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Éthique (§1094 à §1116)

Article 3. Les vertus et les vices.

b99) Bibliographie spéciale (Les vertus et les vices)

Thèse 6. 1) L'organisme des vertus morales liées dans la prudence constitue la disposition normale qui mène infailliblement au but de la vie et au bonheur définitif, 2) tandis que le choix coupable d'une fin autre que la gloire de Dieu, s'il n'est promptement rectifié, se stabilise en vice.

A) Explication.

§1094). Comme on l'a dit en psychologie [§822], la vertu est l'habitude opérative bonne, nécessaire pour que nos facultés libres accomplissent leurs opérations parfaitement, avec facilité, promptitude et joie: son opposé est le vice, habitude mauvaise.

Si la vie humaine, comme nous l'avons établi, est une marche vers la perfection où nos fonctions naturelles s'actualisent progressivement, il est clair que ce progrès coïncide avec l'acquisition des diverses vertus qui nous conviennent et dont le rôle est précisement de porter nos activités à leur perfection. Vivre bien moralement, c'est être vertueux. Et comme l'obligation morale est une partie importante (réglée par la loi) de la vie morale, faire son devoir, c'est encore être vertueux, comme l'exercice de toutes les vertus assure l'accomplissement parfait du devoir, parfois même en le débordant par les actes meilleurs ou de conseil.

D'après nos fonctions libres à perfectionner, on distingue deux grandes classes de vertus: les unes sont intellectuelles, et les autres morales. Les premières, spécialement la science et la sagesse, dont la classification et les règles sont l'objet de la méthodologie, auraient dans une morale purement philosophique un rôle important à jouer: elles préparent, en effet, directement le but final de la vie qui est la vision ou contemplation habituelle de Dieu. C'est là l'objet de la sagesse, dont les sciences ne doivent être qu'une extension ou préparation [°1483]. De toute façon, cette culture intellectuelle reste l'idéal le plus noble, le sommet de la perfection vers laquelle il convient à l'homme de tendre ici-bas [Cf. thèse de la béatitude, §1067 et §1072].

C'est précisément pour permettre à toute notre activité humaine de nous conduire à cette fin et d'y adhérer fermement que sont requises toutes les vertus morales. On les distingue par leur objet, selon ce principe: Partout où se trouve une manière spéciale d'agir dont l'objet a un rapport spécial au but de la vie, il y a une vertu morale spéciale.

On les ramène d'ordinaire à quatre principales, appelées vertus cardinales, dans le cadre desquelles se classent nos devoirs d'état.

C'est d'abord notre conscience ou raison pratique qui doit être affermie pour juger toujours avec rectitude des moyens à prendre pour aller au but; elle le sera par la prudence, recta ratio agibilium.

Le vrai but, la gloire de Dieu, une fois fixé, il s'agit d'y tendre sans défaillance. Or, deux sortes d'influences peuvent nous en éloigner: celle de l'attrait du plaisir qui fascine l'appétit de jouissance; celle des sacrifices et souffrances qui émeuvent l'appétit de lutte; la première est neutralisée par la tempérance, la seconde par la force (ou courage). Ces trois vertus, avec leurs annexes, embrassent tous nos devoirs envers nous-mêmes; ainsi la pureté, la sobriété, excluant l'ivrognerie, etc. se rattachent à la tempérance; la patience et la persévérance découlent de la force, etc.

Mais l'homme n'est pas destiné à atteindre son but lui seul: il a besoin de l'aide de ses semblables; et ses rapports avec eux sont réglés par la vertu de justice, objet du chapitre suivant. C'est à la justice que se rattachent les devoirs envers la famille et la patrie.

Il faut faire une place à part à la vertu réglant nos rapports envers Dieu: la religion. Elle peut aussi se rapporter à la justice, Dieu étant notre premier prochain, et son rôle est de régler le culte que nous lui devons; mais elle plonge plus profondément dans notre vie morale. Qu'est-ce, en effet, que cette intention primordiale vers la vraie fin dernière, fond commun de tout acte moralement bon, et règle suprême de moralité, sinon un amour de Dieu par dessus tout, décision foncière d'agir désormais uniquement pour sa gloire? Cet acte d'intention ou acte d'amour de Dieu ne suppose-t-il pas une vertu qui serait la première de la vie morale? D'ordinaire, cependant, on ne la signale pas, parce que c'est l'inclination naturelle de notre volonté même [°1484] qui nous porte vers le bien absolu dont Dieu est l'évidente et seule personnification. Elle ne serait donc pas une vertu à part, mais toutes les autres vertus l'entourent et la protègent, la garantissant contre le danger (force, tempérance, justice), ou la renforçant continuellement par le choix convenable des moyens qu'elle commande (prudence). Il reste néanmoins que cet amour de Dieu est fondamental: même en philosophie, toute vraie morale est religieuse.

Toutes ces vertus forment un organisme dont le centre de connexion est la prudence, en sorte qu'on ne peut en avoir une, d'une façon parfaite, sans les posséder toutes. Pour avoir la pleine rectitude du jugement pratique, sans jamais se fausser volontairement la conscience, comme l'exige la vraie prudence, ne faut-il pas que dans toutes les occasions de la vie, c'est-à-dire dans l'objet de toutes les autres vertus, nos tendances d'action soient pleinement rectifiées? L'absence d'une vertu ferait brèche, en son domaine, à la rectitude du jugement prudent, comme une conscience non rectifiée et folle entraînerait fatalement loin de la vertu.

Les vices n'ont pas la même harmonieuse connexion que les vertus. Ils ont d'ordinaire pour origine une tendance inférieure de la nature mal dominée par la raison, et il peut s'en rencontrer plusieurs, même opposés. Mais cette tendance ne devient proprement un vice, habitude mauvaise invétérée, que par la répétition des actes moralement mauvais: et elle tend à fixer la volonté dans cet objet comme dans le bien absolu concrètement choisi, bien qu'à tort: le vice devient alors passion au sens moderne: avarice, ambition, etc.; et, selon la loi de fruition [§791], il tend aussi à dominer seul la vie entière, singeant au profit de la créature l'amour de Dieu par dessus tout, qui, avec la prudence, unifie pleinement la vie de l'honnête homme.

