un employeur propose à une équipe, pour un travail déterminé un salaire global que les ouvriers se partageront ensuite: c'est le salaire collectif qui revêt lui-même diverses modalités [°1640].

§1209). Ainsi, le premier caractère du phénomène économique de travail est sa grande complexité. Néanmoins, pris en général, le monde ouvrier est un ensemble plus ou moins homogène où le travail doit être considéré du point de vue de la science positive économique, comme une marchandise [°1641], dont le prix qui est le salaire s'établit sur un véritable marché.

En effet, ce qui est offert et demandé est ici un service, comme celui d'un mécanicien, d'un boulanger, d'un garçon de ferme, d'un dactylo, etc., qui est très suffisamment déterminé pour qu'on puisse l'apprécier; les différences provenant de l'habilité des ouvriers peuvent se comparer aux diversités de qualité d'un même produit, du vin par exemple. De plus, dans une région donnée, il existe une publicité suffisante pour que les exigences de la main d'oeuvre éventuelle, comme les propositions des employeurs, soient connues de tous, en sorte que se réalisent les conditions d'un véritable marché plus ou moins étendu.

La diversité des travaux à effectuer pourrait sans doute justifier l'appellation de marchés distincts, mais on constate qu'ils sont fortement reliés entre eux, en sorte qu'on peut parler d'un marché général du travail, quoique très compartimenté.

Mais la valeur du travail n'a pas le même sens du côté de l'employeur et du côté de l'ouvrier: pour le premier, le salaire apparaît comme un élément du prix de revient de la marchandise fabriquée. Pour le second, il est avant tout un revenu, c'est-à-dire le moyen d'obtenir les biens ou services nécessaires à sa subsistance.

On appelle, prolétaire: l'ouvrier dont le salaire constitue l'unique revenu: il s'oppose ainsi au capitaliste ou au propriétaire; mais beaucoup d'ouvriers ont des moyens d'appoint. En nous tenant pour plus de clarté au point de vue travail, le salaire comme revenu obéira lui aussi à la loi générale: R=PQ. Il pourra varier non seulement en augmentant ou diminuant le prix de l'unité de service, d'une heure de travail ou d'une pièce à fournir, mais en multipliant ou raréfiant le nombre de pièces. Si par exemple l'ouvrier travaille 40 heures au lieu de 48 heures par semaine, c'est-à-dire 5.5 jours: le salaire total devra lui servir pour les 7 jours: d'où l'importance des chômages éventuels pour déterminer le revenu: ainsi, l'industrie du bâtiment qui chôme forcément l'hiver, exigera des salaires unitaires plus hauts pour compenser la diminution de la quantité possible.

§1210) 2. - Loi des salaires. En théorie, sur le marché du travail, le salaire suit la loi de l'offre et de la demande: il sera d'autant plus élevé que les ouvriers, pour une forme de travail seront moins nombreux à répondre à une demande plus large, tandis que l'afflux des offres attirées par les gros salaires tendra à les faire baisser: et cette loi se réalise en effet, dans certains cas, par exemple en cas de pénurie d'ouvriers spécialisés.

Mais ici, plus encore que pour les marchandises, des circonstances importantes modifient le mécanisme de cette loi de l'offre et de la demande. D'abord, la situation de l'ouvrier, s'il est seul en face du patron, est nettement défavorable lorsque l'offre est abondante. Pour l'ouvrier, en effet, le salaire est le revenu indispensable à la vie: c'est pourquoi d'ailleurs il lui est assuré immédiatement et sans égard au succès de l'entreprise. Mais il pourra se faire que, pressé par le besoin, il soit acculé à accepter un salaire inférieur à la valeur du travail fourni. Actuellement cependant l'association a corrigé cette infériorité: le syndicat, parlant au nom de la masse ouvrière, rétablit l'égalité et la libre discussion avec l'employeur [§1308].

Mais surtout, d'un côté comme de l'autre, certaines conditions dont la principale est l'état des autres marchés, pèsent d'un poids décisif sur la détermination du salaire.

Du côté de l'ouvrier, c'est le marché des biens de consommation nécessaires à sa subsistance qui le préoccupe, car son revenu réel dépend de ce que peut lui procurer en fait son salaire; il en réclamera donc toujours l'augmentation en fonction de la vie chère.

Mais, d'autre part, l'employeur est tenu de considérer l'état des marchés des biens qu'il produit: comme le salaire est un élément important du prix de revient, il ne peut en accepter la hausse que dans la mesure où le prix de vente ainsi augmenté ne raréfiera pas trop la clientèle et en particulier permettra de soutenir la concurrence. Des deux cotés donc, les variations prévues par la loi de l'offre et de la demande sont freinées et finalement bloquées.

B) Corollaires.

§1211) 1. - La loi d'airain. En se mettant dans l'hypothèse de la liberté totale, où le prolétaire seul et désarmé, reste en face d'un employeur souvent riche et puissant, le théoricien socialiste Lasalle, précisant les idées de Karl Marx, formulait ainsi la loi qui régit les salaires: «Le niveau minimum de variation des salaires due à l'offre et à la demande, est constitué par ce qu'exige strictement l'entretien et la reproduction des salariés: et le taux normal des salaires tend constamment à s'en rapprocher».

De même, disait-il, que pour une marchandise de qualité donnée, la concurrence incite le producteur à rapprocher son prix de vente du coût de production pour augmenter sa clientèle, de même pour un travail donné, l'employeur cherche à rapprocher le salaire du coût de production de ce travail, c'est-à-dire de l'entretien indispensable à la vie de l'ouvrier. Et comme il prévoit, en bon entrepreneur, la continuation de son affaire, il songe aussi au renouvellement de son personnel ouvrier, comme il songe à amortir ses machines: il inclut dans le salaire ce qui permet à l'ouvrier de se reproduire, comme de s'entretenir; mais pas plus [°1642]. Les exigences du côté salarié pourraient peut-être le rendre plus généreux; mais comme, en fait, la demande est toujours surabondante [°1643], il existe, dit K. Marx, «une armée industrielle de réserve» d'ouvriers en quête de travail, - leur concurrence mutuelle tend à faire baisser le salaire plutôt qu'à le relever: c'est donc bien vers ce minimum vital au sens le plus pessimiste, que la concurrence, comme une loi d'airain, ramène fatalement le niveau des salaires.

Il y a beaucoup de vrai dans cette conception; mais elle se tient trop dans l'abstrait: ainsi, elle définit le «niveau de vie» par les seuls besoins physiologiques du travailleur, cherchant à vivre et à se reproduire; en fait, l'ouvrier est un homme dont les besoins complexes et variables s'amplifient avec les moyens de les satisfaire: si le salaire se mesure sur les besoins, ceux-ci à leur tour se mesurent sur le salaire. Cette mutuelle dépendance a même inspiré à Ford la théorie des hauts salaires, qui va tout à l'opposé de la lot d'airain: les patrons auraient intérêt à bien payer les ouvriers afin d'augmenter leur pouvoir d'achat et de multiplier ainsi la clientèle d'où dépend le profit; nous aurions là une autre influence apte à modifier la loi de l'offre et la demande, au nom de la loi d'intérêt. Mais, à ce point de vue, l'influence décisive reste celle de l'état des divers marchés, comme l'établit la thèse.

