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Physique (§745 à §766)

B) Les lois.

Proposition 45. 1) L'intensité du plaisir se mesure sur la perfection ou convenance des opérations par lesquelles on entre en possession d'un bien en prenant conscience de cette présence. 2) L'intensité de la douleur se mesure, dans l'ordre physique, sur la sensibilité de la partie lésée; dans l'ordre moral, sur la grandeur que l'on reconnaît au mal imposé du dehors par une puissance supérieure.

1) Preuves.

§745). Nous prenons ici plaisir et douleur dans leur sens général où ils peuvent englober la tristesse et la joie; car cette loi d'origine et de dépendance est universelle.

1. - Loi du plaisir. - «Le plaisir dépend de l'opération dans son origine et ses degrés»: cette formule générale par laquelle on résume souvent la théorie d'Aristote demande à être bien comprise. Notons trois précisions principales:

a) il s'agit d'opérations conscientes, car l'état affectif de plaisir ne jaillit que de la connaissance, comme tout acte d'appétit spontané;

b) il s'agit d'opérations convenables ou bien adaptées, par lesquelles on entre en possession d'un bien; l'inadaptation au contraire, dès qu'elle est reconnue engendre une gêne, une peine ou douleur;

c) la délectation dépend d'abord dans son origine de la présence d'une telle opération; mais aussi, et comme conséquence évidente, dans ses variations, en sorte que, dans une même opération, les changements d'intensité entraînent ceux du plaisir; mais aussi les opérations de nature diverse suscitent des délectations spécifiquement distinctes: autres, par exemple, seront les voluptés corporelles, plaisir du boire et du manger, autres, les joies de la science, les douceurs de l'amitié, etc.

Ainsi donc:

Tout plaisir naît d'une opération consciente bien adaptée.

Toute opération consciente et convenable suscite un plaisir correspondant [°1244].

Toute variation de plaisir se mesure sur celle de l'opération.

1.1) Preuve déductive. La définition même du plaisir insinue cette loi. Tout phénomène affectif, en effet, dépend dans son origine et son évolution de l'influence de son objet qui est, pour le plaisir, un bien connu comme présent. Et déjà cette nécessité de prendre connaissance du bien présent pour en éprouver délectation, est une réalisation de la loi proposée; car rien n'est plus convenable au vivant sensible que d'exercer sa conscience, sa connaissance par où il se caractérise: à ce point de vue déjà, il y a un vrai plaisir à vivre consciemment.

Mais d'une façon plus spécifique, c'est la présence du bien qui caractérise le plaisir, par opposition au désir, à l'espoir et autres affections relatives au bien. Or, c'est par l'opération qu'on entre en possession du bien: c'est en absorbant l'aliment qu'on le fait sien et qu'on le goûte; la richesse n'est présente à l'avare que s'il la voit, la touche, ou sait qu'il a droit à en disposer, et c'est par ces opérations qu'il en jouit.

Bien plus, l'opération ne rend pas seulement le bien présent, elle le constitue, à plus juste titre que l'objet extérieur appelé notre bien: car il faut identifier bien et perfection, et ce qui nous rend parfait, c'est le déploiement de nos fonctions qui réalise leur vitalité, c'est le passage de nos puissances de l'acte premier à l'acte second au moyen de l'opération. Pour un être imparfait comme l'homme, ce progrès ne s'opère qu'à l'aide de concours extérieurs; mais ceux-ci ne sont précisément qu'une aide, et l'essentiel de la perfection conquise, c'est la richesse subjective de l'opération qui s'exerce à l'égard de cet objet: l'or, par exemple, n'enrichit que par l'usage qu'on en fait; notre vrai bien, ce n'est pas la réserve alimentaire, si précieuse soit-elle en elle-même; c'est la santé qu'elle nous garde, l'équilibre physiologique qu'elle nous procure en écartant la faim et la soif; et si la science est un trésor, c'est qu'elle s'incorpore par l'étude à notre esprit, et c'est surtout en la contemplant que nous en jouissons. Dire par conséquent que le plaisir jaillit de la présence d'un bien, c'est dire qu'il dépend de quelque opération par laquelle nous nous perfectionnons.

D'ailleurs, qu'est-ce qu'un mal, sinon la privation d'une activité due à notre nature, comme la cécité en celui qui devrait voir; ou encore un manque de proportion entre l'opération et les puissances vitales; une inadaptation entre l'objet et la fonction qui compromet la plénitude de l'opération, comme la fatigue d'une marche forcée, l'éblouissement devant une lumière trop forte?

«Toute douleur ou peine vient d'une privation ou inadaptation d'activité consciente». Cette loi générale d'origine de la douleur est, par contraste, une confirmation de la loi du plaisir dont nous parlons.

1.2. Preuve d'induction. L'expérience démontre cette loi en la précisant dans ses modalités d'application.

Une première série de faits concernent les diverses façons de posséder un bien en exerçant une opération convenable, celle qui résulte de l'excitation normale, proportionnée à chaque fonction, et qui, dans l'ordre sensible, maintient l'état d'équilibre requis par la nature.

a) Le changement est une source de plaisir, d'abord quand l'objet bon ne peut être possédé en son entier que successivement: tel le repas qu'il faut prendre bouchée par bouchée, le discours d'un grand orateur, un oratorio de Bach dont le mouvement est la perfection même. Il est encore source de plaisir dans la mesure où il rend convenable ce qui ne l'était pas; le cours des saisons rend agréable, en hiver, la chaleur du feu; quand celle-ci devient excessive, s'en éloigner est un plaisir; et le retour périodique de l'appétit rend aux mets la saveur que la satiété leur enlève. Inversement, le repos est doux après une marche accablante, mais l'immobilité est un supplice pour l'homme actif, comme pour le prisonnier mis aux fers.

On voit que cette influence du changement concerne seulement l'ordre sensible, car le bien spirituel, comme la vérité, l'union à Dieu, peut être possédé tout entier à la fois, et d'une façon stable.

b) C'est surtout la présence physique et actuelle qui excite la joie, comme la vue d'un ami avec qui l'on converse; mais une présence d'ordre psychologique éveille déjà un plaisir, quoique moins intense: ainsi en est-il du désir de la rencontre d'un ami et surtout de l'espoir qui en augmente la certitude; et même la simple pensée, le simple souvenir d'un bonheur passé reste agréable. Mais tout dépend ici du point de vue sur lequel on insiste: un bien désiré ou remémoré peut apparaître, en tant qu'absent, comme privation ou mal présent; ainsi tout espoir, comme tout souvenir d'un passé heureux est teinté de mélancolie. À l'opposé d'ailleurs, le rappel de malheurs passés peut susciter la joie d'en être présentement délivré.

c) Les opérations de la vie affective, toutes les diverses émotions spécifiques que nous avons analysées, sont source de plaisir; dès qu'elles paraissent à la conscience comme convenables à la situation où l'on se trouve. De là ces états d'âme complexes qui synthétisent des mouvements appétitifs opposés, comme l'amour du risque où l'on cherche le danger pour le plaisir de le craindre; la complaisance romantique dans le désespoir et la tristesse, etc.

d) Enfin, les activités des autres suscitent un plaisir, chaque fois que nous y voyons de quelque façon un bien actuel pour nous: les succès d'un ami sont comme les nôtres. D'où notre joie, en temps de guerre, pour une bataille gagnée par nos armées ou nos alliés; en ce dernier cas, il y a en plus l'espoir renforcé de la victoire finale. Même psychologie chez le capitaliste, heureux si les affaires vont bien, ce qui multiplie ses espoirs de gain.

