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Logique (§95 à §109)

Chapitre 3. La matière des sciences ou méthodologie

b8) Bibliographie spéciale (sur la Méthodologie en général)

§95) La méthode désigne étymologiquement «le chemin qu'il faut prendre pour atteindre un but». Le but étant ici la science, on pourrait dire que la méthodologie est la discipline exposant les règles à suivre par la raison pour atteindre aisément les diverses sciences. Ainsi définie dans son sens le plus général, la méthodologie n'est autre que la logique elle-même [°164]. Mais on peut restreindre le sens de ce mot à l'exposé des règles qui concernent plus immédiatement les sciences. Car en considérant le domaine de la logique matérielle, outre les règles que notre esprit doit suivre pour ordonner ses idées et conduire ses raisonnements aux conclusions scientifiques, il en est d'autres qui s'imposent au point de vue des sciences elles-mêmes. S'il s'agit des sciences en général, il faut les distinguer et les unifier en une harmonieuse hiérarchie; s'il s'agit de chaque science en particulier, les matières spéciales à étudier peuvent demander diverses manières de raisonner; en histoire par exemple, la démonstration ne peut se conduire de la même façon qu'en mathématique ou en astronomie. On peut donc définir la méthodologie au sens strict: la partie de la logique matérielle qui expose les règles à suivre dans la constitution et l'organisation des sciences [°165].

Comme on le voit, deux problèmes sont à résoudre: celui de l'organisation des sciences en général, ou Méthodologie générale et celui de la construction de chaque science en particulier ou Méthodologie spéciale. Nous diviserons donc ce chapitre en deux sections:

Section 1. - Méthodologie générale
Section 2. - Méthodologie spéciale

Section première. Méthodologie générale

§96). L'esprit humain, nous l'avons dit [§18-19], ne peut saisir la riche complexité des choses qu'en multipliant les sciences; et il convient d'abord de préciser le critère de leur distinction. Mais ces diverses sciences ne se juxtaposent pas dans la pensée où elles coexistent; elles s'y organisent au contraire en un système pleinement unifié, grâce à leur subordination ou subalternation. En mettant en oeuvre ces principes, il sera possible de présenter un essai de classification générale assez compréhensif pour indiquer sa place à toute science humaine légitime. Nous aurons ainsi trois paragraphes:

1. - Spécification des sciences
2. - Subalternation des sciences
3. - Essai de classification générale

1. - Spécification des sciences

§97) Principe de spécification. Le principe de spécification par les objets formels [§5 et §404] s'applique aux sciences comme aux fonctions de connaissance, car les unes et les autres sont essentiellement relatives à cet objet; elles tendent vers lui comme le mouvement vers son terme; c'est donc ce terme qui les caractérise, comme on ne peut caractériser un voyage qu'en indiquant son point d'arrivée.

Or le terme spontané de toute science, avons-nous dit [§17 et §92], est de saisir un objet dans sa définition essentielle grâce à un premier effort d'analyse inductive, afin de lui rattacher ensuite par synthèse déductive toutes les propriétés qui en épuisent pour nous l'intelligibilité. Cet idéal est sans doute loin d'être réalisé, s'il s'agit des essences spécifiques des réalités de l'univers; et l'abstraction nous oblige à nous contenter d'abord d'essences au sens plus large de modes d'être génériques; mais à l'égard de chacun de ces objets, le procédé scientifique reste le même; la raison cherche toujours une idée claire, une définition qui soit le centre lumineux auquel se rattache la chaîne de ses conclusions. On peut donc préciser comme suit le principe des objets formels relativement aux sciences:

Une science se spécifie et se distingue des autres par la définition de l'objet dont elle est la connaissance parfaite.

Ce principe s'applique d'abord aux très grands groupes formés selon les trois degrés d'abstraction. Les sciences physiques ont pour centre la définition du corps en général; les sciences mathématiques, celle de la quantité; les sciences métaphysiques, la définition (au sens large) de l'être. Ce dernier point de vue très abstrait et très général, ne comporte pas de subdivision; il détermine et spécifie cette science souveraine, juge de toutes les autres, appelée la «Sagesse», qui n'a au-dessus d'elle que la sagesse surnaturelle [°166].