La formule rigide de Lasalle ne tient pas non plus assez compte de la grande diversité des salariés: parmi ceux-ci beaucoup obtiennent des revenus très suffisants, parfois surabondants, à cause de la qualité de leur travail et d'autres circonstances favorables. La loi d'airain n'aura donc jamais l'application universelle prédite par le socialisme [°1644]. Mais en tenant compte des nuances signalées elle exprime bien la valeur du salaire individuel dans le salariat sous sa forme pure, tel qu'il existe dans les grandes entreprises capitalistes [°1645].

§1212) 2. - L'évolution des salaires. Un résumé très schématique établi par la statistique générale de France constate que, entre 1800 et 1910, l'ensemble des salaires a suivi un mouvement continuel de hausse, plus accentué à partir de 1850, tandis que le coût de la vie, qui suivait jusque là la même marche ascendante, s'est stabilisé vers 1880, après une légère diminution.

Il semble que l'on puisse attribuer cette évolution en bonne partie à l'organisation du marché du travail, c'est-à-dire à l'union des ouvriers en syndicats, avec usage de la grève pour appuyer leurs revendications. Et si cette expérience met en échec la loi d'airain, elle répond cependant à la grande loi d'intérêt, qui règle la poussée du monde ouvrier vers un standard de vie toujours meilleur.

Cependant, l'analyse plus attentive du phénomène montre que cette poussée a une efficacité variable, dépendant, comme nous l'avons dit, de l'état des marchés. En période de hausse des prix, la résistance patronale cède plus aisément, et les ouvriers mieux payés fournissent un travail qui a en moyenne moins de valeur. En période de baisse, au contraire, le patron ne cède pas; il tend même à diminuer les salaires, et pour garder leur revenu, les ouvriers fournissent un travail plus intense [°1646]. Ainsi, la seule loi positive, très générale d'ailleurs, qui règle la formation des salaires en régime de libre concurrence, est, avec celle de l'offre et de la demande, la dépendance à l'égard des divers marchés concomitants.

§1213) 3. - Sous un régime d'économie dirigée ou monopolisée. Lorsque l'autorité publique impose aux salaires un minimum de base, comme ce fut le cas ces derniers temps, on quitte l'hypothèse de la libre concurrence, et la décision échappe à la loi positive pour s'inspirer de motifs moraux et culturels. Mais au point de vue économique, il faut noter que cette intervention réagira sur les prix de vente inévitablement et fera hausser le prix de la vie en vertu de la loi de l'interaction des marchés. Ainsi donc, en augmentant une catégorie d'ouvriers, (les mineurs par exemple), on les favorise dans la distribution générale des biens, parce que les autres payeront plus cher leurs produits. Aussi, si toute l'économie est aux mains de l'État, comme en Russie Soviétique, une hausse générale des salaires pécuniaires ne peut avoir de sens, parce que tous les produits monteraient en égale proportion.

Dans un régime où les entrepreneurs, capitalistes et propriétaires subsistent à côté des salariés, une augmentation de tous les salaires, décidée d'autorité, garde un sens, parce que la hausse de la vie ne compense qu'en partie la hausse du revenu pécuniaire de l'ouvrier: mais l'augmentation réelle est toujours moindre que la hausse pécuniaire octroyée.

4. - Le loyer du sol et l'intérêt du capital.

Proposition 20. 1) Le loyer d'un bien durable et l'intérêt d'un prêt pécuniaire semblent être deux formes parallèles de rémunération; 2) mais la loi de l'offre et la demande (très souvent contrariée d'ailleurs par de multiples influences) s'exerce mieux dans le cas de l'intérêt que dans celui des loyers.

Explication.

§1214) 1. - Notions économiques. Dans notre régime de propriété privée, il existe un procédé d'échange où le bien stable et la monnaie semblent par eux-mêmes sources de revenus: c'est le prêt à intérêt.

Le prêt, en général, c'est l'acte de remettre un bien à autrui, pour un temps, avec faculté d'en user ou d'en disposer [°1647].

A) Au point de vue de l'objet prêté, on distingue:

a) le prêt de biens durables: qui ne se consomment pas par l'usage, comme un terrain, un immeuble: ou même un cheval, un camion, etc.

b) le prêt des biens fongibles: qui se consomment par l'usage, comme un pain, de la farine, du charbon; le cas principal est ici le prêt d'une somme de monnaie qui ne peut servir qu'en s'aliénant.

Le prêt comporte essentiellement que la chose donnée soit rendue au prêteur sans changement, au bout du temps fixé [°1648]. Pour les biens fongibles, cette clause se réalise en rendant un objet strictement équivalent. Pour la monnaie, en particulier, rien n'est plus facile, et l'on peut même dire que la somme prêtée est un bien stable parce qu'elle reste à l'actif du prêteur comme une créance à recouvrer.

B) Au point de vue de la rétribution, on distingue encore deux sortes de prêts:

a) le prêt gratuit où l'emprunteur doit simplement restituer la chose ou son équivalent, après usage, en en prenant le soin convenable, si elle est durable.

b) le prêt onéreux où l'emprunteur, outre cette restitution, doit donner une rémunération proportionnelle à la valeur de la chose empruntée. Dans le cas de choses durables, cette rémunération s'appelle le loyer. Dans le cas d'une chose fongible, spécialement de l'argent ou monnaie, elle s'appelle l'intérêt.

Au point de vue de la justice, vertu morale, la légitimité du prêt à intérêt [°1649] pose un problème que nous examinerons au chapitre 2 [§1289, entre autres].

Au point de vue purement économique, on peut seulement se demander comment l'existence générale de ce revenu peut se perpétuer sans désorganiser les lois de l'échange, fondées sur l'égalité de valeur entre objet donné et reçu.

Le loyer n'offre ici nulle difficulté: le bien prêté, une ferme par exemple, étant par lui-même productif, il est normal qu'une partie du revenu soit pour le propriétaire par le loyer, le reste demeurant au locataire pour rétribuer son travail.

Mais l'intérêt semble une valeur surajoutée arbitrairement au capital prêté, sans qu'on en voie bien l'origine, car l'argent, comme simple moyen d'échange, ne semble pas productif.

On peut noter d'abord que parfois, en effet, la pratique du prêt à intérêt est un phénomène désastreux pour l'économie: c'est le cas, en particulier, du prêt à la consommation, surtout si le taux est élevé; quand vient le moment de restituer; l'emprunteur doit sacrifier son capital [°1650] et se ruiner.

