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Éthique (§1262 à §1297)

Article 2. Le problème du travail.

b112) Bibliographie spéciale (Le problème du travail)

§1262). Le travail, en général, pris dans toute son extension, dépasse largement l'ordre économique; mais les règles morales qui le régissent doivent d'abord être établies comme principes de solution indispensables.

Dans l'ordre économique; le problème peut d'abord être considéré en soi, indépendamment des circonstances historiques; le travail apparaît alors avant tout comme un facteur de production, dont le revenu est le salaire: d'où la question morale du contrat de travail appelé salariat. Mais dans le système actuel de l'entreprise capitaliste, la situation inférieure des travailleurs, source de nombreux abus, a suscité un puissant mouvement de réforme dont le couronnement doit se chercher dans l'organisation professionnelle.

C'est pourquoi nous réserverons ces deux derniers aspects pour les articles suivants; et nous traiterons ici les deux premiers en deux paragraphes:

1. Le travail en général.
2. Le salariat.

1. - Le travail en général.

Thèse 19. 1) Le travail en général, comme moyen providentiel d'atteindre le but de la vie, est pour tout homme une obligation constante; 2) mais le travail économique n'en est qu'une partie, dont peut légitimement dispenser une raison de bien commun, et que tend à restreindre le progrès technique.

A) Explication.

§1263). Nous avons défini le travail humain en général comme: toute activité consciente ordonnée vers un résultat à produire [§1153]. Ainsi compris, il couvre la presque totalité de notre vie humaine, soumise à la loi morale (c'est-à-dire formée par nos actes de volonté délibérée): il ne laisse hors de lui que deux choses:

a) le repos, compris comme absence d'activité humaine, dont le type est le sommeil, qui reste pourtant soumis à la loi morale en tant que librement voulu.

b) une activité prise comme fin en soi: avant tout, l'activité immanente, surtout intellectuelle, où l'on doit placer le but de la vie: ainsi la prière, la liturgie et l'oraison, et aussi les hautes spéculations et les diverses formes de beaux-arts, prises en elles-mêmes, ne réalisent plus la notion de travail. Il n'y a travail intellectuel que si les opérations de l'esprit sont ordonnées à un résultat extérieur à produire.

De même, par comparaison ou participation, semble-t-il, avec ces hautes activités où nous trouvons un commencement de béatitude en atteignant partiellement le but de la vie, on exclut du travail le jeu et l'exercice [Cf. les définitions au §1153], parce que ces activités, même réalisées à l'extérieur, ne semblent avoir d'autre but qu'elles-mêmes: ou le perfectionnement des fonctions, ou le plaisir qu'elles procurent; et si on n'en fait pas un but, on les conçoit comme un repos.

De même, dans l'ordre économique, on exclut du travail l'activité de consommation.

Le travail pris ainsi en général n'est rien d'autre que l'effort de l'homme pour atteindre le but même de la vie, qui est ici-bas le degré le plus haut possible de civilisation où s'épanouit pleinement la gloire de Dieu. C'est pourquoi, selon les éléments constitutifs de la civilisation [§1072], on doit en distinguer deux grandes formes:

1) Le travail économique: celui dont le résultat est un bien utile ou service économique, et qui peut être, comme nous l'avons dit, intellectuel, corporel ou mixte. Il sera étudié au paragraphe suivant.

2) Celui qu'on peut appeler le travail culturel ou le travail désintéressé, qui est «l'ensemble des activités humaines au service de la civilisation, en dehors de l'ordre économique»; par exemple, l'enseignement des maîtres d'écoles ou des professeurs d'universités, et le travail de leurs élèves. En tant qu'elles sont au service de la civilisation, ces activités ne sont pas encore le but, mais un moyen qui y mène, et elles gardent ainsi le caractère d'un vrai travail. On peut appeler ce travail «désintéressé», par opposition au profit matériel qui est l'intérêt au sens strict, moteur de l'ordre économique; il est en particulier l'objet de ce qu'on appelle les «professions libérales».

Bien que souvent les deux aspects, culturel et économique, se compénètrent dans l'activité humaine, cette distinction répond clairement à un grand nombre de faits, et elle s'impose d'autant plus que le progrès technique et le développement du machinisme qui en découle tend à réduire le travail manuel, tout en lui donnant un meilleur rendement, comme le montre l'économie positive.

On ne peut en conclure que l'homme pourra se libérer de la loi du travail; car en prenant celui-ci au sens général qui englobe les deux formes, il est, au contraire, selon notre thèse, une obligation constante pour tous. Si le progrès nous libérait du travail économique, c'est le travail culturel qui deviendrait un devoir.

Cette obligation est dite «constante», parce qu'elle n'a d'autres limites que les forces mêmes de la nature humaine. Ainsi, les enfants en bas âge n'y sont pas encore soumis, et leur occupation légitime est le jeu; pour les adultes, il y a des temps raisonnables de repos, de «réfection» physique et psychologique, réglés par la vertu de tempérance [§1238]; la vieillesse ou la maladie légitiment d'autres exceptions. Mais hors ces cas de nécessité, la loi du travail est universelle et constante.

B) Preuve.

§1264) 1. - La loi du travail. La loi naturelle impose à tout homme sans exception l'obligation fondamentale de tendre au but de la vie. L'homme a reçu de la Providence la raison, d'abord pour prendre conscience du vrai but de la vie, et la conscience morale est sa force pour découvrir et réaliser, à la lumière de la prudence, ce qui est nécessaire ou utile pour atteindre ce but.

Or le travail pris en général est précisément l'ensemble des activités humaines qui constituent les moyens pour atteindre le but de la vie.

Nul ne peut donc s'y soustraire sans violer la loi fondamentale de sa nature; et comme cette loi urge tant qu'on n'est pas au terme, le devoir de travailler ne cesse qu'avec la vie ou les limites de nos forces. Les formes de ce travail sont très variées, selon la diversité des vocations assignées par la Providence à chaque personne. Mais l'homme oisif, fût-il noble ou riche, renonce à sa destinée, à sa dignité d'homme. La paresse, en ce sens, est un vice radical; elle est proclamée à bon droit «mère de tous les vices».

§1265) 2. - Le travail économique. Il ressort cependant des explications données que le travail économique n'est qu'une partie du labeur imposé par la nature, de même que l'ordre économique n'est qu'un premier élément de la civilisation. Le premier élément, non par la dignité, mais par la nécessité, en considérant le but immédiat à obtenir ici-bas, la civilisation, comme bien temporel; car les besoins matériels sont les plus impérieux, et leur satisfaction est une condition indispensable pour le développement des autres activités de soi plus hautes, sciences, arts, etc.

Malgré cette nécessité qui oblige beaucoup d'hommes à «travailler pour vivre» (dans le sens de travail économique et même manuel), on constate cependant que plusieurs y échappent, comme autrefois la noblesse.

a) Il est certain d'abord qu'une raison de bien commun peut légitimer ces exceptions. En effet, le bien commun étant «ce degré supérieur de perfection que l'entraide sociale nous permet d'atteindre», ceux qui s'y dévouent travaillent avec une spéciale efficacité au progrès de la civilisation, procurant à eux-mêmes et à tous les membres de la société les meilleurs moyens de réaliser leur destinée. Il est certes légitime qu'en retour de ce service éminent, ils reçoivent des travailleurs économiques ce qui est requis pour leurs besoins matériels [°1704].

b) D'autre part, le simple privilège de la richesse, soit conquise par des affaires prospères, soit surtout obtenue par héritage, n'est pas un titre moralement suffisant à lui seul pour dispenser du travail économique; celui qui en jouit reste obligé, en compensation, de fournir un travail intellectuel qui légitime cette dispense.

Mais celui-ci, semble-t-il, peut être conçu de deux façons:

1) Ce peut être un dévouement explicite au bien commun; comme l'application aux oeuvres sociales, aux oeuvres de bienfaisance, ou à la carrière militaire, etc. Ainsi, l'ancienne noblesse justifiait ses privilèges économiques en «servant» sans rétribution le Prince dans les affaires militaires et politiques.

2) Mais ce peut être aussi une activité purement personnelle, un effort de formation intellectuelle, artistique et morale. Souvent, sans doute, le progrès des arts ou des sciences a indirectement d'heureux effets pour le bien commun; mais si un tel travail culturel se réalisait d'une façon toute individuelle, un peu à la façon de la sagesse des néoplatoniciens du IIIe siècle, la pure raison pourrait taxer cette conduite de moins noble et de moins généreuse, mais il lui serait difficile de la condamner comme moralement mauvaise. II faut ici faire appel, comme complément, à la morale chrétienne qui impose à tout homme un devoir de charité et d'entraide pour ses semblables [°1705].

C) Corollaires.

§1266) 1. - Devoir et conseil. Il ne faut pas comprendre l'universalité et la constance de la loi du travail comme si tout travail sans exception était l'accomplissement d'une stricte obligation. Il y a des actes de dévouement qui répondent à la définition du travail en général, et qui sont des formes meilleures de bien moral, objet non d'un devoir, mais d'un élan spontané, ou de conseil. Par exemple, s'engager volontairement en temps de guerre et demander à aller au front; ou consacrer sa vie au soin gratuit des malades pauvres, comme les Petites Soeurs de l'Assomption, etc. Mais de tels «laborieux» accomplissent évidemment, d'une façon éminente, la loi générale du travail.

§1267) 2. - Travail et civilisation. La thèse a montré l'étroite dépendance de ces deux notions. C'est pourquoi le communisme, en identifiant la civilisation avec la prospérité économique, ne reconnaît que le seul travail économique; et il lui applique dans toute sa rigueur la loi du travail en général: tout citoyen, tout homme doit être un «producteur», directement ou indirectement, sous peine de perdre sa raison d'être [°1706].

Mais en s'en référant a la vraie notion de civilisation, on découvre au-dessus du travail économique, plusieurs formes d'activités où se concrétise le travail culturel:

a) L'activité scientifique, avec tous ses aspects de recherche, d'étude et d'enseignement, en commençant par l'instruction devenue obligatoire jusqu'à 14 et même 16 ans, et qui peut se poursuivre jusqu'à l'Université [°1707].

b) L'activité éducative qui complète l'instruction par un travail de formation morale: elle est souvent exercée par les mêmes personnes que la précédente; mais elle peut aussi s'en distinguer, par exemple, dans les oeuvres d'éducation, comme scoutisme, patronages, etc.

c) L'activité esthétique: le progrès vers le bien et le vrai se couronne par l'amour du beau, qui est un des besoins les plus élevés de notre nature, et très proche du but de la vie: Dieu étant la beauté même. Cette activité peut s'exercer en tous les arts libéraux: peinture, sculpture, architecture, littérature, théâtre [°1708], etc., et aussi les travaux d'urbanisme et d'ornementation des habitations, en tant qu'ils complètent dans l'ordre du beau la pure nécessité de se loger.

d) Les activités de bienfaisance, concernant l'hygiène, les sports et la culture physique [°1709], la préservation de la santé; puis les secours en cas d'accident ou de maladie ou le soulagement de la misère: services sociaux, fonctions d'infirmiers, infirmières ou médecins. Cette forme de travail répond, il est vrai, à un besoin corporel et touche ainsi à l'ordre économique; mais elle n'y entre pas pleinement, parce qu'elle produit, non une marchandise, mais un bien, autant et souvent plus spirituel que corporel. Aussi, le médecin, par exemple, reçoit-il comme rétribution des honoraires, non un salaire; et il exerce une profession libérale, comme l'avocat ou le juge.

e) Les activités civiques et politiques, que la démocratie tend à distribuer à un plus grand nombre; elles comprennent toutes les fonctions propres à l'État, selon son triple pouvoir législatif, exécutif, judiciaire, y compris celle de protection: l'armée, la gendarmerie. Il faut y rattacher tous les fonctionnaires de l'État qui tiennent, avons-nous dit, un rang à part parmi les ouvriers. La vraie raison en est que leur travail est directement au service du bien commun: il participe ainsi à la dignité du travail culturel, et il peut justement assurer certains avantages. Il impose aussi des devoirs spéciaux.

f) Enfin, l'activité religieuse qui, même au point de vue de la pure raison, devrait non seulement prendre une partie de la vie individuelle, mais être confiée dans la société à certains hommes choisis [°1710]. Dans l'ordre actuel de la Providence, elle est réservée à l'Église, société surnaturelle dont nous avons indiqué plus haut les rapports essentiels avec l'État [§1139].

