| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie

[précédente] [suivante]

Physique (§667 à §692)

Article 2. Nature de la raison.

§667). L'intelligence humaine, fonction de connaissance dont l'objet formel est l'être (appelée proprement «raison» à cause de ses activités discursives), est évidemment une qualité de notre âme, constituant, comme toutes nos fonctions de connaissance, une puissance opérative passive [§515, sq.], Nous avons noté l'unité de cette fonction en raison de l'amplitude de son objet formel [§547]; et celui-ci étant, dans l'ordre ontologique, le principe spécificateur, il n'y a donc qu'une seule faculté de pensée au sens propre, malgré les divers noms qu'elle porte selon ses diverses opérations. Cette faculté est spirituelle, comme la pensée elle-même dont nous avons démontré la spiritualité [§647]; et par conséquent, elle est inorganique et a directement comme sujet d'inhérence l'âme spirituelle considérée comme substance indépendante du corps. C'est ce qui découle immédiatement des principes établis plus haut sur les rapports entre la substance et ses accidents propres [§210 et §353]; puis, entre les opérations et les fonctions qu'elles spécifient [§404] et sur l'existence de qualités permanentes par lesquelles la substance agissante est immédiatement disposée et ordonnée à ses diverses opérations [§322].

Enfin, notre connaissance intellectuelle se développe selon les diverses phases analysées plus haut [§517, sq.], par la réception d'un déterminant cognitionnel sous l'action de l'objet qui s'impose par son évidence [cf. Loi d'évidence, §596]; puis, par l'opération immanente de pensée; enfin, par la production du verbe mental, non seulement au sens large, mais au sens strict, dans la très riche élaboration de nos sciences: le terme même de «verbe» ou parole mentale est emprunté à l'usage des mots et du langage qui est indispensable, avons-nous dit [§611], pour porter notre pensée à sa perfection. Mais ici, le caractère spirituel de notre raison pose un nouveau problème qui exige un complément d'explication fourni par la théorie de l'intellect agent. De même, puisque notre âme est immortelle, on peut se demander quelles activités conscientes lui seront possibles en cette survie. Tels sont les deux problèmes qu'il nous reste à résoudre pour achever l'étude ontologique de notre raison et de ses facultés.

1. - L'intellect agent.
2. - La survie.

1. - L'intellect agent.

b59) Bibliographie spéciale (L'intellect agent)

Thèse 46. 1) La connaissance abstractive de l'intelligence humaine exige comme raison d'être, une puissance opérative active spirituelle appelée intellect agent; 2) celui-ci, pour produire le déterminant cognitionnel intelligible, coopère avec le phantasme sensible comme la cause principale avec son instrument, quoique en un sens spécial.

A) Explication.

§668). Toute notre activité intellectuelle est dominée par la loi de dépendance empirique [§548] dont nous avons eu maintes fois l'occasion de noter les multiples applications et qui se traduit en ce fait incontestable: tout le contenu positif de nos pensées, même les plus hautes, trouve son origine dans l'expérience sensible, soit actuelle, soit élaborée en «phantasme» par les fonctions de vie intérieure. Toute cette connaissance intellectuelle est abstractive, et nous n'atteignons les purs esprits pour en préciser la nature que par analogie avec les essences matérielles. Nous cherchons ici les conditions ontologiques indispensables pour rendre ce fait intelligible. Il s'agit donc précisément, dans le phénomène d'intellection, de la première phase passive où la raison, d'abord en puissance pure dans l'ordre intelligibles [«tabula rasa», §553], passe à l'acte premier par la réception de l'espèce impresse; et non de la deuxième phase de réaction par opération immanente; car notre intelligence, fonction passive, une fois établie en acte premier par le déterminant cognitionnel, peut normalement s'exprimer son objet, et c'est par elle que nous exerçons alors nos diverses activités de conception, de jugement, de raisonnement, de réflexion, etc.; chacun de ces actes étant simplement un cas de cette opération immanente au sens strict [§381 et §523] qui définit notre connaissance en général. Mais c'est le passage de notre raison, de la puissance passive à l'acte premier qui demande une explication.

D'une part, en effet, dans l'origine de nos pensées, on ne peut se contenter d'assigner à l'expérience sensible le rôle de simple occasion, comme font les partisans de l'innéisme: si la cause efficiente au sens propre se définit «un être doué de perfection dont l'influence explique l'apparition et les caractères d'un autre être qui en dépend» [§221], il est clair que l'objet d'expérience joue vraiment le rôle de cause efficiente à l'égard de nos pensées, puisqu'il en explique tout le contenu positif et en est ainsi le principe spécificateur: cette partie de la thèse est suffisamment démontrée par la loi de dépendance empirique. Mais, d'autre part, il faut également rendre compte du caractère spirituel, non moins incontestable, de toutes nos pensées. Nous le ferons en prouvant d'abord l'existence d'un intellect agent; puis en expliquant son intervention par la causalité principale et instrumentale.

La cause principale, avons-nous dit [§237], est la cause efficiente qui produit par sa vertu propre un effet qui lui est proportionné; par exemple, un foyer chauffant de l'eau. La cause instrumentale au sens propre est une cause efficiente subordonnée rendue capable de produire un effet qui la dépasse, grâce à la motion d'une cause principale: tel le pinceau coopérant au chef-d'oeuvre de l'artiste.

Bien que la théorie de l'instrument ne s'applique pas sans restriction au phénomène psychologique dont nous parlons, elle a du moins l'avantage de fournir des notions précises philosophiquement élaborées, et non de simples métaphores.

B) Preuve.

§669) 1. - Existence de l'intellect agent. Toute cause efficiente au sens propre doit posséder au moins la même perfection que son effet, puisqu'elle en est la raison d'être explicative: «Nemo dat quod non habet».

Or l'objet d'expérience ou le phantasme d'ordre sensible étant concret et matériel, ne possède pas la perfection de spiritualité et d'indépendance des conditions matérielles dont jouit notre pensée et qui définit, par conséquent, le déterminant cognitionnel d'ordre intelligible.

Donc l'expérience sensible ne peut être la cause adéquate du passage à l'acte premier de notre intelligence passive. Il faut faire appel à une influence actuelle qui soit elle aussi d'ordre spirituel ou d'ordre intellectuel. Cette influence est exercée par une puissance opérative active dont est douée notre âme pensante et qu'un appelle «intellect agent».

Nous avons d'ailleurs conscience de posséder ce principe d'action et de le mettre en oeuvre; par exemple, devant un problème dont les données concrètes nous apparaissent intuitivement, nous cherchons à comprendre la solution en considérant à part du sensible l'aspect intelligible, universel et abstrait. Ainsi l'intellect agent est un complément de causalité ajouté à l'action de l'objet matériel sur l'intelligence passive pour rendre explicable l'apparition en celle-ci du déterminant cognitionnel intelligible et de l'idée ou pensée spirituelle.

§670) 2. - Rôle de l'intellect agent. Lorsque deux causes efficientes coopèrent pour produire un seul et même effet (par exemple, le sculpteur et son ciseau, produisant la statue), de telle sorte qu'en cet unique effet apparaissent deux aspects, l'un plus parfait ou perfectif expliqué par la cause supérieure (la beauté de l'oeuvre d'art); et l'autre moins parfait et dispositif, expliqué par la cause inférieure (le dégrossissage du marbre que permet le ciseau), il faut reconnaître l'action d'une cause principale usant d'une cause instrumentale pour réaliser son oeuvre.

Or tel est bien ici le cas: l'effet à obtenir est le passage de l'intelligence passive (jouant le rôle de sujet ou cause matérielle, comme le marbre) de la puissance à l'acte premier par la réception d'un déterminant cognitionnel qui lui convient, c'est-à-dire d'ordre intelligible et spirituel comme elle; et cet effet est bien unique, comme la pensée dont il est le point de départ, mais il a deux aspects. Un de ces aspects est plus parfait, de par sa spiritualité: il est indépendant de toute condition matérielle, source d'universalité et de transcendance en nos pensées, et à ce point de vue, il est expliqué par la cause spirituelle plus parfaite qui est l'intellect agent. Le deuxième aspect est celui par lequel il exprime telle nature déterminée, celle d'un carré, par exemple, ou d'un arbre ou d'un chien, etc., et à ce point de vue, il s'explique par l'influence du phantasme ou de l'objet d'expérience dont les perfections multiples et distinctes donnent un contenu précis à nos diverses idées.

Donc la coopération de l'intellect agent et du phantasme sensible pour produire l'espèce impresse intelligible est bien celle d'une cause principale avec son instrument pour produire son oeuvre unique.

Il faut néanmoins signaler deux différences où ne se réalisent pas pleinement les conditions de l'instrument physique, comme le ciseau et le marteau du sculpteur, qui est la cause instrumentale au sens strict.

