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Le catholicisme, et la grâce de la vie ordinaire

Bartolomé Esteban Murillo. La Sainte Famille avec un petit oiseau.
(Bartolomé Esteban Murillo. La Sainte Famille avec un petit oiseau. Source)

Dans une entrevue accordée il y a une trentaine d'années à la télévision canadienne, le célèbre écrivain et satiriste britannique Evelyn Waugh à qui était demandé, non sans une certaine condescendance: «Pourquoi vous êtes-vous converti au catholicisme», se contenta de répondre laconiquement: «À quoi se convertir, si ce n'est au catholicisme?»

La réponse, alors politiquement incorrecte, a pris aujourd'hui plus de mordant et de vérité que jamais : à quoi se convertir, sinon à Rome? Comment, sinon par une conversion à Rome, résister à une culture essentiellement matérialiste qui, comme la moiteur d'une forêt tropicale, nous enveloppe de toute part. D'un point de vue strictement matérialiste, n'ont de sens que les choses qui procurent une satisfaction personnelle. Commodité et confort sont les seuls principes susceptibles de régir la vie privée. Pourtant, s'il est vrai que l'adhésion à la foi catholique peut suivre de multiples motifs, la commodité ou le confort ne saurait en faire partie. Le catholicisme ne s'apparente pas à une coquetterie intellectuelle, une sorte d'accessoire facultatif. Vivre conformément aux exigences de la foi catholique n'est pas une façon parmi d'autres de répondre à un besoin psychologique, comme l'est de jouer au golf ou au tennis. De fait, si la foi religieuse ou l'engagement moral se mesurait à l'aune de tels critères, toute personne pourvue du moindre sens pratique n'hésiterait pas à choisir le protestantisme plutôt que le catholicisme.

Les communautés protestantes, en effet, notamment en ce qui concerne la pratique dominicale, la discipline personnelle, le divorce, la contraception ou l'avortement, laissent à leurs membres une liberté de conduite qui n'a aucun équivalent au sein de l'Église catholique. Bref, alors qu'il y a entre le protestantisme et la modernité une compatibilité que l'on serait parfois tenté d'associer à une secrète complicité, le catholicisme, sans être étranger au monde moderne, se pique pour ainsi dire d'en être indépendant. Le protestantisme se félicite de sa complicité. Le catholicisme est fier de son intégrité.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est précisément ce refus de l'Église catholique d'accommoder sa doctrine et son enseignement moral avec la modernité qui lui confère un si profond attrait, d'ailleurs inexplicable pour certains. Et bien que, vue de l'extérieur, cette rigueur doctrinale impose de sérieuses contraintes à ceux qui s'y soumettent, ces derniers paraissent s'y prêter de bon coeur et, dans bien des cas, avec grande sérénité. C'est qu'il y a dans le catholicisme un certain sens de l'aventure, une affirmation joyeuse que l'on ne retrouve dans aucune autre religion.

L'Église catholique enseigne que la nature humaine, quoique blessée par le péché originel, peut être régénérée par les sacrements et produire de bonnes oeuvres. Loin de se limiter aux exercices de prière et à la liturgie, la grâce pénètre tous les aspects de la vie humaine. Pessimiste sur le sort de la nature humaine qui refuse de se laisser racheter par le Sang du Christ, elle est pleine de confiance envers l'«homme nouveau» recréé par le Baptême.

L'unité de vie

La vision catholique du monde ne peut admettre une séparation de la vie en divers compartiments, Dieu étant réservé au dimanche, et les activités professionnelles, familiales et sociales au reste de la semaine. Elle privilégie l'unité de vie en affirmant que les gens ordinaires peuvent être des contemplatifs au milieu du monde et doivent rechercher la perfection spirituelle, non pas en dépit de leur travail de tous les jours, mais grâce à lui.

La sainteté ne concerne pas uniquement les moines et moniales mais tous les baptisés, y compris les mères de famille, les étudiants, les travailleurs manuels, les commerçants, etc., engagés dans les activités séculières. L'effort visant à être «parfait comme votre Père céleste est parfait» donne au train-train de la vie quotidienne un relief insoupçonné, une saveur particulière, un air d'aventure. Nul besoin d'être chrétien pour apprécier des vertus comme la patience et la détermination. Mais, l'idée que la routine du quotidien et les efforts les plus ordinaires de perfectionnement peuvent être offerts à Dieu, et devenir des moyens de sanctification, est l'apanage de l'Église.