Toutes ces activités constituent un travail de soi préférable à la forme économique, parce qu'elles conduisent plus directement au but de la vie. Et maintenant que le progrès technique rend de plus en plus possible une économie d'abondance, où le travail économique, surtout corporel, pourra être considérablement réduit, la loi morale demande que l'on oriente l'excédent de forces ainsi libérées vers la production des biens spirituels, selon les six formes signalées. Dans ce domaine, en effet, il n'y a pas à craindre la surproduction, parce que le progrès spirituel n'est pas limité comme les besoins corporels que vient saturer la production économique. Cette solution suppose évidemment que le régime en vigueur assure la subsistance de tout travailleur, soit économique, soit culturel. Ce n'est pas le cas, nous l'avons vu, du régime communiste, ni du capitalisme, comme nous le dirons, mais c'est le programme du corporatisme. Si donc l'État, gardien du bien commun, se doit de réaliser cette orientation demandée par la loi naturelle, il le fera avant tout en favorisant ces associations professionnelles.

§1268) 3. - Caractère social du travail. C'est d'abord pour vivre individuellement, ou pour atteindre personnellement le but de la vie que l'homme travaille. Mais comme ce but, qui est la civilisation, est le fruit de l'entraide sociale, mieux l'humanité le réalise et plus apparaît le caractère social du travail. Il est très apparent en économie évoluée où domine l'échange et les grandes entreprises. Il se manifeste de même en beaucoup de formes de travail culturel. Ici pourtant, l'aspect personnel reprend ses droits, parce que chaque âme spirituelle a sa destinée propre, son rôle assigné par la Providence pour réaliser la gloire de Dieu; et le bien commun social est lui-même au service de cette destinée personnelle. Notre position est ainsi à égale distance des exagérations libérales ou communistes.

§1269) 4. - Dignité du travail. On peut la considérer de deux façons:

a) Au point de vue du travail en lui-même: c'est surtout la forme culturelle qui a dignité et noblesse; pourtant, la forme économique, et même manuelle, y participe, comme ordonnée à son rang à conduire au but de la vie, la gloire de Dieu.

b) Mais il faut considérer aussi la personne humaine du travailleur, inséparable de son travail, celui-ci n'étant que l'exercice de ses fonctions corporelles ou mentales. Or, son caractère spirituel lui confère une haute dignité, par laquelle elle relève directement de Dieu, comme nous l'avons dit à propos du droit [°1711].

C'est pourquoi le travail de l'homme n'est pas une marchandise, ce qui signifierait qu'il n'a qu'une valeur économique ou matérielle; il a, au contraire, avant tout, une valeur spirituelle, morale et culturelle, parce qu'il est pour l'homme le moyen providentiel d'atteindre le but de la vie: la gloire de Dieu [°1712].

§1270) 5. - Le droit au travail. La théorie du droit au travail de L. Blanc [PHDP, §482, (2), 4] a une bonne part de vrai; car à l'obligation du travail pour tout homme correspond un certain droit d'en trouver pour atteindre le but de la vie. De là, sans doute, ne découle pas pour l'État le devoir d'occuper coûte que coûte les chômeurs; mais la justice demande que le système économique en vigueur fournisse normalement à chacun le moyen de vivre, comme contre-partie du travail fourni: qu'il soit, comme nous l'avons dit, travail économique ou travail culturel.

§1271) 6. - Travail et peine. Ce n'est pas sans raison que l'on unit souvent ces deux choses, bien qu'il n'y ait entre elles aucun lien essentiel.

a) La peine exprime simplement le sentiment de souffrance ou de douleur causé par un mal ou une privation de bien. On peut, au point de vue moral, la trouver au terme de la vie, dans la sanction du péché: mais elle ne se réalise ainsi que dans la vie future. Ici-bas, où toutes nos activités ont encore raison de «moyen», la peine se manifeste soit comme sanction particulière appliquée par l'autorité sociale, soit comme épreuve, source de mérites ou de formation morale.

b) Or le travail, sous ses deux formes, culturelle et économique, se rencontre avec la peine par deux côtés: d'abord, parce qu'il constitue la plus grande partie de la vie présente et la matière de fréquentes épreuves; puis, parce que tout ce qu'on exclut du travail: le repos ou l'activité de jouissance, est radicalement incompatible avec la peine.

Il n'y a pourtant aucun lien nécessaire entre les deux: car d'authentiques peines, comme les maladies, ne constituent aucun travail; et il y a des formes de labeur, celles qui sont bien proportionnées a nos forces physiques ou psychologiques, qui s'accompagnent d'un réel plaisir, selon les lois de la psychologie [§1153 et §745].

Bref, il est également erroné, en morale, de proclamer tout travail une peine, ou de vouloir tout travail agréable. Le travail (culturel ou économique) est un devoir qui s'impose, même s'il est pénible, où la morale permet de trouver un réel plaisir comme en tout acte bon, mais sans oublier que le bonheur définitif n'est point dans le chemin (lieu de travail), mais au terme de la vie.

2. - Le salariat.

Thèse 20. Le salariat, pris en soi, est fondé sur un contrat de louage moralement légitime. 2) Mais dans les circonstances normales, le juste salaire doit être un salaire familial.

A) Explication.

§1272). Nous avons constaté l'existence du salariat [§1208] comme un phénomène complexe et très répandu. Pour en apprécier la valeur morale, il importe d'abord de mettre à part les ouvriers de l'industrie, et de distinguer deux points de vue:

1) Le salariat au sens restreint et péjoratif: qui est le régime économique du prolétariat ouvrier dans l'entreprise capitaliste actuelle. Nous l'examinerons à l'article suivant.

2) Le salariat pris en soi ou en général: qui est le phénomène économique où le travailleur reçoit sa rémunération (appelée salaire) d'un employeur, sous l'autorité et la direction duquel il accomplit un acte de production déterminé. Ce qui le caractérise est donc une forme spéciale d'association entre deux hommes, en vue d'obtenir un résultat (d'ordinaire, une production économique).

a) L'un, appelé employeur (et souvent aussi maître ou patron) est le chef qui a conçu le but et prend la direction et la responsabilité de l'exécution; dans l'entreprise, il fournit les capitaux, et a seul le rôle de chef d'entreprise.

b) L'autre, l'ouvrier salarié, coopère seulement à l'exécution sans encourir les risques ni participer aux espoirs de l'affaire: sa rétribution fixée d'avance est assurée, immédiate, indépendante du rendement de l'entreprise.

Cette rétribution est nécessairement d'ordre économique, le plus souvent une somme de monnaie, parfois aussi, en tout ou en partie, une quantité déterminée de biens utiles ou marchandises (salaires en nature).

§1273). Le salariat ainsi défini répond, au point de vue moral, à la définition du contrat bilatéral; mais pour en déterminer davantage la nature, il convient d'en préciser l'extension:

1) Il faut d'abord en exclure les formes supérieures du travail culturel, non seulement le travail gratuit qui n'est plus un contrat bilatéral, mais celui-là même qui assure au travailleur sa subsistance matérielle, chaque fois que la dignité de la fonction l'exige ou que l'initiative est laissée au travailleur. Ainsi la liste civile du Roi, les indemnités parlementaires, les honoraires des avocats, des médecins, etc. ne sont pas des salaires; la légitimité de ces rétributions découle des éminents services rendus; elles suivent les règles de la coutume et de l'équité.

2) Le cas est plus incertain pour les petits «travailleurs intellectuels», comme beaucoup d'instituteurs ou professeurs, et les employés subalternes de l'État; ils ne sont pas des producteurs, leur fonction étant au service de la culture et du bien commun; mais il ont des chefs qui les dirigent, et parfois leur subsistance dépend totalement de leur traitement. À ce dernier point de vue, on les range souvent parmi les salariés: leur rétribution est prévue d'avance, immédiate et certaine; cependant, on ne peut la dire «indépendante du rendement de l'entreprise», parce qu'ils ne sont attachés à aucune entreprise économique.

3) Dans l'ordre économique même où se réalise mieux le salariat, un doute subsiste pour les gros traitements alloués à certains travailleurs intellectuels. On pourrait dire qu'ils ont un chef dont dépend leur nomination, et ils ont bien une rétribution fixée d'avance, certaine, indépendante du rendement de l'entreprise. Mais, ou bien ils gardent l'initiative de leur travail (par exemple les avocats-conseils, techniciens, savants, attachés, etc.), ou ils participent à la direction de l'affaire.

4) Enfin, non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les ouvriers de ferme et les domestiques ou gens de service réalisent pleinement les conditions requises. Aussi distinguerons-nous dans le salariat pris en soi deux formes de réalisation:

a) le salariat sous sa forme pure, comprenant les ouvriers qui, en retour du salaire, ne coopèrent qu'à l'exécution de l'entreprise économique.

b) le salariat sous sa forme mixte, où le travail répondant au salaire participe soit à l'ordre culturel et au service du bien commun, soit à la direction de l'entreprise économique.

Or, le salariat sous sa forme pure réalise bien la définition du contrat de louage «par lequel on cède l'usage d'un bien dont on garde la propriété, contre une certaine rémunération» [§1241, (B, b, 3)]. L'objet de ce contrat est la personne même de l'ouvrier qui est mise «à la disposition de l'employeur». La propriété directe en est réservée, mais le droit d'usage en est cédé, contre rétribution.

Mais de même que le propriétaire d'un terrain ou immeuble peut, en le louant, fixer diverses clauses, concernant par exemple le paiement des impôts, certains droits d'usage qu'il peut se réserver, etc., ainsi le contrat de travail comporte diverses clauses librement discutées et consenties entre employeurs et salariés. Elles regardent non seulement le salaire lui-même, sa forme, son taux, le mode de paiement; mais aussi diverses garanties concernant la liberté de conscience, les droits politiques, etc., ou concernant la sécurité, la réparation des accidents; les conditions d'hygiène et de moralité; les préavis requis pour cesser le contrat; le genre du travail à fournir, son intensité, sa rapidité, sa durée, les repos ou congés; en un mot, toutes les circonstances ayant trait à l'usage des forces humaines, physiques et mentales, qu'il s'agit de céder.