Les deux autres natures au contraire, la quantité et la substance corporelle, exprimées d'ailleurs en concepts univoques, accueillent de nombreuses subdivisions dont les définitions pourront spécifier d'autres sciences. Mais la difficulté et souvent l'impossibilité d'atteindre les définitions spécifiques a suscité maints efforts de la raison pour y suppléer. Les modernes surtout ont introduit la nouvelle conception des sciences positives [°167] dont les succès ont favorisé le riche déploiement. L'arbre de la science en est devenu très touffu. On peut cependant y introduire un ordre satisfaisant, grâce au principe de la double subordination.

2. - Subalternation des sciences

§98) Notion. On appelle subalternation des sciences, l'union harmonieuse et hiérarchique par laquelle les thèses plus générales de la science supérieure sont précisées, corroborées et enrichies par les conclusions plus spéciales des sciences inférieures, à l'égard desquelles la science supérieure joue le rôle de principe directeur.

Mais il y a deux façons d'établir cette subordination [°168].

1) La subordination essentielle où la science inférieure emprunte à la science supérieure la partie générique (ou quasi-générique) de la définition de son objet formel, mais en lui ajoutant une différence spécifique entièrement nouvelle obtenue par un effort original d'analyse inductive; ainsi, la biologie, dont la définition centrale est celle du vivant corporel (ou végétal) est essentiellement subordonnée à la cosmologie, parce que le végétal est une espèce dont le genre est la substance corporelle. Auguste Comte avait équivalemment adopté cette subordination, en hiérarchisant les sciences d'après le degré d'abstraction de leur objet et le degré de généralité correspondante de leurs lois [PHDP §461].

2) La subordination accidentelle où la science inférieure traitant d'un objet spécifiquement distinct (qui requiert de droit une nouvelle définition) le considère uniquement à la lumière de la définition qui spécifie la science supérieure. Les anciens citaient comme exemple la musique appliquant à un objet sonore les lois des mathématiques; et la perspective appliquant à la lumière les règles de la géométrie. Mais précisément parce qu'elle est accidentelle, c'est-à-dire plus ou moins arbitraire, cette subordination est susceptible des applications les plus variées; c'est en y recourant que la raison a le plus souvent remplacé la connaissance directe des essences.

§99) Applications. C'est par ce moyen en particulier que les sciences positives modernes ont pris leur remarquable développement. Elles ont considéré tous les phénomènes de la nature du point de vue mesurable; et en cherchant comme raison d'être explicative, des lois qui puissent se formuler en équations algébriques [§114], elles s'efforcent manifestement d'étendre en des domaines spécifiquement distincts les principes de la science de la quantité; elles réalisent ainsi le type de science subalterne par accident par rapport aux mathématiques.

À ce point de vue, la tendance des savants est toujours en progrès. Leur idéal serait de soumettre à la loi des nombres, après le monde des phénomènes physiques, celui de la vie, non seulement végétative, mais encore de la psychologie et même de la sociologie; de droit donc, on peut classer comme sciences subalternes par accident des mathématiques, toutes ces sciences positives modernes, dont la plupart d'ailleurs dans le règne des vivants, spécialement celles de l'homme, sont encore à l'étape de formation [§17]. Cependant, la difficulté de soumettre à la mesure les phénomènes de la vie, surtout de l'instinct animal et des sociétés humaines, invite, semble-t-il, à rattacher aussi ces dernières sciences (biologie, psychologie, sociologie) aux principes de la philosophie naturelle plutôt qu'à ceux de la mathématique; et certaines sciences positives modernes, dites de classification, tendent à se constituer en ce sens comme nous le montrerons [§117 et §123]. Leur idéal devient l'établissement d'une définition essentielle, si possible, pour chaque groupe de vivants spécifiquement distincts; et plus tard, elles pourraient chercher les lois explicatives des activités vitales qu'elles étudient en empruntant leurs principes directeurs à une science supérieure d'ordre philosophique [°169]; ainsi, bien qu'à titre de sciences de classification, elles en soient encore au stage inductif préliminaire, elles tendent à s'ordonner sous la philosophie naturelle, plus exactement, sous chacune des sciences génériques qui la composent: cosmologie, biologie, psychologie, anthropologie, et par subalternation essentielle (ou quasi-essentielle), comme nous le montrerons [§114]. Ces deux directions d'ailleurs ne s'opposent nullement et se complètent plutôt harmonieusement.