Mais dans le cas du prêt à la production, l'expérience montre qu'au contraire beaucoup d'entreprises règlent sans difficulté l'intérêt, tout en amortissant le capital. C'est que l'argent se transforme alors en biens productifs et utiles: il sert à payer les ouvriers, à acheter les machines, à stocker les matières premières, etc. Dans le revenu global de l'entreprise, il est normal qu'une part convenable revienne au capital pour ce service rendu [°1651], comme une autre revient à l'ouvrier et à l'entrepreneur [°1652].

Bien plus, il semble que dans l'économie d'échange actuelle très évoluée, le prêt d'une somme d'argent soit assimilable au loyer d'une terre ou autre bien stable. Des deux côtés, l'emprunteur voit avant tout dans l'opération un service rendu qui a une valeur appréciable. Pour l'argent, c'est un certain pouvoir d'achat qui permettra un effort fructueux, ou la satisfaction d'un besoin; c'est ce pouvoir d'achat ou ce service rendu qui est rétribué normalement par un intérêt.

§1215) 2. - Loi de l'offre et de la demande. Dans cette conception, l'intérêt comme le loyer est le prix d'un bien économique, et ce prix s'établit sur un marché donné selon la loi de l'offre et de la demande. Seulement, les conditions requises pour l'organisation d'un marché se réalisent difficilement dans le cas des loyers.

S'il s'agit des terrains, en particulier, leur grande diversité de valeur et les multiples circonstances locales, personnelles, etc. qui engendrent des rentes, font de chaque location un cas individuel: s'il y a concurrence de locataires, le propriétaire jouit pratiquement du monopole: il suivra la loi du plus grand profit, ou plus exactement sa décision dépendra de sa pleine liberté.

Dans d'autres cas, cependant, par exemple le loyer de véhicules, comme taxis ou autos, la concurrence devient bilatérale, et la loi de l'offre et de la demande s'applique.

Mais c'est surtout le service du prêt pécuniaire à intérêt qui réalise le mieux les conditions du marché; toutes les unités à prêter sont ici pleinement équivalentes et ne donnent pas lieu aux rentes [°1653]; les prix offerts ou demandés sont parfaitement connus par la publicité. Aussi s'est-il constitué de grands marchés régionaux et mondiaux, pour les valeurs pécuniaires portant intérêt: ce sont les bourses où nous avons vu les lois d'intérêt et de l'offre et de la demande se déployer jusqu'en leurs dernières conséquences.

Néanmoins, il faut distinguer parmi les prêteurs deux catégories: les épargnants et les banques; les premiers seuls réalisent pleinement la libre concurrence, car les banques peuvent proportionner l'offre à la demande grâce à leur monnaie scripturale ou au pouvoir d'émission. De même, parmi les emprunteurs on voit parfois apparaître l'État qui, dans le besoin, tire à soi la majorité des disponibilités, et modifie par les moyens puissants qui lui sont propres le libre jeu de la concurrence. Ainsi, même en ce domaine privilégié du marché de l'argent, les lois purement économiques ne s'exercent pas sans restriction. Elles existent cependant, et tout homme sage doit en tenir compte.

Enfin, pour le loyer comme pour l'intérêt, s'applique la formule générale R=PQ: le revenu du capitaliste dépend et du taux de l'intérêt et des sommes d'argent prêtées; celui du propriétaire d'un immeuble, par exemple, dépend du prix de location d'un appartement et du nombre d'appartements à louer, et il peut avoir intérêt à baisser le prix unitaire pour n'avoir aucun appartement inoccupé.

Article 4. La consommation.

b108) Bibliographie spéciale (La consommation)

§1216). La consommation est le but même de la vie économique; et comme celle-ci est une vie humaine, il faut que l'usage des biens matériels soit réglé par la morale. Cependant, ici encore, on peut s'en tenir au point de vue de l'observation scientifique, non pas pour déterminer quelle est la meilleure utilisation des richesses - ce qui est un problème de morale économique - mais pour préciser les notions techniques et les lois qui président à un usage rationnel des biens utiles, une fois produits.

Or, l'évolution moderne de l'économie, en l'élargissant et en la rendant plus sociale, a considérablement renforcé le rôle de l'État non seulement dans la circulation et même dans la production, mais aussi dans la consommation: la part de l'État prélevée par l'impôt a de plus en plus une influence économique.

D'autre part, les lois de la consommation, dans la mesure où on peut les saisir, tendent à établir un équilibre, le plus favorable possible, entre les besoins des hommes et le bien utile produit, en fonction spécialement de la population: c'est le problème de l'équilibre économique.

Nous avons donc trois paragraphes dans cet article:

1. - L'utilisation rationnelle des biens.
2. - La part de l'État: l'impôt.
3. - L'équilibre économique.

1. - L'utilisation rationnelle des biens.

Proposition 21. La consommation rationnelle est tempérée par l'épargne, sans exclure le luxe.

A) Explication.

§1217) Notions économiques. Au point de vue économique, le phénomène de la consommation doit se rapporter à une action humaine proprement dite, et suppose un usage prudent et organisé: car tel est l'objet même de la science économique [§1149]. Par là sont exclues d'abord les destructions dues aux causes matérielles: incendies, ouragans, etc.; et aussi celles que l'homme produit par la guerre, qui obéit sans doute aux lois de la sociologie, mais qui, pour la vie économique, est assimilable à un fléau naturel dont les effets sont imprévisibles. Est exclu de même tout gaspillage, comme les pertes dues aux grèves, aux sabotages mal intentionnés, etc.

On pourrait définir la consommation comme l'usage judicieux des biens matériels en vue de satisfaire un besoin de l'homme, dans le sens où nous avons défini plus haut le besoin en science économique. C'est «l'utilisation des biens pour une fin autre que la production, en cherchant le maximum d'utilité pour le minimum de destruction» [°1654]. Il est normal sans doute qu'un bien consommé soit détruit, comme le pain que l'on mange, le charbon que l'on brûle (pour se chauffer [°1655]). Mais puisque dans la nature «rien ne se perd», comme rien ne se crée, la raison cherche à multiplier le rendement d'un bien utilisé: de là ces efforts pour récupérer les déchets et utiliser les sous-produits.

La consommation est ainsi tempérée par l'économie (dans le sens de «contraire du gaspillage») qui consiste à ne rien dépenser inutilement et à tirer des choses la plus grande utilité possible. Les efforts peuvent porter sur de multiples domaines; les uns regardent directement la consommation: par exemple une meilleure utilisation de la nature, comme celle de la lumière, par le changement d'heure selon les saisons; et d'autres, indirectement, en agissant sur la production, comme les progrès de la standardisation, décrits plus haut [§1169].

L'économie a pour fruit la conservation qui perpétue l'utilisation d'un bien durable: ainsi une bicyclette bien soignée [°1656], une maison bien entretenue dureront plus longtemps. Elle a pour terme l'épargne.