Il reste pourtant une différence importante entre le salariat et le louage du sol: ce dernier est un bien inerte, n'ayant aucune exigence morale; il peut être mis totalement à la disposition d'un autre. Au contraire, la personne humaine dont on loue les services (selon l'expression courante), possède des droits inaliénables, parce qu'elle a une valeur spirituelle et morale. D'où découle une double conséquence.

a) D'abord, à ce point de vue, le contrat de travail constitue une association et se rapproche du contrat de société. Ce qui caractérise, en effet, la société, c'est l'union de plusieurs personnes pour coopérer sous la direction d'une autorité à produire un bien commun, c'est-à-dire un degré supérieur de bien qui serait inaccessible à chaque membre pris à part; mais de telle sorte que cette perfection meilleure enrichisse finalement chacun des associés.

Cette coopération peut être l'oeuvre de la nature, comme dans la société familiale; et certains ouvriers, même salariés, y sont parfois agrégés plus ou moins étroitement, comme membres de la société domestique; c'est alors une société naturelle.

On parle de société par contrat, lorsque cette coopération au bien commun est décidée par entente entre personnes qui, égales en tant que libres, «se transmettent mutuellement un droit d'entraide», chacune selon des ressources qui peuvent d'ailleurs être inégales. Aussi les formes mixtes du salariat participent-elles positivement au contrat de société; car les ouvriers intellectuels qui coopèrent à la direction, orientent par le fait leur effort vers le bien commun de l'entreprise; et les employés d'État travaillent, eux aussi, par profession, au bien commun de la société; de plus, les uns et les autres profitent réellement de ce bien commun qu'ils contribuent à créer. Souvent, il est vrai, les petits employés ne considèrent que leur intérêt personnel; mais c'est un défaut moral de leur conduite: la nature même de leur engagement les voue au service du bien commun: de là découlent pour eux des devoirs qui relèvent de la morale politique, et dépassent le contrat purement économique du travail.

Quant au salariat sous sa forme pure, il se distingue du contrat de société parce que toute la gestion de l'entreprise est laissée à l'employeur, et le rendement de celle-ci est indifférent au salaire. En un sens, il est vrai, les deux contractants forment nécessairement une association de personnes libres pour coopérer à un bien commun, c'est-à-dire à un résultat qui dépasse les ressources de chacun d'eux; mais il est stipulé que tout le fruit de l'opération (déduction faite du salaire, évidemment) reviendra à un seul des associés: à l'employeur. Cela est spécialement clair et conforme au bon sens en cas de travail passager, comme celui de l'ouvrier à la journée qui aide un fermier pour sa récolte, des artisans, vitriers, plombiers, menuisiers, etc. engagés à l'heure pour des réparations, par exemple dans l'immeuble d'un commerçant. Ces salariés, tout en coopérant à leur façon au bien commun des entreprises qu'ils aident, ne font certainement pas un contrat de société avec les employeurs. Le cas est moins clair pour les ouvriers d'usine, mais nous prenons ici le salariat en soi, et nous devons conclure qu'il est plutôt un contrat de louage.

b) Mais, parce que l'objet en est la personne humaine, il s'ensuit une deuxième conséquence: le travail n'est pas une marchandise, et la justice du contrat de travail demande un salaire familial.

On appelle salaire individuel, celui qui correspond à la valeur purement économique du travail fourni: c'est celui qui se négocie sur le marché du travail, dont parle l'économie positive, et qui tend à suivre la «loi d'airain» de Lasalle [§1211].

On appelle salaire familial, celui qui est suffisant pour assurer la subsistance convenable du travailleur et de sa famille. La valeur du travail ne se calcule plus uniquement par ses résultats économiques, mais en fonction de la personne du travailleur; c'est pourquoi on parle de subsistance convenable, c'est-à-dire en conformité avec le degré de civilisation où vit le salarié. Ainsi, ce qui aurait été juste aux siècles passés ne le sera plus au XXe siècle.

D'autre part, on considère les circonstances normales où les entreprises donnent un bon rendement; en cas de crise, de guerre ou autres calamités, la misère commune oblige le salarié à se contenter d'une rétribution diminuée.

On suppose enfin que le salaire est le principal, ou même le seul revenu de l'ouvrier: la thèse n'est pleinement évidente que pour le prolétaire. Il en serait autrement si, par exemple, le régime économique assurait à chaque ouvrier, par la petite propriété ou autrement, un appoint substantiel. Mais on peut dire que telles ne sont pas actuellement les circonstances normales, car les salariés sont le plus souvent ceux qui doivent travailler pour vivre: et c'est dans ce sens qu'il faut comprendre la thèse.

B) Preuve.

§1274) 1. - Légitimité du salariat. Il est moralement permis de céder à un autre un droit d'usage que l'on possède légitimement, comme de donner à son ami l'usufruit de sa maison. La morale permet aussi de demander, en tenant compte de la valeur du droit d'usage cédé, une juste rétribution.

Or ces conditions de légitimité morale se réalisent pleinement dans le salariat sous sa forme pure: tout homme possède naturellement un droit d'usage sur l'exercice de ses forces et facultés physiques et mentales; il peut donc, s'il le veut, céder ce droit à un autre et exiger en retour une certaine rétribution. On suppose évidemment observées les autres règles morales, par exemple qu'il s'agit de coopérer à une affaire moralement bonne, en des conditions honnêtes, etc. Cela supposé, rien n'est immoral, en soi, dans le salariat.

§1275) 2. - Salaire familial. La justice d'un contrat de location exige que la valeur de la rémunération soit réellement l'équivalent du droit cédé.

Or le droit d'usage sur ses propres activités, auquel correspond le devoir du travail, est donné à chaque homme comme moyen providentiel de réaliser sa destinée, d'atteindre le but de la vie selon sa vocation. Cette vocation comporte normalement le droit de fonder un foyer et d'élever des enfants, aussi bien que celui de se procurer personnellement une honnête subsistance, avec possibilité de coopérer au progrès de la société vers une plus haute civilisation. Ainsi, dans les circonstances normales du salariat actuel précisées plus haut, on découvre dans le travail, et donc dans le droit d'usage sur nos propres activités qui s'exercent par lui, une double valeur:

a) Une valeur économique fondamentale: celle qui correspond à l'honnête subsistance du travailleur et de sa famille: car telle est bien la première condition indispensable pour que le salarié puisse réaliser le but de la vie selon sa vocation. Cette valeur est réellement économique (comme d'ailleurs le premier élément de la civilisation), parce qu'elle exprime dans le travail l'aptitude à produire des biens répondant à nos besoins matériels; et elle peut donc se traduire en une somme de monnaie (prix du travail); mais cette valeur, comme on l'a noté à propos du juste prix, n'est pas la seule valeur d'échange purement économique, mais une valeur réelle ou objective [§1248].

b) Une valeur culturelle, correspondant aux aspects supérieurs, intellectuels, moraux et religieux du but de la vie auquel tout travail est ordonné. Cette valeur, d'ordre spirituel, n'est pas appréciable en monnaie: elle est «hors commerce»; et comme elle est physiquement inséparable de la valeur économique, c'est la part que le salarié doit se réserver personnellement dans les clauses du contrat de travail.

La justice demande donc dans les circonstances normales du salariat actuel, que la rémunération, pour être réellement l'équivalent de la valeur économique du droit cédé, soit un salaire familial.

C) Corollaires.

§1278) 1. - Formes mixtes du salariat. La thèse du salaire familial ne s'applique au sens propre que dans le salariat sous sa forme pure, puisqu'elle s'appuie sur les conditions du contrat de louage. D'ailleurs, la rémunération des ouvriers dans le salariat sous sa forme mixte correspond souvent et même surabondamment au salaire familial. Cependant, la situation de certains d'entre eux, vivant principalement de leur traitement, comme les petits employés, est toute semblable à celle des salariés dont parle la thèse; et la preuve donnée vaut également pour eux: ils peuvent aussi, en justice, réclamer un «salaire familial». Mais comme ils sont liés par un contrat de société en vue d'un bien commun, il ne leur est pas toujours permis moralement d'user des mêmes moyens de pression que les autres ouvriers [°1713].

§1277) 2. - Mesure de la valeur économique du travail. Le salaire, comme juste prix du travail, peut être comparé au juste prix du commerce. Mais tandis que, dans ce dernier cas, les circonstances normales permettent d'identifier la juste valeur avec la valeur d'échange obtenue sur le marché de libre concurrence, pour le travail, au contraire, les circonstances normales du salariat actuel demandent de distinguer ces deux valeurs. Il est possible cependant que d'autres circonstances, qui deviendraient normales en un autre régime économique, amènent aussi pour le travail considéré dans sa valeur économique, une semblable coïncidence. C'est même ce qui arrive, dès maintenant, chaque fois que, le minimum vital du salaire familial étant assuré, il s'agit d'apprécier la valeur économique fournie en surplus par certains travaux, spécialement ceux d'ouvriers intellectuels et qualifiés.

Théoriquement, l'augmentation de salaire, pour être conforme à la justice, doit correspondre au surcroît de rendement dû à ce travail de qualité supérieure. En pratique, cette équivalence est malaisée à trouver; mais il peut se former, en régime de libre concurrence, à propos de ces augmentations, un véritable marché. S'il s'agit, par exemple, des contre-maîtres d'usines, des conseillers techniques, des mécaniciens et autres ouvriers qualifiés, etc. les diverses entreprises publient les salaires qu'elles offrent pour recruter leurs collaborateurs; et si les fluctuations dues à la loi de l'offre et de la demande restent en des limites raisonnables, comme il arrive en temps normal, tout le débat entre employeurs et ouvriers éventuels tend précisément à trouver l'équivalence entre la valeur du travail offert et l'augmentation consentie. On peut donc, semble-t-il, pour le juste salaire, s'en remettre à cette estimation commune obtenue par le jeu des lois économiques en circonstances normales.

Si donc le régime en vigueur assurait à chaque citoyen un minimum vital familial indépendant de la valeur économique de leur travail, le salaire individuel défini plus haut deviendrait juste. Il n'est pas impossible que ces conditions se réalisent; l'avenir nous le réserve peut-être; et dans le passé, il semble qu'on ait pu l'expérimenter, du moins en certaines contrées, au temps où l'économie était moins évoluée, si, par exemple, l'ensemble dès salariés de cette contrée trouvait déjà dans le patrimoine familial une sérieuse garantie économique.

C'est donc, semble-t-il, l'évolution de l'économie capitaliste qui, en multipliant les prolétaires, a imposé en justice comme minimum, un salaire familial.

§1278) 3. - Salaire familial absolu et relatif. On appelle salaire familial absolu celui qui correspond aux besoins à une famille prise comme type; et qui serait dû à tout travailleur, indépendamment de ses charges réelles de famille, fût-il même célibataire.

Le salaire familial relatif est celui qui correspond aux besoins familiaux réels du travailleur: il sera donc proportionné au nombre de ses enfants, encore incapables de gagner leur vie.