1. Toute cause efficiente proprement dite est un agent distinct de son effet; et tout instrument, un agent distinct de la cause principale; ainsi le ciseau est un composé physique subsistant doué de ses propriétés actives propres, bien distinct et de la statue et du sculpteur qui sont l'un et l'autre deux composés physiques subsistants complets. La situation est assez différente dans le phénomène psychologique d'abstraction: si l'on prend comme cause instrumentale le fait externe, objet direct d'expérience sensible, nous aurons deux subsistants distincts: cet objet concret et l'homme pensant; mais c'est ce dernier seul qui, par son intellect agent joue le rôle de cause principale; et en même temps par son intelligence passive, le rôle de sujet récepteur où s'achève l'effet. Bien plus, quand l'abstraction se produit en l'absence de l'objet externe au moyen du phantasme sensible, les trois termes du phénomène, cause principale, instrument et effet, ne sont que trois aspects du même et unique agent vivant: l'homme pensant. Ces aspects sont réellement distincts, il est vrai, et leur action mutuelle n'est qu'une opération immanente au sens large [§381] où se réalisent encore les conditions essentielles de la causalité efficiente avec passage d'une puissance passive à l'acte; mais pourtant, ce ne sont là que trois fonctions distinctes d'un seul et même agent dont l'unité substantielle peut expliquer, semble-t-il, leur étroite collaboration. Il ne semble donc pas nécessaire d'appliquer intégralement la théorie de l'instrument en concevant dans le phantasme une vertu instrumentale communiquée par l'intellect agent en vue de le rendre apte à produire un effet spirituel. Cette conception n'a rien d'absurde, mais dépasse, semble-t-il, la stricte exigence des faits; car le «phantasme» n'est rien d'autre qu'une opération de nos fonctions de vie intérieure sensible; mémoire, imagination, perception, et l'enracinement dans la même âme spirituelle du phantasme aussi bien que de l'intelligence (passive et active) rend suffisamment compte de leur pleine synergie dans l'oeuvre de l'abstraction.

2. De plus, l'instrument physique au sens propre agit sur une matière qui lui est proportionnée, comme le ciseau sur le marbre et il y introduit une disposition correspondant à sa vertu propre permettant à la cause principale de réaliser son oeuvre plus parfaite. Mais dans le phénomène de l'abstraction, l'intelligence passive qui joue le rôle de cause matérielle, échappe, par sa spiritualité, aux prises directes du phantasme et de l'objet sensible considérés comme instruments. Ici encore, il faut amenuiser la théorie en concevant l'action de l'intellect agent comme modifiée au passage par son union avec le phantasme dont l'idée reçoit sa spécification. C'est le même processus que pour la lumière sensible: les objets, même dans l'obscurité, ont déjà leurs couleurs et leurs figures propres, mais ils ne sont visibles qu'en puissance; la lumière en s'y ajoutant, les rend visibles en acte ou capables de se révéler à notre vue. Ainsi, les essences intelligibles ont déjà leurs déterminations propres, mais en puissance seulement, tant qu'elles sont dans «la nuit» de la matière, incorporées aux objets concrets exprimés par les phantasmes, et la lumière intelligible de l'intellect agent, en s'y ajoutant, les rend intelligibles en acte, capables de se révéler au regard de notre esprit. Mais cette explication, qui n'est d'ailleurs qu'une métaphore, a tendance à dévier l'action de l'intellect agent sur le seul phantasme en oubliant que son effet est surtout la production de l'idée spirituelle dans l'intelligence passive.

Disons donc, par une autre comparaison, que l'action de l'intellect agent ressemble à celle de la lumière dans une projection lumineuse: cette lumière, en traversant l'écran, emporte pour ainsi dire l'image avec ses formes et ses couleurs pour la projeter sur la toile. Ainsi l'action spirituelle de l'intellect agent, en traversant le phantasme, en projette la spécification sur l'intelligence passive. Philosophiquement, en effet, rien n'empêche une fonction spirituelle d'agir sur un sujet inférieur, d'ordre sensible et concret comme le phantasme; tandis qu'il est impossible qu'une fonction sensible, dont le mode d'agir dépend des conditions matérielles et du contact local, atteigne un sujet spirituel comme l'intelligence. Nous pouvons donc, par notre intellect agent, à la fois dégager du phantasme l'aspect spirituel et intelligible des essences universelles qui y sont incarnées; et, par ce moyen, comme par une sorte d'instrument, féconder notre intelligence passive en lui fournissant l'espèce impresse nécessaire pour l'établir en acte premier, point de départ de son opération immanente de pensée.

Donc enfin, la meilleure explication de notre connaissance abstractive est fournie par la théorie de la cause instrumentale, mais en l'appliquant d'une façon moins stricte que pour l'instrument physique. «Au fond, ce qu'il faut savoir, dit A. D. Sertillanges, c'est que l'image est cause de l'idée, puisque c'est elle qui lui impose sa spécification, ses caractéristiques. Elle n'en est cependant point cause totale, puisqu'elle n'en explique pas le mode d'être immatériel: elle est donc cause partielle en dépendance d'une autre; d'où la comparaison de l'instrument. Ce qu'elle reçoit comme complément d'efficace et ce à quoi elle aboutit est d'ordre idéal: d'où la comparaison de la lumière. Il en résulte en nous la connaissance simple du composé, générale du particulier, une du multiple: d'où les symboles d'épuration, d'extraction, de dénudation, etc. Somme toute, l'idée est une transposition de l'image en un monde supérieur, et ce, sous l'influence d'un pouvoir immanent que nous dénommons par son acte» [°799].

C) Corollaires.

§671) Nature de l'intellect agent: diverses opinions. La doctrine de l'intellect agent eut pour premier défenseur Aristote [PHDP, §83]; mais la position du stagyrite n'est pas sans obscurité et elle fut dans la suite diversement comprise. Plusieurs interprètes, comme Alexandre d'Aphrodisias [PHDP, §118], Avicenne [PHDP, §183], Averroès [PHDP, §190] et ses disciples latins [PHDP, §248 et §311, (2)] conçurent l'intellect agent comme une substance spirituelle séparée unique pour tous les hommes. Saint Thomas d'Aquin proteste vivement contre cette interprétation [PHDP, §249], montrant que l'aristotélisme authentique ne l'exige nullement.

D'autres, comme Roger Bacon [PHDP, §273, (2)], identifient l'intellect agent avec Dieu lui-même, Intelligence infinie dont nos intellections ne sont qu'une participation imparfaite; et l'on a parfois, mais à tort, interprété dans le même sens la théorie augustinienne de l'illumination [PHDP, §164-167], qui résout, en effet, le problème de l'origine des idées, mais à un point de vue tout différent, conciliable avec celui de l'abstraction. L'action de Dieu fournirait évidemment une raison d'être très suffisante à la spiritualité de nos pensées. Mais, comme le note saint Thomas [°800], d'accord en cela avec saint Augustin, cette action se tient sur le plan supérieur de la Cause première d'ordre métaphysique; et loin de tronquer ou de remplacer l'action des créatures, elle la suppose et la fonde au contraire. Puisque nous abstrayons, notre âme doit posséder toutes les fonctions psychologiques requises pour expliquer ce fait. L'intellect agent est donc une puissance active de notre âme, dont l'influence, autant que celle de l'objet sensible, est indispensable pour que naisse notre pensée. Et comme le recours au phantasme est nécessaire, non seulement pour la première apparition de l'idée, mais pour tout acte de pensée, même ceux qui utilisent les «espèces intelligibles» conservées dans la mémoire intellectuelle sous forme d'habitude ou de science, l'action de l'intellect agent est aussi nécessaire en tout exercice de pensée pour la production de tout verbe mental. Ainsi la pensée est toujours l'effet de trois influences convergentes: celle de l'objet sensible et celle de l'intellect agent produisant le déterminant cognitionnel intelligible, et celle de l'intelligence ainsi fécondée et actuée, réagissant par opération strictement immanente et se disant ce qu'est l'objet.

Ainsi, tandis que l'intelligence passive est une puissance opérative passive, l'intellect agent est une puissance opérative purement active. Ce sont donc deux fonctions appartenant à deux espèces distinctes de qualités et donc réellement distinctes. Cependant, il ne faut pas exagérer cette distinction, car ces deux fonctions sont complémentaires et constituent, peut-on dire, une seule intelligence totale dont elles sont les deux aspects partiels. D'ailleurs, la triple influence convergente s'exerce au même instant pour constituer chaque pensée.

L'aspect actif de l'intellect agent rend compte en particulier de notre instinct intellectuel et du premier déclenchement de notre vie pensante. Cette fonction est comme une force toujours sous pression que l'âme spirituelle possède dès sa création et qui n'attend pour agir, que les conditions favorables, c'est-à-dire la présence d'un phantasme suffisamment élaboré pour que l'aspect intelligible d'«être» puisse en être abstrait. Dès que, par le progrès psychologique, cette condition est réalisée, jaillit spontanément la première affirmation de bon sens qui, dans l'ordre pratique, éveillera la première intention volontaire, fondement de nos activités libres, comme nous le montrerons [§768]; et ce sera ensuite cette libre direction de notre personnalité qui poursuivra méthodiquement le progrès intellectuel et moral.

2. - La survie.

b60) Bibliographie spéciale (La survie)

Thèse 47. 1) L'âme spirituelle séparée de son corps a pour activité vitale fondamentale la conscience qu'elle prend nécessairement de soi-même. 2) À l'égard des autres objets, elle a un nouveau mode de connaître qui demande de nouvelles idées infuses par Dieu.

A) Explication.

§672). Cette thèse dépasse franchement les bornes de la Philosophie naturelle dont l'objet doit être accessible à notre expérience. Car la survie commence au moment où s'achève toute expérience humaine, non seulement sensible, mais aussi d'introspection spirituelle utilisable en philosophie, les prétendus faits de spiritisme et autres communications avec les esprits n'ayant aucune garantie scientifique [°801]. Mais il reste possible, à partir des thèses psychologiques précédemment démontrées, de déduire certaines conséquences sur les opérations de l'âme séparée, comme l'a fait saint Thomas d'Aquin [°802]; et dans la mesure où ces conclusions relèvent de la pure raison, elles restent philosophiques et se rattachent comme un corollaire à la psychologie de l'âme spirituelle.