Une deuxième série de faits concerne la connaissance du bien présent: plus elle est parfaite, plus le plaisir est intense, et tout ce qui la procure est cause de joie.

a) Ainsi la bienfaisance est agréable, bien que cette opération ne nous perfectionne pas: car en donnant de ses richesses, on se rend mieux compte de leur importance; sans oublier, chez un chrétien, la bonne conscience de faire un acte de vertu (opération convenable), avec l'espoir des récompenses promises par Dieu («spe gaudentes»). Le plaisir de donner est surtout sensible dans l'ordre spirituel; en distribuant sa science, si on ne l'augmente pas, on en prend davantage conscience.

b) Une ressemblance de tempérament, de culture, de métier, - à moins qu'elle n'amène des conséquences dommageables, comme chez deux commerçants rivaux qui ne peuvent se sentir - est une cause de plaisir, comme d'amitié, parce qu'en facilitant la communication elle nous découvre mieux à nous-mêmes nos richesses; sans compter que cette communication les renforce et paraît les doubler en les unissant.

c) Notons enfin que la connaissance elle-même est une opération convenable, source de joie, surtout chez l'homme qui se rend compte qu'il a conscience et connaît: cette introspection s'exerce avec plaisir. Déjà la recherche, l'étude où la science est présente en espérance peut donner un réel agrément; plus encore l'admiration, au théâtre par exemple, devant une intrigue bien menée, parce qu'elle contient déjà en désir le dénouement connu, et parce qu'elle excite la recherche, qui est un exercice de connaissance.

Ainsi, comme l'énonce la loi, c'est en favorisant les opérations convenables, ou en en perfectionnant la conscience, que les diverses circonstances de la vie sont source de plaisir et en mesurent l'intensité.

§746) 2. - Loi de la douleur. a) La douleur physique étant un fait élémentaire dont la partie psychologique est peu complexe, se mesure directement sur l'excitant; mais l'intensité de celui-ci dépend moins de la lésion prise en soi que de l'aptitude de la partie corporelle touchée à transposer cette lésion dans l'ordre conscient; car c'est la condition pour que naisse une réaction affective. Cette aptitude peut s'appeler la «sensibilité» de la partie corporelle, et dépend des terminaisons nerveuses attaquées par l'excitant trop violent: ainsi, une carie de dent, de soi anodine, produit des douleurs beaucoup plus intenses qu'une dangereuse lésion aux poumons.

D'où la loi établie par l'expérience: «L'intensité de la douleur dans l'ordre physique se mesure sur la sensibilité de la partie lésée».

b) La tristesse, affection morale, est plus nuancée. C'est sur la connaissance qu'elle se mesure, et elle dépend dans son apparition et son intensité, de la manière subjective dont on envisage la situation. Tout mal présent, étant une privation, est aussi un bien absent: une maladie, c'est la santé absente; mais envisagé à ce dernier point de vue, l'objet engendrera le désir, l'espoir, non la douleur. Aussi, l'apparition de la tristesse dépend de la conscience que l'on prend de la présence d'un mal. Mais celui-ci, même grave; a beau être présent de fait, s'il est ignoré, comme la mort d'un ami que l'on croit vivant, ou s'il n'est pas apprécié comme mal, comme le désordre moral dans un pécheur endurci, il n'engendre nulle tristesse. C'est pourquoi l'intensité de celle-ci, une fois éveillée par la constatation d'un mal, dépend du jugement que l'on porte sur la grandeur de ce mal: les saints ont d'amères et sincères douleurs pour des peccadilles qui n'émeuvent guère les chrétiens ordinaires.

Il faut conclure de là à la réalité psychologique de ce qu'on appelle «les maladies imaginaires»; ce sont des douleurs réelles et souvent intenses que produisent les fausses appréciations de ces malades; mais il suffirait de rectifier leur jugement pratique pour les guérir totalement.

c) Enfin, ce mal douloureux est toujours imposé du dehors par une cause supérieure, dont la pression peut aussi servir de mesure à la peine; car pour unir à l'appétit un objet, comme le mal, contre lequel il regimbe, on ne peut faire appel à son inclination spontanée; il faut nécessairement une force extérieure qui la domine, en sorte que la douleur augmente ou diminue selon que s'accentue ou se relâche son emprise.

2) Corollaires.

§747) 1. - Lois de relativité. La loi générale d'origine qu'on vient d'établir précise l'équilibre psychologique nécessaire entre le sujet agissant par son appétit et les objets du monde où se déploie son action. Aussi peut-on en présenter certains aspects sous forme de lois de relativité [°1245]. La plus originale est la loi de contraste: «Le plaisir et la peine se font valoir l'un l'autre». Après un plaisir intense, une douleur légère sera durement ressentie et inversement. Plus généralement, on formule la loi des circonstances: «L'intensité d'un plaisir ou d'une douleur dépend des circonstances physiques et mentales dans lesquelles ils se produisent». Dans le feu de l'action, une blessure au combat, au jeu, n'est guère ressentie; mais elle s'impose ensuite comme très douloureuse. Les plaisirs et les peines varient en intensité et en qualité avec l'âge, le tempérament, les habitudes acquises, etc.

Dans l'ordre physique, il faut relever surtout la loi d'adaptation: «Le plaisir répété s'émousse, s'use et tend vers la satiété»; pour continuer à jouir, il faut constamment augmenter les excitations, au risque d'atteindre un excès douloureux. À l'inverse, «il se produit une certaine adaptation à la douleur»; l'accoutumance finit par effacer l'aspect désagréable des choses. Très voisine est la loi de saturation: «Ni les plaisirs ni les douleurs ne s'additionnent indéfiniment». Pour toute opération qui dépend du corps, la capacité de jouir est soumise à une limite, variable d'ailleurs avec les personnes et les moments.

On voit aisément que ces lois particulières ne sont que des aspects spéciaux de la grande loi de dépendance.

§748) 2. - Lois des activités moyennes et de la quantité disponible. Plusieurs psychologues modernes, comme Hamilton, Spencer, Ribot, remarquant que toute activité n'est pas apte à produire un plaisir, s'efforcent de préciser cette aptitude par l'idée de moyenne: «Si l'on rencontre, dit Spencer, à une extrémité les douleurs négatives de l'inaction appelées besoins, et à l'autre extrémité les douleurs positives de l'excès d'activité, il en résulte que le plaisir accompagne les actions situées entre deux extrêmes. Généralement parlant donc, le plaisir accompagne les activités moyennes» [°1246]. Grote a précisé cette formule un peu vague, en insistant sur l'aspect quantitatif: c'est la loi de Grote: «Le plaisir ou la peine dépendent de la proportion respectée ou violée, entre la quantité d'activité disponible et d'activité exercée»: si la puissance d'action est grande, comme dans le jeune homme, la contrainte est douloureuse, l'exubérance agréable; si cette puissance est faible, comme dans le vieillard, le repos est doux, l'activité pénible.

Cette formule cependant ne répond pas à tous les cas; il faut aussi tenir compte de la qualité des excitants, dont certains sont toujours agréables ou désagréables, quel que soit leur degré d'intensité. Stuart Mill citait parmi les saveurs celle de la rhubarbe toujours désagréable, celle de l'orange toujours agréable [°1247]. Il faut donc, pour être source de plaisir, en plus des conditions précédentes, que l'excitant soit de nature à satisfaire une tendance.

On peut enfin signaler l'influence des facteurs sociaux: la vie en commun modifie nos réactions affectives; elle crée de nouvelles sources de joie et de tristesse, elle en réglemente parfois l'expression, comme dans les deuils ou les fêtes patriotiques; en les fixant dans le langage, elle leur donne, et plus de précision et plus de force expansive, en les multipliant par sympathie [°1248].

Notre loi d'ailleurs, en mettant la mesure des délectations dans l'opération, en tant que parfaite et connue comme telle, donne la clef de ces diverses remarques et lois fragmentaires: elles les contient et les déborde par ses applications nuancées.

Proposition 46. 1) La douleur a par elle-même un effet déprimant, bien qu'elle puisse, si elle est modérée, stimuler l'activité. 2) La délectation manifeste éminemment la domination vitale en portant à leur perfection toutes les opérations conscientes, activités externes ou immanentes.

1) Preuves.

§749) 1. - Loi de dépression pour la douleur. 1. Raison déductive. Par sa nature même, le phénomène psychique de douleur ou de tristesse freine plus que toute autre émotion déprimante l'activité vitale; les mouvements appétitifs, en effet, qui nous portent vers un bien, comme l'espoir, l'amour, la joie, favorisent l'élan vital dans le sens duquel ils sont: ils ne peuvent nuire aux fonctions corporelles que par leur excès, quand ils revêtent la forme générale d'émotion-choc.