Que Dieu puisse se trouver dans les petits détails de la vie est une idée que la civilisation médiévale tenait pour acquise et qui a trouvé son achèvement dans la beauté à la fois délicate et éblouissante des cathédrales gothiques et le raffinement exquis des manuscrits et enluminures de l'époque. Ces oeuvres témoignent d'une grande finesse d'esprit. Mais celle-ci n'aurait jamais été possible, n'eût été des vertus humaines que l'Église a toujours proposées aux fidèles pour perfectionner leur conduite et cultiver la présence de Dieu. Selon saint Augustin, «bien vivre n'est autre chose qu'aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son agir. On Lui conserve un amour entier (par la tempérance) que nul malheur ne peut ébranler (ce qui relève de la force), qui n'obéit qu'à Lui seul (et ceci est la justice), qui veille pour discerner toutes choses de peur de se laisser surprendre par la ruse et le mensonge (et ceci est la prudence)». Ainsi donc, toute corvée, tout travail, et même les gestes les plus banals, s'ils sont offerts à Dieu, nous rapprochent de Lui et comportent donc une part de divin.

L'unité de vie est une notion qui gêne certaines personnes parce qu'elles l'estiment incompatible avec le respect d'idées ou de «styles de vie» contraires à la morale chrétienne. «Comment un politicien catholique qui souscrit à cette notion peut-il éviter d'imposer ses conceptions morales à l'ensemble de la société?», demandent-elles.

La réponse, bien sûr, est qu'il n'y a pas de solution chrétienne à des questions proprement temporelles. Pas plus qu'il n'y a d'État ou de régime économique spécifiquement chrétien. L'Église n'a aucune préférence, par exemple, entre le protectionnisme ou le libre-échange, ou entre le républicanisme et la monarchie constitutionnelle, parce que ces questions ne relèvent pas de sa compétence. Mais l'Église apporte un éclairage sur l'ensemble des choses humaines, éclairage transmissible par la voix de la raison.

L'ennemi de tous

Ce que l'Église affirme avec insistance, c'est que toute solution aux questions temporelles doit se conformer à la nature humaine. Et elle estime savoir exactement ce qu'est la nature humaine. Selon l'expression employée par Paul VI et Jean-Paul II devant les Nations Unies, elle est «experte en humanité». C'est pourquoi elle est, aujourd'hui, seule à défendre le caractère absolu de la morale. À vrai dire, elle est seule à défendre l'idée même d'absolu. Elle affirme enseigner la vérité. Les autres religions ou philosophies occidentales ne se réclament pas de la vérité. Elles se contentent plutôt de proposer des hypothèses, des approximations, des idées, c'est-à-dire, en fin de compte, des énoncés qui ne sont jamais mutuellement incohérents et qui, implicitement, partagent une même valeur «relative», la seule certitude étant que nous ne sommes sûrs de rien.

Quoi d'étonnant alors à ce que le catholicisme devienne l'ennemi de tous? Aucun de ses deux grands rivaux idéologiques - le sécularisme et le protestantisme libéral - ne prétend être en mesure d'offrir une philosophie morale fondée en raison.

Le sécularisme (dénommé aussi laïcisme ou humanisme séculier) affirme qu'il n'y a pas de vérité morale objective. Les valeurs morales ne seraient que des opinions ou des créations humaines. Loin d'être fondées sur une réalité supérieure qui nous dépasse - une surnature -, elles ne feraient que traduire nos préférences, avouées ou inavouées. Une conséquence inavouée est que toutes les valeurs s'équivalent: celles de Mère Teresa ne pèsent pas plus lourd dans la balance que celles d'Hitler ou de Staline.

Les humanistes séculiers soutiennent que croire à des valeurs morales objectives est source d'intolérance: les «objectivistes», disent-ils, cherchent à imposer leurs valeurs aux autres. Cette accusation est aussi absurde que trompeuse. Premièrement, les humanistes séculiers, sans l'admettre ou sans s'en rendre compte, présupposent que la tolérance est elle-même une valeur objective et absolue, puisqu'ils exigent que tous, sans exception, soient tolérants (du moins à leur égard). Deuxièmement, l'idée même de tolérance est issue, non pas de l'humanisme, mais du christianisme. Ses origines sont bibliques: «Aimez le pécheur, détestez le péché». Elle découle de la liberté de conscience qui a été invoquée, d'abord par les juifs qui, au cours des trois siècles avant Jésus-Christ, ont vécu sous une occupation étrangère, puis par les chrétiens des premiers siècles de l'ère chrétienne qui, au péril de leur vie, réclamaient le droit de ne pas adorer les dieux de la Rome impériale. La tolérance est une invention judéo-chrétienne.

Foi et raison

Tout comme le catholicisme, le protestantisme reconnaît l'existence d'une loi naturelle, «écrite par Dieu» et inscrite dans la nature humaine. Comme le catholicisme, il reconnaît en outre que cette loi se traduit par des normes objectives définies dans le Décalogue. Pourtant, il se démarque très sensiblement du catholicisme sur un point fondamental: il n'admet pas le pouvoir de la raison de corroborer les vérités révélées par la foi. Or, il y a une anthropologie proprement catholique où la raison, en ce qu'elle fait partie intégrante de la nature humaine, est elle-même sauvée et sanctifiée par la grâce. Les catholiques croient donc que, par l'exercice de la raison, on peut arriver à des conclusions fermes au sujet de la loi morale et de son Auteur. Les théologiens du Moyen-Âge, ceux-là même qui furent accusés d'intolérance par les protestants et les humanistes séculiers, ont contribué plus que quiconque à mettre en relief cette harmonie profonde entre foi et raison.

Ironie du sort, en rejetant cette harmonie, protestants et humanistes séculiers ont idolâtré la raison, et cette idolâtrie, précisément, a abouti au mépris de la raison dont témoigne la philosophie occidentale des deux derniers siècles. En cette aube du XXIième siècle, il n'y a guère que les catholiques qui aient encore assez de vigueur intellectuelle, pour rescaper la raison du naufrage dans lequel l'a entraîné le rationalisme moderne. L'encyclique Foi et raison de Jean-Paul II en témoigne.

Jean-Paul II

Les protestants, surtout ceux de tradition luthérienne et calviniste, tendent à désespérer de la raison, qu'ils considèrent comme totalement corrompue par le péché originel. Leur foi est presque complètement dissociée de la raison. Selon le célèbre Soren Kierkegaard, elle correspond à «un saut dans l'inconnu». Et c'est d'ailleurs ainsi que les nouveaux protestants (ceux que l'on dénomme évangélistes ou «Evangelicals» en anglais) voient les choses. La Loi divine, disent-ils, ne se prête à aucun exercice de la raison.

Voilà ce qui explique la stérilité doctrinale du protestantisme. Celui-ci ne possède aucune philosophie morale où puiser les outils conceptuels qui lui permettraient de s'opposer au matraquage constant et croissant du sécularisme. Intellectuellement impuissant, il a été amené au cours du dernier siècle à abandonner une à une les grandes citadelles de la tradition morale chrétienne, comme en témoigne son laxisme sur le divorce, la contraception, les attirances homosexuelles, l'avortement, l'euthanasie, ou le clonage. Toujours à la recherche d'un compromis avec l'ultima ratio de l'humanisme séculier - la commodité personnelle -, il s'est de facto mué en une variante molle du sécularisme. À tel point, qu'il est aujourd'hui presqu'impossible d'établir une ligne de démarcation entre la tradition protestante et l'humanisme séculier.

Ce que ne peuvent comprendre les protestants et les sécularistes, c'est que l'enseignement de l'Église, sur la sexualité, le mariage, la famille et la vie, forme un ensemble cohérent qui procède, non pas d'une perception négative du plaisir, mais d'une conception positive du corps. Celui-ci n'est pas un instrument du moi, il en est constitutif. C'est d'ailleurs pourquoi l'Église, contrairement au protestantisme, a toujours maintenu que le don du corps (réservé au mariage) est l'expression d'un «don total de soi», sans quoi il devient un mensonge. D'où ses positions sur les relations sexuelles hors mariage, la contraception, les actes homosexuels et autres «choix». C'est aussi sa noble conception du corps qui explique son maintien du dogme de la résurrection des corps et son insistance sur le respect dû aux cadavres.

Il découle de tout cela, que l'enseignement moral de l'Église n'est pas un ensemble d'interdictions mais bien une invitation à ce que Saint Paul appelle «la voie de l'excellence», celle de l'amour. C'est à la seule lumière de cette exigence que les interdictions acquièrent un sens et que la vie devient une aventure héroïque, où se mêlent souffrances, épreuves et joies.

Le catholicisme est une invitation à l'héroïsme dans le quotidien de la vie. L'humanisme séculier est la recherche du confort à tout prix. Le protestantisme, initialement conçu comme une position mitoyenne, se découvre intellectuellement et moralement intenable et se confond toujours davantage avec l'humanisme séculier. Entre ces trois possibilités qui, à vrai dire, n'en font que deux, chacun doit choisir - ou, pour mieux dire, chacun choisit. Car, nous ne pouvons pas ne pas choisir.

Copyright © 2006 Richard Bastien.

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