Il est clair d'abord que seules les opérations purement spirituelles d'intelligence et de volonté peuvent s'exercer, dès lors que le composé corporel est dissous par la mort. Dans l'âme séparée, il n'y a plus trace de quantité ni d'aucune de ses propriétés passives: divisibilité, localisation, changement temporel, ni aucune énergie physique; il n'y a plus de vie végétative ni aucune fonction sensible: perception, image ou souvenir sensible. Aristote déjà le remarquait très justement [°803]: «Nous ne nous souvenons pas» dans la survie où le temps au sens propre et la mémoire sensible n'existent plus. C'est là ce qui fait la difficulté du problème, étant donné la loi de dépendance empirique qui marque si profondément toutes nos activités de pensée, telles que nous les constatons en notre âme unie au corps. Une fois brisé ce lien, il ne reste, semble-t-il, de droit naturel, qu'un sommeil sans rêve. Cependant, une double issue demeure ouverte: d'abord, celle de la réflexion au sens strict, où l'âme pensante trouve, comme nous l'avons montré [§625 et §630], une conscience intuitive d'elle-même, assez indépendante du monde sensible pour être capable de continuer sans lui. Ensuite, celle de la providence divine, déjà présupposée aux thèses de la création et de l'immortalité de l'âme humaine, à laquelle il est toujours raisonnable de faire appel, quand les autres principes d'explication naturelle font défaut.

B) Preuve.

§673) 1. - La conscience du moi dans la survie. L'intelligence humaine est capable de réflexion au sens strict, en sorte qu'elle prend nécessairement conscience du «moi pensant» dès que se produit le premier acte de pensée. Nous avons constaté ce fait en psychologie expérimentale [§630, (1)] et la psychologie rationnelle explique clairement pourquoi. En effet, l'âme intellectuelle, au début, comme forme informante d'un corps, n'est intelligible qu'en puissance passive comme les autres essences matérielles; et bien que douée d'une puissance active spirituelle (l'intellect agent), celui-ci reste en acte incomplet et virtuel tant qu'il ne peut illuminer un phantasme suffisamment élaboré. C'est donc avec ce premier acte plénier de pensée que l'âme spirituelle passe de la puissance à l'acte dans l'ordre intelligible. Elle devient ainsi un objet intelligible en acte, en contact immédiat avec notre intelligence qui, étant passive à l'égard de son objet [§596], ne peut alors s'empêcher de la connaître: d'où le caractère spontané de la conscience de notre moi-pensant, que nous prenons en chacune de nos pensées.

Or l'actuation réalisée en notre âme par cette opération de pensée abstractive est également réalisée en elle par la séparation que produit la mort. L'âme spirituelle n'est plus alors informante, mais pleinement subsistante, et, comme tout autre esprit, intelligible en acte. C'est pourquoi, par son essence même, elle joue à l'égard de l'intelligence passive le rôle de déterminant cognitionnel qui l'actue et d'où jaillit spontanément l'intuition de cette essence du moi-pensant: «Peu importe, en effet, dit saint Thomas, pour qu'une forme soit principe d'action, qu'elle soit une qualité accidentelle, comme l'espèce impresse ordinaire, ou une substance, comme l'âme spirituelle» [°804]. Puisque celle-ci est un objet proportionné à la pensée par sa spiritualité et qu'elle est intimement unie à l'intelligence passive dont elle est le soutien ontologique, il n'y a pas à chercher d'autres conditions: l'âme séparée se connaît parfaitement en son essence.

Cette conscience de soi est l'activité fondamentale de tout esprit, comparable à l'opération de nutrition ou de respiration que tout vivant corporel doit exercer, même en l'état de vie latente, sous peine de mourir [§412]. Il n'est pas possible qu'un pur esprit existe sans avoir l'intuition de son essence comme «moi-pensant»; en cela, il est l'image de Dieu que nous avons défini par la pensée pure subsistante [§649]; image d'ailleurs limitée et imparfaite, surtout quand il s'agit de l'âme humaine séparée, qui garde son individuation et n'a qu'une essence distincte réellement de l'existence.

Et puisque pour l'âme en ce nouvel état, sa propre essence est le premier objet sur lequel porte directement son intelligence et en fonction duquel elle devra penser tous les autres, cette essence est désormais l'objet formel propre de son intelligence (au lieu des essences abstraites du sensible) [§552], en sorte que sa manière habituelle de penser se trouve profondément modifiée.

§674) 2. - Mode nouveau de penser dans la survie. En toute substance, le mode d'action suit le mode d'être et d'exister; car on agit selon ce que l'on est: «Agere sequitur esse» [§350].

Or la manière d'être de l'âme séparée est bien différente de sa manière d'être unie au corps.

L'âme humaine a donc deux modes de penser: dans l'état d'union au corps, elle pense selon la loi de dépendance empirique en se tournant vers le sensible: «per conversionem ad phantasmata»; - dans l'état de séparation, elle pense comme tout esprit en se tournant vers les objets immatériels de soi intelligibles: «per conversionem ad ea quae sunt intelligibilia simpliciter» [°805].

Mais à un nouveau mode d'action doit correspondre un nouveau principe qui lui soit proportionné: nos idées abstraites demeurent inintelligibles sans le phantasme. Le principe correspondant à la pensée des esprits purs pour connaître autre chose qu'eux mêmes est l'idée infuse, déterminant cognitionnel directement participé de la lumière divine. Car ces esprits ne dépendent naturellement que de Dieu pour agir; et leur intelligence, en participant ainsi aux idées créatrices divines, peut connaître les autres créatures, spirituelles ou sensibles, sans être passives à leur égard: non plus par abstraction, mais par intuition.

L'âme humaine séparée reçoit donc de Dieu un certain nombre d'idées infuses qui lui permettent de connaître les autres choses, selon les convenances de sa nature et de la divine Providence; et cette illumination divine, parce qu'elle répond à un nouvel état devenu normal par la mort, n'est pas un miracle, mais un simple effet des lois naturelles qui assurent à chaque agent les principes d'action convenables à son état.

Ce mode nouveau de penser, remarque saint Thomas, bien qu'il soit plus parfait de sa nature, «simpliciter nobilius» [°805] a néanmoins pour l'âme humaine un rendement inférieur à l'abstraction: il est trop haut pour la raison située au dernier rang des esprits et qui ne se meut à l'aise que dans les essences sensibles. Il ne lui fournit qu'une connaissance imparfaite et confuse: «confusam in communi». De même que, parmi les hommes, les intelligences moins vives et moins pénétrantes restent embarrassées en face des plus hautes spéculations qui, pourtant, sont, de soi, les plus intelligibles, en sorte qu'il faut les leur expliquer en détail et les éclairer par des exemples particuliers; de même, pour les esprits purs: les anges contemplent clairement toute la richesse d'intelligibilité exprimée par les idées infuses; mais les âmes séparées n'en distinguent la signification que confusément. D'où l'on voit que l'union au corps est pour le bien de l'âme humaine, quoique l'état de séparation lui convienne également.

C) Corollaires.

§675) Extension de la connaissance dans la survie. Sans prétendre que la pure raison puisse résoudre totalement l'énigme de la survie, plusieurs précisions restent possibles à partir des principes que nous venons d'établir solidement.

D'abord, la connaissance intuitive que l'âme prend de son essence ne se borne plus à l'existence du moi-pensant, mais est réellement «quidditative». Nul doute n'est plus possible sur la nature de cette substance spirituelle devenue pleinement transparente à soi-même, et par le fait même toutes les âmes se connaissent parfaitement entre elles, quant à leur nature spécifique, mais non pas quant à leur individualité.

À partir de son essence, rien n'empêche l'âme séparée de s'élever à la connaissance de Dieu, source créatrice de son être et de sa vie; et la méthode intuitive d'immanence qui conduit saint Augustin à Dieu Vérité subsistante, source actuelle de toutes nos pensées, semble lui convenir à merveille. L'affirmation de Dieu n'est pour elle que le prolongement de l'intuition où elle se voit elle-même. Et, à moins de mauvaises dispositions morales préalables, cette claire vue de celui qui est pour elle source de tout bien et qui est en soi le Bien même, excitera en sa volonté un amour et une jouissance qui peut constituer aux yeux de la raison, une vraie béatitude naturelle [§1071].

Dieu et soi-même: nous pouvons affirmer avec certitude que les âmes séparées connaissent ces deux objets. Mais il n'est pas probable que Dieu laisse ignorer ses oeuvres aux purs esprits. Saint Thomas pense que l'âme séparée, à l'aide des idées infuses, connaît l'ensemble des êtres naturels, non seulement quant à leur genres et espèces, mais aussi, en principe du moins, dans leurs individualités; car les idées infuses participant directement des Idées créatrices divines, sont capables, comme celles-ci, d'exprimer les réalités individuelles elles-mêmes, spirituelles et même matérielles. Mais, selon le principe établi plus haut, tandis que les anges voient clairement tous ces individus, l'âme humaine n'en a qu'une vue confuse. Elle ne connaît d'une façon précise que les choses individuelles avec lesquelles elle se trouve en quelque façon en relation spéciale: «soit par une connaissance précédente, soit par une inclination affective, soit par une disposition naturelle ou une intervention providentielle» [°806]. On peut supposer, par exemple, que les membres d'une même famille se reconnaissent.