Au contraire, les mouvements de retrait devant le mal, comme ceux de crainte ou de désespoir, s'opposent directement et par eux-mêmes à l'expansion vitale, et plus que tous les autres la tristesse ou douleur, parce que le poids du mal présent qui est son objet, pèse plus lourdement sur l'appétit. «Dans les douleurs, dit Cabanis, l'animal se retire tout entier sur lui-même comme pour présenter le moins de surface possible; dans le plaisir, tous les organes semblent aller au devant des impressions; ils s'épanouissent pour les recevoir par plus de points» [°1249].

2. Preuve d'induction. a) Dans l'ordre physiologique, tous les faits vont en ce sens. Des expériences de Munsterberg (1892) montrent que «dans les états agréables, les mouvements d'expansion centrifuge sont exagérés, ceux de flexion centripète (rétraction) sont diminués; tandis que l'inverse a lieu dans les états désagréables». Les expériences dynamométriques de Féré accusent une exagération de l'énergie potentielle dans le plaisir, une diminution dans la peine. Des expériences de Lehmann paraissent avoir établi que l'état agréable s'accompagne de l'augmentation de la hauteur du pouls et du volume du bras, avec accroissement de la profondeur de la cavité respiratoire; l'état désagréable, d'un abaissement avec accélération du pouls, d'une diminution volumétrique du bras, et de différents troubles respiratoires. Enfin, des recherches de psycho-chronométrie poursuivies notamment par Exner semblent prouver que, dans le plaisir, le temps de réaction est raccourci, tandis qu'il s'allonge dans la tristesse, signe d'activité ralentie [°1250].

b) L'observation vulgaire confirme ces expériences: un travail fait à contre-cceur est toujours plus mal exécuté qu'une fonction aimée.

c) Dans la connaissance, la tristesse ou la douleur, surtout si elle est intense, absorbe l'attention et enlève à la fois la volonté et le pouvoir d'étudier. Bref, elle «coupe les bras» selon l'expression courante, et elle ronge la santé.

d) Néanmoins, quand elle est modérée, c'est-à-dire qu'elle laisse un espoir de se débarrasser du mal présent ou de le réparer, elle favorise l'activité, en orientant l'intention et la recherche vers les remèdes possibles: son aiguillon éloigne les distractions et presse l'exécution. Mais c'est alors un état d'âme complexe où s'exerce l'influence propre d'autres émotions spécifiques «sthétiques». Il faut expliquer de même le cas de la douleur de forme active, exprimée par des agitations, contorsions, convulsions et cris: elle traduit une sorte de colère spontanée, qui se révolte contre le mal présent avec un vague espoir de s'en délivrer ou du moins de se soulager par ces gestes. Aussi, dès que les forces de résistance sont épuisées et qu'on se rend compte de leur inefficacité, on tombe dans l'abattement où se réalise pleinement la loi de dépression.

§750) 2. - Loi du plaisir dynamogénique. 1. Preuve d'induction. a) Tous les faits observés dans la première partie en contraste des effets déprimants de la tristesse, prouvent déjà le dynamisme du plaisir dans tous les ordres, externe, physiologique et psychologique. Dans ce dernier domaine spécialement, on constate que toute l'attention est attirée par l'objet dont on jouit, que tout l'élan affectif et actif est pour le retenir et s'y unir d'une façon plus intime et plus durable, en sorte que l'opération agréable qui produit ce résultat, est portée à sa perfection: la joie, dit-on, dilate le coeur. En étudiant, en jouant, ou en exerçant un métier avec plaisir, on devient aisément et plus rapidement habile et on réussit toujours mieux.

b) Considéré en lui-même, dans son déroulement psychologique, le plaisir manifeste son dynamisme par une sorte de jaillissement où s'exprime l'aspiration vers le durable, sinon l'éternel: il fait naître, dit-on, la soif du plaisir [°1251] de façon d'ailleurs caractéristique et opposée, selon qu'il s'agit du plaisir sensible ou de la joie spirituelle. Dans le premier, pas exemple, le plaisir d'une belle musique, d'un banquet, etc., comme l'objet délectable est toujours, vu sa nature corporelle, soumis au changement et à une évolution qui conditionne sa pleine possession, l'impression de soif traduit le caractère incomplet de la jouissance moulée sur l'opération inachevée: c'est le désir de plénitude, l'aspiration vers l'achèvement. Mais celui-ci obtenu, c'est la satiété qui change le plaisir en dégoût.

Dans la joie, au contraire, par exemple celle que donne une découverte intellectuelle ou le sentiment d'une bonne conscience, et surtout la vie religieuse et la contemplation de Dieu, la soif de jouir qu'on y observe et qui ramène si puissamment vers l'activité aimée, dilate l'âme sans jamais produire de soi ni satiété, ni dégoût; car l'objet délectable étant spirituel, peut être possédé tout entier d'une façon stable et permanente. Seule, la fatigue corporelle - que l'habitude et l'adaptation diminuent parfois étonnamment, - requiert indirectement (per accidens) une relâche et la cessation de ces hautes activités de soi continues. Par là s'expliquent la puissance de travail des grands intellectuels, et le recueillement extraordinaire des saints contemplatifs.

Toujours, on le voit, le plaisir porte à sa plénitude et perfection l'opération vitale, dans le changement si elle est transitive (d'ordre sensible), dans l'immuable activité si elle est purement immanente et spirituelle.

c) Ces caractères opposés des joies et des plaisirs amènent des complexités psychologiques qui confirment la loi en paraissant la contredire: ainsi, la véhémence du plaisir sensible émousse les activités spirituelles, et parfois les abolit pour un temps: le voluptueux semble incapable de réfléchir et de se conduire humainement. C'est que les fonctions sensibles surexcitées confisquent à leur profit toutes les énergies de l'âme. Mais on constate toujours que les joies spirituelles, si elles tempèrent l'exubérance sensible, exaltent les opérations qui leur correspondent.

2. Preuve déductive. Le caractère dynamogénique de ces états affectifs achevés découle de leur nature, mise en relief par la loi d'origine. Sans être, en effet, l'opération même, la joie ou le plaisir en est le complément spontané qui l'achève et la porte à sa dernière perfection: en chaque ordre, vie physiologique, vie sensible, vie intellectuelle, une première perfection, un premier bien est obtenu par le passage de la fonction de la puissance à l'acte, de ses virtualités à l'épanouissement opératif; mais à ce premier bien s'en ajoute un second, dans l'ordre conscient, par le plaisir, le repos de l'appétit dans l'opération convenablement déployée. Ainsi, l'élan vital, déclenché par la tendance et l'amour, arrivé au terme par l'exercice des diverses opérations conscientes, porte celles-ci à leur plénitude d'épanouissement dans l'étreinte du but conquis, en les couronnant comme d'un halo affectif de plaisir et de joie.

2) Corollaires.

§751) 1. - Comparaisons. a) N'importe quelle délectation porte remède à n'importe quelle douleur. C'est un fait fréquent d'expérience. On tempère souvent les tristesses morales par des moyens physiques sans rapport direct avec elles: le repos du sommeil, l'agrément d'une promenade, le plaisir d'un bain ont des effets calmants; les larmes même, douces parce qu'elles conviennent à la situation, sont un soulagement dans les tristesses les plus spirituelles. De leur côté, les douleurs corporelles sont adoucies par la compassion ou la visite d'un ami cher, ou par les joies de la contemplation. C'est que tout plaisir, par le repos actif qu'il procure à l'appétit, renforce ses énergies et diminue proportionnellement le poids du mal présent qui l'accable.

b) La valeur de la délectation est la règle pour apprécier et mesurer la valeur de tous les autres mouvements affectifs: c'est, en effet, par son terme que se spécifie et s'apprécie la valeur d'un mouvement; et, comme nous l'avons dit, le plaisir constitue le terme définitif de tout le mouvement appétitif. Lui-même cependant mesure sa valeur sur celle de l'opération dont il est le dernier achèvement.