§1218). L'épargne est une consommation différée, qu'elle s'exerce sous forme de stocks réservés, ou sous forme de monnaie accumulée. Si elle est simplement destinée à un usage futur, par prudence ou autrement, c'est l'épargne thésaurisée, dont le seul rôle économique est de ralentir les affaires et d'aggraver la dépression en temps de crise. - Il en est autrement de l'épargne capitalisée où le bien n'est soustrait à la consommation que pour lui être rendu plus avantageusement. Elle a un double rôle, suivant les deux sens principaux que nous avons reconnus au terme capital [§1154].

Au point de vue de la production, elle alimente les investissements, en se transformant en capital productif proprement dit: usines, machines perfectionnées, voies de transport, etc. qui bientôt multiplient les biens utiles requis par nos besoins.

Au point de vue de la répartition, sans parler du revenu-intérêt que peut donner toute épargne, même investie en de nouveaux moyens de production, elle permet aux ouvriers dont le travail ne sert qu'indirectement à la consommation, de trouver par leur salaire le moyen de vivre. Elle permet aussi le prêt à la consommation, surtout lorsqu'il s'agit de l'État, comme nous le dirons [§1221].

Ainsi la consommation actuelle est tempérée par l'épargne dans le sens d'une utilisation plus rationnelle des biens. Cela est vrai en régime de libre concurrence sous le stimulant de l'intérêt personnel et de l'esprit d'entreprise; cela est vrai aussi en régime d'économie dirigée, où le plan général d'action économique; qui doit se répartir sur un certain temps (plan quinquennal en Russie) prévoit une épargne sous forme de restriction à la consommation présente (qui peut aller jusqu'au rationnement) en vue d'investissements nécessaires aux progrès espérés dans la production et la consommation future [°1657].

§1219). À l'opposé de l'épargne se tient le luxe, qu'on ne peut cependant identifier avec un gaspillage économique. On lui donne souvent un sens péjoratif au point de vue moral, en le définissant «la dépense exagérée en objets de grand prix, dans un esprit de faste et d'ostentation» [°1658]. Mais l'examen du luxe à ce point de vue ne relève pas de ce chapitre.

Au point de vue économique, notons d'abord que le luxe est une chose très relative, soit aux temps, soit aux situations sociales: l'usage de la vaisselle aux repas fut un luxe autrefois; le nécessaire de l'Européen est un luxe pour le membre d'une civilisation très primitive, etc. On pourrait le définir: «la consommation des objets les plus rares et les plus coûteux, eu égard au pouvoir d'achat normal dans une situation donnée». Il rentre ainsi dans le cadre ordinaire du cycle économique, et tandis que son existence fait vivre les nombreux ouvriers de l'industrie de luxe, il appartient à l'art des entrepreneurs de gérer leurs affaires en sorte que leur production réponde aux besoins de leur clientèle, l'existence de ce besoin étant un fait que la science économique n'a pas à apprécier. Elle peut seulement en constater la fragilité: en temps de crise, c'est lui qui sera le premier sacrifié.

Enfin, on peut reconnaître au luxe la fonction économique de mettre à l'essai les nouveautés, dont la rareté au début exige les hauts prix: si l'essai est concluant, la production s'organise et les prix deviennent accessibles à tous; au cas contraire, le riche a fait les frais d'une expérience dont l'échec reste instructif.

B) Corollaires.

§1220) L'organisation des consommateurs. De même que les ouvriers se sont syndiqués pour améliorer leur position sur le marché du travail; de même les consommateurs se sont parfois entendus pour rendre leur exigence plus efficace dans le choix ou la valeur des marchandises produites: d'où deux sortes d'institutions: les coopératives et les ligues.

Les coopératives de consommation sont des réunions de consommateurs destinées à se passer des intermédiaires commerciaux: ils font leurs achats en commun directement aux producteurs ou aux grossistes. Le principe est excellent, mais en fait les grandes coopératives s'organisent sous une forme très semblable aux autres entreprises commerciales avec lesquelles elles entrent en concurrence.

Les ligues sont des unions plus désintéressées, mais souvent plus passagères et inspirées d'ordinaire par des motifs moraux ou patriotiques. Quelques-unes, comme la ligue antialcoolique, peuvent pourtant avoir une réelle action économique: elles font jouer la loi de l'offre et de la demande et peuvent ruiner la vente en raréfiant les acheteurs.

2. - La part de l'état: l'impôt.

Proposition 22. Pour prendre sa part des biens de consommation, l'État fixe de multiples impôts en tenant compte autant que possible des facultés contributives de chaque citoyen.

A) Explication.

§1221) Notions économiques. L'État en tant que personne morale a un budget où figurent de nombreuses dépenses, la plupart improductives ou de consommation, comme la défense nationale, le traitement des fonctionnaires, des allocations diverses, etc. Pour les couvrir, il a trois moyens: l'exploitation de domaines ou d'entreprises qui lui appartiennent, l'emprunt et l'impôt. Les deux premiers moyens, au point de vue économique, suivent les lois établies plus haut: l'État se présente comme un concurrent dans l'ensemble de la vie économique. Mais le troisième moyen lui est propre.

L'impôt est un prélèvement opéré par l'autorité publique sur l'avoir des citoyens, en vue de subvenir aux dépenses de l'État. Il prend de multiples formes qui peuvent se classer à divers points de vue.

Il y a d'abord l'impôt sur le capital ou sur le revenu. Le premier est plutôt rare, parce qu'une bonne économie est orientée vers la production et demande donc qu'on laisse intact le capital, pour vivre sur les revenus. Il existe cependant, soit sous forme de prestation extraordinaire (en temps de crise), soit surtout par les droits de succession. Mais l'ensemble des impôts ordinaires est un prélèvement sur les revenus des citoyens.

Pour tenir compte des facultés contributives de chacun, la part demandée n'est pas égale pour tous. On distingue ici l'impôt proportionnel, progressif et progressionnel.

L'impôt proportionnel demande un pourcentage fixe de chaque revenu: par exemple, si le revenu de 5000 francs donne 250 francs (5%), celui de 50000 francs donne 2500 francs. Mais les 2500 francs du second représentent une valeur bien moindre que les 250 francs du premier, comme le fait remarquer la théorie de la valeur marginale, car les premières tranches répondent à des besoins plus impérieux: pour tenir compte de ce fait, on a une deuxième forme d'impôt: l'impôt dit progressif.

L'impôt progressif demande un pourcentage qui va en augmentant avec la valeur du revenu: il commence plus bas, et peut même comporter des exonérations à la base, par exemple, jusqu'à 1000 francs; ensuite, le pourcentage commencé à 2% augmentera à chaque tranche de 1000 francs par exemple. Mais un tel système poursuivi jusqu'au bout finirait, dans les tranches élevées, par absorber tout le revenu. D'où une troisième forme dite progressionnelle.

L'impôt progressionnel est l'impôt progressif où la raison de progression va en décroissant, jusqu'à atteindre zéro; en d'autres termes, on fixe un taux maximum qui ne sera pas dépassé, tous les revenus inférieurs jouissant d'un taux qui diminue de plus en plus: c'est en quelque sorte un impôt régressif [°1659].