Cependant «comme les âmes des défunts, par la disposition divine et conformément à leur nouveau mode d'existence se trouvent séparées des hommes vivants encore, et réunies à la société des êtres spirituels, elles ignorent de connaissance naturelle ce qui se passe sur terre» [°807].

§676) 2. - Les souvenirs dans la survie. Comme nous l'avons dit, tout souvenir sensible est impossible à l'âme séparée. Mais la mémoire intellectuelle où les sciences se conservent sous forme d'habitude de pensées, peuvent y demeurer. Il faut en dire autant des vertus acquises, mais en considérant uniquement la partie spirituelle: la qualité acquise dans l'intelligence et dans la volonté; tandis que toute la partie sensible: l'assouplissement des passions et la savante construction des données sensibles, spécialement par l'agencement artistique des images verbales, en est parfaitement isolée. Seuls la culture et le progrès exclusivement spirituels persévèrent dans l'âme subsistante [cf. vertus intellectuelles, §823].

De plus, nos idées mêmes et nos sciences acquises au temps de l'union au corps, demanderaient, pour être repensées telles quelles, le complément des phantasmes sensibles désormais absents. L'âme ne pourra donc les utiliser qu'indirectement, en les appliquant à ses nouvelles idées infuses afin d'en préciser le contenu en tamisant leur éblouissante clarté.

§677) 3. - Langage spirituel. Si les intelligences humaines ont si bien réussi par les signes sensibles du langage, à communiquer entre elles, il est très vraisemblable que les purs esprits y parviennent plus aisément encore. Mais leurs rapports ne sont plus soumis aux conditions matérielles de cette terre, tels que rapprochement local ou intermédiaire d'un instrument, comme le téléphone, utilisant les énergies corporelles. Ce qui les réunit est uniquement un acte de leur volonté libre: chacun possède un domaine plénier sur sa conscience, ses pensées et ses décisions, car toute personne spirituelle ne relève directement que de Dieu; chacun donc demeure renfermé en soi, s'il le veut. Mais il peut aussi, s'il y consent, s'ouvrir à un autre esprit, lui révéler le contenu de sa pensée; et cette communication peut s'appeler par analogie un langage spirituel.

S'il s'agit de décisions libres, chaque esprit, quel qu'il soit, peut ainsi parler aux autres. Mais s'il s'agit de connaissance ou de science à communiquer, comme le maître instruit son élève, seuls les esprits plus parfaits peuvent ainsi illuminer leurs inférieurs. À ce point de vue, les âmes humaines se trouvent entre elles sensiblement au même niveau de perfection; et elles sont instruites surtout par les anges.

Mais l'existence des anges et leur psychologie ne relève plus de la science philosophique. Aristote lui-même, en parlant des «formes pures», s'en réfère aux traditions de la religion païenne [PHDP, §93, (4)], Le traité des anges est donc réservé à la théologie où il se fonde sur la Révélation surnaturelle.

Celle-ci nous renseigne aussi plus amplement sur la survie des âmes séparées, sur les diverses conditions qui leur conviennent selon leur état moral [§1084] et sur la manière dont les âmes des justes, admises à la vision béatifique voient en Dieu ce qui les concerne, et connaissent ainsi les prières que nous leur adressons.

§678) En résumé. De même qu'un vivant corporel ne peut exister sans se nourrir, de même l'esprit pur, et donc, l'âme séparée ne peut exister sans se connaître; car son essence même joue à l'égard de sa fonction de penser, le rôle de déterminant cognitionnel, étant intelligible en acte et immédiatement présente à l'intelligence comme un principe fécond d'opération. Et cette pleine intuition de soi devient pour l'âme la mesure de ses autres connaissances.

Mais parce que le mode d'existence séparée est supérieur à celui qui convient naturellement à une âme forme du corps, le mode de connaissance par idées infuses qui lui correspond ne lui est pas parfaitement proportionné et son faible regard intellectuel, comme ébloui, n'en saisit qu'imparfaitement la riche signification qui exprime les choses dans leur nature et jusque dans leur individualité.

Chapitre 6. L'appétit. Psychologie affective et active.

b61) Bibliographie spéciale (Psychologie affective et active)

§679). Dans les chapitres précédents, nous avons observé dans l'univers quatre grandes classes d'êtres essentiellement distincts, en nous fondant sur leurs opérations de plus en plus dégagées des conditions matérielles; et nous avons considéré les activités comme reflétant chacune des espèces (ou chacun des genres): l'activité transitive, seule permise aux minéraux; l'opération immanente, caractéristique des vivants; le phénomène psychologique, propre aux connaissants, la vie spirituelle, apanage de l'homme.

Nous avons ainsi négligé, par souci de méthode, un grand nombre de faits, par lesquels les différents êtres entrent en rapport mutuel, et constituent un réseau d'interdépendances extrêmement variées où toutes les classes sont mélangées. Ces faits qui sollicitent nos réflexions en ce chapitre sont les opérations de l'appétit.

En d'autres termes, nous avons jusqu'ici considéré les diverses substances dans leurs causes intrinsèques: la cause matérielle, la matière première et les propriétés quantitatives qui s'y rattachent; et surtout la cause formelle dont les divers degrés de perfection constituent les espèces ou genres distincts.

Il reste à étudier les êtres sous leur aspect de causalité efficiente et finale, et cette étude constitue la théorie de l'appétit, principe d'activité essentiellement dirigée vers un but.

Selon notre méthode habituelle, nous consacrerons la première section de ce chapitre à la psychologie expérimentale [°808]: nous y rencontrerons sous l'unique rubrique de «mouvements appétitifs» les multiples faits de conscience que la psychologie moderne distingue ordinairement [°809] en deux groupes: les faits affectifs, rattachés à la sensibilité; et les activités, groupées sous l'étiquette de volonté. La seconde section en donnera l'explication selon la psychologie rationnelle.

Section 1: Psychologie expérimentale: vie affective et active.
Section 2: Psychologie rationnelle: les facultés appétitives.

Section 1: Psychologie expérimentale: vie affective et active.

§680). La terminologie de la psychologie expérimentale est loin d'être complètement fixée; et c'est dans l'étude des faits d'appétits qu'elle se montre le plus confuse, donnant au même mot des sens parfois disparates et variant souvent avec les auteurs [°810]. La terminologie thomiste, au contraire, est beaucoup plus précise. Car en appliquant le critère de distinction par les objets formels, on détermine nettement les divers phénomènes d'opérations appétitives spécifiquement distincts: il y a là un précieux instrument d'analyse qui permet de voir clair dans le donné global très complexe de l'expérience. Nous nous mettrons donc au point de vue thomiste pour résoudre le problème des classifications, en éclairant par comparaison les classifications modernes. Nous aurons ainsi trois groupes fondamentaux d'opérations appétitives: les unes appartiennent aux êtres privés de conscience, aux plantes comme au règne minéral [°811], et constituent l'appétit naturel; les autres, d'ordre proprement affectif, appartiennent aux êtres doués de «conscience», et comme il y a deux consciences, l'une sensible [°538], l'autre intellectuelle, nous aurons aussi l'appétit sensible et la volonté qui est un appétit rationnel. De plus, un fait notable se produit, surtout dans la vie humaine. Cette triple activité fondamentale, en se déployant progressivement dans le cours de notre existence, semble se cristalliser en groupes doués de caractères propres: stabilité plus grande, facilité, souvent automatisme et perfection supérieure; ce sont les habitudes dont il convient de traiter en dernier lieu, comme de fonctions secondaires et acquises.

Mais il ne suffit pas d'analyser, car les événements psychologiques nous apparaissent toujours comme des composés très complexes, et liés les uns aux autres pour former le «courant» de la conscience. Il faut donc caractériser ces constructions, chercher les lois qui y règlent l'union des faits élémentaires, et aussi les lois d'interaction des faits affectifs et actifs. Or, c'est un des grands mérites de la psychologie expérimentale contemporaine de mettre en relief le caractère synthétique de notre vie intérieure. C'est donc en résolvant ce problème des lois que nous rencontrerons la plupart des questions qu'elle soulève; et souvent c'est à ce point de vue plus synthétique que les classifications modernes prendront leur véritable sens.

Nous diviserons ainsi cette section en quatre articles. Dans le premier, après avoir justifié les grandes divisions de l'appétit, nous traiterons des manifestations inférieures de la vie active inconsciente; les deux suivants examineront la vie affective et active, soit sensible, soit volontaire; enfin, nous résoudrons le problème de l'habitude.

Article 1. - L'appétit en général: Vie active inconsciente.
Article 2. - L'appétit sensible. Vie affective et vie active sensible.
Article 3. - La volonté. Sentiment supérieur et vie active volontaire.
Article 4. - Les habitudes.

Article 1. - L'appétit en général: Vie active inconsciente.

b62) Bibliographie spéciale (L'appétit en général)

§681). Le terme d'appétition par lequel nous désignerons en général tout phénomène de la vie active ou de la vie affective, a l'avantage d'être peu usité en psychologie moderne [°812], ce qui élimine une cause de confusion. Après en avoir donné la description et les grandes divisions, nous considérerons spécialement le degré inférieur qui est l'appétit naturel.

De là deux paragraphes:

1. Classification des appétits.
2. L'appétit naturel ou l'activité inconsciente.

1. - Classification des appétits.