§752) 2. - Plaisir suprême. Les lois que nous venons d'établir s'appliquent également, avec les nuances voulues, aux deux genres de délectations, soit sensibles, soit spirituelles, de telle sorte que la qualité et la valeur des premières est très inférieure à celle des secondes. Ce fut donc une erreur évidente d'Epicure [°1252], découlant de son matérialisme, de placer dans le plaisir sensible le bonheur suprême de l'homme et le but de sa vie.

L'erreur opposée du pessimisme n'est pas moins évidente. Partant d'une interprétation, d'ailleurs erronée, d'Epicure, Schopenhauer conçoit le plaisir comme une absence de douleur; c'est pourquoi le vouloir-vivre fondamental tend nécessairement vers le pire, car il est effort, et tout effort engendre une douleur. Ainsi, l'opération serait de soi source de douleur, dont le plaisir ne serait qu'une interruption [°1253]. La plus authentique expérience proteste contre ces déductions a priori.

Bien plus, en prenant plaisir dans le sens élevé de joie spirituelle, il faut dire qu'une certaine délectation est pour l'homme le bien suprême, et devient sa béatitude, le but de sa vie. Sans doute, ce qui constitue essentiellement la perfection suprême, but de la vie, c'est l'opération elle-même: comme l'établira la morale, c'est la contemplation de Dieu, la gloire que nous devons lui rendre. Mais selon la loi de l'amour dynamogénique, cette activité humaine conquise et portée à sa plénitude par la puissance active de l'amour et de tous les mouvements appetitifs qui en dérivent, est enfin couronnée par le rayonnement de la joie qui est un bien complémentaire, psychologiquement inséparable de l'opération, bien essentiel. À ce titre, ce plaisir tout spirituel que saint Augustin appelle la «joie de la vérité» («gaudium de veritate» [°1254]) constitue le bien suprême et la dernière perfection de la vie humaine.

§753) 3. - Finalité ou rôle du plaisir et de la douleur. Tout être conscient cherche le plaisir et fuit la douleur; ou plus généralement, tout être tend vers le bien et s'éloigne du mal: telle est la loi fondamentale de tout appétit, même naturel, loi universelle et inéluctable, parce qu'elle n'est que la traduction pratique de la nature même des choses. Cette orientation essentielle de l'appétit constitue la finalité [§244, §684, et §863], c'est-à-dire «l'adaptation des moyens à la fin poursuivie» qui est précisément le bien ou la perfection des êtres; et comme, dans l'ordre conscient, le bien pleinement conquis et possédé prend finalement l'expression du plaisir ou de la joie, on doit tenir, dans cet ordre, comme identiques, les deux formes de finalité: tendance vers le bien ou perfection réelle, et tendance vers le plaisir ou la joie qui achève l'opération constituant cette perfection. En ce sens général, la finalité du plaisir et de la douleur, dans l'ordre psychologique n'est qu'une simple conséquence de la loi de domination vitale, et son rôle est toujours de conduire l'être à sa perfection. Elle pose seulement pour l'homme un problème moral, à cause de la dissociation que peut accomplir l'intelligence entre le plaisir et l'opération qui le justifie et le fonde: d'où la recherche possible, contraire à la droite raison, du plaisir pour le plaisir. La vraie finalité, ici, relève de la règle supérieure de la loi naturelle et divine.

Dans la vie purement animale, au contraire, l'instinct, respectueux de la nature, ne pousse au plaisir que dans la mesure où il favorise les opérations convenables et la perfection du vivant.

Pourtant, même au plan sensible, cette finalité favorable n'est vraie que dans l'ensemble, en vue d'obtenir «ut in pluribus» le bien de l'espèce, et aussi de réaliser l'équilibre favorable à la vie individuelle. On peut la vérifier en de nombreuses circonstances, par exemple dans la recherche des aliments utiles ordinairement agréables, dans le dégoût pour les choses nuisibles, comme des fruits pourris; dans les malaises qui avertissent d'un défaut à combler: faim et soif, étouffement, etc.; dans les douleurs physiques qui rendent attentif à remédier aux lésions, etc. [°1255].

Mais on doit aussi constater beaucoup d'exceptions. Ainsi, il y a de graves lésions indolores, ou, comme nous l'avons dit, beaucoup moins sensibles que de légères blessures aux parties du corps plus sensibles: à la cornée de l'oeil, par exemple; certains états pathologiques sont même agréables, comme certains aliments nocifs, savoureux; l'accoutumance est une autre source de perturbation: elle fera disparaître des malaises utiles, comme la faim et la soif, et diminuera l'appétit pour le bien, etc.

Chez l'homme, tous ces défauts d'adaptations particulières seront corrigés par la raison, dont le rôle est précisément de surveiller l'ensemble des réactions vitales pour les ordonner comme moyen convenable au vrai but de la vie.

Chez les animaux, il est bien remarquable que la finalité favorable reste très suffisante pour garantir la permanence des espèces et conduire un grand nombre d'individus à leur plein épanouissement par le jeu spontané et fatal des lois psychologiques: c'est le résultat de la direction efficace de leur instinct, dont il nous reste à parler dans cet article.

5. - L'instinct des animaux.

b67) Bibliographie spéciale (L'instinct des animaux)

Proposition 47. 1) L'instinct des animaux est une tendance psychique innée vers un ensemble d'opérations externes, uniformes et coordonnées, dont le but est le bien de l'espèce ou de l'individu. 2) Il s'explique, non par une fonction spéciale, mais par l'exercice harmonieux de toutes les fonctions sensibles de connaissance et d'appétit, selon la loi d'entraide, sous la direction d'une perception originale, fruit d'une structure psychique caractéristique de chaque espèce.

A) Définition descriptive.

§754). Il s'agit ici, non de l'instinct au sens dérivé, applicable à l'homme, mais de l'instinct animal au sens fort, appelé parfois «instinct savoir-faire», tel qu'on le trouve par exemple dans un carnassier chassant sa proie; ou chez les insectes, comme les abeilles dans leur ruche.

1) Expérimentalement, cet instinct savoir-faire se présente comme un ensemble d'opérations externes coordonnées pour atteindre un but, par exemple, l'ensemble des démarches de deux hirondelles associées pour construire un nid. Il est toujours observable du dehors, et c'est par là qu'il se distingue, comme fait, de l'ensemble des fonctions physiologiques, elles aussi coordonnées vers un but. Ce but est toujours soit le bien de l'individu, comme dans l'instinct de chasse, ou, dans les cas les plus remarquables, le bien de l'espèce, sa conservation et sa propagation: par exemple, lorsque l'ammophile creuse d'abord un terrier, puis cherche une chenille, l'insensibilise par une série de coups d'aiguillon, la porte ensuite dans le gîte préparé, dépose son oeuf sur la proie qui sera l'aliment de la future larve, et ferme enfin soigneusement l'entrée du trou; il est clair que cette série si bien coordonnée d'opérations a pour but le bien de l'espèce.

2) Mais on peut, sans dépasser l'expérience, préciser que cet ensemble d'actes externes requiert une tendance d'ordre psychique, c'est-à-dire des mouvements d'appétit spontané, et par conséquent des actes de connaissance pratique qui en sont la source: surtout des perceptions externes et des appréciations d'estimative. Sans doute, le comportement instinctif met en oeuvre un grand nombre de réflexes soit simples, soit coordonnés. Mais on y trouve ici du psychisme évident: des actes de connaissance d'abord, par lesquels l'ouvrage est adapté aux diversités des lieux, comme on le voit pour chaque nid d'hirondelles. Lorsque l'abeille-maçonne construit sa cellule, si on détruit une partie du travail qui l'occupe, elle s'en aperçoit et répare le dégât. En vue de retrouver sa ruche, l'abeille fait d'abord, avant son premier voyage, plusieurs tours de vol au-dessus d'elle, pour repérer l'endroit et le fixer dans sa mémoire; et celle qui s'éloigne trop, se perd. Ce sont là des actes évidents de connaissance sensible; et ils déclenchent, comme chez nous, des réactions appétitives. De là, le caractère d'impulsion irrésistible de l'oeuvre instinctive. Ainsi, un jeune castor, amené au jardin des Plantes de Paris où il est bien logé dans sa cage, se met cependant, dès qu'il en a les matériaux, à bâtir sa maison comme ses congénères. Cette impulsion au contact visuel ou tactile des objets fait même penser à la réponse automatique des réflexes. De toute façon, il y a là un phénomène appétitif. Mais l'expérimentation met aussi en évidence des réactions vraiment psychiques [°630], où l'on reconnaît les diverses émotions. Quand le scarabée bousier transporte sa boule à son terrier, si on immobilise celle-ci en la fixant au sol par une longue épingle, l'insecte manifeste son inquiétude, tourne tout autour pour chercher l'obstacle, fait de nouveaux efforts plus violents, comme mû par la colère, et, ayant trouvé la résistance, reprend espoir de la vaincre en soulevant sa pilule jusqu'à ce qu'elle bascule par dessus l'épingle; si cette dernière est trop longue, il finit par abandonner la partie, désespéré...

3) Tout ce psychisme de l'instinct est inné, et non acquis: la série des opérations coordonnées se déclenche avant toute expérience, sans aucun apprentissage, et atteint du premier coup la perfection. Ainsi, le jeune castor amené seul, avant d'avoir rien appris de ses parents, a parfaitement réussi sa construction. La nature elle-même rend souvent impossible toute éducation préalable, par exemple pour les insectes, papillons, hannetons, etc., qui ne vivent qu'une saison et ne trouvent donc personne pour leur enseigner la série souvent compliquée des actions qui assurent la reproduction.

4) Enfin les opérations de l'instinct sont uniformes, ce qui exprime à la fois leur stabilité et leur limitation ou spécialisation. L'industrie animale, fort bien conçue en elle-même, n'est jamais progressive comme celle de l'homme: les procédés de l'abeille dans la production du miel, déjà décrits par Aristote, restent les mêmes dans nos ruches du XXe siècle. Et chaque espèce d'animal est enfermée dans une spécialité où elle excelle, mais en dehors de laquelle elle reste impuissante et ignorante. Les expériences de Fabre sont décisives sur ce point: par exemple, quand le sphex traîne sa proie (une sauterelle) qu'il saisit par les antennes, si on coupe celles-ci, il ne peut inventer un autre mode de locomotion, même si on le lui suggère, par exemple, si on lui présente la patte à saisir, il essaie seulement de mordre la tête entière, et ne réussissant pas, il abandonne la partie.

Sans doute, il ne faut pas exagérer cette fixité, ni cette ignorance: il n'y a rien ici de mécanique, mais nous sommes dans la spontanéité de la vie sensible qui déjà imite la raison et y participe. Il y a chez les animaux, comme chez les hommes, des différences individuelles parfois considérables, à l'intérieur de la même espèce; parmi les insectes, par exemple, certains seront plus habiles pour profiter des circonstances ou des moyens à leur portée; on a ainsi observé une ammophile qui, au moment de fermer son terrier, au lieu de tasser la terre à l'entrée, comme les autres, avec ses mandibules, saisissait un petit caillou et s'en servait comme d'une dame, frappant avec lui des coups rapides pour durcir le terrain [°1256]. Le dressage utilise cette plasticité, et chez les animaux supérieurs, obtient parfois d'étonnants résultats [°1257]. Mais la condition essentielle de réussite est que l'on se tienne dans la logique et le sens de l'instinct: tous les cas de variétés observés sont de ce genre. Dès qu'on dépasse ces limites, même ce qui à notre raison paraît le plus simple, devient inaccessible à l'animal; il ne s'y intéresse plus, et retourne à sa spécialité.

Il est certain, en particulier, que l'instinct ignore le but final de ses opérations coordonnées: des expériences décisives le prouvent. Si, par exemple, lorsque le chalicodome a rempli à moitié son alvéole de pollen destiné à nourrir la larve, on vide le pot en pratiquant un trou à la base, l'abeille s'en aperçoit, car elle plonge plusieurs fois comme pour inspecter, et l'on voit ses antennes passer par le trou: mais elle n'y porte pas remède et continue son travail. «L'insecte fait sous mes yeux, dit Fabre, 32 voyages, tantôt pour le mortier, tantôt pour le miel, et pas une fois il ne s'avise de remédier à la fuite de son pot» [°1258] bien que l'expérimentateur tienne toujours en évidence le défaut à corriger. L'insecte finit par pondre dans le vide et referme le tout comme d'habitude. - De même, quand le sphex, ayant placé la proie dans son trou, et déposé sur elle son oeuf, commence à boucher l'entrée, si on enlève alors le tout, lui aussi rentre, comme pour constater le vol, mais il achève la fermeture avec autant de soin que de coutume; et on ne peut dire qu'il réserve ce terrier pour une autre fois, car six mois après, on le trouve intact et toujours vide.

B) Explication psychologique.

§755). Il suit de cette description que l'instinct des animaux doit s'expliquer par des opérations d'ordre sensible: connaissance et appétit; car les simples réactions physiques ou physiologiques sont insuffisantes, et la raison est exclue par l'ignorance du but final, l'uniformité et les limites des compétences de chaque i espèce.

1) La plupart des caractères relevés dans l'instinct s'expliquent aisément par les fonctions et les lois de la connaissance, et de la vie active et affective d'ordre sensible, telles que la conscience nous les révèle en nous et que la règle d'analogie nous permet de les appliquer légitimement aux animaux. Ainsi, les nombreuses adaptations et variations individuelles sont dues à la perception actuelle du champ d'opération, que l'exercice des sens externes, aidés par la mémoire et l'imagination conservatrice et reproductrice peut perfectionner. Le caractère d'impulsion et de poussée à l'acte s'explique par la loi de fatalité des réactions affectives sensibles [§703, sq.], tandis que la loi de domination entraîne pour chaque espèce la spécialisation, et par suite la stabilité. Il serait facile de retrouver au cours du comportement instinctif, toutes les lois spéciales du mouvement appétitif sensible, par exemple, celles de l'audace et de la colère dans les tactiques de chasse des carnassiers, celle de la peur dans les moyens de défense dont usent certaines espèces, comme les lapins, et surtout celle de l'attrait et du plaisir dans toutes les démarches relatives à la conservation individuelle par la nourriture; et même dans les travaux parfois compliqués destinés à la propagation de l'espèce, car il y a un vrai plaisir à travailler, à agir, quand l'oeuvre répond à une tendance éveillée, ou à un besoin actuel: il suffit de supposer un tel besoin dans l'animal à l'égard de ses opérations instinctives, pour que tout s'ensuive régulièrement. On observe même parfois une sorte de conflit psychologique dans l'application de ces diverses lois: ainsi le sphex aime à jouir du soleil en s'étalant sur une feuille; il arrive parfois, lorsqu'il est occupé à creuser son terrier, qu'il quitte son travail pour suivre l'attrait du repos; puis le besoin du travail reprend le dessus, parfois à plusieurs reprises et victorieusement, parfois aussi, c'est la paresse qui triomphe.

2) Un seul point demande une explication spéciale: c'est la science innée à la fois très compétente dans sa spécialité et très bornée, ignorant tout le reste, qui étonne dans les oeuvres instinctives. Il ne semble pas nécessaire pour l'expliquer de conférer à l'animal une fonction spéciale, comparable à la raison de l'homme, quoique d'ordre sensible. Mais il faut reconnaître la présence d'une structure psychologique propre à chaque espèce, due à la nature et transmise par hérédité, et qui correspondrait à la partie imaginative de l'idéal que se construit l'artiste.

La structure (au sens opératif dont il s'agit ici) est une disposition permanente, virtuelle et donc inconsciente, principe d'unité et de coordination pour un ensemble d'opérations qui en découlent [°1258]; si ces opérations sont des faits conscients, on aura une structure psychologique [°1259]. Toute fonction a sa structure, commandée par son objet formel. La mémoire, grâce aux lois d'associations, construit des structures psycho-physiologiques, comme les métiers; les arts: par exemple, la sonate de Mozart que le musicien sait par coeur. L'exemple le meilleur est celui de l'idéal, conçu par l'imagination créatrice, où, d'une part, l'idée intellectuelle qui constitue la synthèse nouvelle engendre l'unité et la beauté de l'oeuvre d'art avec toutes ses parties bien coordonnées [§504], tandis que, d'autre part, le caractère concret des fonctions sensibles, des images motrices et des réactions appétitives ou externes qui y répondent, assure la réalisation du plan par parties successives, puissamment organisées: par exemple, l'idéal du drame d'Athalie dans l'imagination créatrice de Racine, par rapport aux divers rôles et aux épisodes des cinq actes.

Le comportement instinctif s'explique par une structure psychologique semblable à celle de l'idéal, mais où serait absente l'idée spirituelle pour ne laisser que l'exécution du plan, partie par partie: la finalité, l'unité et la coordination sont ici garanties par la nature même de l'animal, et, dans l'hypothèse que nous avons démontrée [§507, sq.], par sa forme spécifique, d'où découlent son innéité, sa transmission héréditaire, et aussi son uniformité étroitement spécialisée, car les fonctions sensibles, dépendantes encore de conditions physiologiques et matérielles, sont nécessairement renfermées en des limites infranchissables.

Cette structure psychologique d'ordre sensible est une disposition appétitive fondée sur une intuition perceptive qui la déclenche et la dirige. L'élément primitif est en un sens la tendance virtuelle qui tient l'animal comme sous pression, pour lui faire accomplir fatalement son oeuvre quand le temps viendra [°1260] mais, à un autre point de vue, la direction de l'oeuvre et donc le rôle primordial revient à l'intuition perceptive: celle-ci est une connaissance de la fonction sensible supérieure appelée estimative, dont le rôle, avons-nous dit [§483], est de percevoir le concret environnant à un point de vue pratique, sous l'aspect d'individualités utiles ou nuisibles. Ainsi, chaque animal, étant donné sa structure appétitive propre, saisit comme lui étant utiles, dès qu'il les perçoit, les objets correspondant à ses opérations instinctives, et il reste indifférent, sans nulle réaction, devant tous les autres; en suivant cette impulsion, d'ailleurs, il satisfait un besoin et y trouve un plaisir dont le dynamisme le soutient. Mais lorsqu'il s'agit d'une suite d'opérations semblables à celle d'une oeuvre d'art, comme dans le comportement de l'ammophile signalé au début, la fin du premier acte éveille spontanément, suivant la structure psychologique propre, l'image du second, répondant au besoin actuel, et donc estimé utile, convenable et agréable: le terrier préparé, c'est la chenille à chercher qui se présente, et ainsi des autres étapes; en chacune desquelles l'insecte, pour exécuter le plan, met en oeuvre toutes les ressources de sa psychologie sensible: connaissances externes des divers sens, avec les compléments d'exercices, d'images, de mémoire, ou de dressage, sous la direction de l'estimative, avec les multiples réactions émotionnelles et actives qui en dérivent sans cesse. Mais comme ces diverses étapes ne sont unies que par association successive, et que l'idée unificatrice de l'ensemble est absente, si un accident survient qui rend la suite absurde, l'animal est incapable de le comprendre et d'y remédier, et il épuise le déroulement de sa structure psychologique.

C) Corollaires.

§756) 1. - Théories modernes. Outre l'explication bergsonienne qui vaut ce que vaut la théorie de l'élan vital [PHDP, §591], on trouve trois groupes de théories:

a) Les unes ramènent l'instinct à l'intelligence. Ainsi, pour Condillac, «l'instinct est une habitude privée de réflexion», mais «c'est en réfléchissant que les bêtes l'acquièrent» [°1261]. Ce serait une activité réfléchie mécanisée par l'habitude. A. R. Wallace, naturaliste anglais est du même avis. C'est là exagérer beaucoup le rôle des acquisitions individuelles et rendre inintelligibles les faits.

Lamarck [PHDP, §475] et ses disciples, comme Lewes [°1262], ont obvié à cet inconvénient en supposant que les habitudes actuelles sont le fruit de très nombreux efforts, répartis sur de multiples générations qui se seraient transmis par hérédité les heureux résultats obtenus. Mais c'est toujours gratuitement que l'on suppose, au début, des actes de réelle intelligence, dont les animaux se manifestent actuellement incapables.

b) D'autres ramènent l'instinct à l'automatisme: soit à l'automatisme sélectionné par l'évolution et fixé par l'hérédité, comme Darwin [PHDP, §476]; soit, en prenant l'instinct comme un fait actuel, par l'automatisme des actions réflexes: ce dernier point, mis en lumière par le béhaviorisme [PHDP, §511, (1b), et plus haut §143 et §576], contient une grande part de vérité: bien des réactions instinctives élémentaires y trouvent leur origine; et la loi d'irradiation des réflexes, ou encore la constitution de réflexes conditionnels, peuvent étendre encore ce champ d'explication: toute cette substructure physiologique ou d'appétit naturel [°1263], spécialisée d'ailleurs avec les organes corporels de chaque espèce, joue un rôle évident et considérable dans le comportement instinctif: mais c'est un rôle d'instrument utilisé par le psychisme.

c) Cuvier expliquait l'instinct comme un rêve inné: et l'instinct procède, en effet, selon les lois d'associations purement sensibles, comme les images du rêve: mais il faut y ajouter toutes les adaptations de la perception actuelle externe.

L'explication darwinienne a toute la fragilité de l'évolutionisme pour lequel l'instinct est une formidable objection. Il semble sage d'ailleurs, en psychologie expérimentale, de s'en tenir aux faits actuels, pour en proposer l'explication positive. Car si l'on cherche la dernière explication de l'instinct, elle est d'ordre métaphysique, et requiert évidemment l'existence de Dieu et son action providentielle continuelle.

§757) 2. - Les instincts de l'homme. L'instinct «savoir-faire» au sens strict de fonction sensible ne se trouve pas dans l'homme où il est remplacé par la raison [§604]. Mais l'instinct désigne aussi, au sens large, «toute activité (et spécialement toute activité mentale) adaptée à un but, qui entre en jeu spontanément, sans résulter de l'expérience ni de l'éducation, et sans exiger de réflexion» [°1264]; et, en ce sens, l'homme possède plus d'instincts que les animaux, parce que la nature lui a donné des ressources psychologiques plus riches. Or, en toute fonction ou faculté proprement dite, la structure essentielle, caractérisée par l'objet formel, réalise cette définition. Pris ainsi, l'instinct s'identifie avec l'appétit naturel au sens large [§691], qui est source d'activités spontanées, fatales, ordonnées au bien du sujet, comme tout ce qui est naturel. Ainsi il y a dans les fonctions physiologiques, l'instinct de nutrition; dans l'intelligence, l'instinct du beau et surtout l'instinct du vrai qui est le «bon sens» [§544 et §604]; dans la volonté, l'instinct de l'honnête, etc. Et plusieurs fonctions, en combinant leurs tendances selon la loi d'entraide, réalisent des instincts plus complexes, comme l'instinct de la recherche qui suscite les «pourquoi?» des enfants; plus tard, l'instinct sexuel, etc.

§758) 3. - Classification des Instincts. Les instincts, considérés comme instincts primaires, correspondant aux besoins fondamentaux de chaque espèce, se divisent comme les tendances ou inclinations, avec lesquelles ils s'identifient en constituant leur «appétit naturel». Il y a donc les instincts propres à l'homme: instinct du beau, du vrai, du bien; et ceux qui nous sont communs avec les animaux. Parmi ceux-ci, les fonctions de connaissance engendrent l'instinct de curiosité, si vif chez l'enfant, mais aussi chez les animaux supérieurs: chiens, singes, etc. qui viennent voir, flairer, examiner les objets. L'appétit sensible est une source particulièrement féconde en instincts, selon ses divers aspects: l'appétit de jouissance donne lieu, devant le désagréable, à l'instinct de répulsion, qui produit le dégoût, les mouvements réflexes de rejeter, de cracher, etc.; devant l'agréable, d'abord, l'instinct fondamental de boire et de manger répondant aux sensations cénesthésiques de faim et de soif; puis l'instinct du repos, spécialement du sommeil. Quand l'organisme s'est développé, créant de nouvelles sources de jouissance, apparaît l'instinct sexuel, freiné chez l'homme par la pudeur instinctive, puis l'instinct parental, source d'émotions tendres et de gestes d'affection (caresses, baisers) et de protection envers les petits. Le mouvement appétitif fondamental est ici l'amour qui, en prenant la forme de sympathie pour les représentants de la même espèce, donne l'instinct grégaire.

L'appétit de lutte, à son tour, engendre en général l'instinct de combativité, source de colère, dont l'objet est le caractère difficile et ardu des choses poursuivies par les autres instincts. L'obstacle est ici jugé surmontable; dans le cas contraire, surgit l'instinct de fuite, qu'on voit parfois irrésistible en temps de panique pour accident, guerre, etc. On parle aussi d'instinct d'abaissement et de sujétion; d'instinct d'excellence et de domination, pour désigner les réactions spontanées dues à l'appétit de lutte dans les relations mutuelles, selon que l'on s'estime supérieur et vainqueur, ou inférieur et vaincu.

Enfin, certains instincts, comme celui d'acquisition ou d'appropriation, qui porte les animaux à faire des provisions; et celui de construction, si visible en maintes espèces animales, et même dans les jeux des enfants, se rattachent, semble-t-il, soit au savoir-faire inné des animaux, soit chez l'homme à l'exercice spontané de la raison [°1265].

Article 3. La volonté. - Sentiments supérieurs et vie active volontaire.

§759). Plus on s'élève dans l'échelle des êtres, plus leurs opérations manifestent de richesse. Ainsi, en abordant l'étude de la volonté qui est avec l'intelligence le sommet de la vie humaine, nous y rencontrons une manifestation éminente d'indépendance et de domination, qui est la liberté. C'est pourquoi cet article comportera deux questions: d'abord celle de l'analyse des actions volontaires pour en donner, comme d'habitude, la classification et les lois; puis celle de la liberté, pour en établir l'existence et en exposer le mécanisme psychologique.

Question 1: Les Volitions.
Question 2: La Liberté.

Question 1. Les volitions.

§760). En établissant la classification générale des appétits [§683], nous avons conclu de la différence essentielle entre la connaissance sensible et intellectuelle, la légitimité de distinguer aussi deux sortes d'appétits spontanés: l'un sensible, l'autre rationnel ou volonté. C'est ici le lieu de justifier par induction cette importante distinction, en caractérisant d'abord la volonté en général.

Il en ressortira une différence de comportement déjà mise en relief par l'instinct des animaux: tandis que l'appétit sensible se contente d'exécuter le mouvement, pour atteindre étape par étape le but fixé par la nature, la volonté domine l'oeuvre dans son ensemble, en sorte que ses activités se distribuent en deux ordres: l'ordre d'intention qui concerne la fin même à réaliser; et l'ordre d'exécution qui regarde les moyens à employer, le mouvement étant normalement couronné par le repos dans le but atteint.

Nous aurons ainsi quatre paragraphes dans cette première question:

1. - Le volontaire en général.
2. - L'ordre d'intention.
3. - L'ordre d'exécution.
4. - La jouissance du but obtenu ou «fruition».

1. - Le volontaire en général.

b68) Bibliographie spéciale (Le volontaire en général)

Proposition 48. Est volontaire au sens propre tout mouvement appétitif, affectif ou actif, relatif à un objet considéré en fonction du bien absolu, ou d'une fin connue comme fin par la raison. En ce sens, la volonté est une «fonction» distincte de toute autre.

A) Explication.

§761). Du point de vue expérimental qui est le nôtre ici, la volonté comme fonction est simplement un groupe de faits conscients dont l'unité de similitude est déterminée par le même objet formel. L'existence dans l'âme d'un principe spirituel inconscient n'est pour le moment qu'une hypothèse dont nous remettons la vérification à la section suivante, et qui n'interviendra pas dans nos explications.

On qualifie parfois (au sens large) de volontaires, les actes qui s'opposent aux simples réflexes, parce qu'ils sont déclenchés par une image idéomotrice; de tels actes ne dépassent pas nécessairement l'ordre sensible et se rencontrent déjà chez les animaux, en particulier dans les oeuvres de l'instinct. Il s'agit ici du volontaire au sens propre, qui se rencontre uniquement chez l'homme, et nous le caractérisons par son objet formel: le bien absolu, ou la fin comme fin.

Que nous concevions le bien absolu, c'est-à-dire un bien tel qu'il ne comporte aucun défaut, mais réalise la plénitude de perfection, capable de satisfaire tout appétit, - c'est un fait constaté par l'introspection et qui découle directement de l'objet formel de notre raison, ainsi que nous l'avons dit [§545]. Et comme il est de la nature du bien de susciter une réaction affective et active, et, s'il est connu, d'éveiller un appétit spontané, il est normal que cette intellection du bien absolu produise en nous une appétition spontanée: un amour, ou s'il est absent, un désir, à condition cependant qu'il soit jugé convenable à l'appétit. Mais c'est là un jugement de bon sens pratique que nous formons inévitablement dès que la vie nous contraint à laisser le domaine purement théorique pour résoudre un cas pratique, pour apaiser, par exemple, la faim qui se fait sentir.

Or cette appréciation portée sur le bien le constitue comme fin de nos démarches: elle s'exprime, en effet, par la formule que tout homme admet à la base de sa vie proprement humaine: «Il faut faire le bien et éviter le mal» ; en d'autres termes, le bien est pour nous un but à atteindre, par exemple, le bien de vivre et de garder la santé en se nourrissant. Mais ce qui est remarquable chez nous, c'est que cette fin est conçue comme fin, c'est-à-dire comme demandant à être obtenue par des moyens, avec connaissance explicite de la relation de convenance entre moyens et fin. La raison seule peut s'élever à cette connaissance, car on y considère la nature même du bien comme but à atteindre, et la nature de ce qui est apte à y conduire; et la raison seule est la «faculté des natures».

Il s'agit d'ailleurs de connaître les natures, non pas d'une façon scientifique et théorique, mais uniquement pratique, en fonction du bien ou de la fin: par exemple, en fonction du bien de la santé, nous saisirons la nature du pain comme convenable, celle de l'alcool avec moins d'assurance, etc. Et c'est pourquoi, rapporter un objet à une fin conçue comme telle, c'est toujours implicitement le rapporter au bien absolu, parce que c'est considérer sa nature d'une façon pratique, en fonction du bien qui n'est que bien, concrétisé dans la fin poursuivie. D'où la formule désignant l'objet formel du volontaire au sens propre: «un objet considéré en fonction du bien absolu ou d'une fin connue comme fin par la raison». Nous avons à montrer que les réactions appétitives déterminées par cet objet se distinguent nettement de toute autre.

B) Preuve d'induction.

§762). Comparons le comportement d'un artisan ayant installé une distribution d'eau dans son immeuble, avec celui de l'abeille décrit plus haut, remplissant ses alvéoles de miel pour la future larve. L'animal agit bien pour un but, mais il ne le perçoit que d'une façon concrète (par connaissance sensible) limitée à la partie immédiate où il travaille [°1266], et dans l'exécution il imite l'artisan; mais si l'on soustrait le miel par en bas, il continue son oeuvre d'une façon absurde. Si au contraire, au moment de remplir le bassin, l'homme aperçoit une fuite dans l'une ou l'autre conduite ou au fond du bassin, il se garde bien de continuer: car il sait rapporter son travail à une fin comme telle. - De même, l'animal se laissera toujours prendre au piège; l'homme saura l'éviter, parce qu'il en comprendra le but; et l'on pourrait multiplier les exemples.

L'introspection aussi constate en nous la diversité de réaction appétitive, soit dans notre partie sensible, par exemple en face d'un dessert succulent que nous aimons, soit dans la partie qui correspond aux considérations rationnelles: si, par exemple, ce dessert est aperçu sur la table d'un étranger.

Or des mouvements ainsi opposés et indépendants ne peuvent se rattacher à une même fonction appétitive: ils forment un groupe à part, qu'il convient de caractériser par cet aspect spécial du bien qu'on retrouve en tous et qui fonde leur comportement semblable: l'aspect de bien absolu, ou d'une fin conçue comme fin par la raison.

C) Corollaires.

§763) 1. - Naturel, violent, volontaire. Ces trois catégories d'actes se distinguent d'après le principe qui leur donne naissance:

a) Est naturel tout acte dont le principe est intérieur à l'agent, même s'il s'accomplit inconsciemment, comme la digestion, la respiration.

b) Est violent tout mouvement imposé par un principe extérieur à l'agent, par exemple celui du voleur traîné en prison malgré lui.

c) Est volontaire en général, tout mouvement dont le principe est intérieur à d'agent et s'accompagne de connaissance tout acte naturel conscient, en sorte que l'agent puisse toujours d'une certaine façon diriger son acte. Il se subdivise en:

1) volontaire imparfait, si la connaissance est seulement d'ordre sensible, en sorte que l'agent ne dirige que l'exécution de son oeuvre;

2) volontaire parfait et au sens propre, si la connaissance est un jugement pratique de la raison rapportant les moyens à une fin en sorte que l'agent puisse diriger l'ensemble de son oeuvre.

Pour plus de clarté, nous prendrons toujours volonté et volontaire en ce dernier sens, appelant «spontané» l'acte dit volontaire au sens large et imparfait.

Ainsi, ce qui caractérise le volontaire proprement dit, c'est qu'il suit un jugement pratique de la raison: c'est-à-dire un jugement qui ne porte pas, comme le spéculatif; sur la nature même de l'objet, mais qui exprime un acte à accomplir - et non seulement en général (spéculativo-pratique), mais actuellement, ici et maintenant («hic et nunc», practico-pratique) [°1267], L'idée abstraite reste spéculative et ne présente pas à appétit son objet qui est un bien, car celui-ci, comme nous l'avons dit, est toujours une réalité extérieure qui attire, que l'on envisage pour l'acquérir, la garder ou la produire; et cette manière de considérer un objet par la raison est toujours un jugement pratique.

§764) 2. - Volonté et physiologie. L'acte de jugement rationnel étant indépendant de toute condition physiologique et matérielle [§648], il en est de même évidemment de la réaction appétitive volontaire qui en découle en mesurant son dynamisme sur l'amplitude de sa source. En fait, cependant, dans l'introspection purement humaine [°1268], toute activité volontaire est incarnée; elle s'accompagne, comme conditions indispensables, de phénomènes d'ordre sensible: connaissance d'imagination, de cogitative, etc., et diverses réactions appétitives, dont nous avons indiqué plus haut les organes, ou le substratum physiologique [§462 et §699]. Mais tandis que le parallélisme psychophysiologique est normal dans l'ordre sensible, il est une hypothèse gratuite et insuffisante pour les activités volontaires: car l'expérience nous révèle dans notre opération consciente un aspect par lequel elle échappe à toute condition physiologique; et c'est précisément cette partie spirituelle de notre vie appétitive que nous appelons «fonction de volonté». Il serait arbitraire d'en nier la réalité expérimentale, parce qu'elle ne peut s'enregistrer, ni directement, ni indirectement, par aucun instrument matériel. Elle constitue, au contraire, avec la vie intellectuelle, la partie la plus haute et la plus réelle de notre personnalité humaine consciente.

§765) 3. - Formes du volontaire. C'est l'acte humain total, avec ses parties sensibles et ses mouvements corporels externes, que l'on qualifie de volontaire, dès que la fonction supérieure de volonté en prend la direction: ainsi, l'acte de marcher, de parler, de labourer la terre, comme celui de penser, de décider, - est volontaire. D'où sa grande complexité et les diverses formes qu'il peut revêtir. Les moralistes distinguent, par exemple:

a) Le volontaire positif et négatif: suivant qu'il consiste dans la position d'un acte, par exemple, frapper son voisin; ou dans l'absence d'un acte qui aurait pu et dû être posé, par exemple l'omission de payer l'impôt, sans excuse. Ce volontaire négatif peut s'accompagner d'un acte intérieur positif de refus, mais aussi être constitué par l'absence totale de tout acte externe et interne.

b) Le volontaire direct et indirect, suivant qu'il désigne l'acte même qui s'accomplit, ou un effet prévu de celui-ci: le sabotage de la voie ferrée est un volontaire direct; le déraillement qui s'ensuit est un volontaire indirect.

c) Le volontaire plénier ou diminué, qui tend vers l'involontaire, d'après les influences plus ou moins actives de l'ignorance et des émotions ou passions sensibles: crainte, désir, etc. Il est clair, en particulier, que la violence produit toujours l'involontaire.

Les analyses suivantes éclaireront ces distinctions.

§766) 4. - Théories modernes. Beaucoup de psychologues modernes s'efforcent d'expliquer l'activité volontaire en la ramenant à l'une ou l'autre de ses conditions, et ils en laissent ainsi échapper l'essentiel. On peut les classer en quatre groupes.

a) Théories physiologiques: les psychologues appartenant à l'école positiviste comme Hobbes [PHDP, §368bis, (c)], H. Spencer [PHDP, §480 (c) 1], H. Taine [PHDP, §499], Bain [PHDP, §489 (2)], Ribot [PHDP, §509], etc. enseignent que l'acte volontaire n'est qu'une combinaison plus complexe, accompagnée de conscience (épiphénomène), de réactions physiologiques élémentaires, ou même de ces réactions mécaniques appelées, au stade primitif, mouvements réflexes. Ils décrivent ainsi le substratum constitué par les fonctions corporelles qui existe en effet, et ils négligent les fonctions supérieures, psychologiques, qui lui commandent et le dépassent.

b) Théories sensualistes: d'autres s'élèvent d'un degré en reconnaissant, au dessus des mouvements physiques ou physiologiques, des faits psychologiques, mais d'ordre sensible seulement, auxquels la volonté appartiendrait. Ainsi Condillac l'explique par le désir: «On entend par volonté, dit-il, un désir absolu (c'est-à-dire qui exclut tout autre désir) et tel que nous pensons qu'une chose désirée est en notre pouvoir» [°1269]. Pour Wundt [PHDP, §508, (3)], le processus volontaire est constitué par l'émotion et par le mouvement qui en découle et tend à faire disparaître cette émotion: ainsi dans l'animal affamé qui bondit sur sa proie et la dévore. On confond ici le volontaire imparfait de l'instinct avec le volontaire parfait qui le domine.

c) Théories intellectualistes: les cartésiens, en particulier Spinoza [PHDP, §353], identifient totalement la réaction volontaire avec la connaissance intellectuelle: toute idée claire est par essence une volition (un amour intellectuel), comme toute idée confuse, une émotion ou passion. C'est un abus d'à priori; car l'introspection constate l'indépendance entre d'authentiques conceptions rationnelles et les mouvements affectifs ou volontaires qui n'en découlent pas toujours.

Leibniz [PHDP, §362] et Herbart [PHDP, §505 (a)] se rattachent à la même école.

d) Théorie sociologique: on admet bien ici l'aspect psychologique supérieur qui s'impose à tout l'ordre sensible pour le diriger; mais au lieu de reconnaître en nous une fonction spéciale de volonté spirituelle, on en explique la présence par l'influence de la société, cet être «sui generis» qui nous domine en surélevant nos virtualités: «La volonté serait proprement la résistance que les impératifs collectifs opposent à nos appétits individuels, et l'ordre qu'ils leur imposent» [°1270]. Ainsi Durkheim [PHDP, §518] et son école. Mais cette théorie rend inintelligible le caractère si évidemment personnel de l'acte volontaire, surtout quand il s'épanouit en liberté.

Le défaut commun de toutes ces opinions est de nier l'évidence: c'est, en effet, un phénomène dûment constaté que l'existence en nous d'opérations volontaires constituant un groupe irréductible à tout autre. Le vrai rôle de la science positive est, semble-t-il, après avoir reconnu et caractérisé cette fonction, d'en analyser les manifestations et d'en préciser les lois, comme nous allons le faire.

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