Bon nombre de moralistes, à la fin du XIXe siècle, défendaient la forme absolue, comme répondant à la justice commutative et seule réalisable en pratique: car en régime de libre concurrence, les pères de famille, coûtant plus cher, auraient été éliminés. En fait, la difficulté a été surmontée par l'institution des Caisses de compensation, alimentées par une retenue sur tous les salaires sans distinction, et aussi par une contribution patronale, et destinées à fournir des allocations familiales proportionnelles au nombre réel des enfants. On fait ainsi appel à l'entraide de tous les membres de l'entreprise, et l'on s'en réfère donc plutôt à la justice sociale. Mais le résultat est beaucoup mieux adapté au but poursuivi, car actuellement, étant donné le petit nombre relatif des familles nombreuses, l'application du salaire familial absolu aboutirait à favoriser les célibataires et les foyers à enfant unique, sans soulager efficacement la minorité des parents chargés d'enfants puisqu'en pratique on prend comme type la famille de deux enfants.

L'institution des caisses de compensation, due d'abord à l'initiative privée, a été ensuite, en divers pays, comme la Belgique et la France, généralisée et organisée par la loi.

Article 3. Le capitalisme.

b113) Bibliographie spéciale (Le capitalisme)

§1279). Le capitalisme en général est le régime économique caractérisé par la prépondérance du capital. Historiquement, il s'est surtout développé à partir du XIXe siècle, après que la grande Révolution française de 1789 eut aboli les anciennes corporations et leurs nombreux monopoles, pour établir le règne de la libre concurrence. Cette même politique étant alors adoptée par l'Angleterre et la plupart des peuples européens qui tenaient la tête du mouvement économique, le capitalisme grandit avec les formes de plus en plus évoluées de l'économie d'échange, de nationale devenant internationale et mondiale. Aussi importe-t-il de fixer les traits essentiels du régime lui-même pour mieux en apprécier la valeur morale. Nous y constaterons des déficiences graves, d'où découlera la nécessité d'une réforme profonde déjà commencée de diverses façons.

Nous aurons donc trois paragraphes en cet article:

1. - Le régime capitaliste.
2. - La valeur morale du capitalisme.
3. - La réforme du capitalisme.

1. - Le régime capitaliste.

Thèse 21. 1) Le régime capitaliste se caractérise par la prépondérance du capital-monnaie, conçu à la fois comme capital lucratif et comme représentant totalement le capital productif; 2) c'est pourquoi l'entreprise capitaliste se présente sous deux formes: l'une mixte, où la finance s'adapte aux réalités économiques; l'autre pure, qui se tient uniquement sur le plan financier; 3) d'abord individualiste et libéral, le régime a évolué vers la concentration et le dirigisme par diverses associations financières et ententes économiques.

§1280) 1. - Caractère général du capitalisme. Le régime économique est une forme spéciale d'association entre les trois facteurs de la production: la nature, le travail et le capital, en vue d'obtenir, éventuellement par le moyen de l'échange, une répartition capable de répondre aux besoins des consommateurs.

Il se présente à la fois comme un fait sociologique, dont les divers éléments, qui sont les phénomènes économiques, font l'objet de l'économie, science positive [§1149]; et comme un fait moral, en tant que l'ordre économique est le premier aspect du bien commun, ou de ce degré supérieur de perfection où tend l'humanité, et qui est la civilisation. Au premier point de vue, sans émettre aucun jugement de valeur, on constate que, en dehors des classifications et des lois déjà décrites, (et communes, semble-t-il, à tous les régimes, étant des lois naturelles), il y a dans l'histoire diverses formes d'économie, évoluant en même temps que les cultures: par exemple, en Europe, l'économie du paganisme centrée sur l'esclavage; celle du haut Moyen Âge, avec la féodalité et le servage; puis l'âge des corporations, accompagnant l'organisation de la chrétienté au XIIIe siècle; enfin celle du libre échange, depuis la révolution de 1789. Caractériser ces régimes et chercher la loi de leur succession, comme ont essayé de le faire A. Comte [PHDP, §464-467] et K. Mark [PHDP, §482 (C)], est un problème de sociologie, science positive.

Nous nous mettons ici au second point de vue, où il s'agit de porter une appréciation morale, et nous considérons notre régime actuel appelé d'ordinaire «le capitalisme». Pour fixer les idées, disons que ce régime a prospéré universellement depuis la fin des guerres de l'Empire (1815) jusqu'en 1914. Mais le déséquilibre économique, fruit de la première guerre mondiale, joint à l'évolution interne du capitalisme, ont suscité depuis lors d'importantes réactions où l'on peut discerner l'apparition d'un nouveau régime. Notre thèse caractérise le capitalisme en lui-même: nous étudierons plus loin les essais de réforme [§1294] et le nouveau régime souhaitable du corporatisme [§1298].

En s'en référant aux notions analysées en science positive [§1154], le capital, dont la prépondérance caractérise le régime est le capital-monnaie, en prenant celle-ci avec toute la richesse de ses multiples rôles: comme moyen d'échange, en effet, donnant une unité universelle de mesure, elle tient la place de tous les autres biens; et comme accumulateur de valeur, elle les concentre tous en soi, en leur conférant en principe une sorte de perpétuité. Ainsi, le détenteur de l'argent peut se procurer à volonté, en économie de libre échange, le sol pour le cultiver, les mines pour les exploiter, les usines avec leur outillage et leur main-d'oeuvre pour transformer les matières premières; et tous les biens ainsi produits peuvent à leur tour se transformer en argent, et déjà sur les bilans que tout sage entrepreneur doit dresser, ils prennent tous cette forme, leur valeur y étant mathématiquement estimée en monnaie.

On voit que la monnaie ainsi considérée peut représenter toutes les formes de capitaux sans exception. Par elle-même, sans doute, elle n'est pas productive, n'étant qu'un simple moyen d'échange; mais en tant qu'«investie», elle participe à la fécondité de tous les moyens de production qu'elle permet d'acquérir; bien plus, tandis que le capital productif, par définition, s'oppose à la nature, la monnaie au contraire peut encore s'identifier avec elle en en procurant la propriété et la libre disposition, en sorte qu'elle se présente comme le capital productif par excellence, jouissant par procuration de toute la fécondité du sol, et des instruments de travail. Aussi semble-t-il légitime [°1714] de la considérer également comme capital lucratif: d'abord, au même titre que la nature ou les moyens de production dont elle est le signe; mais aussi en elle-même, indépendamment de ce qu'elle représente, comme source intarissable de l'intérêt et du profit ou dividende.

Ainsi, en appliquant la définition générale donnée plus haut; le capitalisme est le régime où le détenteur du capital-monnaie domine d'abord la production, parce qu'il tend à devenir seul propriétaire de la nature et des moyens de production ou instruments de travail; et par suite, seul chef d'entreprise; puis tout en tenant compte des consommateurs, conçus comme débouchés indispensables, il a cependant comme but suprême l'augmentation du profit, ou revenu de la monnaie considérée comme capital lucratif, et il domine ainsi non seulement la production, mais aussi la distribution et la consommation.

La prédominance du capital-monnaie est donc incontestable; mais à cause du caractère très complexe et très souple de cette monnaie apte à se transformer en toutes les valeurs; cette prédominance n'a rien de rigide ni de systématique. Elle prend plutôt la forme d'une tendance dominatrice qui s'exerce sur deux points principaux, étroitement coordonnés: sur la production, en accaparant la nature et la direction des affaires, de façon à réduire le travail au rôle d'exécutant; et sur le but même de l'économie (en ce sens sur la consommation, ou la distribution qui l'alimente), en coordonnant toute l'activité économique vers le revenu propre de la monnaie: le profit pécuniaire.

Bref, tout se passe comme si le but suprême de la vie, réduite à l'ordre économique, était de s'enrichir. Mais ce n'est qu'une tendance, plus ou moins explicitée, comme le montrent les deux principales formes de l'entreprise en ce régime.

§1281) 2. - L'entreprise capitaliste. L'essence de l'entreprise comme fait économique [§1164] exige seulement une personne (morale ou physique) travaillant pour l'échange: cette personne est l'entrepreneur; l'ensemble de son activité et de celle de ses coopérateurs est son entreprise. Celle-ci peut s'adapter à toute espèce de régime évolué, avec division de travail et aide mutuelle. On l'appellera «capitaliste» dans la mesure où y interviendra le capital-monnaie dans le sens décrit plus haut. Sa domination, en effet, ne s'affirme pas également partout. En certains domaines, spécialement l'agriculture, les valeurs réelles gardent toujours une grande importance et souvent la prépondérance: beaucoup d'exploitations agricoles, où le chef d'entreprise est le propriétaire qui travaille avec sa famille, n'ont rien de capitaliste. On peut même y retrouver des traces d'économie fermée où la notion d'entreprise ne se réalise plus au sens propre. - Ailleurs, en particulier dans l'industrie et les mines, les nécessités de l'échange s'affirment davantage, et la monnaie intensifie son rôle; mais son domaine d'élection est évidemment celui des finances. En prenant deux aspects marquants de cette emprise graduelle du capital-monnaie, on peut distinguer deux formes d'entreprise:

a) L'entreprise capitaliste mixte: celle où le chef d'entreprise, propriétaire de l'exploitation par son argent, sans négliger son profit, tient compte des besoins réels des consommateurs pour régler la production et tendre à la prospérité. Ce sont les entreprises où toutes les valeurs économiques sont représentées au bilan par une somme d'argent, mais de telle sorte que cet aspect financier s'adapte directement à la réalité de l'exploitation: ainsi, beaucoup d'entreprises de production: mines, métallurgies, etc.

b) L'entreprise capitaliste pure: celle où l'unique but poursuivi est le gain pécuniaire, et où le capital-monnaie tend à devenir le seul chef d'entreprise, réglant tout à son profit. On en trouve des exemples, d'abord dans le domaine purement financier, comme certaines entreprises bancaires; mais aussi dans le domaine industriel, dans la dernière phase de l'évolution capitaliste.

§1282) 3. - L'évolution capitaliste. Comme nous l'avons dit [§1156, sq. et §1170, sq.], le progrès de l'économie au XIXe siècle est un fruit de l'application des découvertes techniques, selon la loi d'intérêt; et il s'est orienté vers une concentration croissante, passant des exploitations individuelles aux formes sociales des grandes entreprises. Le point de départ individuel et libéral s'explique historiquement: la suppression du régime corporatif, par la Révolution de 1789 qui s'étendit bientôt à toute l'Europe, confia le progrès de l'économie à l'initiative individuelle; et la doctrine régnante des économistes libéraux, tendant à absorber la morale dans la science positive des lois économiques, amena le triomphe d'une libre concurrence absolue, sans aucun contrepoids.

Mais le progrès économique nécessita une série de correctifs. Le premier vint de l'impuissance d'une seule personne à gérer une entreprise grandissante, où se multipliaient les ouvriers, puis où l'emploi des machines demandait une meilleure division du travail, et la recherche de débouchés plus larges, etc. De là, une évolution vers la concentration, où le chef d'entreprise individuel est remplacé par une association ou société économique. Nous retrouverons celle-ci dans le corporatisme où elle joue un rôle essentiel; mais il convient dès maintenant d'en fixer la nature, parce qu'elle caractérise aussi le capitalisme actuel.