Proposition 33 [°813]. L'appétit en général est l'inclination de tout être vers son bien. On en distingue deux grandes classes: 1) l'appétit naturel, qui est l'inclination découlant de la constitution physique de l'être; 2) l'appétit spontané [°814], qui est l'inclination découlant d'une connaissance pratique. Ce dernier comporte deux espèces: a) l'appétit sensible qui est l'inclination découlant d'une connaissance sensible; b) l'appétit rationnel ou volonté qui est l'inclination découlant d'une connaissance intellectuelle.

§682). Cette classification n'est que l'application du critère des objets formels aux phénomènes de la vie active et affective.

A) Preuve inductive.

a) FAITS. Première série: l'appétit. - Un des faits les plus évidents dans l'univers est celui de la propension à l'action: elle se constate en tous les êtres, depuis les minéraux doués d'énergie physique, lumineuse, calorique, etc. et surtout chimique, à propos desquels C. Bernard a parlé d'affinités électives, jusqu'aux décisions libres de l'homme, en passant par toutes les formes d'expansion dans la vie des plantes et des animaux. Mais en observant ce phénomène universel du mouvement et de l'activité, on y découvre deux caractères essentiels:

D'abord, tous les mouvements sans exception apparaissent doués de finalité: ils ne sont pas en effet répandus au hasard et comme des phénomènes à l'état libre; mais ils forment des groupes compacts d'activités qui nous ont permis de distinguer scientifiquement les diverses substances. Mais, au point de vue expérimental, il faut noter surtout que ces groupes s'harmonisent entre eux, et qu'en agissant les uns sur les autres, ils réalisent soit le bien de l'ensemble, soit le bien de chaque être en particulier. Ce caractère n'est pas absent du monde minéral [°815], mais il éclate surtout dans le comportement de la cellule vivante qui assimile ce qui lui convient et rejette les matières nuisibles; puis, dans l'oeuvre de l'organisme, croissant et se reproduisant, et de l'instinct animal [§754, sq.]; enfin, la conscience nous le fait constater dans nos activités spontanées ou réfléchies. Bref, toute activité apparaît comme une inclination de l'être vers son bien et par conséquent douée de finalité, celle-ci étant la propriété par laquelle un mouvement s'oriente vers un terme convenable, source de perfection, et constituant ainsi le bien de celui qui se meut [°816].

En second lieu, la conscience nous révèle que nos activités psychologiques s'accompagnent d'ordinaire d'une tonalité affective, que l'on traduit par les termes d'agréable ou désagréable, de plaisir ou douleur. Par exemple, la poursuite d'un objet désiré est agréable; l'accomplissement d'un devoir opposé à nos goûts est pénible. L'existence de ces phénomènes affectifs est incontestable: ils se surajoutent à d'autres opérations conscientes déjà orientées vers un but, et semblent ainsi former une classe spéciale qui constitue la «sensibilité».

Mais à bien les considérer, ces phénomènes affectifs se manifestent doués des mêmes caractères que les autres actions: eux aussi sont de vraies opérations, de réels «mouvements de l'âme», quoique en un sens spécial [§688 et §695]; eux aussi, tout en gardant leur indéniable originalité, sont toujours une inclination au bien ou une aversion du mal, c'est-à-dire une certaine manière de poursuivre une fin [§684, corol. 1].

b) INTERPRÉTATION. Cette première série de faits invite donc à réunir toutes les activités, et spécialement dans l'ordre psychologique tous les faits de la vie active comme de la vie affective, sous l'appellation générique d'appétit, en désignant ainsi toute inclination d'un être vers son bien. Que cette inclination s'enracine dans une «puissance opérative» qui en est le principe immédiat, c'est un problème à résoudre plus loin [§837, sq.]; nous ne prenons ici l'appétit qu'au sens de fonction empirique, groupant tous les faits caractérisés par la finalité, l'orientation vers un bien: le bien est ainsi l'objet formel général de l'appétit.

§683) Deuxième série: divisions. a) FAITS. - La tendance vers le bien, commune à tout appétit, s'exerce très diversement dans le monde physique et dans l'ordre psychologique. Dans le monde physique, on ne trouve que des activités aveugles, pleinement soumises au déterminisme et aux lois mécaniques. Si le soleil tend à illuminer et le charbon ardent à chauffer, ce n'est que la manifestation inévitable de ce qu'ils sont. Et il en est de même pour toutes les activités de la vie végétative, comme les réactions cellulaires, l'adaptation de l'organisme des plantes à leurs milieux, et toutes les fonctions physiologiques des animaux et de l'homme. En ce domaine, malgré la complexité des réactions vitales, règne un strict déterminisme; ces sortes de tendances, comme celle du rosier à fleurir ou de l'estomac à sécréter le suc gastrique, sont toujours uniformes et comme imposées par la structure physique de l'être ou de l'organe.

Mais si, par introspection, nous examinons nos tendances conscientes, nous en découvrons d'un genre tout différent. Plusieurs, il est vrai, semblent jaillir nécessairement de notre fond naturel, comme le besoin de trouver la nourriture ou la vérité. Ces tendances en s'exerçant deviennent conscientes, mais la conscience s'y ajoute comme du dehors, à la manière d'un épiphénomène, et il convient de les classer avec les inclinations du groupe précédent. Mais souvent aussi, c'est notre connaissance elle-même qui est source d'inclinations ou de répulsions très caractéristiques [°817], lorsqu'elle nous présente son objet, non plus spéculativement, mais pratiquement, comme une perfection convenable à acquérir, ou un obstacle à écarter, comme un fruit délicieux ou une charge pénible. Notre réaction dans ce cas n'a plus le caractère rigide et uniforme des opérations physiques et physiologiques. Sans échapper toujours à ce déterminisme plus souple de la psychologie, elles prennent un caractère très net d'indépendance et de spontanéité qui, au sommet, deviendra la liberté. Ainsi, en considérant un fruit, objectivement nutritif, mûr et délicieux, nous pouvons éprouver de la répulsion, s'il est associé pour nous à un souvenir pénible, ou si nous sommes complètement rassasiés, ou si, même à jeûn, il nous plaît en carême d'accomplir une pénitence. Bref, l'existence et le sens de ces inclinations dépendent tout entiers des jugements pratiques que nous portons sur l'objet; d'où le caractère de spontanéité qu'on y constate.

b) INTERPRÉTATION. Pour fixer ces faits en deux définitions, nous appelons appétit naturel toute inclination découlant de la structure physique de l'être ou de l'organisme; et appétit spontané toute inclination découlant d'une connaissance pratique. Et comme il existe une différence essentielle entre la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle, il est légitime de distinguer aussi deux sortes d'appétits spontanés: l'un sensible, l'autre rationnel, selon qu'ils jaillissent d'une connaissance pratique d'ordre sensible ou intellectuel.

B) Corollaires.

§684) 1. Finalité et appétit. Bon nombre de penseurs se refusent à étendre la finalité au-delà de la conscience. Ils la définissent comme l'adaptation à un but préconçu, projeté pour ainsi dire dans l'avenir par la connaissance. Il est vrai que cette forme de finalité psychologique existe, comme en témoigne l'introspection: elle est le propre, dirons-nous, de l'appétit spontané, du groupe des inclinations d'ordre psychologique auxquelles nous ramènerons en particulier tout l'ordre affectif. Mettre une finalité de ce genre dans les activité qui ne procèdent pas d'une connaissance serait de l'anthropomorphisme anti-scientifique.

Mais on peut garder un sens à la finalité et la concevoir comme «l'adaptation de moyens à des fins» [°818] sans y supposer un calcul intellectuel ou une vision quelconque. Des biologistes contemporains adoptent cette notion comme nécessaire à l'explication de la vie végétative, comme le note Lalande [°819]. Rien n'empêche d'étendre cette conception aux activités d'ordre minéral, également dirigées et adaptées, et de parler en ce sens d'un appétit naturel [°820].

§685) 2. - Appétit - Tendance - Inclination. On oppose parfois appétit et inclination, en définissant l'appétit la tendance a la conservation et au développement de la vie physique; et l'inclination, la tendance à la conservation et au développement de la vie psychologique. Dans ce cas, le premier se rapporte exclusivement aux choses; il produit en nous les sensations et est soumis à la loi de périodicité, comme par exemple l'appétit des aliments. La seconde au contraire, se rapporte aux personnes; elle produit en nous les sentiments, et a un caractère de permanence, par exemple, l'amour filial [°821]. D'autres, comme Baudin, se contentent de distinguer les inclinations soit physiques, soit psychologiques [°822].

En fait, ces trois termes, auxquels on peut ajouter propension et penchant [°823], ont la même signification étymologique de mouvement dirigé vers un but sous l'action d'une force active. Aussi, pour la clarté des idées, nous les considérerons désormais comme synonymes, en leur donnant le sens à la fois très précis et très général d'appétit tel que l'analyse précédente vient de l'établir; et nous classerons donc les tendances et les inclinations comme les appétits [°824]. Ce faisant, nous nous conformerons d'ailleurs au sens très général que la psychologie expérimentale donne à ces deux derniers termes: la tendance, dit le Vocabulaire de Lalande, est la puissance d'action dirigée en un sens défini [°825], et en psychologie, c'est un «terme générique comprenant tous les phénomènes d'activité spontanée». D'autre part, «on appelle inclination les différents groupes de tendances psychiques, entre lesquels on peut répartir l'activité consciente en tant qu'elle se dirige spontanément vers des fins».