Cependant ces formes d'impôt ne peuvent s'appliquer que si le revenu est frappé directement: mais il peut l'être aussi indirectement, quand la matière imposée est ce qui le révèle [°1660], comme les transactions commerciales. D'où la distinction entre impôt direct et indirect, qui n'a pas le même sens aux yeux du fisc, et au point de vue économique.

Pour le fisc, l'impôt direct est celui qui frappe des situations permanentes et est perçu par des listes (rôles nominatifs) préparées d'avance: par exemple, l'impôt foncier, l'impôt sur les animaux, sur les autos, les taxes professionnelles, etc. L'impôt indirect est celui qui frappe des faits intermittents, comme les achats et ventes, et est perçu par des tarifs impersonnels.

Mais au point de vue économique, il faut tenir compte de l'incidence, c'est-à-dire des personnes qui réellement paient l'impôt: la taxe sur le tabac par exemple, exigée du commerçant, est incorporée au prix de vente et payée réellement par le fumeur.

Ainsi l'incidence est le fait que le prélèvement fiscal affecte réellement telle personne déterminée [°1661]. Elle doit être le vrai critère pour classer les impôts: a) directs, si l'incidence tombe bien sur ceux qui les paient; b) indirects, si ceux qui les paient rejettent l'incidence sur d'autres.

Tous les impôts de consommation sont par excellence des impôts indirects (au sens économique); comme ils frappent les marchandises indépendamment de ceux qui les consomment, le commerçant doit le verser au fisc, mais il le rejette sur l'acheteur en haussant le prix de vente. Il arrive ainsi que cet impôt se proportionne, non au revenu des citoyens, mais à leurs dépenses, dont l'augmentation ne correspond nullement à l'importance du revenu: surtout lorsqu'il s'agit de biens de première nécessité, comme le pain, les vêtements; un père de famille nombreuse, par exemple, s'il est prolétaire, devra y consacrer à peu près tous ses revenus, ce qui n'est le cas, ni du célibataire, ni du riche. Cet impôt devient souvent ainsi un impôt progressif à rebours, en demandant davantage à ceux qui ont le moins de facultés contributives. Il est pourtant fréquemment en vigueur, parce qu'il a un bon rendement, et qu'il atteint le contribuable presque à son insu, sans susciter les récriminations ni les fraudes [°1662].

Quant à l'impôt demandé nommément à chacun selon son revenu, s'il est payé par le contribuable désigné: (l'ouvrier selon son salaire, le paysan d'après sa récolte) il est alors un impôt direct. Mais pour les commerçants, il est un impôt indirect, car il est naturellement compté avec les autres frais pour déterminer le prix de revient et fixer le prix de vente - à moins que le vendeur, pour élargir son débouché en vendant moins cher, ne veuille le garder à son compte.

Ainsi l'État pour subsister doit nécessairement prendre sa part sur la consommation des citoyens en s'efforçant, sans y réussir parfaitement, de la proportionner aux possibilités de chacun. Ses interventions d'ailleurs ont pour résultat de rendre aux citoyens, et souvent d'une façon très avantageuse, des services compensateurs, soit d'ordre économique, soit d'ordre culturel. Mais il n'y a de soi aucun rapport entre l'importance des sacrifices demandés par l'impôt et celle des services reçus de l'État. Les rapports entre les deux échappent aux lois économiques et relèvent du principe du bien commun qui appartient à l'ordre moral.

B) Corollaires.

§1222) Phénomène de la double incidence. Nous venons de voir que, dans le cas de l'impôt indirect, l'incidence est reportée sur le prix des marchandises. Or le commerçant calcule son bénéfice, c'est-à-dire son revenu, selon un pourcentage par rapport au prix de vente: si donc celui-ci est augmenté par l'impôt, le revenu du commerçant s'accroîtra d'autant. Sans doute, en tant que consommateur, le commerçant paie lui aussi une part de l'impôt; mais l'incidence du prix sur son revenu compense exactement l'incidence de l'impôt sur le prix: cet homme paie son impôt sans diminuer en rien, semble-t-il, son pouvoir d'achat.

Ce cas de double incidence se retrouve en faveur des salariés lorsque la hausse des prix due aux impôts de consommation (première incidence) se traduit par une hausse proportionnelle des salaires (deuxième incidence); les ouvriers paient l'impôt en achetant leurs marchandises, mais cette dépense leur est restituée sous forme d'indemnité de vie chère, ou de salaire augmenté. Et comme celui-ci, à son tour, est incorporé par le patron à son prix de revient, la double incidence peut jouer pour lui comme pour ses ouvriers. Comment expliquer que l'État trouve des ressources sans que personne ne sacrifie de son revenu?

La solution de l'énigme est dans la vie économique réelle, dont le pouvoir d'achat représenté par le montant de l'impôt, des salaires, ou des bénéfices, n'est qu'un reflet. Si, en effet, l'État, faisant usage des ressources fiscales, utilise à son profit une part des biens produits, deux hypothèses sont possibles: ou bien la masse générale des biens produits reste inchangée, et alors, tout en gardant en théorie leur même pouvoir d'achat, les contribuables ne pourront acheter autant de marchandises: ils seront rationnés; ou bien, par un effort supplémentaire, la masse des biens augmentera, de sorte que tous soient satisfaits, en même temps que l'État. De toute façon, l'impôt réellement perçu correspondra à une prestation en nature en faveur de l'État, c'est-à-dire un prélèvement sur le revenu réel des citoyens.

§1223) 2. - Taxes de douane. Parmi les impôts, on peut compter les taxes imposées aux marchandises importées des pays étrangers et perçues à la douane: parfois aussi, mais plus rarement, demandées à la sortie de certains produits. Pour certains droits, spécialement ceux des denrées de consommation non produites dans le pays, les taxes de douane ont un but fiscal pur. Mais très souvent elles tendent aussi à protéger la production et le commerce intérieur, et font partie d'une politique de commerce international et de contrat entre nations, en sorte que leur action, bien que souvent importante au point de vue économique, relève de lois politiques plus hautes. C'est pourquoi les problèmes économiques se posent autrement dans les relations entre peuples qu'à l'intérieur des frontières. On ne peut encore concevoir l'ensemble du monde soumis à la loi de la concurrence, certaine nation étant spécialisée dans certaine production: en sorte qu'il serait avantageux, par exemple, de se fournir en blé de Russie et d'Amérique, d'acheter les trains en Angleterre, et les diamants à Anvers, etc. Le XIXe siècle avait fait l'essai de ce large «libre-échange», mais le XXe est revenu aux régimes protectionnistes. Cependant ces grands mouvements économiques internationaux seront mieux étudiés en sociologie.