La société étant, comme nous l'avons dit [§1118], «un groupe d'hommes organisés en vue d'obtenir un bien commun», on peut définir l'association [°1715] économique en général: «une société libre, c'est-à-dire non imposée par la loi naturelle, dont le bien commun est d'ordre économique».

Le droit d'association est naturel à l'homme. Aussi, entre les deux sociétés naturelles et obligatoires, la famille et l'État, naissent spontanément de multiples groupements où les membres, par un contrat librement souscrit, s'engagent à s'entraider pour obtenir un meilleur résultat en un domaine choisi: société d'études, de loisirs, de bienfaisance, etc. Il était donc normal que, si l'entreprise économique dépassait les forces d'un seul, on fit appel à l'entraide sociale. Mais celle-ci étant libre, peut prendre de multiples formes; de plus, la loi civile y intervient d'ordinaire, différemment selon les pays, afin d'y régler l'usage du droit de propriété privée. On peut cependant, en régime capitaliste actuel, signaler trois formes principales, largement répandues quant à leurs traits essentiels, de sociétés économiques appelées aussi sociétés commerciales [°1716]:

a) La société en nom collectif, où chacun des associés est solidairement responsable, sans limite de temps ni de fortune: chacun assume le rôle du chef d'entreprise personnelle, identifiant totalement son intérêt avec son affaire et ne distinguant pas son revenu des profits éventuels. Elle suppose une absolue confiance entre les associes; et par le fait, l'inspire aux autres.

b) La société en commandite, où un ou plusieurs associés (appelés commandités) sont pleinement responsables de l'affaire, comme dans la première forme, tandis que les autres (appelés commanditaires) limitent leur responsabilité aux capitaux qu'ils apportent. L'administration y est réservée au commandité (directeur gérant) qui conserve à l'association son caractère personnel.

c) La société anonyme, où chacun des membres n'est responsable qu'en fonction des capitaux engagés. Il n'y a plus au sens propre de responsabilité personnelle. La société, conçue sous forme purement démocratique, est constituée sur la base d'un capital défini, divisé en un nombre déterminé de parts, appelées actions; par exemple, un million, ou deux mille actions de cinq cents francs, valeur nominale. Ces actions sont placées dans le public, par souscriptions, ordinairement par l'intermédiaire des banques. De plus, la société une fois constituée peut aussi émettre des obligations, également par tranches, mais comme simple emprunt portant un intérêt fixe, remboursables à date prévue, parfois par tirages au sort successifs - en sorte que les acheteurs n'ont d'autre rôle dans l'affaire que celui de bailleurs de fonds.

L'autorité suprême est exercée par l'assemblée générale des actionnaires; elle décide à la majorité des voix, chaque action ayant ordinairement une voix (à moins que les statuts ne prévoient des actions à vote plural pour les membres fondateurs); elle nomme ainsi des administrateurs (trois au moins), et parmi eux, l'administrateur délégué, auquel est confiée la signature sociale; puis le gérant ou directeur, avec l'office de gérer la ou les exploitations choisies comme but de la société: fabrique, mine, etc. Elle nomme de même des censeurs ou commissaires pour contrôler la gestion. Tous ces membres actifs reçoivent un traitement fixe, et se distinguent nettement de la société qui a sa personnalité morale et est le véritable chef d'entreprise avec ses droits d'initiative et de direction, et son revenu propre qui est le profit. Celui-ci d'ailleurs, en fin d'exercice, est distribué aux possesseurs des actions, et s'appelle dividende [°1717].

Le caractère capitaliste se retrouve dans les trois formes de sociétés: d'abord, par leur but commun qui est le gain pécuniaire, dont l'exploitation économique prévue est précisément la source ou le moyen: elles ont, dit-on, un but lucratif, et s'opposent aux associations sans but lucratif. Et aussi, parce que le rôle de chef d'entreprise y est réservé aux détenteurs des capitaux. Mais ici, les deux premières espèces se tiennent plus près de la réalité économique et ne dépassent pas la forme mixte, les directeurs engageant toute leur fortune dans l'affaire dont ils sont propriétaires.

§1283). C'est dans la société anonyme que s'incarne par excellence le capitalisme, réalisant à la lettre une association de capitaux-monnaie. Tout y est conçu sous cet angle; la division en actions permet de mobiliser la petite épargne, d'autant plus que ces actions passent sans difficultés de mains en mains: elles servent de monnaie, comme les lettres de change ou les billets de banque, en notant seulement que leur valeur actuelle d'échange peut être supérieure ou inférieure à la valeur nominale, selon que les affaires représentées sont réputées prospères ou non [°1718]. Elles tendent ainsi à se détacher de leurs possesseurs provisoires pour former une société, «personne morale», qui met réellement en mouvement toute l'entreprise économique et la dirige uniquement pour son propre intérêt: le gain pécuniaire. Cependant, comme elle a la même souplesse que la monnaie, elle peut encore se présenter comme une forme mixte, s'adaptant en fait aux réalités économiques; mais elle peut aussi évoluer vers la forme pure, prenant toutes ses décisions au seul point de vue financier.

C'est dans cette seconde direction que nous rencontrons les dernières formes de concentration strictement capitalistes: les trusts et les holdings.

On appelle ainsi en général une fédération de sociétés commerciales par la constitution d'une nouvelle société de contrôle, qui acquiert la propriété des sociétés subordonnées, afin de coordonner leurs activités pour obtenir un meilleur rendement des capitaux engagés, c'est-à-dire un plus grand profit pécuniaire.

La forme de trust, inspirée du droit civil Américain, consiste, pour les propriétaires des sociétés à fédérer (ou du moins pour ceux qui en détiennent la majorité des actions) à remettre leurs titres de propriété à quelques mandataires, appelés trustees [°1719], contre des certificats de trust, qui sont comme de nouvelles actions négociables donnant droit à des dividendes et à une part de l'actif en cas de liquidation, mais sans le droit de vote, qui reste entre les mains des seuls trustees: ceux-ci peuvent donc imposer efficacement leur direction à toutes les sociétés fédérées [°1720].

Le Holding est une façon plus simple d'obtenir le même résultat, en formant une nouvelle société anonyme par actions qui acquiert purement et simplement la majorité des actions des entreprises à coordonner.

Ces combinaisons capitalistes de forme pure se tiennent uniquement sur le plan financier; aussi peuvent-elles rayonner au delà des frontières: les entreprises fédérées gardent en chaque pays leur statut légal propre; mais elles sont manoeuvrées de haut par le trust ou holding international, au meilleur profit des capitaux. De même, sur le plan économique, les diverses entreprises réunies peuvent être très variées, soit en vue d'une concentration verticale [§1170], par exemple le trust Uni-Lever spécialisé pour les matières grasses d'origine végétale et animale: disposant jusqu'en 1940 de savonneries; d'usines pour traiter les huiles, les tourteaux, la glycérine brute, - de domaines coloniaux pour les matières premières, - d'une flotte pour les transports et la chasse à la baleine, - et de nombreux établissements de vente [°1721]; soit simplement pour multiplier les sources de profit; par exemple, les deux holdings Oustric, qui absorbèrent vers 1935 toutes les affaires soutenues par la banque Oustric: des industries productrices de linoléum, de soie artificielle, des affaires foncières, une fabrique de liqueurs, la Cinzano, une banque, des casinos et des hôtels, des maisons de mode, une filature de laine, une firme d'automobiles, une fabrique de cuir artificiel; et de nombreuses maisons de chaussures [°1722]. Toutes ces entreprises diverses, une fois «concentrées» tombent au rang de simples exploitations, partie intégrante d'une seule entreprise capitaliste dont le chef est la société anonyme [°1723].

Mais le système libéral en évoluant ainsi se détruisait lui-même: d'abord, en passant de la libre concurrence au régime du monopole: une énorme entreprise comme le trust Uni-Lever dominait en maître le marché; puis en déterminant la grande crise de surproduction où le jeu de la loi de l'offre et de la demande, base de l'espoir du gain, amena au contraire l'effondrement des prix et donc des profits.

À ce nouveau point de vue, qui est celui du capitalisme à forme mixte, parce qu'il tient compte des réalités économiques, on trouve un autre genre d'association des entreprises, soit avant la crise, en vue d'organiser la concurrence par un meilleur rendement, soit après la crise, pour y remédier: ce sont les cartels, ou unions similaires: les konzern, syndicats, comptoirs, consortium, etc.

Un cartel ou une entente économique en général est une réglementation du travail économique acceptée sous forme de contrat par plusieurs entreprises concurrentes en un même genre d'exploitation, en vue d'améliorer leurs relations et de favoriser le succès.

L'objet de ces ententes est le travail économique sous toutes ses formes; dans la production, l'échange ou la répartition; d'où la grande variété des cartels. Ils portent sur la répartition des matières premières ou le partage des débouchés, sur l'établissement des prix d'achat et de vente; sur le contingentement de la production; sur les transports, le crédit, la publicité à frais communs; sur les comptoirs de vente, etc. De là, les multiples noms qu'on leur donne. On s'efforce parfois de distinguer les principales formes: «Le cartel, dit Fallon [°1724], est un accord provisoire sur certains points particuliers (prix, contingentements, zones d'opération, etc) entre entreprises de même nature. Le Konzern se caractérise par la direction unique d'entreprises juridiquement indépendantes, sans trusts ni holding, mais par contrat ou par participation d'une entreprise dominante». Mais l'usage tend à donner au terme «cartel» un sens général que, pour simplifier, nous adopterons selon notre définition générale, en les distinguant chacun par son objet.

Le cartel peut s'exercer à l'intérieur d'un pays; il peut aussi être international, ou combiner les deux formes comme le grand cartel de l'acier, fondé en 1926, et qui réunissait, en 1935, l'Allemagne, la Belgique, la France, la Sarre, le Luxembourg, l'Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, la Suisse, la Norvège, la Finlande, la Hollande et enfin l'Angleterre. Elle attribuait à chaque participant un pourcentage d'exportation d'acier brut et, dans chaque pays, «des organismes spéciaux répartissaient entre les industriels la production qu'ils avaient à fournir» [°1725].

Ces ententes ne constituent pas, comme les holdings, une unification sociale entre les diverses entreprises: chacune de celles-ci garde sa direction et sa personnalité morale. Cependant, de tels contrats participent au contrat de société dans la mesure où ils réunissent plusieurs personnes morales en vue d'obtenir un meilleur résultat par aide mutuelle. Leur caractère capitaliste dépend de l'esprit qui les inspire: si elles poursuivent uniquement l'augmentation du gain pécuniaire des entreprises contractantes, elles sont une forme de monopole capitaliste, au même titre que les trusts [°1726]; mais comme elles restent en contact étroit avec la réalité économique et s'adressent à des entreprises de même nature, elles peuvent aussi poursuivre le bien commun de leur profession et chercher non seulement le profit du capital, mais le bien de l'ouvrier en évitant le chômage, ou l'avantage du consommateur en le servant convenablement; elles sont alors comme une forme de transition, un début de réforme du régime capitaliste, tendant à l'économie dirigée et à la transformation plus profonde par le régime corporatif.

B) Corollaires.

§1284) 1. - Capital et travail. Selon la définition donnée plus haut [§1153], le chef d'entreprise, comme aussi le technicien fournit un réel travail d'ordre évidemment économique. Mais le régime capitaliste à mis en relief deux formes de travail: le travail de direction, celui du chef d'entreprise qui est la part de choix des capitalistes, sinon du capital; et le travail d'exécution, confié aux salariés. C'est à ces derniers qu'on a réservé le titre d'ouvrier, opposant ainsi le travail au capital, comme on oppose l'ouvrier au patron, l'exécution à la direction. Malgré les nuances imposées par la complexité de l'entreprise, comme nous l'avons noté à propos des diverses formes du salaire, cette opposition répond aux faits; et l'évolution capitaliste, en concentrant entre les mains d'un plus petit nombre de sociétés anonymes les organes de direction, a nécessairement multiplié les ouvriers, et parmi eux les prolétaires. C'est là un des principaux caractères des grandes entreprises, auquel doit s'appliquer la réforme du capitalisme.

§1285) 2. - Capitalisme d'épargne et capitalisme de spéculation. Dans beaucoup de formes mixtes des premières entreprises capitalistes, les fonds étaient fournis par l'épargne des particuliers, fruit de leur travail antérieur: ce capital était réellement «productif», et l'extension encore modérée de chaque «entreprise» en garantissait la gestion prudente: d'où la stabilité de l'équilibre capitaliste réalisé au XIXe siècle jusqu'à la guerre de 1914. Mais dans les pays neufs comme les USA, l'épargne réelle, encore inexistante, fut remplacée par les crédits fournis par les banques, et obtenus parfois sans garantie suffisante; système qui devint universel après les destructions de la première guerre mondiale. Ce «capitalisme de spéculation» intensifia l'évolution vers la concentration et amena une période de prospérité; mais il favorisa aussi les abus et révéla la fragilité du système: il fut une des principales causes de la profonde crise de surproduction de 1930.

§1286) 3. - Principes moraux du capitalisme. Tout régime économique, étant un fait moral, se fonde sur des principes moraux. Mais le capitalisme n'a pas d'armature doctrinale solide; la souplesse du capital-monnaie colore la conduite de ceux qui le manient. À la base, on doit reconnaître trois valeurs morales authentiques: la légitimité de la propriété privée; le droit pour le propriétaire de se constituer chef d'entreprise: et corrélativement, la moralité du salariat.

D'autre part, si l'on prend à la limite sa tendance caractéristique où tout se passe comme si l'unique but de la vie, réduite à l'ordre économique, était de s'enrichir, le régime se fonde sur un principe moral aussi radicalement matérialiste que celui du communisme et mérite une égale condamnation; et les entreprises qui s'en inspirent explicitement sont foncièrement immorales. Mais elles ne sont pas toutes comme cela, et le régime lui-même ne semble pas l'exiger.

L'attitude de beaucoup de capitalistes, d'ailleurs honnêtes, est la disjonction totale des deux domaines, de la morale et de l'économie pris dans l'engrenage du régime, pressés par la concurrence; ils sont tentés de ne chercher, eux aussi, que le profit, tout en réprouvant la matérialisme implicite de cette conduite. La morale doit les aider à résister à cette tentation, en leur indiquant, d'une part, les règles de leur conduite économique et en souhaitant, d'autre part, les réformes désirables du régime qu'ils subissent.

2. - Valeur morale du capitalisme.

Thèse 22. 1) Le chef d'entreprise ne peut légitimement jouir du profit que s'il est réellement responsable de l'affaire; 2) c'est pourquoi, dans les formes évoluées du capitalisme, il faut distinguer les personnes responsables, qui ont droit au profit et les capitaux simplement prêtés ou investis, qui, en raison du régime, rapportent légitimement un intérêt modique; 3) mais le capitalisme pur, où la monnaie personnifiée joue le rôle de chef d'entreprise, est radicalement immoral.

A) Explication.

§1287). Nous avons déjà démontré la valeur morale du droit de propriété privée et du salariat; avec les nuances nécessaires. Il reste ici à examiner les règles morales de la rétribution du chef d'entreprise qui est le profit, et de celle du capital qui est l'intérêt.

Évidemment, tout homme peut prendre l'initiative d'une entreprise au sens économique du mot, pourvu simplement que son objet soit honnête et qu'elle soit ordonnée au vrai but de la vie par l'observation des lois ordinaires de la morale. Si le chef d'entreprise est le propriétaire des matières premières et des instruments de travail ou du sol, et qu'il exécute lui-même ses plans, tout le fruit lui revient normalement. Le problème de sa rétribution spéciale qui est le profit ne se pose que si le travail de direction est distinct de celui d'exécution, comme dans le capitalisme. La première partie de la thèse le résout par le principe de la responsabilité.

D'autre part, le rôle très grand du capital-monnaie dans le régime capitaliste, pose le problème moral de sa rétribution. Deux cas se présentent ici:

a) Si la monnaie assume le rôle de chef d'entreprise, comme dans les «actions» des sociétés anonymes, elle doit se soumettre aux règles morales du profit.

b) Mais s'il s'agit de capitaux simplement investis ou prêtés, sa rémunération propre est l'intérêt dont la légitimité morale demande examen.

En effet, le prêt en général, défini au sens économique [§1214], «l'acte de remettre un bien à autrui pour un temps, avec faculté d'en user ou d'en disposer», recouvre, au point de vue moral, deux contrats essentiellement distincts:

a) Le contrat de prêt au sens propre, et, comme nous l'avons dit [§1241], il ne peut être juste que si le prêteur ne réclame rien au delà de la restitution complète de la somme prêtée.

b) Un contrat qui s'apparente au louage, par lequel, en conservant la propriété de la chose, on en cède l'usage contre rémunération. Seulement, un tel contrat semble exiger un bien stable où l'on puisse distinguer la propriété et l'usage; tandis que la monnaie est un bien fongible dont on ne peut user sans en céder la totale propriété. Aussi, pour justifier cette convention, assurant un profit à l'occasion du prêt (ce qu'on nomme le prêt à intérêt et qu'on pourrait appeler louage d'argent), on fait appel à des titres extrinsèques, qui se ramènent à deux: le dommage subi, sous forme d'une perte (damnum emergens), ou de gain manqué (lucrum cessans), et le risque encouru soit de perdre la somme donnée (periculum sortis), soit de n'être pas remboursé à temps (periculum morae). Dans ce cas, en effet, l'usage concédé entraîne une certaine valeur économique, au delà de l'objet prêté; il devient juste d'en donner un prix sous forme d'intérêt, dans le même sens que le prix de location.

Si donc un de ces titres essentiels se trouve habituellement associé au contrat de prêt, le prêt à intérêt deviendra légitime: c'est précisément ce que réalise le régime capitaliste.

B) Preuve.

§1288) 1. - Légitimité du profit. Le profit de l'entreprise se justifie pleinement comme fruit du travail intellectuel de direction de l'entrepreneur. Si le travail en général est le moyen providentiel d'atteindre le but de la vie, il est légitime et souvent nécessaire pour le bien commun de s'y appliquer dans l'ordre économique, élément de base de toute civilisation. C'est le but même de l'entreprise; et en celle-ci, en supposant que tous les autres coopérateurs ont reçu leur juste part, spécialement l'ouvrier d'exécution, son juste salaire, le nouveau «bien utile» obtenu revient naturellement à l'initiateur qui le cherchait. Il en est la cause principale, par le plan qu'il a conçu et le soin qu'il met à en obtenir l'exécution. La réussite dépend en grande partie de l'action de l'entrepreneur, et si, en période de prospérité, le profit est plus important, c'est une compensation juste du risque accepté et des pertes éventuelles des temps de crise.

Si donc on considère le rôle propre de l'entrepreneur distinct des autres facteurs: travail d'exécution, capital ou nature, le seul titre au profit lui vient de son travail de direction.

Mais cette direction suppose évidemment qu'il prend la responsabilité de l'affaire, parce qu'il la fait sienne, avec ses conséquences favorables, ou non [§1086]. Il ne peut donc légitimement jouir du profit de l'entreprise que s'il en est vraiment responsable.

§1289) 2. - Le prêt à intérêt. a) Il suit de là que, dans la société anonyme, les détenteurs des actions ont, comme contrepartie des dividendes, la responsabilité morale des entreprises à la tête desquelles est leur société. Cependant, dans le cas fréquent où un petit nombre de capitalistes retiennent pour eux la majorité des voix, de façon à imposer leurs décisions aux assemblées générales, ceux-là seuls se trouvent vraiment responsables. Les autres possesseurs d'actions, sans être déchargés de toute responsabilité, peuvent souvent considérer ou que leur dividende ne dépasse pas un intérêt raisonnable, ou qu'il est la compensation d'un risque de perte toujours possible.

b) Le régime capitaliste, en effet, tout en laissant la monnaie en elle-même infructueuse, comme simple moyen d'échange dépourvu de toute valeur ou d'activité intrinsèque, a créé d'une façon habituelle et normale les conditions capables d'assurer un profit à l'occasion de tout prêt pécuniaire. Rien n'est plus facile, en effet, dans notre économie d'échanges intensifs, que de transformer directement ou par intermédiaire la monnaie en capital productif, en l'investissant dans les installations, les machines, les matières premières, en s'en servant comme paiement des salaires, etc. Sans doute, il y a aussi le «prêt à la consommation» qui reste improductif; mais il est raisonnable de poser une règle générale en raison des circonstances les plus générales: à cause de la mobilité des capitaux, de la liberté des professions et des contrats, de l'organisation perfectionnée du crédit, etc., cet emprunt dont on use pour vivre aurait pu aussi bien trouver un emploi efficace: il reste virtuellement productif. C'est pourquoi, en raison du régime, toute somme de monnaie est comparable à un terrain dont le propriétaire demande un prix de location: le loyer de l'argent, ou prêt à intérêt, devient légitime, alors qu'au Moyen Âge, dans des conditions économiques très différentes, il était de soi illégitime.

La monnaie devient ainsi «un capital lucratif»; et bien que, en fait, l'emprunteur la consomme en s'en servant, elle reste à l'actif du prêteur, comme si elle était un bien stable et productif d'intérêt. Cette fiction capitaliste est dans la logique du contrat de louage. Elle est une erreur évidente, si on l'interprète comme si la monnaie était essentiellement productive comme la terre ou les animaux («L'argent ne fait pas de petits» disait déjà Aristote). Mais elle correspond à la réalité, si elle exprime simplement le droit de tout prêteur, dans les circonstances actuelles, à faire payer l'usage de son argent qu'il concède à un autre.

Mais pour que ce contrat soit légitime, le prix exigé (ou intérêt) doit être juste, c'est-à-dire exprimer la valeur exacte du service concédé. Pour apprécier cette équivalence, on peut d'abord s'en remettre à la loi civile qui, centrée sur le bien commun, semble très apte à faire rendre à chacun son dû: l'intérêt légal, s'il existe, est donc de soi légitime. On peut aussi faire appel, comme pour le juste prix de commerce ou du loyer, à la libre concurrence sur le marché des valeurs, où les deux parties s'efforcent précisément par les variations d'intérêts offerts ou demandés, d'établir l'équilibre exact entre les valeurs économiques échangées: ce jeu respecte la justice, même s'il établit un taux quelque peu supérieur à l'intérêt légal [°1727], du moins dans les circonstances normales, c'est-à-dire si les partenaires et leurs affaires sont honnêtes, et si les concurrents respectent le franc-jeu.

Cependant le libre consentement du contractant, pas plus que le mécanisme purement économique de la loi de l'offre et de la demande, ne suffit à légitimer moralement n'importe quel intérêt. Il y a une valeur réelle et objective du service rendu, dont l'intérêt, pour être juste, doit être l'équivalent; et cette valeur, comparée au capital, n'en est généralement qu'un faible pourcentage. Car le service est de soi temporaire, et l'essentiel de l'usage concédé sera restitué avec la somme, au terme du contrat; c'est pourquoi les crédits à long terme portent ordinairement des intérêts plus élevés.

Il peut même arriver, en certaines circonstances, que les avantages escomptés soient en faveur du propriétaire, par exemple en temps de crise, s'il confie son capital à une banque étrangère pour le garantir des risques de dévaluation: il peut alors, au lieu de percevoir un profit, payer lui-même une redevance à la banque: le contrat de louage devient un contrat de dépôt qui, lui aussi, peut être juste. La règle est ici celle d'une conscience droite exprimée par le jugement d'une personne compétente et honnête.

§1290) 3. - Immoralité du capitalisme pur. Dans les sociétés capitalistes de forme pure, sociétés anonymes, trust ou holding, dont le but unique et suprême est l'augmentation du capital-monnaie, les réalités économiques, et spécialement le travail d'exécution et les besoins des consommateurs, deviennent de simples moyens totalement ordonnés au gain pécuniaire.

Or une telle subordination est diamétralement opposée à l'ordre réclamé par la loi morale naturelle: le but réel de tout le travail économique est la consommation réglée par la tempérance, et indirectement une juste distribution des revenus permettant précisément à tous, aux ouvriers comme aux patrons et à tous les travailleurs culturels, de subvenir à leurs besoins économiques, en harmonie d'ailleurs avec le progrès de la vraie civilisation. Le capital-monnaie n'est de soi qu'un instrument, dont le rôle normal est d'aider la production qui est elle-même subordonnée à la consommation, c'est-à-dire aux besoins réels de la personne humaine.

C'est donc une conception foncièrement immorale que de l'ériger en but suprême, en lui faisant jouer en ce sens le rôle de chef d'entreprise. Cette conception, admise - non pas théoriquement mais comme règle de conduite, est une forme du vice ou péché capital qui est l'avarice.

C) Corollaires.

§1291) 1. - Moralité de la loi d'intérêt économique. En science positive, on constate l'existence de cette loi [§1159] et son influence réelle «ut in pluribus»; on peut dire que le régime capitaliste dans son évolution s'y est totalement conformé avec son dernier fruit, les trusts ou holdings où il s'ensevelit dans son triomphe.

Cette loi, en elle-même, n'a pas de valeur morale, ni positive, ni négative, pas plus qu'une autre loi scientifique de chimie ou d'astronomie. Il faut seulement que le moraliste, surtout en morale sociale et politique, en tienne compte, s'il veut que ses règles soient efficaces. Ainsi, la transformation radicale des exploitations agricoles par le communisme russe première manière (en 1919), où tout intérêt personnel était méconnu au profit du bien commun, aboutit à un échec total, source d'une terrible famine, en sorte que Lénine adoptant une nouvelle formule (la N.E.P., nouvelle économie politique), rétablit l'influence de ce facteur essentiel.

Dans la vie réelle, cependant, l'application de cette loi dépend, comme nous venons de l'établir, des règles morales, soit de la prudence, pour ordonner les moyens convenables au vrai but de la vie, soit de la tempérance, pour régler la consommation, soit de la justice pour les opérations d'échange et de distribution; et on peut ajouter la force, pour vaincre les obstacles spécialement de la production.

Or on peut noter dans la loi économique d'intérêt personnel des aspects soit favorables, soit défavorables à cette adaptation aux règles morales.

1) De soi, cette tendance innée de la nature humaine à poursuivre le bien qui satisfait ses besoins matériels est une inclination bonne, répondant légitimement au caractère incarné de notre âme spirituelle. Pour l'ensemble des hommes, dit saint Thomas, il faut un minimum de bien-être corporel pour pratiquer la vertu. À ce point de vue, la direction de l'intérêt personnel est bien la même que celle de la droite raison.

2) Mais il peut aussi y avoir opposition, et de deux façons:

a) D'abord sur le plan social: la loi naturelle commande parfois à l'homme de sacrifier ses besoins immédiats, inférieurs ou individuels, pour le bien commun; car celui-ci, quoi qu'en disent les économistes libéraux, ne résulte pas de la somme des intérêts particuliers, surtout d'ordre économique: il est une synthèse où domine la perfection spirituelle, d'ordre moral et culturel. C'est pourquoi, sur le terrain social, les heurts sont à prévoir entre la morale et la loi d'intérêt particulier.

b) Et même en morale individuelle, la tendance de l'intérêt personnel est parfois exagérée: elle devient alors source d'égoïsme et d'injustice, d'autant plus que la condition historique de la nature déchue rend le danger plus pressant.

§1292) 2. - Usure et profits illicites. Le désordre moral appelé «usure» consiste proprement à exiger une rémunération exagérée à l'occasion d'un prêt, spécialement d'un prêt pécuniaire. Il se produit souvent quand on abuse d'un besoin pressant d'argent chez un créancier pour lui imposer des conditions exagérées, comme le pratiquent par exemple certains banquiers envers des industries en détresse.

Mais le régime capitaliste procure à l'argent d'autres revenus, où se rencontrent de nombreux abus très voisins de l'usure: on peut les ramener à deux sources: les profits injustifiés du chef d'entreprise, et les dérèglements des lois de l'échange.

a) Quand le capital-monnaie joue, comme nous l'avons dit, le rôle de chef d'entreprise, le gain qu'il réalise est illicite s'il est obtenu par la violation de droits légitimes. Par exemple, en refusant aux ouvriers le juste salaire familial; en sacrifiant, en vue du gain, les besoins réels des consommateurs ou les intérêts, soit matériels, soit aussi spirituels des ouvriers (comme avec une application injuste des méthodes de rationalisation); en détruisant l'environnement par de mauvaises méthodes de production, etc. Il y a aussi profit illicite chaque fois que les capitalistes réussissent à esquiver tout risque, toute responsabilité dans l'affaire, pour gagner toujours à coup sûr et rejeter les pertes sur les autres [°1727.1].

b) Les opérations d'échange où se spécialisent les banques et les bourses peuvent être détournées de leur rôle économique en vue d'obtenir des gains rapides, souvent importants, sans travail réellement utile en contrepartie. C'est le cas, en particulier, pour les marchés à terme conclus à découvert sans autre but que l'espoir de gagner la différence: jeu de hasard nuisible. C'est aussi le cas pour les «jeux à la hausse ou à la baisse» en influençant en bourse le cours des valeurs ou des marchandises, ou même des changes monétaires, par des nouvelles tendancieuses, afin de profiter de la différence. Si, par exemple, une société anonyme française exploite une mine d'argent en Bolivie, en répandant alternativement le bruit que les affaires sont prospères, puis que la mine vient d'être noyée, on obtient pour les actions des fluctuations dont il est aisé de profiter. Mais les profits ainsi réalisés sont manifestement immoraux.

Toutes ces formes d'usure ou de profit illicite sont la traduction dans les faits de l'erreur signalée: que «l'argent est de soi productif». Cette erreur, bien plus pratique que spéculative, est un autre aspect du vice essentiel du capitalisme pur: l'avarice.

§1293) 3. - Les rétributions du travail. En considérant le travail en toute son extension, il est évident que «tout travailleur a droit de vivre de son travail», c'est-à-dire d'obtenir une rémunération qui lui permette de subvenir décemment à ses besoins économiques, conformément à son état social.

Pour le travail culturel, comme sa valeur spirituelle n'a pas d'équivalent strict dans l'ordre économique, sa rémunération prend de multiples formes, réglées souvent par les exigences du bien commun et des institutions extra-économiques, comme les ordres religieux. Souvent aussi le revenu de ces travailleurs a pour origine le capital: location de biens productifs ou intérêt de valeurs pécuniaires: car ces sortes de revenu permettent de s'adonner, au labeur d'ordre culturel; et cette utilisation ne peut qu'affermir leur légitimité, en particulier pour le prêt à intérêt.

Quant au travail économique, dans le régime capitaliste, il se présente toujours sous deux formes: le travail de direction d'entreprise, payé par le profit, et le travail d'exécution, rémunéré par le salaire. Ces deux modes, il est vrai, restent encore combinés dans bon nombre de petites entreprises où le travailleur est propriétaire et chef d'exploitation. Mais incontestablement, la grande entreprise avec sa dualité patron-ouvrier s'affirme de plus en plus, non seulement dans la production, mais dans les échanges avec les banques et autres entreprises de crédit, et même dans la répartition, avec les multiples intermédiaires: agents de propagande, de commerce, etc. Ainsi, au moment de la grande crise de 1929, aux États-Unis, 1.6 millions d'intermédiaires se trouvèrent soudain sans emploi [°1728]. Or les abus, signalés plus haut, de la rémunération patronale ont d'inévitables répercussions sur la condition des ouvriers: ils posent le problème de la réforme du capitalisme.

3. - La réforme du capitalisme.

Thèse 23. Le système capitaliste, pour être moralement viable, appelle une double réforme: celle du cadre juridique pour assainir la société anonyme, et celle du salariat de la grande entreprise pour rendre justice à l'ouvrier.

A) Explication et preuve.

§1294). Il ressort de la thèse précédente que le capitalisme, de soi, n'est pas immoral; il est possible de le pratiquer conformément à la loi naturelle - ou chrétienne, - à cause même de la souplesse de la monnaie, qui peut servir au bien comme au mal. Mais le poids du système, fondé trop exclusivement sur la loi d'intérêt économique, pèse lourdement du côté des deux défauts de cette loi: l'individualisme anti-social et l'égoïsme injuste; aussi évolue-t-il spontanément vers les sociétés capitalistes de forme pure qui sont foncièrement immorales.

1) Or toutes ces formes pures ont pour cadre légal la société anonyme, sur laquelle, par conséquent, doit d'abord porter la réforme. La loi, il est vrai, exige déjà certaines garanties: outre la nomination de Commissaires pour surveiller la gestion, elle impose la publicité pour les statuts, les bilans annuels, les rapports des administrateurs à l'assemblée générale des actionnaires, etc. Mais dans le but de sauvegarder les avantages économiques de la formule, elle s'en remet à la prudence du public pour discerner les affaires sérieuses auxquelles on peut confier son épargne, des autres où, sous le couvert de la loi, peuvent s'organiser de vastes escroqueries. Il est à craindre - et il est arrivé en effet - que des escrocs agissent comme suit: après avoir placé, grâce à une réclame fallacieuse, un grand nombre d'actions de la société en constitution, ils vivent sur le capital versé et puisent à la même source de quoi payer aux actionnaires des dividendes alléchants; ils font ainsi monter le prix des actions; ils revendent les leurs et, un beau jour, l'affaire se déclare en faillite [°1729].

Il est sans doute impossible d'éviter tout abus; mais l'idéal moral demande une correction en deux sens:

a) Renforcement de la responsabilité personnelle: il faut exiger des actionnaires, surtout des administrateurs, qu'ils assument réellement le rôle de chef d'entreprise, pour que leur profit soit légitime.

b) Réduction de l'entreprise à l'échelle humaine: il arrive, en effet, dans les plus hautes concentrations capitalistes, que les intérêts engagés relèvent du bien commun d'une nation, ou même de plusieurs (dans les trusts internationaux). Aussi, en cas de crise, l'État a dû plusieurs fois intervenir pour remédier par ses subventions aux défaillances des sociétés capitalistes, en raison des troubles sociaux qui en seraient résultés. Mais si le capital devient incapable, en temps de crise, de supporter les risques de l'affaire, il n'est pas juste, en temps de prospérité, qu'il s'adjuge tous les profits. Il faut donc ramener les entreprises capitalistes, et aux formes mixtes où l'on tient compte des réalités économiques, et aux proportions raisonnables (petite ou moyenne entreprise) où la responsabilité des chefs peut s'exercer pleinement.

2) Mais les inconvénients les plus graves du régime capitaliste sont du côté de l'ouvrier. Ils se manifestent surtout dans la grande entreprise, où, d'une part, la direction est de plus en plus lointaine et impersonnelle, et, d'autre part, les travailleurs d'exécution sont de plus en plus des prolétaires.

Cette situation développe dans la masse ouvrière un double sentiment d'infériorité et d'injustice qui est loin d'être sans fondement.

a) Infériorité: déchargé de toute responsabilité dans l'entreprise, le salarié n'a qu'à obéir, en subissant souvent un régime d'étroite surveillance et de sanctions; même s'il est syndiqué, son rôle de simple exécution n'a pas changé. De plus, la menace de chômage avec ses conséquences de misères individuelles et familiales plane continuellement sur lui, en raison des crises toujours possibles. Cette insécurité, jointe à son rôle subordonné, développe en lui un sentiment d'oppression qui lui fait comparer son sort à celui des serfs et des esclaves anciens.

b) Injustice: mais surtout l'ouvrier estime que le simple salaire reçu n'est pas le juste prix du concours essentiel qu'il donne à l'entreprise, et ce jugement était juste au temps où le capitalisme ignorait tout salaire familial: celui-ci constitue une première correction, déjà signalée, absolument indispensable. Mais elle n'efface pas, aux yeux du prolétaire, toute injustice; la part des dividendes et des gros traitements réservés aux patrons lui semble exagérée, et il nourrit le sentiment de l'exploitation de l'homme par l'homme [°1730].

Ces inconvénients disparaissent en grande partie dans la petite ou même la moyenne entreprise où les patrons travaillent en contact direct avec leurs ouvriers: la réforme de réduction des entreprises à l'échelle humaine pourrait donc aussi remédier au malaise ouvrier. Mais dans l'hypothèse où la concentration capitaliste reste acquise, la morale demande de lui imposer des conditions mieux adaptées aux besoins réels des ouvriers.

B) Essais de réforme.

§1295). Ces déficiences, en effet, ont suscité plusieurs essais de remèdes, soit par l'initiative patronale et sur un plan plus élevé, soit sur le plan économique, pour resserrer la coopération entre patrons et ouvriers.

1. - Oeuvres sociales. a) Le patron, vis-à-vis de ses ouvriers, a le devoir non seulement de leur donner le juste salaire, mais aussi de répondre à leurs légitimes aspirations d'ordre intellectuel et culturel. Le chef de la grande entreprise, absorbé par sa fonction, étant incapable de réaliser par lui-même ce devoir, institue dans ce but un personnel spécialisé: ingénieurs sociaux, surintendantes d'usines, auxiliaires sociales, infirmières visiteuses, etc. Leur office est d'organiser les services et les oeuvres de tout genre qui dépassent les préoccupations techniques: application de la législation sociale, réfectoires, chaufferies, hôpitaux, pouponnières, visite des familles en cas de maladie, de deuil, d'absence, conversations individuelles avant l'embauchage ou le congé; colonies de vacances, sports, fêtes, etc.

b) Les conseils de sécurité et d'hygiène poursuivent une partie de ce but en faisant appel à une délégation des membres du personnel et de la direction pour examiner ce qui regarde la prévention des accidents et l'hygiène des ateliers et autres locaux.

c) Il faut surtout signaler l'intervention toujours plus active de la loi civile, d'abord pour corriger les plus graves abus du capitalisme: travail des enfants et des femmes, durée du travail, taux des salaires, conditions de sécurité, etc.; puis, ces derniers temps, par l'organisation des assurances sociales, dues d'abord à l'initiative privée, et rendues maintenant obligatoires. Ces dernières répondent à ce fait que l'ouvrier, outre les charges ordinaires auxquelles répond le salaire régulier, en rencontre d'autres, comme maladie, invalidité, accidents, chômage, charge de famille, vieillesse, dont le caractère est d'être à la fois certaines pour l'ensemble et aléatoires pour chacun. La meilleure solution, comme nous l'avons dit pour les allocations familiales, est de constituer des caisses de compensation ou des assurances, auxquelles tous contribuent, et qui reviennent par subventions à ceux qui en ont besoin. Les premières assurances étaient libres, constituées en compagnies ou associations privées, et seuls les assurés payaient les cotisations. Actuellement outre les retenues sur les salaires, le patron doit aussi y contribuer et l'État y ajoute des subsides. On voit aisément que le bien commun justifie, et cette intervention de l'autorité publique, et l'obligation légale imposée à tous de participer à cette entraide organisée [°1731].

Ces secours nombreux, bien que relevant d'une influence extra-économique, doivent cependant être pris en considération pour apprécier la justice du salaire; celui-ci, considéré comme distinct des secours sociaux, surtout si on y englobe les allocations familiales, peut légitimement correspondre à la seule valeur économique du travail, les conditions de vie décente de l'ouvrier honnête étant assurées par ailleurs.

§1296) 2. - Réformes économiques. Les oeuvres sociales laissent subsister le salariat qui, sans être de soi immoral, reste la cause profonde des inconvénients signalés. On a cherché à le corriger par plusieurs moyens:

a) Participation aux bénéfices. Il s'agit du profit au sens strict, réalisé par la société anonyme conçue comme chef d'entreprise, après rétribution normale de tous les coopérateurs: salaire aux ouvriers, traitement à la direction, honnête intérêt aux capitaux-monnaies prêtés; au lieu de distribuer tout ce surplus en dividendes aux seuls capitalistes, on le répartirait entre tous, capitalistes et ouvriers, selon un pourcentage établi en fonction de l'apport fourni par chacun au résultat.

Ce remède s'est avéré en pratique peu efficace, à cause des nombreuses et graves difficultés qu'il rencontre soit dans l'appréciation du boni (à cause, par exemple, des amortissements ou investissements nouveaux jugés utiles), soit en cas de crise où le gain fait place aux pertes, soit enfin à cause du grand nombre des ouvriers, d'où il résulte que la part obtenue par chacun est finalement peu de chose.

b) Actionnariat du travail. Il consiste «dans la possession par le travailleur d'actions ordinaires ou d'actions spéciales, appelées actions de travail, qui donnent à leurs détenteurs entrée et voix délibérative dans les assemblées d'actionnaires ou même dans les conseils d'administration, et éventuellement droit à des dividendes» [°1732].

Il peut être individuel, collectif ou syndical, suivant que les actions sont possédées soit par chaque ouvrier, soit par l'ensemble du personnel, soit par des groupes constitués à cet effet. Les actions sont remises contre paiement, ou comme participation aux bénéfices, ou comme gratifications, par exemple prime à l'ancienneté. C'est un moyen d'utiliser l'organisation capitaliste pour la corriger, en concédant aux ouvriers une part du bénéfice, et même de la direction comme membres de l'assemblée souveraine. L'institution se développe en divers pays. En Angleterre, par exemple, «elle était pratiquée en 1913 par 141 maisons d'un capital global de 1.288 milliards de francs, avec 107 mille ouvriers actionnaires» [°1733].

c) Participation à la gestion. Cette réforme est avant tout une revendication des ouvriers: ils demandent de prendre part par leurs délégués soit à la gestion technique pour y apporter les améliorations suggérées par leur expérience, soit surtout à la gestion financière pour surveiller l'établissement des bilans et connaître exactement les profits dont ils réclament leur part.

L'obstacle essentiel à cette co-gestion est le régime même de libre concurrence, où les décisions doivent être rapides, opportunes et discrètes, sous peine de perdre les débouchés, de manquer les bonnes affaires, au détriment de tous, des ouvriers comme des patrons.

d) Les conseils d'entreprises apportent un complément de solution en tenant compte du réel. Ce sont des réunions périodiques entre patrons et délégués d'ouvriers pour examiner ensemble leurs intérêts communs et tous les aspects de leur coopération: conflits possibles, application des oeuvres sociales, initiation au progrès désirable, défauts à éviter, etc. Ces conseils sans dépasser le domaine consultatif, sont très utiles pour améliorer l'entente des deux groupes de direction et d'exécution, patrons et ouvriers, qui forment dans l'entreprise une vraie société poursuivant un même bien commun.

En certains pays, comme en Belgique [°1734], ces conseils ont été rendus obligatoires.

Mais tous ces projets de réforme se tiennent dans le cadre du régime capitaliste et en laissent subsister les tares essentielles, en particulier la tendance aux entreprises capitalistes de forme pure où tout est sacrifié au gain pécuniaire. Aussi la réforme vraiment efficace doit remplacer le régime lui-même par celui du corporatisme ou de l'organisation professionnelle.

C) Corollaire.

§1297) Le socialisme. Malgré les apparences, le socialisme, pour corriger le régime capitaliste, en respecte lui aussi les principes essentiels. Bien plus, en toutes ses formes historiques, issues du positivisme, et dont l'épanouissement est le communisme marxiste [°1735], il se contente d'expliciter et d'ériger en système philosophique complet le matérialisme implicite sur lequel se fonde le capitalisme pur où «tout se passe comme si l'unique but de la vie, réduite à l'ordre économique, était de s'enrichir».

Historiquement, comme il considérait la question du côté de l'ouvrier et que tous les abus jouaient en faveur des capitalistes, beaucoup de ses revendications étaient conformes à la justice; et sur ce plan concret, il a pu collaborer avec la démocratie chrétienne. Mais son opposition, non seulement au christianisme, mais à toute vraie morale, reste irréductible en deux points:

a) la négation de tout droit de propriété privée; en transférant d'ailleurs le rôle de chef d'entreprise à l'État, il n'améliore pas nécessairement le sort de l'ouvrier qui, s'il reste voué au seul travail d'exécution, ne fait que changer de maître;

b) surtout, l'idéal de vie réduit à l'ordre économique, d'où la négation de Dieu et de l'âme immortelle. De là aussi la confusion continuelle et systématique entre l'ordre professionnel, économique, et l'ordre politique dont tout le contenu est, en effet, pour lui, d'ordre économique. C'est à cette dernière erreur, la plus radicale et la plus pernicieuse, que s'oppose spécialement le corporatisme.

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