B) Preuve.

§1095). Le bonheur définitif, but de la vie, est comparable à une perfection qui vient infailliblement informer une matière dès que celle-ci est convenablement disposée: dispositions éloignées, d'abord, introduites peu à peu; puis enfin dispositions ultimes, qui sont les propriétés mêmes de la nouvelle forme, et qui l'entraînent après elles, par un lien nécessaire: telle est la loi absolument générale de la causalité dispositive.

Or l'ensemble des vertus, comme il ressort des explications données, constituent précisément ces dispositions, par rapport à la pleine perfection du terme qu'elles sont chargées de préparer peu à peu; en sorte que, au jour de la séparation d'avec le corps, l'âme n'ait plus d'autre aspiration que de proclamer la gloire de Dieu.

Par contraste, le vice joue le même rôle de fixation par rapport à une fin autre que la gloire de Dieu; mais au jour de la mort, au lieu d'être sanctionné par la récompense du bonheur définitif, il le sera par la peine de la privation sans remède du but même de la vie.

C) Corollaires.

§1096)  1. - Conscience, loi, prudence. La raison, source première de toute activité libre, et donc de toute vie morale, s'appelle conscience dans son usage pratique: et elle est aidée par trois secours psychologiques. Premièrement, la sagesse qui déploie devant elle les règles de vie dans le traité spéculativo-pratique de l'éthique. Deuxièmement, la loi, qui est un plan de vie objectivement pris, construit par la raison du chef, conservé et transmis, soit par tradition, soit fixé par écrit, et s'imposant comme un devoir aux subordonnés. Troisièmement, la prudence qui est la vertu selon laquelle, d'abord, chacun applique convenablement ces diverses lumières pour décider de ses actes personnels dont il prend ainsi la responsabilité - selon laquelle aussi le chef doit concevoir la loi qu'il veut imposer à ses subordonnés pour les guider vers le vrai bien commun.

§1097) 2. - Imperfection d'une morale purement philosophique. Dans la logique des thèses établies jusqu'ici, la vie morale doit conduire à un idéal d'ordre contemplatif où prédominent les vertus intellectuelles: ainsi l'avaient compris Platon [PHDP, §61] et Aristote [PHDP, §88]. La vie présente, normalement, devrait y préparer par une culture du même ordre, en sorte que le bonheur parfait de l'autre vie se trouve en continuité avec la perfection morale de celle-ci. Mais en réalité, pour une foule d'hommes, cette conception est irréalisable, soit à cause des dispositions intellectuelles insuffisantes, soit surtout à cause des exigences de la vie matérielle, par conséquent sans leur faute: que l'on songe aux masses prolétaires, aux milliers d'ouvriers d'usines, mineurs, paysans, commerçants, etc. L'expérience semble protester contre la logique, et l'on se demande si une doctrine morale est vraie, quand elle indique comme but de la vie, dans sa préparation terrestre, un idéal inaccessible à la masse [°1485]?

Cette imperfection, dans une morale purement philosophique qui voudrait se suffire pour guider les hommes à leur fin, serait irrémédiable. Car toute morale, si elle devient règle de vie, prend l'homme dans le concret, et cet homme historique n'est point celui de la nature pure philosophique: c'est pourquoi la pure morale philosophique ne s'adapte pas à lui.

En réalité, l'homme fut, en ses premiers jours, dans l'état de justice originelle; puis, après le péché, il est, soit dans l'état de nature déchue, ce qui explique les déficiences que nous venons de signaler, soit dans l'état de nature réparée, et ici, le secours de la grâce et le mécanisme du mérite permettent à chaque chrétien, quelle que soit sa situation sociale, de se préparer efficacement au bonheur définitif de la vie éternelle.

Il faut donc se résigner, en morale philosophique, à poser des problèmes que seule la morale révélée résout pleinement. Il faut considérer le présent traité comme une esquisse incomplète, mettant en relief l'aspect naturel que la grâce, loin de détruire, porte à sa perfection.

§1098) 3. - Le cycle de la destinée morale. Sous bénéfice de la remarque précédente [§1097], en notant que seule la Révélation tire tout au clair, la philosophie peut cependant indiquer le cycle général d'une destinée humaine dans ses soubassements d'ordre naturel.

Tant que l'enfant n'exerce pas la liberté psychologique, il n'a pas encore la vie morale: celle-ci commence avec un acte de conscience suffisamment clair d'un but précis, personnel, à donner à la vie. Voulant d'une nécessité de nature le bien absolu en général, notre premier acte vraiment moral est de choisir une fin dernière personnelle: ou Dieu, ou un bien créé, mais par un acte assez réfléchi pour engager notre responsabilité et établir en nous cette intention primordiale, efficace, d'atteindre ce but final, en sorte que tout le reste de la vie, toutes les autres démarches de la conscience ne soient qu'un effort progressif pour l'atteindre.

Ce premier acte d'ailleurs ne porte pas nécessairement d'une façon explicite sur Dieu; il se traduit habituellement par le choix du bien absolu, incarné dans un cas concret. Par exemple, le jour où l'enfant décide de dire la vérité, d'éviter tel mensonge, non pas par crainte ou par routine, mais parce que ce serait mal de mentir. Quand il pense: «ce ne serait pas bien de faire ça, c'est le bien moral avec tout le mystère de ses exigences, en face duquel il est lui-même tout seul, et qui se découvre à lui confusément dans un éclair d'intelligence» [°1486]; et ce bien, c'est Dieu qu'il choisit et préfère à tout.

Cette décision souverainement importante, puisqu'elle engage toute notre destinée, est chez l'enfant d'ordinaire facilitée par l'éducation; et si les parents ont choisi Dieu, la vraie fin dernière, les enfants tout spontanément, commencent leur vie morale personnelle par un acte d'amour de Dieu par-dessus tout.

Le cas de ceux qui seraient abandonnés à eux-mêmes, dans le paganisme, ou l'athéisme communiste, par exemple, est plus embarrassant: tant qu'ils sont fidèles, de bonne foi, à la voix de leur conscience, on peut dire que, implicitement, dans le but qu'ils poursuivent, c'est vers Dieu qu'ils tendent, parce que Dieu seul peut vraiment (ou «de bonne foi») réaliser le bien absolu [§971]. Mais le premier acte moral, l'intention primordiale dont nous parlons n'apparaît sans doute dans leur conscience que beaucoup plus tard, peut-être avec la crise de l'adolescence, où vraiment chacun prend en main sa vie.

Une fois le but final fixé, il ne reste plus à notre raison pratique qu'à délibérer sur les moyens d'y arriver, afin de décider avec l'aide de la prudence, et d'exécuter les ordres dans les diverses circonstances et étapes de la vie. C'est l'exercice des vertus dont nous avons décrit l'organisme: et tant qu'on est logique avec soi-même, toutes les démarches de la vie morale ne font que confirmer l'intention primordiale d'aller à Dieu.

Mais la présence en nous, ici-bas, à côté de la volonté éclairée par la raison, de tendances affectives sensibles d'ordre passionnel, rend toujours possible en notre conscience morale un phénomène extrêmement grave: la remise en question du choix primordial d'un but personnel de la vie. «Qualis unusquisque est, talis finis videtur ei», disait déjà Aristote: pour porter cette décision primordiale qui engage toute la vie vers un but final, nous ne pouvons comparer le bien qui sollicite notre choix qu'à nos propres dispositions subjectives [Cf. loi de l'intention, §773]: car il est le bien final qu'on ne rapporte à aucun autre. Aussi, un passionné du plaisir, par exemple, tant qu'il reste en cet état psychologique, ne peut que choisir le plaisir comme but de sa vie; comme d'ailleurs un chrétien, passionné de la gloire de Dieu, tant qu'il est dans cette disposition d'âme, ne peut que choisir Dieu comme but de sa vie. Ce dernier but est stable en soi, comme la vérité, et il est encore renforcé par l'organisme croissant des vertus: mais il a de redoutables concurrents dans les biens finis correspondant aux états passionnels. L'acceptation d'un bien fini comme but final n'est pas nécessaire: notre psychologie est telle que la raison, en dernier ressort, demeure libre d'ordonner le consentement ou le refus; et nous pouvons toujours soit changer l'état passionnel, soit attendre que de lui-même il se dissipe. Mais nous pouvons aussi consentir au changement radical de direction: consentement libre et donc responsable: «conversion» au péché mortel, de sorte que l'adhésion à une fin dernière personnelle n'est jamais définitive ici-bas; et l'inquiétude d'un changement possible reste un motif de ne pas mettre sur terre le bonheur définitif [°1487].

Il ne faut pas exagérer le danger, cependant, car le progrès dans la vertu rend de plus en plus moralement impossible ce changement radical de direction morale. Néanmoins, il reste, en droit, toujours possible.

Or, il n'en est plus de même après la mort: en droit, désormais, tout changement par rapport à la fin dernière personnelle devient impossible: on est confirmé ou dans le bien ou dans le mal. Ce n'est d'ailleurs qu'un simple corollaire des réflexions précédentes. L'âme séparée n'éprouve plus aucun attrait sensible ni aucun trouble de passion; et puisque seules ces dispositions étrangères à la pure volonté rendaient possible le changement de fin dernière personnelle, leur absence entraîne la fixation dans le but choisi. Rien de plus normal, si celui-ci est véritable. Une vie vertueuse s'achève dans l'au-delà par une contemplation amoureuse de Dieu, désormais sans distraction, sans mélange de préoccupations économiques ou psychologiques dues aux besoins du corps ou aux passions sensibles; et nulle raison, nulle cause n'apparaît qui pourrait compromettre cette pleine réussite de nos aspirations.

Et si le but choisi était un bien créé, surtout un de ces biens sensibles, plaisir du voluptueux, argent de l'avare, gloire de l'ambitieux, etc. dont l'insuffisance apparaîtra en pleine évidence dès le premier instant de l'âme séparée, malgré cette nouvelle situation, la fixité du vouloir dans ce but qui était celui du dernier instant de l'union au corps, ne sera pas moins absolue, ni d'ailleurs moins volontairement acceptée: car la vision de l'erreur n'est que spéculative, et cette constatation théorique n'a pas d'influence dans l'ordre pratique. En pratique, en effet, selon les lois de notre psychologie, pour changer le choix du but final, il faudrait un changement dans notre disposition subjective; et aucune cause ne peut plus la produire: ni les tendances inférieures sensibles; disparues avec le corps, ni l'action d'autres esprits ou âmes séparées, impuissantes à influencer à ce point un autre esprit libre, ni Dieu même, seul agent efficace pour changer nos vouloirs en respectant notre liberté, mais dont la Providence meut chacun en se conformant aux lois psychologiques dont elle l'a doté: ici-bas, avec possibilité de conversion (ou de choix), dans l'autre vie, avec stabilité définitive dans le but vers lequel, librement, on s'est acheminé. Au cas de choix coupable, cette obstination pratique, malgré la vue spéculative de l'erreur commise, est précisément la sanction naturelle de la faute; et aux yeux de la saine raison, cette sanction, prise comme punition, est définitive, éternelle.

Chapitre 2. Le droit naturel.

b100) Bibliographie spéciale (Le droit naturel)

§1099). La notion de droit, comme celle de devoir à laquelle elle apparaît étroitement liée, est une des plus fondamentales en morale. Dans la perspective moderne, qui fait appel d'abord à l'expérience pour chercher les éléments de la vie morale, elle se présente aussitôt après celle d'obligation; mais comme celle-ci, l'idée de droit a besoin, elle aussi, d'être précisée et justifiée, et pour une étude fondamentale comme la nôtre, la méthode à priori reste la meilleure. Mais, loin d'exclure l'expérience, elle l'explique pleinement. Ainsi, le droit apparaît souvent lié à une organisation sociale, aux lois civiles établissant un statut juridique; mais en même temps, les personnes privées défendent aussi leurs droits individuels.

Pour mettre les choses au point, après avoir déterminé le sens du droit en général, nous l'examinerons dans l'individu, et dans la société: d'où trois articles:

Article 1. - Le droit en général.
Article 2. - Le droit naturel individuel.
Article 3. - Le droit naturel social.

Article 1. - Le droit en général.

Thèse 7. Le droit au sens propre de «puissance morale de possession»: 1) est l'objet de la justice; 2) il est l'apanage de tout être intelligent et libre; 3) il se fonde en dernier ressort sur la loi éternelle ou loi naturelle.

A) Explication.

§1100). La vie sociale des hommes nous fournit de nombreux exemples de droit qu'il convient d'abord d'analyser selon la méthode expérimentale.

a) Dès l'abord, le droit apparaît comme une force morale: la violence peut en supprimer l'exercice: si l'orateur a droit de parler, on peut le baillonner, mais le droit reste intact aux yeux de la conscience.

b) Il a cette efficacité, parce qu'il crée chez les autres hommes le devoir de le respecter: le voleur qui viole le droit de propriété commet une faute morale. Ainsi, à tout droit correspond un devoir; ou encore, le droit suppose toujours deux personnes, la seconde ayant le devoir de respecter le droit de la première ou de lui rendre ce qui lui est dû.

c) Et par là, le droit se révèle sous un double aspect, subjectif et objectif. S'il est une chose due ou appartenant à une personne, on peut le prendre d'abord dans celui qui l'exerce: le droit de vote dans l'électeur, le droit de veto chez le roi, le droit de propriété chez le commerçant. C'est une puissance morale de possession: capacité d'agir, de défendre, de permettre, d'user, etc. Mais en lui-même, objectivement, qu'est ce droit de veto, de vote ou de propriété, sinon la relation par laquelle un objet est rapporté à la personne comme étant sien ou en sa possession? Ou encore, c'est cet objet, l'acte de vote, la marchandise du commerçant, etc., considéré en tant que rapporté à une personne qui peut en disposer librement.

d) D'où une dernière précision: l'intervention nécessaire de la liberté. Il y a, en effet, d'autres cas de possession bien réelle, qui ne créent aucun droit moral: qui reprocherait comme une faute à l'apiculteur de «ravir» le miel aux abeilles qui l'ont acquis par leur travail et le défendent farouchement? On dépouille de même la brebis de sa toison, la houille de ses propriétés, etc. Seule la possession de libre usage: «dominium libertatis», fonde un droit ou une puissance morale, et corrélativement chez les autres un devoir spécial [°1488], ou une obligation morale, parce que l'ordre moral est celui des actes de volonté délibérée ou libre.

D'où la définition du droit au sens propre: il est objectivement la relation par laquelle un objet est rapporté à une personne en tant que celle-ci s'en réserve le libre usage; et subjectivement il est la puissance morale de possession ou de libre disposition en général.

e) Jusqu'ici, nous n'avons parlé que du droit au sens propre, auquel correspond une catégorie spéciale de devoirs, ceux qu'on appelle les devoirs de justice. Mais on étend souvent le domaine du droit à tous les devoirs sans exception: il suffit pour cela de songer aux droits de Dieu pris comme personne ou être intelligent et libre. Comme Providence, il possède évidemment le «dominium libertatis» sur les créatures, qu'il ordonne toutes sans exception à sa gloire, selon l'admirable réseau des lois dont nous avons parlé. Ainsi chaque devoir prescrit par chaque loi étant un acte obligatoire, un moyen moralement nécessaire de procurer la gloire de Dieu, il n'est toujours qu'une manière de rendre à Dieu ce qui lui est dû, de respecter un droit de Dieu.

Le droit, en ce sens large, désigne donc la matière de toute loi en général, et il se divise comme la loi, en droit naturel et droit positif, celui-ci étant subdivisé en droit ecclésiastique et en droit civil; puis en droit pénal, droit contentieux, etc., selon les diverses espèces de lois. Beaucoup de ces lois, d'ailleurs, concernent la matière du droit au sens propre; celui-ci, pour plus de clarté, sera seul l'objet de ce deuxième chapitre; et pour nous en tenir en ce traité philosophique aux notions fondamentales, nous nous bornerons au droit naturel, c'est-à-dire à celui qui découle directement de la loi éternelle ou naturelle.

B) Preuve.

§1101) 1. - Droit et justice. Le droit au sens propre de «puissance morale de possession» produit, nous l'avons dit, chez les autres hommes une catégorie spéciale de devoirs ou d'actes moralement obligatoires. Or, pour accomplir parfaitement nos actes humains, nous avons besoin d'une vertu spéciale, partout où apparaît une manière spéciale d'agir. Il faudra donc, ici, une vertu qui, supposant dans l'intelligence la rectitude du jugement pratique (prudence), affermira notre volonté, de sorte qu'elle soit spontanément inclinée, nonobstant toute influence contraire, intérêt, passions, etc., à rendre à chacun ce qui lui est dû. Cette vertu spéciale, c'est la justice, dont l'objet propre est le droit.

§1102) 2. - Sujet du droit. Toute personne, tout être intelligent et libre est sujet légitime de droits, puisque ceux-ci, pris objectivement, apparaissent une relation fondée sur un pouvoir de libre usage qui produit chez les autres le devoir de le respecter. Il suffit donc que ce pouvoir existe réellement, même si son exercice en est temporairement empêché à cause de l'âge ou de la maladie, par exemple, pour que la force morale existe et oblige en conscience: les petits enfants ou les fous ont des droits qu'il serait criminel de violer [°1489].

§1103) 3. - Fondement du droit. Le droit, comme puissance morale de possession, ne se justifie que si l'objet dont on se réserve le libre usage est un moyen utile ou nécessaire pour atteindre le vrai but de la vie: ainsi le veut la règle suprême de moralité établie plus haut.

Or, c'est la loi éternelle de la Providence, dont la loi naturelle en nous n'est que la participation, qui règle en dernier lieu toute ordination des créatures, y compris les hommes, au but final: la gloire de Dieu.

Donc tout droit se fonde en dernier ressort sur la loi naturelle ou la loi éternelle: c'est ce qui lui confère à la fois sa force irrésistible et sa mesure précise. En effet, puisque nous sommes tous également obligés de réaliser la gloire de Dieu, ou, ce qui revient au même, à réaliser le but commun ou le degré le meilleur possible de civilisation, si, pour atteindre ce but, je me réserve légitimement l'usage d'un objet, personne ne peut évidemment procurer la gloire de Dieu en m'enlevant ce moyen de le faire moi-même. Mais dès que cette réserve n'est plus pour le bien commun, je perds tout droit véritable et on peut me dépouiller sans injustice de tout ce que je prétendrais me réserver en dehors de cette norme.

Ainsi, non seulement le droit crée chez les autres un devoir corrélatif, mais il se fonde aussi, dans celui qui le possède, sur un devoir: le devoir fondamental de procurer la gloire de Dieu.

C) Corollaires.

§1104) 1. - La force et le droit. La force ne peut jamais être l'origine du droit, ni sa destruction; parce qu'une puissance morale est d'ordre spirituel, elle échappe aux coups de la matière et est trop noble pour y trouver sa cause [°1490]. Mais il est légitime de mettre la force au service du droit: c'est ce qu'on appelle la coercition, que l'on définit l'usage de la force pour protéger le droit. Le bien commun requiert, en effet, que les droits ne soient pas illusoires ou caducs; or, ils le deviendraient vite si on ne pouvait les défendre par la force.

Ce principe est le fondement du droit de légitime défense, et il en marque la mesure. Il est permis de repousser un adversaire, même en le blessant ou le tuant, pourvu que le droit ainsi protégé soit important, que l'emploi de la force s'inspire d'une intention droite (pas d'un désir de vengeance, par ex.), qu'il ne dépasse pas ce qui est indispensable, qu'il se produise au moment de l'attaque, et enfin qu'il n'y ait pas d'autre moyen de protection. Normalement, en effet, quand la société est organisée, le droit de coercition est réservé à la force publique: ainsi l'exige le plus grand bien commun. Chaque personne ne retrouve le droit de légitime défense qu'au cas où fait défaut cette aide du pouvoir public.

§1105) 2. - Justice et charité. L'analyse du droit montre qu'il y a deux manières de tendre au but dernier de la vie: l'une directe, qui accomplit tel acte, prend tel moyen en tant qu'il est jugé apte à produire la gloire de Dieu; l'autre indirecte, qui tend au bien commun en tenant compte des exigences des autres personnes: cette dernière manière constitue l'exercice de la justice, toutes les autres vertus appartenant à la première. Ainsi la justice, vertu par laquelle on rend à chacun ce qui lui est dû, a pour rôle de régler les rapports entre les hommes dans leur commun effort pour atteindre leur but.

Ces rapports sont nombreux et complexes: on doit d'abord en distinguer deux grandes classes: les uns concernent les personnes prises individuellement: c'est le droit individuel; les autres concernent les groupements comme tels dans leur constitution et dans leur interaction: c'est le droit social.

La justice ayant pour rôle de faire respecter le droit d'autrui, impose souvent des obligations négatives; mais elle édicte aussi des devoirs positifs, comme nous le verrons en particulier dans l'ordre social. Néanmoins, elle n'épuise pas tous les cas d'entraide que les hommes doivent mutuellement se prêter selon la droite raison pour réaliser le vrai bien commun et la plus grande gloire de Dieu. Dans la morale chrétienne [°1491], pour achever les devoirs de justice, il y a ceux de la charité; et celle-ci ne consiste pas seulement à faire l'aumône, mais elle est un sentiment profond de l'âme qui voit dans le prochain les enfants du même Père qui est dans les cieux. La charité d'ailleurs ne remplace pas la justice, ni n'en dispense. C'est pourquoi dans ce traité général qui étudie seulement les bases naturelles de la vie morale, nous n'exposerons que les devoirs de justice, ou droit naturel (individuel et social), laissant à la morale spéciale le soin de préciser quel appoint indispensable devra donner la charité.

Article 2. Le droit naturel individuel.

b101) Bibliographie spéciale (Le droit naturel individuel)

Thèse 8. La personne humaine est inviolable: elle n'a pas sur elle-même ou sur les autres un droit de pleine possession, mais seulement un droit d'utilisation qu'elle exerce actuellement sur soi et peut acquérir sur les autres.

A) Explication.

§1106). Si le droit est en général une «puissance morale de possession», c'est dans la propriété qu'il se réalise le plus clairement; on voit ainsi qu'il peut se dédoubler, et comporte des degrés: le propriétaire d'un verger peut cueillir les fruits et même arracher les arbres pour les brûler. S'il loue son verger, il garde le droit de le vendre, non d'en jouir; et le locataire a droit aux fruits, non sur la substance des arbres. D'où la distinction entre le droit de pleine possession qui porte à la fois sur la substance et sur l'utilisation de l'objet; et le droit de possession incomplète qui porte sur un seul de ces aspects: droit d'utilisation seulement sur les revenus ou la jouissance (jus utile), et droit de nu-propriété sur la substance (jus directum).

D'autre part, l'objet du droit concerne le futur autant que le présent, puisqu'il fournit les moyens d'atteindre le but final encore éloigné. C'est pourquoi on rencontre soit des droits actuellement exercés (jus in re), comme celui du fermier sur son cheptel, soit d'autres qui déterminent un objet à posséder dans le futur (jus ad rem), comme celui de l'héritier tant que vit le testataire; nous appellerons le premier: droit effectif; le second: droit virtuel.

La personne humaine, en tant qu'intelligente et libre, est le sujet légitime de droits, et elle seule, en morale philosophique; car nous n'aurons pas à considérer les droits des anges, et ceux de Dieu constituent le droit au sens large, dont nous ne parlons pas en ce chapitre. C'est pourquoi, en cet article et dans le suivant, nous identifierons l'être intelligent et libre, sujet du droit (thèse 7) avec la personne humaine.

B) Preuves.

§1107) 1. - Inviolabilité personnelle. Il n'y a de droit légitime que sur un objet qui peut servir de simple moyen pour atteindre la gloire de Dieu ou une fin qui y conduit.

Or la personne humaine, en sa substance ou en elle-même, ne peut jamais devenir un simple moyen: par sa vie spirituelle et libre, elle touche à l'absolu: son intelligence se spécifie par l'être, de soi infini; son aspiration volontaire tend au bien qui n'est que bien, réalisé en Dieu seul. De la sorte, par ses activités propres, chaque personne humaine relève immédiatement de Dieu; elle a une destinée propre, parce qu'elle rend à Dieu la gloire formelle de le connaître et de l'aimer: entre elle et Dieu, il ne peut se trouver un «surhomme» dont elle servirait de pur instrument [°1492].

Donc, nul n'a droit que Dieu sur la personne humaine en elle-même (jus directum): elle est inviolable. Nul n'a sur soi-même droit de pleine possession, et nul ne peut l'acquérir sur les autres.

§1108) 2. - Droit d'utilisation. Le droit d'utilisation appartient à celui qui peut disposer librement des fruits et des activités d'un objet.

Or, par sa liberté, l'homme peut disposer de ses activités et en tirer de précieuses ressources. Il a donc naturellement droit utile sur lui-même.

Mais il est de la nature du droit d'être transmissible à d'autres, puisqu'on peut en disposer librement. Ce droit utile qu'une personne possède sur elle-même, elle peut donc le céder à une autre qui l'exercera légitimement. Rien n'empêche même que la droite raison, interprétant les exigences de la nature, ne reconnaisse un droit de ce genre qui s'impose en conscience, par ex., dans la subordination des enfants aux parents.

C) Corollaires.

§1109) 1. - Suicide, homicide et duel. Si Dieu seul a droit de pleine possession sur la personne humaine, la loi naturelle condamne également le suicide [°1493] et l'homicide; seule une autorité publique, gardienne du bien commun, peut en certains cas, légitimement donner la mort.

Le duel, relevant de conventions privées; n'est donc qu'une forme de l'homicide. Le préjugé qui le fonde ne résiste d'ailleurs pas à la critique. Le vainqueur ne prouve pas qu'il a raison, mais qu'il est plus habile ou plus fort.

§1110) 2. - Esclavage et prolétariat. L'esclavage païen, méconnaissant la dignité inviolable de la personne humaine, était immoral; mais celle-ci sauvegardée, on peut, à la rigueur, concevoir une servitude légitime qui serait l'abandon total des droits d'utilisation de soi-même entre les mains d'un maître; un tel esclave garderait donc les droits à la vie morale et religieuse, et à une subsistance convenable, rien de plus.

Mais quel titre légitime trouver à une telle sujétion? Ce ne peut être ni l'inégalité des races (pur mythe), ni la naissance dans une famille serve. En dehors du plein consentement de celui qui voudrait se constituer esclave, on ne peut admettre, dans le passé, comme titre légitime, que le bien commun à sauvegarder, lorsque l'existence de l'esclavage était un fait social très étendu: l'intérêt des esclaves eux-mêmes demandait que le changement ne se fît pas brusquement. Mais dans l'état actuel de la civilisation, tout retour à l'esclavage serait une régression morale évidente.

Le fait social moderne qui ressemble le plus à l'esclavage est le prolétariat. On appelle prolétaire celui qui ne dispose pour vivre que de l'usage de sa propre personne: son travail intellectuel et physique. Mais il reste un homme libre: la personne humaine garde en lui sa dignité et ses droits. Seulement les circonstances peuvent l'amener, ou même l'obliger, à louer sa puissance de travail pour un salaire correspondant tout juste à sa subsistance: et à ce point de vue, le prolétariat n'est pas sans analogie avec l'esclavage. Il pose ainsi un problème à la fois économique et social qui sera repris en morale spéciale [§1268, sq.].

Le cas du prolétaire sera plus aisé à juger après avoir établi le droit naturel de propriété.

Thèse 9. 1) Tout homme possède naturellement un droit de propriété sur tous les êtres qui lui sont inférieurs: droit de pleine possession, mais virtuel. 2) Ce droit peut devenir, de par la loi naturelle, un droit de propriété privée, en vertu duquel chacun se réserve la pleine possession d'une part des richesses communes.

A) Explication.

§1111). Le droit de propriété comporte deux aspects qu'il faut distinguer avec soin:

a) Le droit général, qui est de droit naturel primaire, sur lequel tous, catholiques, libéraux ou socialistes, sont d'accord: par lui, tout homme en naissant est roi de l'univers: il en a pleine possession, et peut non seulement user des êtres, mais les détruire pour atteindre par eux sa propre fin; cependant, c'est un droit virtuel plutôt qu'actuel.

b) Le droit de propriété privée, objet de litige: proclamé absolu par les libéraux, abusif par les socialistes, et légitime mais mesuré, selon la thèse que nous défendons. Il ne s'agit plus ici de droit naturel primaire, mais secondaire [§1079]; une organisation de type socialiste n'est pas, en soi, et sous certaines conditions, immorale; mais l'erreur est de déclarer illégitime toute propriété privée: celle-ci, non seulement peut se défendre, mais dans l'état actuel s'avère préférable.

Pour préciser le domaine de la propriété privée, on distingue les biens durables et les biens fongibles: les premiers, comme une maison, un vêtement, ne sont pas immédiatement détruits par l'usage, et certains même sont productifs, capables de multiplier les richesses: tel un champ fertile, un verger, etc.; les seconds, comme les aliments, sont détruits par l'usage qu'on en fait. Nulle difficulté sur ce dernier point; mais la question est de savoir si un individu peut se réserver, à l'exclusion des autres hommes, soit une provision de biens fongibles pour en user à l'avenir à son gré, soit une part des biens durables ou productifs, sur lesquels tout homme a un droit virtuel.

B) Preuve.

§1112) 1. - Droit général de propriété. Selon les notions établies plus haut [§1100, sq.], l'homme a un droit légitime de possession sur tout être qui lui est un moyen convenable pour procurer la gloire de Dieu; et si la destruction de cet être est requise pour jouer son rôle de moyen, il s'agit d'un droit de pleine possession.

Or la situation naturelle de l'homme par rapport à tous les êtres créés qui lui sont inférieurs: animaux, végétaux, minéraux, entraîne une double conséquence:

a) Tous ces êtres lui sont des moyens utiles, sinon indispensables, pour atteindre le but de son existence; car celui-ci, nous l'avons prouvé [§1070, sq.], s'il doit se réaliser pleinement dans la vie toute spirituelle de l'âme séparée, doit se préparer ici-bas, en réalisant un idéal de culture où le déploiement des biens moraux et intellectuels requiert une organisation d'ordre économique proportionnée: ce qui suppose évidemment l'utilisation intensive des êtres inférieurs.

b) D'autre part, ces êtres doivent souvent être détruits pour servir convenablement: comment se nourrir et se vêtir sans détruire les plantes ou les animaux d'où l'industrie tire les aliments ou les tissus? Rien de plus légitime que de sacrifier des animaux pour le progrès des sciences, c'est-à-dire pour mieux connaître Dieu dans son oeuvre et mieux chanter ses louanges: car l'homme seul, par son intelligence, rend gloire à Dieu au sens propre et formel, en sorte que tous les êtres inférieurs réalisent d'autant mieux ce but suprême de la création qu'ils sont plus étroitement associés comme instruments aux progrès de l'activité humaine [§1030].

Ainsi cette subordination qui touche au fond de notre nature et à son inclination primordiale vers Dieu, établit le droit de propriété à la fois dans toute sa force et dans ses limites précises.

§1113) 2. - Droit de propriété privée. Tout ce qui permet à l'homme de mieux procurer la gloire de Dieu, c'est-à-dire d'atteindre un degré plus élevé de civilisation, par un progrès harmonieux des cinq ordres décrits plus haut [§1072], est légitime de droit naturel.

Or la propriété privée est une institution très apte à favoriser le progrès culturel de l'homme.

Le principe posé dans la majeure découle de la définition même de la loi naturelle [§1074]. Si, en effet, celle-ci se manifeste par les orientations foncières de notre nature, il faut tenir compte de la complexité de ces tendances et aussi de leur élasticité: au-delà d'un minimum strictement obligatoire sans lequel un homme ne réaliserait pas sa destinée, il y a un vaste champ d'activité meilleure, d'autant plus légitime que par elle l'homme procure davantage la gloire de Dieu; si la propriété privée favorise ce progrès, elle sera légitime de plein droit naturel.

Distinguons à ce point de vue, dans l'homme, les aspirations spirituelles, et les besoins matériels - à satisfaire dans le futur comme dans le présent, pour son compte personnel ou comme chef de famille. Car, en créant l'homme intelligent, capable de prévoir, doué d'aspirations nobles, attiré par l'idéal et naturellement destiné à vivre en société, spécialement à fonder un foyer, Dieu manifeste clairement son désir que cet homme lui rende gloire en poursuivant des progrès constants sous ces divers aspects.

Or, qui ne voit l'utilité de la propriété privée sous tous ces aspects? Les recherches scientifiques exigent des loisirs, et donc, des provisions pour subsister; elles utilisent des instruments coûteux qui rendent souvent plus de services si chaque savant les possède pour en disposer à son gré. Dans l'ordre économique, si l'on veut échapper à l'état misérable où chacun devrait être à soi-même son cordonnier, son tailleur, son maçon, son boulanger, etc., c'est une solution assurément raisonnable et efficace, que la division du travail; et comment la réaliser sans la propriété privée? Mais l'homme ne peut vivre au jour le jour: il doit prévoir les heures de chômage, les hivers rigoureux, les temps de maladie et de vieillesse; pour y parer, rien de plus raisonnable que de faire des provisions.

Et si, comme c'est son droit, il s'établit chef de famille [°1494], toutes ces raisons reviennent, avec une force redoublée, pour lui conseiller l'appropriation de biens utiles à l'éducation de ses enfants, à leurs besoins présents et futurs, et pour constituer ainsi un patrimoine familial, fondé sur la propriété privée.

Il y a d'ailleurs un plaisir spontané dans l'appropriation, et l'avarice en est l'exagération, comme la gourmandise est l'excès du plaisir de se nourrir. C'est une sorte d'instinct qui jaillit du fond d'égoïsme de tout être qui veut d'abord se conserver et se développer; mais cette tendance, équilibrée d'ailleurs par l'altruisme qui fonde la société, est très légitime en se soumettant aux règles de la droite raison: jointe aux motifs exposés plus haut, elle nous permet de conclure que la propriété privée se justifie en droit naturel.

C) Corollaires.

§1114) 1. - L'objection socialiste. Mais, disent les socialistes, tous ces avantages seront procurés par la société, et mieux que par chaque individu: l'union fait la force. Le progrès économique surtout, et même scientifique, n'est-il pas en fait le résultat de l'entraide? Mais en régime de propriété privée, les ouvriers, comme autrefois les esclaves, se sacrifient pour l'égoïsme des riches: tandis que dans l'organisation socialiste où la propriété resterait commune, l'effort de tous profiterait vraiment à tous, les chefs donnant à chacun selon ses besoins [°1495].

Il est trop tôt pour comprendre la pleine solution de cette difficulté, puisqu'elle se réfère au rôle de la société et de l'État, objet du paragraphe suivant. Mais dès maintenant, trois remarques s'imposent:

D'abord, selon notre thèse, la propriété privée n'est pas l'unique organisation légitime: si tous les membres d'une société étaient d'accord pour accepter la forme socialiste, celle-ci en droit ne serait pas immorale: et elle est en effet pleinement réalisée dans les sociétés religieuses, où par le voeux de pauvreté librement émis, chacun renonce à toute appropriation au profit de la communauté. Mais si la majorité de la société, ou même une minorité agissante, disposant du pouvoir, préférait cette solution, ne pourrait-elle l'imposer à tous comme un idéal meilleur? - Non, répond notre thèse: car, de par la loi naturelle, chacun a un droit légitime de propriété privée.

Or, et c'est une seconde remarque, la personne humaine avec sa dignité et ses privilèges, a par nature une priorité sur la société [°1496]. La société ne peut donc jamais détruire radicalement les droits et privilèges [°1497] dont jouit chacun de ses membres: son premier rôle, au contraire, est de les garantir, de les défendre, de créer le climat favorable à leur plein épanouissement. La société doit donc respecter, chez le citoyen et le père de famille, ce droit de propriété privée que lui confère la nature. Une seule raison majeure pourrait légitimer la confiscation de ce droit: ce serait les exigences du bien commun qui ne pourrait être sauvegardé que par ce moyen, comme on voit en temps de guerre la nationalisation des industries privées, «mobilisées» pour la victoire.

Ici se place la troisième remarque: l'objection socialiste invite à comparer les résultats économiques, en régime de propriété privée, et sous la gestion de l'État: comparaison malaisée qui tourne souvent au procès de tendance. Si, par exemple, on avance l'impossibilité de trouver les compétences de tous ordres requises pour que l'État veille à tous les besoins économiques, on répondra qu'un système sagement décentralisé peut y parvenir, avec l'avantage d'un but commun et d'un plan mûrement réfléchi, au lieu d'être livrés au hasard de la concurrence. Le plus sérieux reproche adressé au socialisme est de priver l'homme du soutien de l'intérêt personnel, ressort caché des initiatives fécondes et des persévérances victorieuses. Car chacun, en se spécialisant, veut pouvoir ensuite se procurer les biens qui lui manquent en cédant ceux qu'il produit en surabondance; ce qui suppose des deux côtés la possession des biens échangés. Aussi, les entreprises fonctionnarisées sont généralement en déficit, et pour les combler, on compte paresseusement sur l'impôt. Mais si beaucoup d'expériences ont été désastreuses dans le passé, ne peut-on à l'avenir obvier aux défauts et former par l'éducation des fonctionnaires plus dévoués? Cet amour désintéressé du bien commun n'est-il pas dans la perspective du progrès moral? Aussi, en se mettant uniquement au point de vue de la propriété privée [°1498], la seule réponse péremptoire au socialisme semble bien être que, de toute façon, les droits de la personne humaine et du père de famille doivent être respectés. La propriété privée étant de droit légitime tant qu'elle favorise le bien commun, ce qui est le cas habituel le devoir de la société et de l'État est de la protéger.

§1115) 2. - Limite de la propriété privée. Il est clair, en effet, que la propriété privée n'est pas un droit absolu et illimité: l'appropriation n'est légitime que dans la mesure où elle est utile à la gloire de Dieu, c'est-à-dire où elle favorise le progrès de la civilisation. Et précisément, comme le montre le paragraphe suivant, c'est le rôle de l'État et de l'autorité de veiller à la réalisation de ce but essentiel, ou, en d'autres termes, de déterminer ce que requiert le bien commun. Le droit de propriété privée trouve dans cette intervention souveraine de l'État une limite très concrète qui peut en prévenir les abus.

De plus, le sens même de l'appropriation corrige l'égoïsme: nul n'a le droit de priver les autres de biens qui lui sont inutiles. Le millionnaire à la tête d'une fortune qui dépasse largement les besoins de sa personne et de sa famille a l'obligation morale [°1499] de faire profiter de son surplus ceux qui en ont besoin. La possession, dit saint Thomas, est privée, mais l'usage reste commun. Le riche est comme le mandataire de la Providence parce que, grâce à son administration, les biens temporels profitent le mieux possible à l'ensemble des hommes. Ainsi comprise, la propriété privée apparaît bien légitime.

Notons enfin que le but de la vie n'est pas la richesse, ni la prospérité économique: celle-ci n'occupe qu'un rang très modeste dans l'échelle des biens dont la synthèse est la vraie civilisation [Cf. Thèse 2, surtout §1072]; au sommet, la connaissance et l'amour de Dieu peuvent être possédés aussi bien, sinon mieux, par les pauvres gens que par les riches: si le désintéressement des biens temporels en vue des trésors de la vie spirituelle est un idéal évangélique, la droite raison en reconnaît aussi l'excellence.

§1116) 3. - Moyens d'acquérir la propriété privée. Les uns sont primitifs, les autres dérivés. Le moyen primitif d'appropriation est avant tout l'occupation de biens encore libres: puisque tout homme a sur eux un droit général de possession, il suffira, pour rendre ce droit actuel, d'un acte de volonté marquant son intention claire de se réserver cette part du bien commun: c'est ce qu'on nomme l'occupation de ce bien; l'acte du chasseur tuant le gibier, celui de l'explorateur marquant les limites du terrain qu'il veut désormais cultiver.

Un second moyen primitif est le travail: en dépendance néanmoins du précédent, dans la mesure où l'ouvrier a besoin d'une matière à transformer. Il est clair pourtant que si l'homme a un droit d'usage sur son activité, ce droit de possession s'étend au fruit de son travail: la moisson revient de droit au laboureur et l'oeuvre d'art à l'artiste [°1500].

Une fois l'appropriation établie, le grand moyen dérivé d'acquisition de biens est l'échange, avec toutes ses formes de contrat - celui-ci se définissant: «l'acte de volonté par lequel on transmet à un autre le droit dont on jouit» [°1501].

Enfin, comme corollaire de l'institution familiale, il faut reconnaître comme autre moyen d'appropriation l'héritage et le testament. Tous ces moyens sont légitimes, en raison de leur conformité au bien commun.

Cet appel au bien commun nous introduit dans le sujet de l'article 3.

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