§1224) 3. - Les emprunts. L'État recourt à deux sortes d'emprunts: les uns sont à court terme: comme les bons du trésor remboursables à 6 mois, ou 1 an au moins; l'État les pratique dans le cas où il a immédiatement besoin d'argent liquide, par exemple, pour payer le salaire de ses employés, mais avec la certitude de trouver ces revenus à la fin de l'année, par les impôts prévus au budget. - D'autres emprunts [°1663] sont à long terme et constituent ce qu'on appelle la dette flottante: elle s'est considérablement accrue ces dernières années, parce qu'elle est le moyen ordinaire de couvrir les dépenses d'une guerre. L'État s'en sert aussi pour se procurer les capitaux à investir dans les grandes entreprises d'utilité publique de caractère permanent. Cette méthode consiste à rejeter en grande partie le poids de l'impôt sur les générations futures, lorsque, le temps venu de rembourser les emprunts, il faudra y pourvoir par des impôts. Mais le procédé semble logique, lorsqu'il s'agit de financer des entreprises qui profiteront aux générations futures comme à la présente.

3. - L'équilibre économique.

Proposition 23. 1) Les divers facteurs économiques semblent évoluer dans le temps en dépendance mutuelle de façon à constituer la conjoncture; 2) celle-ci, même en régime de libre-échange, contient des éléments d'équilibre où les progrès de la production permettront largement à la consommation de répondre à la population grandissante; 3) mais le progrès n'est pas possible sans heurts, sources de crises dites cycliques, c'est-à-dire qui semblent périodiques.

A) Explication.

§1225) 1. - La conjoncture. On appelle conjoncture [°1664] en langage économique l'ensemble des phénomènes de la vie économique considérés à un moment donné, en tant qu'ils évoluent tous en dépendance mutuelle selon une certaine loi.

Il est aisé, en effet, de constater que des phénomènes tels que la production, soit agricole, soit industrielle, les institutions monétaires, crédits, banques, etc., les prix, les formes de commerce, les salaires, les impôts, etc., sont en continuelle variation. Or l'observation semble montrer qu'un changement important de l'un d'eux entraîne celui de tous les autres: une mauvaise récolte, par exemple, peut déclencher une hausse générale des prix, même dans l'industrie, et réagir sur les salaires et les transports; et, de prime abord, rien n'est plus vraisemblable, étant donné la loi d'interdépendance des marchés et des facteurs économiques que nous avons souvent vue à l'oeuvre jusqu'ici. D'où l'idée de la «conjoncture», notion très intéressante au point de vue de la science positive: car, s'il existe une évolution générale solidaire, elle doit être soumise à des lois qu'il serait possible de découvrir et qui permettraient la prévision de l'état futur de la vie économique.

La conjoncture se manifeste de deux façons: soit par des fluctuations de longue durée qui traversent les siècles; soit par des variations plus courtes et mieux connues, ponctuées par les crises (dont nous parlerons dans la troisième partie).

Pour mettre en évidence et caractériser les fluctuations de longue durée, le seul moyen décisif est l'observation: et comme les éléments en cause comportent pour la plupart un caractère quantitatif: prix, salaires, masses produites, temps, etc., on fera appel à la statistique, dont les tableaux récapitulatifs donneront des courbes où pourront apparaître, sous les variations de détails, certains mouvements d'ensemble.

Malheureusement, les documents statistiques dont nous disposons sont très insuffisants avant le XIXe siècle, et s'ils sont ensuite plus précis, ils ne concernent que le mouvement des prix: c'est au XXe siècle seulement qu'on se préoccupe en divers pays de les établir plus complètement. On a tenté cependant, en considérant le mouvement des prix comme un indice général de la vie économique, de préciser le sens de l'évolution. On reconnaît ainsi, à partir de 1820, une période de baisse jusqu'à 1850, suivie d'un temps de haut niveau jusqu'en 1873; puis une nouvelle période de baisse, et à partir de 1896 de hausse, qui se poursuit jusqu'en 1920 [°1665].

Mais il faudrait indiquer aussi comment les autres éléments de la conjoncture se rattachent à cette courbe des prix, et surtout interpréter la concordance des variations, sans oublier que si la production industrielle dépend surtout de l'homme, la variation des produits agricoles est due avant tout à des conditions atmosphériques [°1666] indépendantes des lois économiques. Les études poursuivies en ce sens ont le mérite d'aborder un vrai problème de science positive; mais les éléments de solution sont encore insuffisants pour apporter quelque certitude. Nous concluerons donc avec Nogaro qu'«en matière de fluctuation de longue durée, les théories qui prétendent expliquer des mouvements d'ensemble entre des phénomènes organiquement liés, risquent fort d'être pour le moins des anticipations prématurées» [°1667].

§1226) 2. - L'équilibre économique. Le cycle de la vie économique est essentiellement constitué par l'équilibre entre la production et la consommation. Dans la première étape, au stade familial, cet équilibre est directement obtenu: on produit dans la mesure des besoins à satisfaire, et l'excédent est mis en réserve (épargne) pour parer aux accidents ultérieurs. Mais dans l'étape très évoluée de l'économie mondiale, le même principe demeure: à travers les multiples phénomènes d'échange et de répartition, la production se règle nécessairement sur la consommation; et durant tout le XIXe siècle où prévalut le système du libre-échange, cet équilibre persista d'une façon généralement satisfaisante, sans qu'il y eut d'organes spéciaux préposés à son maintien. C'est que les lois économiques que nous avons reconnues jusqu'ici possèdent un principe capable de le réaliser. On peut le montrer soit du point de vue statique, soit du point de vue dynamique.

a) Équilibre statique: en supposant, durant une certaine période, que soit la production, soit la consommation, reste sensiblement stable, l'équilibre est le résultat de la loi de l'offre et de la demande. D'abord, les producteurs s'efforcent de prévoir les «débouchés» selon les désirs et les besoins de leurs clients éventuels, car la production peut exiger du temps: par exemple, s'il s'agit de déterminer le nombre d'hectares de blé et d'autres céréales à emblaver, ils peuvent s'informer par les statistiques sur le sujet; et ils sont instruits surtout par les demandes des commerçants dont l'office est précisément de suivre les désirs de la clientèle et de les signaler aux producteurs par leurs commandes, à moins que les producteurs eux-mêmes n'envoient leurs agents recueillir ces commandes.

Si pour un produit donné, il y a sous-production parce que la demande augmente, les prix montent, ce qui excite la production et rétablit l'équilibre; si au contraire, il y a surproduction, les prix baissent, et pour ne pas perdre, les fabriquants les moins favorisés se retirent, ou bien ils font des réserves, ce qui est une forme de l'épargne. La libre concurrence bien comprise est donc un facteur indéniable d'équilibre.

b) Équilibre dynamique: mais dans le cours des siècles, il faut tenir compte d'une double variation: celle de la consommation par l'accroissement de la population, et celle de la production par le progrès technique. Ces deux influences peuvent rompre l'équilibre non seulement sur un point, mais sur l'ensemble des secteurs économiques et déclencher les crises. Mais elles peuvent aussi se faire contrepoids, en sorte que la vie économique reste suffisamment d'aplomb.