Dans le domaine de l'anthropologie, la subordination accidentelle peut encore rendre compte de la division courante depuis Aristote, des sciences spéculatives, opposées aux sciences pratiques ou normatives, dont les deux grandes espèces sont la logique et la morale. Ces dernières en effet ne sont que l'étude plus approfondie de deux aspects de la vie humaine: l'activité intellectuelle et l'activité volontaire libre; elles empruntent donc nécessairement certains de leurs principes directeurs à la définition de l'homme; et à ce point de vue, elles peuvent, semble-t-il, s'ordonner à l'anthropologie comme subalterne par accident [°170]. Leur importance, d'ailleurs, leur assure légitimement une place à part dans la Philosophie, comme traités spéciaux, à côté de la philosophie naturelle et de la métaphysique.

§100) Valeur des sciences subalternes. L'idéal d'un système exhaustif des sciences humaines serait d'atteindre par subordination essentielle jusqu'aux espèces infimes de chaque règne de la nature (minéraux, végétaux, animaux), comme l'anthropologie est la science de l'homme; et chacun des échelons comme des aboutissants de ce système parfait serait évidemment une science au sens propre, spécifiée par la définition de son objet. Cet idéal dépasse visiblement les forces de notre raison laissée à elle-même au milieu de la complexité des faits d'expérience, point de départ de toute science; et l'on doit se contenter, pour y suppléer, de simples sciences positives. On peut cependant garder cet idéal, à la manière précisément d'un idéal [§504], c'est-à-dire à la fois lumière inaccessible et but dont on s'approche sans cesse; et la foi catholique aime à le contempler surnaturellement réalisé dans l'intelligence humaine du Christ; comme le note Maritain: «Pour Jésus-Christ, il y a autant d'habitus ou de vertus de savoir, autant de modes distincts de toucher l'objet qu'il y a de quiddités à connaître» [°171].

Quant aux sciences subalternes par accident, même considérées à part de la science supérieure, elles constituent aussi de vraies sciences avec leur spécification propre; elles en réalisent en effet pleinement la définition, pourvu que les principes dont elles partent soient vrais et certains et qu'elles en tirent par déduction démonstrative une série de conclusions ou de lois. C'est le cas en particulier des sciences positives modernes, lorsqu'elles sont suffisamment mathématisées [§114]; on peut alors les considérer, non plus comme sciences imparfaites ou en formation, mais comme sciences déductives parfaites en leur genre.

Cependant, elles conservent un élément d'imperfection en ce qu'elles empruntent leurs principes premiers à une science supérieure. Au cas où celle-ci resterait inaccessible à la raison humaine, ou à la culture de fait du savant, on devrait dire que la science subalterne, même déductive, reste à l'état imparfait; ainsi en est-il pour notre science théologique, (surnaturelle) subalterne par accident de la science des bienheureux dont notre foi n'est qu'une participation inévidente.

3. - Essai de classification générale des sciences

Fig. 8

§101). En s'inspirant de ces principes, on peut proposer le tableau suivant de classification générale des sciences humaines.

Figure 7: Esquisse de classification des sciences [SJJ: L'image d'origine est ici: Fichier JPG, environ 100K. Le diagramme ci-haut donne une vue d'ensemble avec moins de détails]

Ce tableau ne propose que les branches maîtresses de l'arbre des sciences. En orientant les racines vers le haut, le tronc marque à chaque degré descendant, les sciences hiérarchisées selon la subordination essentielle; et chacun a son objet formel dans la définition d'une essence générique de plus en plus déterminée, jusqu'à la définition de l'homme (objet formel de l'anthropologie) qui est une essence spécifique.

On a placé au sommet la théologie catholique dont l'objet formel n'est connu que par la révélation surnaturelle. À ce titre, elle domine et règle toutes les autres sciences humaines, y compris la métaphysique. Ces sciences pourtant ne lui sont pas subordonnées essentiellement, au sens défini plus haut; nous trouvons ici une dépendance qui dépasse la compétence de la simple logique philosophique et relève des rapports entre foi et raison [°172]. Il faut d'ailleurs concevoir ces rapports en respectant l'autonomie de la philosophie en son domaine rationnel, en sorte que, sur le plan humain, elle reste par la métaphysique, le sommet unificateur de toutes les sciences.