Ces définitions, il est vrai, semblent réserver ces termes au domaine psychologique; mais le progrès de l'observation retrouve de plus en plus dans le domaine de l'inconscient, des phénomènes analogues, ce qui semble légitimer la signification élargie que nous adoptons.

«Les phénomènes sensibles, écrit D. Mercier [°826], portent aussi les noms moins précis d'impression, de sensation, de sentiment». On dira, par exemple, «J'ai une impression de douleur; une sensation de froid». Mais le terme «sensation» étant équivoque, nous en avons réservé l'usage aux phénomènes de connaissance sensible [§420]. Quant au mot «sentiment», nous le prendrons d'ordinaire au sens strict, comme désignant un phénomène affectif supérieur, d'ordre intellectuel [§740].

En résumé, réservant le terme sensation pour la connaissance et celui de sentiment pour les états affectifs volontaires, et en laissant dans le vocabulaire non scientifique les termes penchant et impression, nous adopterons les trois termes appétit, tendance et inclination comme synonymes, en les définissant: «toute fonction (au sens empirique) par laquelle un être se porte vers son bien».

2. - L'appétit naturel ou l'activité inconsciente.

§686). Le domaine de l'appétit naturel s'étend bien au delà de la psychologie, telle que nous l'avons définie [§139]; car il concerne bon nombre d'activités qui échappent à la conscience, parce qu'elles en sont de droit incapables: aussi, est-on d'accord pour en trouver des manifestations en physiologie, dans la vie des plantes, où ne se trouve pas plus de conscience que dans les activités minérales [°827]. Rien n'empêche par conséquent d'étendre à ces dernières la notion d'appétit naturel. Sans approuver pour autant le pampsychisme de Leibniz [PHDP, §362], la continuité des lois naturelles en apparaîtra mieux. Il convient cependant de délimiter si possible les frontières de la psychologie: nous le ferons en proposant une classification des appétits naturels. Puis nous en exposerons les lois.

Proposition 34. 1) L'appétit naturel au sens propre convient à l'être individuel pris comme un tout, plutôt qu'à chacun de ses éléments; ainsi considéré, il prend dans l'ordre psychologique la forme du besoin. 2) La tendance au mouvement offre dans les vivants trois manifestations élémentaires: a) l'irritabilité cellulaire; b) les mouvements réflexes, c) les tropismes, qu'il faut considérer comme trois formes d'appétit naturel. 3) L'appétit naturel suit des lois physiologiques où se montrent déjà certains aspects et résultats psychologiques.

A) Explication et preuve.

§687) 1. - Le besoin. On constate dans les êtres complexes, et surtout dans les organismes vivants, que les parties n'agissent plus pour leur propre compte: tout en ayant leurs activités spécifiques, elles les exercent pour l'utilité de l'ensemble, et même de l'espèce. La fonction chlorophylienne des feuilles de chêne enrichit la sève de tout l'arbre, et la formation du gland doit maintenir et propager la race. C'est l'être total qui agit, parce que c'est lui qui existe. C'est donc à l'individu qu'il faut attribuer au sens propre l'inclination à agir découlant de la structure physique des parties, c'est-à-dire l'appétit naturel.

Cette inclination se diversifie dans les divers degrés d'êtres, selon les diverses espèces d'opérations dont nous avons déjà fait le relevé. L'homme, synthétisant dans la complexité de sa nature tous les degrés de perfection, rassemble en soi toutes ces espèces d'inclinations.

Or on constate que bon nombre d'entre elles peuvent devenir conscientes, non pas lorsqu'elles s'exercent normalement et sans effort, mais lorsqu'elles peuvent être retardées et qu'elles deviennent nécessaires au développement de l'individu; ainsi, la propension à se nourrir qui appartient à tout organisme, même à celui des plantes, se traduit dans la conscience par la faim, lorsque l'aliment fait défaut et serait nécessaire. Nous avons alors le besoin: la faim est le besoin de manger.

Nous définirons donc le besoin: l'inclination d'appétit naturel devenue consciente par la privation d'exercice en temps opportun. Tel est, semble-t-il, le besoin au sens strict. Il est constitué dans son essence par une activité inconsciente, mais il suppose la possibilité d'être éprouvé et reconnu. C'est par analogie seulement qu'on étend sa signification à tout état de privation, même incapable de devenir conscient; ainsi, la plante a besoin de lumière, et la terre a besoin d'eau (en cas de sécheresse); mais cette façon de parler est impropre.

À l'opposé, c'est en un sens plus large que l'on parle de besoin pour des activités de soi conscientes, mais dont on veut mettre en relief la spontanéité avivée par la privation. Ainsi, dans l'ordre intellectuel, il y a le besoin de connaître, la curiosité; le besoin de manifester sa pensée, de parler, de vivre en société; le besoin d'aimer ses proches, sa patrie, de se dévouer; dans les âmes religieuses, le besoin de prier, etc. - Dans l'ordre sensible, les mêmes besoins de connaître et de sentir se retrouvent, mais avec une nuance marquée d'égoïsme et d'utilitarisme: besoin de voir, d'entendre, d'imaginer, etc.; besoin de jouir, sous ses diverses formes [°828].

Mais c'est aux fonctions inférieures d'ordre végétatif que correspondent les besoins au sens strict; ainsi la fonction de nutrition engendre le besoin de manger et de boire, ou la faim et la soif dont les manuels de physiologie décrivent le mécanisme; à la fonction de respiration ne correspond un besoin que si l'air vient à manquer; à la fonction de reproduction se rattache l'éveil de ce qu'on appelle l'instinct sexuel; enfin le besoin de se mouvoir est annexé à la fonction de motricité, spécialement importante chez les vivants, comme nous allons le dire.

§688) 2. - La tendance au mouvement. Le désir de tout expliquer par le mécanisme, selon la méthode si féconde des sciences mathématiques modernes, a porté l'attention des psychologues sur les phénomènes de mouvement dans les vivants, en prenant ici mouvement en son sens technique de «mouvement local» ou de «changement continu de position dans l'espace considéré en fonction du temps, et par suite ayant une vitesse définie» [°829]. Ce serait pourtant une erreur de ramener tous les faits vitaux au mouvement; et l'appétit est source d'activités non seulement motrices, mais qualitatives, comme les assimilations vitales de la nutrition, l'augmentation par division cellulaire, et surtout les faits d'ordre psychologique qui se libèrent de plus en plus des conditions matérielles, et dans l'esprit sont des opérations sans aucun mouvement local. Mais il est incontestable que le mouvement joue un grand rôle dans les formes inférieures de la vie, parce que le contact local qu'il procure est une condition indispensable aux opérations non pleinement dégagées des conditions matérielles. Il est donc juste de lui faire une place à part.

1) Or la réaction motrice la plus élémentaire de la vie est l'irritabilité cellulaire, définie par Cl. Bernard: «la propriété que possède tout élément anatomique d'être mis en activité et de réagir d'une certaine manière sous l'influence des excitants extérieurs». Ces excitants peuvent être d'ordre mécanique, lumineux, électrique, calorique, etc. Sous leur action, la cellule réagit à sa manière, comme nous l'avons montré plus haut [§387 et §409]. Les principales formes de son activité sont les mouvements amiboïdes, ou mouvements vibratiles, par lesquels une cellule isolée se déplace [°830]; et les mouvements contractiles, comme ceux des muscles sous l'influence du courant nerveux ou électrique. Tous ces phénomènes appartiennent à la physiologie, mais ils sont comme l'humble début de l'activité psychologique [°831].

2) Dans les organismes vivants munis d'un système nerveux, les réactions motrices élémentaires sont les mouvements réflexes. Les physiologistes [°832] entendent par là «toute réponse active donnée automatiquement (c'est-à-dire sans aucune direction consciente, ni de la volonté, ni de l'appétit sensible) par un centre nerveux moteur d une excitation périphérique d'un nerf sensible externe» [°833]. Cette réponse est souvent un mouvement produit par les muscles où aboutissent les nerfs moteurs; mais il y a aussi des sécrétions réflexes, quand les nerfs aboutissent à des glandes: sécrétions externes, comme la salive, ou sécrétions internes, (par exemple, celles des glandes surrénales) dont on parlera à propos des passions.

Dans un organisme supérieur comme celui de l'homme, les réflexes sont très nombreux, variés et complexes: car le cas élémentaire où n'entrent en jeu que deux neurones, l'un sensible, l'autre moteur, est plutôt rare; grâce aux neurones d'association, le réflexe peut s'étendre à plusieurs centres moteurs hiérarchisés pour produire un effet d'ensemble organisé. Il apparaît ainsi comme une réponse du vivant total.

La variété des combinaisons réflexes est difficile à classer. On peut cependant distinguer, outre les réflexes moteurs et sécrétoires:

a) Au point de vue psychologique, les réflexes conscients, où le sujet peut se rendre compte de l'excitation, comme l'éternuement «dû à une impression portée sur la muqueuse olfactive, puis réfléchie sur les muscles expirateurs» [°834]; et les réflexes inconscients qui échappent totalement à la connaissance du sujet, comme les mouvements respiratoires. Mais il faut noter que dans les premiers la conscience n'a aucune influence causale et reste un «épiphénomène», comme nous l'avons dit pour les besoins.

b) Au point de vue de leur origine ou des centres moteurs mis en jeu, Dumas distingue quatre groupes: «des réflexes médullaires, comme la flexion de la cuisse; des réflexes bulbaires, comme l'éternuement, la succion, la sécrétion salivaire, la toux; des réflexes sous-corticaux, comme ceux de l'expression et des mouvements instinctifs qui ont leur plan de réflexion dans les couches optiques; des réflexes corticaux, comme le clignement palpébral provoqué par l'approche brusque d'un objet menaçant l'oeil» [°835]. Toutes ces réponses, en effet, ont un caractère automatique, qui permet de les ranger dans la catégorie des réflexes. Cependant, les deux derniers semblent bien supposer un fait conscient, la connaissance d'un objet comme source du mouvement instinctif; c'est pourquoi il est préférable de les considérer comme réflexes au sens large, que nous rattacherons à l'appétit naturel au sens large [°836]: nous réserverons l'appellation de réflexe au sens strict aux réponses données sans faire intervenir l'écorce cérébrale, où siègent les sens internes supérieurs, ni même les centres sous-corticaux (comme les couches optiques) où l'on peut trouver la base de la conscience sensible.

c) Nous classerons de même parmi les réflexes au sens large les réflexes conditionnels (ou conditionnés, qu'on nommerait mieux réflexes associatifs), étudiés par Pavlov et Betcherew: ils consistent en une réponse automatique à un excitant différent de l'excitant normal, mais qui a été lié artificiellement à celui-ci. Ainsi le contact de l'aliment excite par réflexe la salivation: la vue de l'aliment suffira ensuite pour obtenir le même résultat. Pavlov procédait ainsi:

«Un chien reçoit dans la bouche de la poudre de viande qui le fait saliver; en même temps on lui fait entendre un son de diapason, ou l'on projette sur lui de la lumière, ou encore on lui gratte la peau. On recommence un certain nombre de fois; puis on fait entendre le diapason, on projette la lumière ou l'on gratte la peau sans donner de la poudre de viande; si les répétitions ont été assez nombreuses, on constate (grâce à une fistule amenant la salive au dehors) qu'il s'écoule quelques gouttes de salive» [°837].

On voit que ce réflexe suppose aussi comme cause excitatrice un fait psychologique, une connaissance et une association d'images; on constate d'ailleurs qu'il ne se produit pas dans les animaux décérébrés (qu'on a privés de l'écorce cérébrale). De plus, tous ces réflexes au sens large ont des caractères propres et des lois spéciales qui les apparentent aux automatismes psychologiques et aux habitudes. Nous les retrouverons donc plus loin [§630 et prop. 62, §831, sq.].

3) Le tropisme est aussi une manifestation de tendance au mouvement. On a donné ce nom à certaines réactions d'attitude et d'orientation par lesquelles l'organisme répond aux excitations de son milieu en s'y adaptant. On les constate d'abord dans les plantes, donc sans déplacement proprement dit. Elles peuvent être positives ou négatives, suivant que l'organisme se dirige où s'éloigne de l'excitant. On trouve ainsi un phototropisme (positif) dans la plante qui se tourne vers la lumière; un géotropisme positif dans les racines qui plongent vers la terre, et négatif dans le tronc qui s'éloigne au contraire du sol; il y a de même des thermotropismes, des hydrotropismes, etc.

On a ensuite étendu le terme à des réactions très semblables chez les animaux, traduites ici en vrais déplacements. Il y a ainsi le phototropisme positif du papillon qui se brûle les ailes à la flamme; négatif chez le cloporte ou la punaise qui fuient la clarté du jour; «le géotropisme des polypes qui inclinent leurs bras vers la terre, l'hydrotropisme des crabes qui se dirigent vers l'humidité; le chimiotropisme des paramécies qui placées dans un cristallisoir plein d'eau où l'on fait tomber une goutte d'acide acétique se groupent dans la région acidulée, etc.» [°838].

Certains penseurs, comme Loch, Bohn, Cuénot, approuvés par Cuvillier, s'efforcent de tout expliquer par des réactions purement mécaniques à des influences physicochimiques: ainsi l'orientation de la plante serait dûe à l'action chimique de la lumière «qui ralentit sa croissance du côté où elle la reçoit; d'où une rupture d'équilibre qui fait que la tige s'infléchit vers la source» [°839].

Ces explications ont leur valeur, puisque la vie inférieure reste soumise aux lois de la matière; et s'il s'agit uniquement des réactions motrices, elles peuvent parfois suffire. Mais nous savons que le «mécanisme» ne peut rendre compte totalement de la vie. Chez les animaux surtout, les tropismes supposent souvent des excitations des sens, spécialement du toucher; c'est pourquoi on leur a très justement donné le nom de tactisme; et celui-ci n'est qu'un autre nom du réflexe, dans sa forme organisée, ou même pris au sens large. Ainsi le phototropisme du papillon ressemble au réflexe cortical qui nous fait tourner la tête et fixer un objet brusquement éclairé; et celui de la punaise, au réflexe qui nous fait fermer les yeux et reculer devant un poing menaçant.

§689). Concluons que toutes ces tendances au mouvement qui naissent indépendamment de la connaissance et de la conscience, sont des manifestations de l'appétit naturel: ce qui ne suppose pas dans la plante la nostalgie de la lumière, ni dans les centres nerveux une réaction intelligente et calculée [°840], mais seulement une finalité au sens indiqué plus haut [§684]. Chaque organisme est doué selon sa nature de puissances de réaction motrice aux excitations externes. Chez l'homme, on appelle impulsion cette «tendance spontanée à l'action» (Vocabulaire de Lalande); et comme elle est une force naturelle incoercible, identique au besoin pour l'inclination au mouvement local, on nomme «impulsifs» ceux dont les actes sont insuffisamment gouvernés par la volonté. L'impulsion peut d'ordinaire être perçue par la conscience: «C'est, dit Baudin, la première manifestation de l'inclination comme tendance à agir» [°841].

Mais notons encore que, malgré leur importance, ces réactions ne sont pas toute l'activité vitale. Sous l'influence du mécanisme, on donne parfois ce sens trop restreint aux phénomènes d'activité (ou de volonté), et on définit de même la tendance, élément fondamental de l'activité, comme une simple «puissance de mouvement». Ribot a écrit en ce sens: «La tendance n'a rien de mystérieux: elle est un mouvement ou un arrêt de mouvement à l'état naissant» [°842]. Mais il vaut mieux, semble-t-il, rendre à «tendance» une signification générale, dégagée du système mécaniste, qui d'ailleurs est loin d'être admis par tous [°843].

Ribot s'efforce aussi par sa définition d'éviter tout recours aux facultés, considérées par lui, comme par toute l'école positiviste, comme des «entités mystérieuses ou métaphysiques». Nous disons, au contraire, que ces principes actifs d'action, par eux-mêmes pleinement inconscients [°844], mais révélés par leurs opérations, sont indispensables à l'explication des faits. Le problème de leur nature, il est vrai, ne relève pas de cette étude expérimentale; nous le résoudrons dans la section 2; mais dès à présent, nous pouvons l'accepter comme une hypothèse explicative, aussi légitime et aussi peu mystérieuse que l'hypothèse atomique en chimie. Ainsi, les termes d'appétit, tendance, et même inclination [°845], désignent d'abord ces principes d'action inconscients, puis tous les actes qui en découlent. Et nous dirons que toutes les activités motrices, rassemblées sous le titre d'irritabilité cellulaire, de réflexe et de tropisme, ne supposent pas des fonctions spéciales, mais se rattachent à l'appétit naturel du vivant.

§690) 3. - Les lois. La définition même de l'appétit naturel au sens propre le range parmi les phénomènes physiologiques. Mais à cause de l'union intime des faits conscients (surtout d'ordre sensible) avec leur base matérielle, les lois qui régissent directement l'activité physiologique ont souvent un aspect ou des répercussions psychologiques. Nous le montrerons en signalant quelques-unes de ces lois les plus importantes.

1) Loi de spécificité. La réaction de l'appétit naturel (au sens strict comme au sens large) a toujours un caractère propre qui dépend avant tout de la structure de la cellule, des centres nerveux ou de l'organe excité.

Cette loi très générale traduit la nature même du vivant dont l'activité immanente possède toujours une réelle originalité et indépendance vis-à-vis des influences externes. La nature de l'excitant n'est pas totalement indifférente, en ce sens que tout excitant n'est pas apte à obtenir la réponse de tout appétit naturel [°846]: il y a des excitants généraux, comme le courant électrique, le choc mécanique; mais d'autres sont spéciaux, comme les influences chimiques qui agissent sur les sécrétions glandulaires. Mais quel que soit l'excitant efficace, la réponse de la cellule ou de l'organe sera toujours la même, déterminée par sa nature. Par exemple, dans les monocellulaires isolés, comme les amibes ou les noctiluques, «on voit les excitants les plus divers, caloriques, chimiques, électriques, mécaniques, provoquer toujours, chez les premiers une rétraction des pseudopodes, et chez les seconds une production de lumière» [°847]. De même, pour les réflexes: excité par le même courant électrique, tel centre produira une sécrétion, tel autre une contraction musculaire. Bref, la finalité, d'ailleurs totalement inconsciente, de ces fonctions est déterminée par leur structure physique, et elle est, par le fait, soumise à un strict déterminisme.

2) Loi de disproportion entre excitation et réaction. La réponse du vivant déploie une énergie incomparablement plus grande que celle fournie par l'excitant. Cette loi n'est qu'une précision de la précédente: l'organe réagit en mettant en oeuvre ses propriétés. Ainsi le travail fourni par un muscle qui se contracte peut être jusqu'à 100 millions de fois plus grand que l'énergie électrique fournie pour l'exciter [°848].

3) Loi du seuil. Pour obtenir une réponse de l'organisme, une excitation légère ne suffit pas: elle doit atteindre un minimum qui est le seuil de l'excitation.

4) Loi de variation corrélative entre excitation et réaction. À partir du seuil, dit Dumas [°849], les réactions croissent avec l'excitation jusqu'au point que les physiologistes appellent optimum; une fois ce point atteint, si l'excitation continue de croître, les réactions de la cellule baissent progressivement jusqu'à ce qu'il s'ensuive une paralysie passagère pendant laquelle les cellules gardent la forme que leur a donnée la dernière excitation; pour une excitation plus forte, la cellule est tuée. De plus, l'accroissement de la réaction accuse un retard sur l'accroissement de l'excitant comme dans la loi de Weber [°850].

5) Loi d'irradiation et de coordination des réflexes. Une excitation faible obtient une réponse limitée à un organe; si elle devient plus forte, elle se communique au moyen des neurones d'association à d'autres centres réflexes, et on peut obtenir des résultats coordonnés surprenants. On opère, par exemple, sur une grenouille décapitée, ce qui assure le caractère réflexe des réactions; si on excite par un caustique la peau du dos du côté gauche, la patte gauche vient par réflexe essuyer et gratter ce point; si on coupe cette patte au-dessous du genou, le tronçon fait des essais infructueux pour atteindre le point cautérisé; alors, c'est la patte droite qui vient faire la besogne [°851].

Ainsi la loi d'irradiation aboutit à produire un mouvement d'ensemble utile à l'animal pour éviter l'excitant. On peut se demander, il est vrai, si une telle réponse [°852] n'est pas un réflexe au sens large où intervient un acte conscient ou subconscient d'ordre instinctif. Le fait que le cerveau n'y intervient pas, quoique d'un grand poids, n'est pas absolument décisif; car nous ne parlons de la conscience animale que par analogie avec nos activités connues par introspection, et la constitution d'une grenouille est trop différente de la nôtre pour que cette analogie ne donne pas lieu à quelque crainte d'erreur. On a cependant proposé des explications purement physiologiques, en attribuant le résultat utile des mouvements, non à une intention préconçue, mais à des mécanismes préalablement montés par l'instinct et l'habitude, parfois héréditaires, dont l'automatisme est déclenché par les centres réflexes selon la loi d'irradiation [°853]. Ces explications, sans engendrer l'évidence, ont leur valeur. Notons d'ailleurs qu'en éliminant toute direction consciente, il n'est pas nécessaire de s'en tenir à une solution mécaniste, par les seules causes efficientes. Des actes aussi clairement dirigés vers le bien du sujet que les réflexes coordonnés, manifestent une finalité; mais il suffirait de leur concéder la finalité totalement inconsciente de l'appétit naturel.

6) Loi de subordination. Toutes les réactions inconscientes d'un organisme différencié (par exemple, de l'homme) sont hiérarchisées, en sorte que les plus localisées obéissent aux plus générales et aux plus importantes, et que l'ensemble des réactions d'ordre physiologique obéissent aux influences et aux directions de la vie consciente: l'appétit naturel au sens propre est soumis dans une certaine mesure à l'appétit sensible.

Cette subordination qui manifeste si clairement l'unité substantielle du vivant individuel, est obtenue grâce à un très riche réseau de neurones d'association qui relient entre eux les divers centres réflexes, et aussi qui réunissent les divers systèmes nerveux: le grand sympathique qui règle les fonctions de la vie végétative est ainsi relié au système cérébro-spinal qui est l'organe de la vie consciente [°854]; et de même, le parasympathique, dont les nerfs sur une partie de leur trajet sont associés aux nerfs du système cérébro-spinal. Cependant, l'individualité propre de chaque centre est sauvegardée, et même une certaine indépendance, selon la loi de spécificité. Mais la subordination désigne l'aptitude que possèdent les centres supérieurs d'exercer sur les inférieurs une action, soit excitatrice, pour renforcer leur effet, soit inhibitive, pour modérer ou même arrêter leur influence. Cette inhibition ne doit pas se confondre avec la paralysie, qui arrête le nerf en détruisant sa puissance de réaction; elle est ici un effet positif de l'influx nerveux, comme l'effet d'excitation. L'explication de ces phénomènes relève de la physiologie [°855]. Mais l'existence incontestable de cette loi est de nature à éclairer plusieurs questions psychologiques: elle donne en particulier un sens précis au problème souvent trop général et trop vague des rapports du physique et du moral [§810], et permet d'expliquer l'automatisme créé par les habitudes [§834].

B) Corollaires.

§691) 1. - Appétit naturel au sens large. Par extension, on peut attribuer un appétit naturel à chaque élément différencié [°856], d'un être individuel. Ainsi, l'oeil a une inclination à voir, et l'oreille, à entendre. Chacun de ces éléments, en effet, possède une structure physique spéciale d'où découle une tendance correspondante à l'action, selon la loi universelle contenue dans l'adage thomiste: «Agere sequitur esse». Nul fait d'expérience n'est mieux établi.

En se mettant à ce point de vue, la notion d'appétit naturel s'élargit singulièrement et vient fusionner avec des faits pleinement conscients: car toute fonction, non seulement d'ordre minéral ou physiologique, mais d'ordre psychologique et même spirituel, possède une structure naturelle d'où découle une tendance innée à s'exercer. Notre imagination tend à construire des châteaux en Espagne, et notre intelligence tend à réfléchir et à chercher le pourquoi de tout. Bien plus, l'appétit spontané lui-même a une constitution physique propre, et l'on peut à ce titre lui attribuer une inclination naturelle, comme aux fonctions inférieures: ne parle-t-on pas d'un instinct, comme d'un besoin d'aimer, de vouloir, etc.? Dès lors, l'appétit naturel ne peut plus se définir par l'absence de conscience, ni par opposition aux inclinations psychologiques de l'appétit spontané: il désigne seulement en toute fonction les premières étapes qui sont toujours commandées par la structure même des fonctions. Il est ce qu'on appelle parfois l'activité instinctive [°857], et ce qui le définit, c'est le caractère spécifique, inné, uniforme, déterminé et comme automatique de ses réactions, selon cet autre adage thomiste, riche lui aussi d'expérience: «Natura est determinata ad unum».

Cette conception est certes légitime [°858]; mais elle ne désigne plus une catégorie spéciale parmi les appétits. Elle est plutôt une vue abstraite, rassemblant sous la même étiquette les manifestations les plus primitives de toutes les fonctions les plus diverses de la vie active et affective. C'est pourquoi nous désignerons ainsi l'appétit naturel au sens large et impropre, réservant ce titre au sens strict et propre aux activités de l'individu total [°859], qui s'exercent de droit en dehors de la conscience, et où celle-ci quand elle intervient n'a qu'un rôle d'épiphénomène.

§692) 2. - Cas «frontières». Il faut avouer cependant que les étapes de transition entre les différents règnes posent des cas, difficiles parfois à démêler. L'irritabilité cellulaire garde un grand nombre d'aspects identiques à ceux des réactions chimiques; et pour passer du monde physiologique au monde psychologique, le cas du «tactisme» ou du réflexe est remarquable. L'excitation semble d'ordre psychologique, puisqu'elle s'adresse au sens et qu'elle emprunte pour atteindre le centre réflexe la voie nerveuse centripète, qui normalement transmet l'influence de l'objet externe à l'organe de la conscience [§428]. On ne peut cependant attribuer à une action nettement psychologique comme celle de l'appétit spontané, la réponse du réflexe, qui apparaît et se développe sans aucune influence de la connaissance sensible, consciente ou subconsciente, que le sujet peut avoir de l'excitation externe. Nous maintenons donc que le réflexe est une manifestation d'appétit naturel au sens propre; et nous concluons que les modifications physiques (parfois aussi chimiques), ou physiologiques apportées par l'excitant à l'organe périphérique du sens ont un double rôle: d'abord dans leur ordre propre, elles provoquent des réponses réflexes dans les centres moteurs qui forment relais avant d'atteindre les centres cérébraux; ensuite, dans l'ordre plus immatériel de la psychologie, elles constituent, comme nous l'avons dit, le substratum, ou condition «sine qua non» des fonctions de connaissance qui s'accomplissent soit dans l'organe périphérique pour la sensation externe, soit dans les centres cérébraux pour les sens internes ou fonction supérieure d'ordre sensible (conscience, imagination, perception, mémoire), et c'est à ce moment que la réalité psychologique de l'objet connu, apprécié comme convenable ou nuisible, se déploie en tendances ou aversions d'ordre également psychologique, qui sont l'appétit sensible.

Si d'ailleurs on attribuait aux animaux inférieurs une fonction rudimentaire d'appétit spontané, comme on leur concède une conscience ou subconscience sensible rudimentaire, afin d'expliquer certains caractères de leur comportement, l'hypothèse ne serait pas absurde. Mais quoi qu'il en soit de ces cas frontières, les phénomènes plus différenciés révélés par l'introspection nous permettent d'établir une classification nette et répondant d'ailleurs aux faits.

[précédente] [suivante]

| Accueil >> Varia >> Livres >> Précis de philosophie