Il est certain, d'abord, que les progrès de la production suivent, et souvent précèdent les accroissements de la population: les richesses minérales du monde sont loin d'être épuisées, et de nouvelles énergies se découvrent sans cesse à la science; qui peut dire, par exemple, les ressources futures de l'énergie atomique pour remplacer celles des gisements de houilles épuisés? [°1668] La fécondité du règne végétal et animal est plus débordante encore que celle de l'homme, en sorte que leur rendement peut sans cesse s'adapter aux nouveaux besoins, d'autant plus qu'en se multipliant, l'humanité n'augmente pas seulement le nombre des consommateurs, mais aussi des producteurs. Bien plus, certaines crises, comme celle de 1930, sont caractérisées par la surproduction, c'est-à-dire par une surabondance de biens offerts aux hommes. Nul ne peut dire ce que deviendra notre planète dans un lointain avenir, mais pour les quelques siècles auxquels s'appliquent efficacement nos prévisions scientifiques; il apparaît que les progrès de la production couvriront largement ceux de la population.

Il reste pourtant un problème d'adaptation immédiate, spécialement à l'intérieur de chaque nation; si par exemple, l'une d'elles comme l'Italie ou l'Allemagne, est momentanément surpeuplée, la solution relève d'une saine politique capable de trouver l'aide internationale par des moyens tels que l'émigration et la colonisation [§1314, °1669].

Au point de vue économique, on doit dire ici que le retour à l'équilibre est dominé par la loi des débouchés, ainsi formulée par son auteur, J. B. Say: «Les produits s'échangent contre les produits»; la monnaie, finalement, n'est qu'un simple intermédiaire. Pour qu'un surplus de marchandises trouve des acquéreurs, il faut que ceux-ci aient un pouvoir d'achat suffisant, qu'ils trouveront en produisant eux-mêmes plus de marchandises. Ainsi, la multiplication des biens tend, de soi, à se résoudre en échanges équilibrés. Mais cette vue très ample est aussi trop simple: on doit noter que tous les produits ne sont pas également multipliables, et surtout que les besoins ne sont pas tous indéfiniment extensibles. L'afflux des produits ne sera donc un facteur d'équilibre que s'ils se multiplient «en tenant compte de l'élasticité de la demande pour chaque produit offert» [°1670]; et en se fiant uniquement au mécanisme de l'offre et de la demande, il y a souvent un retard d'adaptation nécessaire, d'où le phénomène des crises.

§1227) 3. - Les crises cycliques. On peut appeler crise, en général, dans l'activité économique, une période d'ascension accélérée dont le sommet est marqué par un événement catastrophique, krach boursier suivi de faillites bancaires et industrielles nombreuses, ce qui détermine un ralentissement des affaires et un certain temps de marasme et de stagnation, suivi peu à peu d'une nouvelle reprise. Le langage courant donne au terme un sens péjoratif et l'applique surtout au renversement inauguré par la catastrophe économique: celle-ci est la crise au sens strict, qui permet de dater le cycle ou la fluctuation économique, ascension et redescente, appelée crise en général.

Or, tout en notant dans le mouvement séculaire une tendance constante au progrès, on a constaté que, depuis le début du XIXe siècle, des crises économiques bien caractérisées se succèdent régulièrement à peu près tous les 10 ans. On en signale en 1815 - 1825 - 1836 - 1847 - 1857, en sorte qu'en 1860, l'économiste Cl. Juglar en faisait déjà la théorie; puis en 1864 - 1873 - 1882 - 1891 - 1900 - 1913; enfin la grande crise de 1929, avec rechute en 1938. Ce fait remarquable a suggéré l'idée de crises cycliques, ou fluctuations périodiques, dont la succession s'expliquerait, non pas par des accidents historiques, mais par une loi due aux réactions des facteurs de la conjoncture. La détermination de cette loi permettrait de prévoir le retour de ces crises, et aussi d'en atténuer les effets douloureux pour beaucoup.

Mais, d'abord, leur périodicité décennale n'est pas absolument certaine; elle dépend en effet de la manière dont on envisage le phénomène, sur le plan national ou mondial. S'il s'agissait d'une loi naturelle, elle s'exercerait universellement, et les crises dont on parle ont bien en effet plus ou moins le caractère universel; mais directement, elles affectent tel ou tel pays avant de se répercuter dans les autres. Ainsi les crises du XIXe siècle se sont manifestées surtout en Angleterre et en France;... celle de 1873 éclate à Vienne; la crise de 1882 est surtout française, mais celle de 1900 est une crise allemande à peine ressentie en France. Par contre, la crise de 1903-1904 est américaine, ainsi que celle de 1907. La crise de 1920 a débuté au Japon; celle de 1929 a ébranlé le monde entier, mais elle a commencé par un krach qui a éclaté à New-York. Si donc on définit la crise au sens strict comme un déséquilibre soudain dans l'évolution économique, elle apparaîtra comme un phénomène qui se produit en des lieux divers et à des intervalles de temps assez irréguliers. Ainsi le progrès s'est poursuivi en Grande-Bretagne depuis 1866 sans grand soubresaut, et en France depuis 1882.

De même, plus d'une fois des circonstances extra-économiques que nous signale l'histoire interviennent incontestablement comme cause explicative des crises: ainsi les guerres, comme celles de l'Empire (1815), ou celles de 1870 et de 1914, sont suivies d'activité économique intense; motivée par les réparations, dont l'excès amène des crises.

On peut cependant considérer que les catastrophes locales, début des crises, sont préparées par des facteurs généraux agissant partout à la fois; elles ne seraient ainsi que l'occasion déclenchant un phénomène réellement universel, et dû à une loi économique. De même, pour déterminer celle-ci, on peut s'efforcer d'éliminer prudemment l'influence des autres facteurs en étudiant par exemple les périodes plus calmes, comme celles de 1875-1890, et 1900-1913.

Or, en prenant le phénomène dans son ensemble, on peut voir à l'oeuvre la loi d'intérêt jouant en deux sens opposés, avant et après la crise au sens strict. La période d'essor semble généralement inaugurée par une application massive de nouveaux moyens techniques. Leur mise en oeuvre exige des investissements considérables: d'où appel à l'épargne, développement des opérations de crédit par les banques. Pour réaliser le nouveau progrès, beaucoup d'ouvriers sont nécessaires: c'est le temps des hauts salaires, et le facteur «travail» incline à donner à plein: il y a peu de chômage. Le pouvoir d'achat étant en général bon, les espoirs de réussite et de profit sont grands; les crédits s'enflent, les valeurs boursières montent, et facilement d'une façon exagérée et imprudente, c'est-à-dire sans que la réalité des affaires réponde aux espoirs exacerbés par la spéculation. Il est inévitable qu'un tel mouvement s'arrête, en se heurtant au réel. Dès que la production surexcitée a dépassé le niveau des besoins, les prix baissent (loi de l'offre et de la demande), les banques retirent leurs crédits, les affaires mal engagées croulent; c'est le krach et la faillite: d'où un chômage intense. Dès lors, selon la loi des débouchés, la restriction de la production et du pouvoir d'achat de beaucoup entraîne le ralentissement des autres branches de l'économie: c'est la période de dépression toujours assez longue, car les épargnants et les banques, rendus prudents par la dure leçon, restreignent les crédits indispensables: seules subsistent les affaires solides répondant aux besoins permanents de l'humanité. Mais le souvenir de l'échec s'estompe peu à peu: une reprise se dessine, et le cycle recommence.