Les indications latérales du tableau signalent les principales sciences réalisées par subordination accidentelle. Leur nombre n'est pas limité de soi et l'on pourrait aisément les multiplier; mais il semble qu'on les constitue avec profit, surtout en trois domaines correspondant aux trois degrés d'abstraction:

1. En fonction de l'homme ou de l'anthropologie, parce que cette étude nous intéresse plus spécialement; d'où les développements donnés à la logique et à la morale qui explorent les deux fonctions les plus caractéristiques de l'homme, la raison et la volonté; et aussi les progrès récents de la psychologie expérimentale et de la sociologie. À ces sciences proprement dites, on peut rattacher des disciplines qui tiennent de l'art autant que de la science, comme la grammaire, la poétique, la rhétorique ou qui touchent au concret, comme l'histoire et la géographie.

2. En fonction de la quantité, parce que, d'une part, cet aspect reste le même dans toutes les essences corporelles (tandis que les qualités varient), ce qui favorise la généralisation; et d'autre part, son caractère de précision a grandement favorisé le succès des sciences modernes en donnant le moyen d'utiliser les forces de la nature, ce qui enrichit les sciences théoriques (ou sciences pures) de nombreuses sciences appliquées [°173].

3. En fonction de Dieu qui est la dernière raison d'être ontologique et logique de toute chose. On pourrait ainsi, à côté de la métaphysique, signaler les nombreuses disciplines qui s'intitulent «Philosophie de...», comme, Philosophie de l'art, des sciences, de l'histoire, etc. Mais dans l'encyclopédie chrétienne, c'est la théologie surnaturelle qui réalise mieux encore cette étude de l'univers en fonction de Dieu [°174] entrevu dans son mystère essentiel par la Foi.

Après ces classifications générales, il faudrait reprendre chaque branche et préciser les subdivisions selon l'état actuel des recherches scientifiques en chaque domaine. La Méthodologie spéciale s'y emploie. Mais il est clair que ces subdivisions ne sont pas fixes; car l'arbre de la science est toujours vivant, et les rejetons qui couronnent ses branches maîtresses jaillissent souvent en groupes touffus qui peu à peu prennent forme et s'organisent en sciences distinctes, tout en se coordonnant à l'ensemble.

Section deuxième. Méthodologie spéciale

§102). On pourrait instituer une méthodologie spéciale pour chacune des sciences énumérées dans la classification d'ensemble. Mais les sciences générales ou philosophiques n'ont pas d'autres procédés que ceux de la logique; l'induction dont elles ont besoin pour établir leurs notions fondamentales n'est qu'une abstraction conduite avec plus de soin et de pénétration selon les règles du bon sens. Il en est de même pour les sciences mathématiques; cependant, le caractère propre de leurs déductions et de leur point de départ (définitions, postulats, etc.) exigent quelques remarques de méthodologie spéciale.

Ce sont surtout les sciences particulières (celles dont le but est de déterminer les causes prochaines) qui demandent des règles propres; car l'invention et les recherches expérimentales y tiennent une grande place. À ce point de vue, on peut distinguer trois groupes de faits d'expérience. Le premier comprend tout l'ordre de la nature physique où règne un parfait déterminisme, depuis les révolutions des astres jusqu'aux activités physiques, chimiques et physiologiques (monde minéral et vie végétative). Le second groupe renferme encore des faits connus par observation externe, mais qui sont essentiellement individuels et n'arrivent qu'une seule fois: ce sont les faits historiques grâce auxquels s'est constituée une science positive de la vie humaine: la sociologie. Enfin, en abordant le monde intérieur de la conscience, on rencontre un nouveau groupe de faits qui posent le problème de la psychologie expérimentale. Cette section comprend donc quatre articles:

Article 1. - Les sciences mathématiques
Article 2. - Les sciences particulières de la nature
Article 3. - L'histoire et la sociologie
Article 4. - La psychologie expérimentale

Article 1. Les sciences mathématiques

b9) Bibliographie spéciale (les sciences mathématiques)

§103). Les sciences mathématiques ont pour objet la quantité, non pas en tant que propriété inhérente aux corps [°175] mais prise en elle-même, indépendamment de telle ou telle substance corporelle où elle doit, en fait, se réaliser. De cet état d'abstraction de l'objet découlent trois conséquences:

a) d'abord, les notions et définitions fondamentales ont un caractère spécial, moitié expérimental, moitié idéal;

b) ensuite, les principes directeurs de la démonstration ne sont pas seulement, comme les axiomes, une simple application des premiers principes de la raison, mais ils peuvent aussi revêtir le caractère plus complexe des postulats;

c) enfin, la spontanéité de l'esprit dans les recherches mathématiques a fait jaillir sur l'arbre des sciences exactes un grand nombre de branches dont il faut donner la classification.

A) Notions et définitions mathématiques

§104). Comme toutes les sciences réelles [°176], les mathématiques trouvent leurs notions fondamentales au moyen de l'expérience sensible. Si on cherche, en effet, leur origine historique, on voit que les premiers calculateurs, chez les Grecs et les Romains, se servaient de tableaux à compter, appelés abaques [°177], comme les enfants de nos jours s'exercent sur des «bouliers-compteurs». De même, la géométrie naquit, dans l'ancienne Egypte, de l'art des arpenteurs ou Harpédonaptes (ceux qui attachent le cordeau) chargés d'assurer la distribution équitable des terres. Nous constatons ainsi l'origine sensible des deux notions fondamentales des sciences mathématiques: celle d'unité indivisible, capable de se répéter, par exemple en plusieurs boules; et celle de masse divisible, comme celle d'un champ à distribuer en parcelles. La première fonde l'arithmétique, (car les nombres fractionnaires ne sont pas une division de l'unité, mais un simple changement d'unité indivisible); la seconde fonde la géométrie.

Cependant, pour devenir scientifiques, ces notions sont élaborées par l'esprit qui considère les parties quantitatives comme douées d'ÉGALITÉ parfaite, c'est-à-dire d'équivalence totale en perfection; cette équivalence permet de concevoir l'unité stable dont la répétition constitue la mesure au sens strict, exprimée par un nombre précis. Dans la réalité, on n'aura jamais cette mesure adéquate: il n'y a nulle part des mêmes masses exactement de même volume. Pourtant, ce n'est pas impossible, en droit, et ce n'est donc pas sans fondement que notre esprit conçoit cette relation d'égalité. Mais il en fait le caractère propre et nécessaire de toute grandeur et mesure mathématiques et s'installe ainsi dans un monde de possibles, réalisables en droit, mais rarement réalisés.

De la sorte, tout objet apte à fonder une relation d'égalité peut devenir la matière d'une branche des mathématiques. D'abord l'expérience fournit plusieurs propriétés de ce genre, comme le mouvement local, le poids, le temps, etc.; d'où le champ immense des mathématiques appliquées. D'autre part, la masse corporelle concrète, par un travail successif d'abstraction, fournit plusieurs notions fondamentales de géométrie: car la limite externe enserrant le volume et lui donnant son aspect défini, constitue la figure; en considérant cette limite, abstraction faite du contenu de la masse, on obtient la surface. Si le volume possède des arêtes vives comme un cube, on trouvera la ligne en considérant à part la limite des surfaces; enfin, la limite d'une ligne, où finit une première et commence une seconde, constitue le point mathématique, pure abstraction qui n'a même plus d'étendue.

Pour la quantité discrète, l'esprit procède d'une façon analogue: D'abord, l'arithmétique détermine les propriétés des nombres et leurs rapports mutuels; mais on peut aussi considérer en elles-mêmes ces relations en les représentant par des lettres, comme fait l'algèbre. On est ainsi conduit à la notion plus générale encore de fonction: on dit, en effet, qu'une quantité a est fonction d'une quantité b, quand à toute valeur déterminée de b correspond une valeur déterminée de a. Dans le progrès de l'abstraction, on aboutit même à des notions telles que le nombre imaginaire (comme la racine carrée de moins un) qui ne peuvent correspondre directement à rien de réel, mais gardent un sens dans les équations algébriques.

§105). De ces faits, deux conséquences découlent:

1) L'objet étudié en mathématique est bien une réalité du monde corporel, savoir: la quantité. Cependant, il est considéré, non pas quant aux propriétés qui lui conviennent dans le réel; mais en lui-même, abstraction faite de son existence dans le monde physique, en tant qu'il jouit ainsi de propriétés purement possibles, et parfois même incapables de se réaliser en fait.

2) C'est pourquoi, les définitions mathématiques sont du premier coup parfaites et définitives; et d'ailleurs incontestables, pourvu qu'elles n'impliquent aucune contradiction dans les termes. Elles ne sont pas, comme en physique, la détermination d'une nature, fruit d'inductions guidées par les faits; elles sont, au contraire, l'expression d'un idéal que les faits s'efforcent de réaliser: par exemple, la définition du cercle, que la coupole de l'église Saint-Pierre au Vatican reproduit de son mieux. Car si les premiers éléments sont reçus du réel, notre esprit les combine pour construire les diverses définitions.

On met en relief ce travail de l'esprit en proposant des définitions génétiques, qui indiquent la manière de constituer l'objet défini. Ainsi, en partant de la notion la plus simple de point, on définira la ligne comme engendrée par le mouvement du point dans l'espace; et la circonférence, comme la ligne engendrée par un point qui se meut dans un même plan, en restant à égale distance d'un autre point appelé centre, etc. La plupart des définitions mathématiques [°178] peuvent prendre cette forme, et beaucoup n'en ont pas d'autre.

B) Les axiomes et les postulats.

§106). Ce caractère propre de l'objet mathématique explique que ces sciences aient besoin, comme point de départ, de postulats à côté d'axiomes.

On appelle axiome, une proposition pleinement évidente par elle-même, et qui, par conséquent, n'a pas besoin de démonstration pour être certaine et infailliblement vraie. Par exemple: deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles; le tout est plus grand que la partie. Ils ne sont qu'une application à la matière mathématique des premiers principes de la raison, le principe d'identité et celui de contradiction. C'est pourquoi leur présence et leur usage ne posent aucun problème spécial: ils sont nécessaires pour diriger le raisonnement vers la vérité et jouent le même rôle, sous une autre forme, dans toutes les autres sciences. C'est pourquoi aussi, ils n'ont par eux-mêmes aucun contenu positif: on ne peut pas en tirer par déduction d'autres propriétés; et par là, ils se distinguent de la définition qui, en présentant une nature intelligible déterminée, par exemple, celle de triangle, est l'origine d'une série de théorèmes. Par là encore ils se distinguent des postulats.

On appelle postulat en mathématique, une proposition universelle, nécessaire pour continuer la déduction, et qui apparaît comme indémontrable, sans être par elle-même pleinement évidente [°179]. Ainsi le postulat sur lequel Euclide [°180] a fondé toute sa géométrie: «Par un point pris hors d'une droite on peut toujours mener une parallèle à cette droite et on n'en peut mener qu'une». Une telle proposition n'est pas, comme un axiome, une identité très générale, simple règle négative de la démonstration. Elle se rapproche plutôt de la définition, parce qu'elle présente un contenu positif, une propriété définie d'où la déduction pourra tirer une nouvelle série de conclusions; c'est pourquoi on a dit que les postulats n'étaient que des définitions déguisées (H. Poincaré). Ils s'en distinguent cependant, parce qu'ils n'expriment pas un nouvel objet, mais affirment seulement une nouvelle propriété d'un objet déjà défini; ainsi la parallèle a déjà sa définition lorsqu'on formule le postulat d'Euclide.

Ces propositions sont si simples qu'on est tenté d'y voir une sorte d'intuition immédiatement évidente. Cependant leur non évidence est incontestable et pour le postulat d'Euclide en particulier, la preuve indirecte en a été faite. Nous avons, en effet, la géométrie de Lobatchewski (†1856), supposant que par un point on peut mener une infinité de parallèles à une droite; et celle de Rieman (†1866), supposant qu'on n'en peut mener aucune; la première conclura, par exemple, que les trois angles d'un triangle sont toujours plus petits que deux droits; et la deuxième, qu'ils sont toujours plus grands; mais l'une comme l'autre déroule ses théorèmes sans jamais se heurter à aucune contradiction.

Seule cependant la géométrie d'Euclide s'adapte à l'univers où nous vivons. C'est pourquoi nous chercherons l'explication des postulats dans l'expérience unie au caractère abstrait des mathématiques. À cause de cet état d'abstraction de l'objet considéré, l'affirmation postulée reste indémontrable déductivement; la notion de parallèle, par exemple, n'exige pas, prise en elle-même, qu'on n'en puisse mener qu'une par un même point. Mais nous pouvons constater ces propriétés dans les objets d'expérience, où elles existent, non pas dans leur pureté idéale, mais avec une suffisante approximation pour que nous les y voyions comme possibles. Disons que, sans être une définition ni une évidence d'ordre idéal, les postulats possèdent la même vérité que les lois démontrées par induction. Mais ici, l'induction est si aisée qu'elle se fait selon la même méthode que pour les définitions mathématiques, à la façon d'une simple abstraction. Ainsi, la présence des postulats tempère le caractère idéal et constructif des mathématiques et elle les rapproche des sciences expérimentales.

§107). Quant aux démonstrations mathématiques, fondées sur les axiomes et postulats et sur les définitions, elles suivent les lois générales de la logique. Elles réalisent parfaitement la notion de démonstration parfaite (propter quid) [°181] et en cette qualité, elles sont uniquement déductives; mais elles prennent toutes les formes possibles: démonstrations indirectes par réduction à l'absurde; démonstrations directes, par syllogismes, soit d'une façon analytique, en supposant le problème résolu pour remonter de la conclusion plus complexe, aux prémisses plus simples, jusqu'à ce qu'on retrouve un théorème connu; soit d'une façon synthétique, en partant des vérités plus générales déjà établies pour déduire de leur comparaison des conclusions plus complexes: on en trouve des exemples dans la suite des théorèmes géométriques.

Il ne semble donc pas que l'induction intervienne dans la démonstration mathématique proprement dite, même pas dans le raisonnement par récurrence dont parle H. Poincaré [°182] et qui consiste à étendre une propriété observée en un cas, à une série indéfinie de cas semblables; on prouvera, par exemple, un théorème pour n; puis on démontrera que s'il est valable pour n, il vaut aussi pour n + 1, d'où l'on conclura qu'il est vrai pour tous les nombres entiers. Il n'y a là qu'une apparence d'induction, car les objets considérés ne sont pas des faits concrets, mais des quantités abstraites avec leurs lois nécessaires, et l'on peut regarder ce raisonnement comme une déduction plus complexe où l'on applique une propriété qui résulte de telle construction de nombre à des cas indéfinis de nombres ainsi construits. Parfois cependant, on se sert de l'induction, par exemple, pour prouver la proposition «Tout nombre parfait [°183] est pair», on constate qu'il en est ainsi pour les 9 nombres parfaits connus. Mais c'est là une exception où l'idéal mathématique n'est pas atteint.

C'est à tort aussi qu'on a voulu donner aux démonstrations mathématiques un caractère à part, parce qu'elles feraient usage non seulement de la copule «est», marquant la relation d'inhérence, mais d'autres relations, comme celles d'égalité ou de comparaison entre grandeurs: plus grand ou plus petit que. Nous avons montré [§67] que ces liaisons se ramènent à celle du syllogisme ordinaire.

Il en découle cependant pour la méthode mathématique un aspect particulier:

1) Elle est très simple et jouit d'une pleine évidence. En procédant par substitution de quantités parfaitement égales, elle satisfait pleinement l'esprit et donne l'impression d'une série de coups d'oeil intuitifs [°184]. Son objet est exactement proportionné à la capacité de notre intelligence obligée de connaître par abstraction à l'aide des sens; car il est suffisamment abstrait pour permettre les définitions fixes et les déductions nécessaires, et suffisamment concret pour rester toujours imaginable.

2) Elle ne considère jamais la cause réelle et extrinsèque (cause efficiente ou finale) qui dans les autres sciences explique l'apparition et les variations des phénomènes étudiés; elle se restreint aux seules causes idéales et intrinsèques (causes formelles), rendant raison des nouvelles propriétés et les rattachant à priori aux définitions et postulats où elles sont contenues virtuellement. C'est le domaine abstrait des grandeurs parfaitement équivalentes qui est le sien, et on y procède toujours du même au même, mais de mieux en mieux connu. En cela, sa marche est constructive et féconde, allant de notions plus simples et plus pauvres à des théorèmes ou corollaires plus complexes et plus riches; elle passe, par exemple, des propriétés de la circonférence à celles des coniques et de toutes les courbes.

3) Mais elle recèle un danger; son point de vue est unilatéral et elle peut engendrer l'étroitesse d'esprit. Car il serait abusif d'exiger en toute matière d'étude la même rigueur et clarté qu'en sciences exactes: toute évidence ne se ramène pas à la lumière mathématique, comme le pensait Descartes, et Pascal a très justement insisté sur l'opposition entre l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse; car ce dernier est absolument nécessaire dans les choses morales et philosophiques.

C) Classification des sciences mathématiques.

§108). Pour obtenir une classification rationnelle, il convient de se mettre au point de vue de l'objet. On a ainsi tout d'abord deux grandes classes: les mathématiques pures qui étudient la quantité en elle-même; et les mathématiques appliquées qui étudient les rapports d'égalité en tant que réalisés dans une matière autre que la quantité.

Les mathématiques pures se subdivisent en diverses branches ou sciences partielles, non seulement d'après les deux grandes espèces de quantité: l'étendue (géométrie) et le nombre (arithmétique); mais aussi d'après les divers degrés d'abstraction et de généralisation auxquels s'est élevé notre esprit, comme nous l'avons dit plus haut; on a ainsi, d'une part, au delà de l'arithmétique, l'algèbre et la science des fonctions; d'autre part, les géométries non euclidiennes ou à n dimensions. Enfin on s'est efforcé d'exprimer en relations numériques et spécialement en équations algébriques les théorèmes de la géométrie et les propriétés des grandeurs continues; ainsi sont nées deux sciences nouvelles: la géométrie analytique, inventée par Descartes (1637), qui consiste à représenter toutes les figures géométriques par une ou plusieurs équations, afin d'en donner une démonstration algébrique; - et le calcul infinitésimal (calcul différentiel et calcul intégral) découvert à peu près en même temps (1670) par Newton et Leibniz, et qui a permis, dit Malapert «la mesure des grandeurs continues, par le choix d'une unité susceptible d'être toujours plus petite que n'importe quelle quantité donnée (infiniment petit de n'importe quel ordre)».

Les mathématiques appliquées, de leur côté, se diversifient selon les matières soumises à leur mesure. On a ainsi la mécanique qui étudie les mouvements et les forces dans leurs rapports quantitatifs; l'astronomie qui applique les lois mécaniques aux mouvements des astres; le calcul des probabilités qui applique le calcul infinitésimal à la théorie des chances; la trigonométrie ou calcul des éléments du triangle; la géométrie descriptive qui apprend à représenter les figures de l'espace par leurs projections sur deux plans perpendiculaires; enfin toute la physique moderne qui n'est qu'un grand effort pour exprimer en équations et soumettre aux mesures précises tous les phénomènes observables.

§109). L'idéal du savant moderne, comme du philosophe positiviste, est de soumettre à la mesure tous les objets de recherches rationnelles, en sorte que toutes nos sciences, sans exceptions, ne seraient que diverses branches des mathématiques appliquées. Compris à la manière du positivisme, cet idéal est insoutenable, car il rejette arbitrairement les sciences philosophiques et théologiques parfaitement légitimes [°185]. Mais si, acceptant le tableau des sciences donné plus haut [§101], on considère le seul groupe des sciences particulières ou positives, on peut à bon droit s'efforcer de les «mathématiser» de plus en plus, car c'est un moyen efficace de les conduire à l'état des sciences parfaites, comme nous le montrerons plus loin [§114].

Cependant, toutes les sciences positives sont-elles aptes à devenir sciences parfaites et dans quelle mesure y sont-elles parvenues? Nous le déterminerons en précisant la méthode de chacune d'elles.

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