Il faut pourtant ajouter à ces éléments d'explication l'influence du marché agricole dont les variations sont déterminées par des causes extra-économiques. Une bonne récolte, par exemple, en multipliant l'offre, fera baisser les prix, et l'épargne réalisée de ce côté ira stimuler l'industrie. Ainsi la crise de 1929 fut aggravée par une série de bonnes récoltes qui doubla la surproduction industrielle d'une surproduction agricole.

Malgré ces éléments d'imprécision, la constatation de ces lois générales de la conjoncture peut aider à prévoir les effets des crises pour y parer; un organisme privé, aux États-Unis d'Amérique, la «Babson statistical organisation» (fondée en 1917) s'est même efforcé par des méthodes de statistiques d'annoncer à l'avance l'évolution de l'économie; mais ses prophéties ne se sont pas réalisées [°1671] et un tel espoir d'applications scientifiques semble prématuré.

B) Corollaires.

§1228) 1. - L'économie dirigée. Les crises révèlent dans l'économie de libre concurrence un certain manque d'adaptation entre la production et la consommation, qui se traduit surtout par le chômage et la surproduction. Un certain chômage est inévitable, surtout par l'application de nouvelles techniques: d'où son nom de chômage technologique. Le résultat des machines, en effet, est de diminuer le besoin d'ouvriers, tout en augmentant le rendement. En période d'essor, un certain nombre d'ouvriers ainsi libérés retrouvent du travail en d'autres industries similaires, et après quelque temps, dû à la difficulté de réadaptation, le chômage finit par se résorber. Mais en période de dépression, il prend d'inquiétantes proportions. On a vu ainsi, vers 1930, 15 millions de chômeurs aux États-Unis, 5 millions en Allemagne, 2.5 millions en Grande-Bretagne, 200000 en Belgique, etc.

La surproduction est un fait non moins indéniable, surtout peu avant la crise; en ne voyant que le profit, les producteurs dépassent les besoins. Voici quelques exemples de ces excès:

«De 1921-1922 à 1927-1928, la production mondiale du blé (Chine et Russie exceptées) avait donné des excédents variant de 8 à 108 millions de boisseaux. De 1928-1929 à 1931-1932, les excédents atteignirent de 270 à 340. Aussi les prix fléchirent-ils de plus de 50%.

Un économiste américain, M. Stuart Chase, écrivait dans le Harper's Magazine, à la fin de 1930:

L'industrie automobile américaine est aujourd'hui équipée pour produire 8 millions de voitures par an, alors que la consommation d'automobiles en 1929 n'a pas dépassé 6.295 millions de voitures. L'industrie de la chaussure peut produire 900 millions de paires par an. La consommation américaine n'est que de 300 millions de paires. Les mines sont équipées pour produire 750 millions de tonnes de charbon par an, alors que le marché américain ne peut absorber que 500 millions de tonnes. Les puits de pétrole peuvent produire 6 millions de barils par jour, tandis que la consommation correspondante n'a jamais dépassé 4 millions de barils. La capacité de production de l'acier aux États-Unis est de 56 millions de tonnes; elle a dû être réduite à 40 millions de tonnes en 1930. L'industrie lainière avait, en 1927, une capacité de production de 1.750 millions de dollars. La production est actuellement de 656 millions de dollars»
[°1672].

Le plus humiliant est qu'une telle abondance s'accompagne bientôt de sous-consommation, parce que beaucoup, étant ruinés ou chômeurs, ne disposent plus du pouvoir d'achat nécessaire pour acquérir les biens disponibles.

Ce désordre suggère l'idée d'une économie dirigée: ne vaudrait-il pas mieux, en effet, au lieu de laisser l'équilibre s'établir de lui-même, le réaliser consciemment par un plan de production, répondant précisément aux besoins réels? Telle est l'idée directrice des Soviets de Russie. D'autres cherchent le même résultat par l'organisation professionnelle, adaptation moderne des corporations du Moyen Âge. Sous ce régime, les professions sont monopolisées par ceux qui les exercent sous l'autorité des pouvoirs publics: elles déterminent les quantités à produire en raison des besoins prévus; elles limitent le nombre des producteurs et leur recrutement; elles fixent les procédés de fabrication et les conditions de travail; elles combinent les prix et les salaires de façon à donner une rétribution convenable à chacun des participants. Ces solutions dépassent la science positive pour faire appel à des principes moraux, et nous les examinerons plus bas [§1299, sq.]. Disons seulement ici que, pour réussir, toute économie dirigée ou planifiée devra déterminer un ensemble de prix de vente assez proche du prix de revient, de même que la libre concurrence atteint précisément l'équilibre économique en réalisant ce résultat.

§1229) 2. - Le Malthusianisme [°1673]. Malthus, économiste anglais, dans son ouvrage: «Essai sur le principe de la population» (1798), montrait qu'à chaque génération (environ tous les 25 ans) la population s'accroît normalement selon une progression géométrique, et il croyait qu'en face de ces nouveaux consommateurs la production de subsistances ne pouvait s'accroître que selon une progression arithmétique; d'où un écart formidable en peu de temps. Pour parer à ce défaut, il faut nécessairement freiner la natalité; ce sera l'effet, ou des fléaux naturels (famine, peste, guerre), ou de moyens volontaires, le vice; ou enfin la contrainte morale; et il concluait à la nécessité de ce dernier moyen, le seul raisonnable et vertueux [°1674], pour adapter la production à la population.

Malgré la grande part de vérité de cette théorie, l'événement ne semble pas vérifier le pessimisme malthusien. D'une part, la population mondiale est loin de s'accroître au rythme prévu: ainsi, en Europe, après un puissant essor au XIXe siècle, elle tend à se stabiliser, et même à diminuer; ceci pourtant ne dément pas nécessairement Malthus, car ce fait pourrait bien être le résultat des trois freins prévus, surtout le second, le vice [°1675]. - Mais, d'autre part, comme nous l'avons vu, les progrès de la production peuvent être accélérés par les nouvelles techniques au point de répondre, et même surabondamment, à tous les besoins des générations multipliées.

Néanmoins, l'adaptation de la production des biens terrestres, et spécialement des moyens de subsistance, aux besoins de l'humanité croissante, pose un vériable problème. Pour le résoudre, ainsi que plusieurs autres concernant la vie économique, nous devons aborder le point de vue de la morale, science normative.

[précédente] [suivante]

| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie