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Physique (§513 à §531)

Article 2. Nature des sens.

§513). Le degré supérieur de perfection que possède l'opération de connaissance démontre, selon les principes établis plus haut [§322 et §404], l'existence de facultés de connaissance, qualités stables spécifiquement distinctes des fonctions vitales purement végétatives. Mais il reste à en étudier la nature et le fonctionnement comme puissances opératives, et à préciser leur nombre et leur distinction. Ce travail nous sera grandement facilité par les analyses de la première section et il suffira d'en reprendre les classifications empiriques, pour les interpréter à la lumière du principe de spécification par les objets formels [cf. thèse 33, §404, sq.].

Cependant, comme la vie sensitive caractérise le genre animal, qui est commun aux hommes et aux animaux, on constate en toute connaissance humaine, aussi bien d'ordre rationnel que sensible, des propriétés communes qui la définissent en tant qu'humaine, par opposition à la connaissance des purs esprits. Il convient donc d'exposer d'abord cette théorie générale de la connaissance humaine, pour préciser ensuite ce qui est propre aux fonctions sensibles, réservant pour le chapitre suivant ce qui est propre aux fonctions intellectuelles. D'où les deux paragraphes de cet article:

1. - La connaissance humaine en général.
2. - Les fonctions de connaissance sensible.

1. - La connaissance humaine en général.

b47) Bibliographie spéciale (La connaissance humaine en général)

§514). En cette théorie générale de la connaissance humaine, nous adopterons provisoirement le point de vue moderne, considérant indistinctement tous nos faits de conscience représentatifs, pour établir ce qui les caractérise, non pas cependant au point de vue positif des phénomènes, mais en résolvant le problème de leur nature (à savoir de leur nature générique). Nous puiserons donc nos exemples dans toute l'étendue de notre vie cognitive: sensation et perceptions, images et pensées. Pour procéder avec ordre et clarté en ce problème central de la pensée moderne, nous établirons cinq propositions enchaînées logiquement et complémentaires (thèses 36-40), pour préciser:

1) la nature de nos fonctions mêmes de connaissance;
2) le principe immédiat de l'opération;
3) la nature de l'acte de connaissance;
4) son terme, -- soit en toute connaissance, --
5) soit dans les connaissances non intuitives, capables de créer leur objet.

Thèse 36. Toutes les fonctions de connaissance humaine sont des puissances opératives passives.

A) Preuve d'induction.

§515). a) FAITS. L'introspection témoigne qu'en toutes nos connaissances il y a un double aspect: l'un passif, l'autre actif, le premier conditionnant nécessairement le second.

1. Aspect passif. Cet aspect est évident en toute connaissance expérimentale et il inspire en particulier les règles de la méthode d'observation: «Éviter d'imposer ses idées à la nature; écouter et enregistrer docilement!» Il est clair qu'on ne peut voir, toucher ou percevoir ce qu'on veut, mais les objets s'imposent à nous; pour les connaître, nous sommes d'abord passifs, et à ce premier point de vue, la nature ou le contenu de notre connaissance dépend de l'excitant.

Quant aux fonctions d'élaboration qui déploient leurs constructions d'images ou d'idées, elles manifestent incontestablement une indépendance plus grande vis-à-vis des excitations objectives; mais cette activité est dérivée et acquise: originairement, ces fonctions elles-mêmes sont passives, car il n'y a rien en elles, ni dans l'image, ni dans l'intelligence, qui ne vienne des sens [°636]: elles ont besoin de cet apport venu du dehors pour se mettre en branle, comme ensuite pour rajeunir et enrichir leurs combinaisons.

2. Aspect actif. Connaître, pourtant, ce n'est pas seulement subir un choc, c'est le savoir, se rendre compte de ce qui se présente ainsi, l'examiner même et parfois le scruter jusqu'en sa nature; et cela, nous le constatons clairement, c'est agir. Souvent cette première action contemplative se traduit spontanément en réactions plus visibles, en mouvements de défense ou de recherche, ou de plaisir, etc.; mais cette partie du fait relève de l'appétit. La connaissance s'arrête à la contemplation ou représentation objective [§419]; celle-ci pourtant est déjà une incontestable opération.

b) PRINCIPE D'INTERPRÉTATION. Or, toute opération passagère exige un principe d'action permanent, et toute fonction qui n'agit pas sans un complément reçu d'un excitant est une puissance opérative passive.

Ce principe n'est que l'expression des définitions établies plus haut.

La fonction est un principe d'action permanent ordonné par sa nature même à produire un groupe homogène d'opérations [§322 et §404].

La puissance opérative passive est la fonction qui ne dispose l'agent à l'acte qu'après réception d'un complément de perfection venu du dehors [§328].

Donc toutes nos fonctions de connaissance, nos sens et notre intelligence, sont des puissances opératives passives.

B) Corollaire.

§516) Puissance pure ou tabula rasa. Cette thèse nous est commune avec l'empirisme de Locke [PHDP, §374] et des psychologues positivistes: Stuart Mill [PHDP, §486], H. Taine [PHDP, §494], etc. Mais, pour bien comprendre le caractère de potentialité qu'elle attribue à nos fonctions de connaissance, il faut distinguer en celles-ci deux aspects: l'un physique, l'autre psychologique.

a) Dans l'ordre physique, ces fonctions sont des accidents qualitatifs qui déterminent la substance par mode de perfection [°637], et à ce point de vue elles tiennent moins de la puissance passive que de l'acte. Aussi, en subissant l'action de l'excitant, comme l'explique saint Thomas [°638], elles ne perdent rien de leur propre perfection, mais reçoivent seulement un complément auquel les ordonne leur nature même; elles n'ont à ce point de vue qu'un minimum de passivité.

b) Dans l'ordre psychologique (que les anciens appelaient l'ordre intentionnel) au contraire, elles sont originairement en pure puissance, puisqu'elles restent totalement inconscientes et que par elles nous n'avons qu'une simple capacité de connaître, sans aucune représentation actuelle: elles sont comparables en cela à la matière première, dépouillée de toute forme qui la détermine; Aristote les comparait à une tablette unie où rien n'est encore écrit: tabula rasa, et Locke, à un papier blanc; et cette image convient non seulement à l'intelligence avant ses premières idées, mais à tous nos sens; et spécialement à nos sens externes qui, après chaque perception, retournent à l'état primitif de «tablette unie», tandis que nos fonctions plus hautes conservent les impressions reçues, sont capables de les organiser et de devenir fonctions d'élaboration.

Thèse 37. 1) Les fonctions de connaissance humaine sont constituées en acte premier par un déterminant cognitionnel venu de l'objet. 2) Et c'est par ce moyen que l'objet en tant que connu et le sujet en tant que connaissant actuellement sont identiques psychologiquement.

A) Explication.

§517). La meilleure façon d'expliquer scientifiquement la connaissance est de lui appliquer la théorie des causes. En un sens, il est vrai, ce n'est pas la fonction qui agit, c'est la substance existante, c'est l'homme qui voit par sa fonction visuelle, qui se rappelle par sa mémoire, qui pense par son intelligence, etc. Cependant, comme chaque fonction est le principe immédiat d'un groupe d'actions auxquelles elle est ordonnée par nature, on dit aussi légitimement (en parlant formellement), que c'est l'ouïe qui entend les sons et ne voit pas les couleurs, que l'intelligence comprend et ne veut pas, etc. ou, pour les énergies, la chaleur produit la caléfaction et non pas la coloration, etc. On considère alors les fonctions comme des causes efficientes dont l'effet est leur action ou opération.

Or toute cause, avant d'agir et de passer ainsi à l'acte second, doit évidemment être d'abord constituée pleinement en acte premier, selon les définitions données plus haut [§236].

La cause en acte premier est l'être considéré comme capable de produire un effet. S'il s'agit d'une cause efficiente, elle est alors en puissance, mais en puissance active, avec toute la perfection qu'elle va communiquer à son effet; par exemple, un vivant de même espèce.

La cause en acte second est l'être exerçant actuellement son action, par exemple, le sculpteur au moment où, sous son influence, le marbre devient statue; et dans ce cas, en face de l'agent, il y a aussi un patient: en face du sculpteur, un bloc récepteur qui passe de la puissance passive à l'acte.

Nos fonctions de connaissance, considérées comme causes efficientes, réalisent ces définitions; mais comme elles sont, à la fois, puissances opératives et puissances passives, on y rencontre deux actions intimement liées, quoique très différentes:

1) l'action transitive de l'objet qui fait passer la faculté de la puissance à l'acte, en lui fournissant le complément de perfection qu'elle demande;

2) l'opération immanente de la fonction de connaissance passant d'elle-même de l'acte premier à l'acte second pour connaître l'objet qui agit sur elle. C'est une sorte de loi d'action et de réaction très spéciale, caractéristique de notre connaissance humaine.

Réservant l'étude de l'opération immanente pour la thèse suivante, nous expliquons ici l'action transitive préalable de l'objet, dont le résultat est de mettre la fonction de connaissance en capacité immédiate d'agir, ou en acte premier, grâce à un «déterminant cognitionnel».

§518). Les anciens appelaient ce déterminant, l'espèce impresse (en latin, «species impressa»), c'est-à-dire la perfection, la forme ou l'image de l'objet («species») venant s'imprimer dans la fonction («impressa») sous l'action de ce même objet, pour réaliser leur identité psychologique: «forma vicaria objecti qua cognoscens fit actu cognitum». Il faut bien comprendre que cette perfection n'est aucunement ni physique, ni physiologique, mais psychologique. Elle est d'ordre vital conscient, supérieure à toute propriété ou phénomène purement végétatif, à plus forte raison à tout mouvement mécanique, ou énergie physico-chimique. Dans la sensation externe, l'excitant étant physique, lumière, chaleur, etc., ces phénomènes inférieurs se rencontrent dans l'organe et ont un rôle à jouer, mais ce n'est pas d'eux que traite la thèse. Elle se met au point de vue plus immatériel de la connaissance; c'est pourquoi elle s'applique, non seulement aux sens externes, mais aussi aux fonctions de la vie intérieure où souvent, comme nous l'avons vu pour la reproduction des images [§465], l'excitant est d'ordre psychologique; et même à notre intelligence qui peut, elle aussi, être impressionnée par des objets psychiques ou d'ordre idéal. Cependant, dans le cas de la perception [°639], c'est l'objet d'expérience lui-même qui, à travers la sensation et l'image, agit sur l'intelligence pour lui communiquer sa perfection ou son mode d'être intelligible, objet précis d'observation.

Nous définirons donc le déterminant cognitionnel ou espèce impresse, la perfection de l'objet connu produit par celui-ci dans la fonction de connaissance de manière à la rendre capable de connaître cet objet.

B) Preuve.

§519) 1. - Existence de l'espèce impresse. Une cause qui ne possède pas en soi la perfection de son action, doit d'abord la recevoir pour être capable d'agir (cause en acte premier); par exemple, si l'on veut chauffer un objet au bain-marie, l'eau supposée froide doit d'abord acquérir la chaleur avant de chauffer cet objet.

Or telle est la situation de nos fonctions de connaissance: elles ne possèdent pas originairement la perfection de leur action, puisqu'elles sont puissance pure dans l'ordre psychologique. Agir, pour elles, c'est produire en elles l'objet connu (en tant que connu évidemment). Il faut donc qu'elles acquièrent la perfection de cet objet, pour être capables de le connaître, ou d'être constituées en acte premier.

Elles pourraient la recevoir d'une source quelconque qui la posséderait en acte: à priori, l'opinion de Berkeley faisant venir cette perfection de Dieu n'est pas absurde [PHDP, §378]. Mais nous constatons qu'il en est autrement: c'est l'objet lui-même qui nous influence et communique à nos fonctions de connaissance la perfection qu'il possède évidemment en acte: et c'est cette perfection, transportée ainsi dans la fonction psychologique, qui y devient le déterminant cognitionnel.

§520) 2. - Rôle de l'espèce impresse. Le déterminant cognitionnel est le principe proportionné ou le moyen de connaître; par cette opération de connaissance, l'objet en tant que connu et le sujet en tant que connaissant sont identiques psychologiquement: c'est ce que constate clairement l'introspection et que nous expliquerons dans la thèse suivante. Nous disons ici que le déterminant cognitionnel en est le principe proportionné: cela découle, et de son origine et de son sujet.

a) Dans la nature, en effet, agents et patients proportionnés l'un à l'autre permettent normalement une communication de perfection plénière ou univoque: le père engendre un fils comme lui; la lumière ou la chaleur reçue est la même que dans la source, etc.

Or les objets en face de nos fonctions de connaissance sont comme agents et patients proportionnés par nature l'un à l'autre, comme le montre en particulier la spécialisation des sens externes, parfaitement harmonisés à leur excitant.

Le déterminant cognitionnel, fruit de cette action, est donc apte à réaliser, à ce point de vue, l'identité entre l'objet connu et le sujet connaissant.

b) Mais il le réalise psychologiquement et non physiquement; car, selon l'adage évident, «Tout ce qui est reçu doit s'adapter aux conditions du sujet récepteur» («Quidquid recipitur, ad modum recipientis recipitur»).

Or le sujet récepteur n'est pas ici une puissance matérielle, purement physique, comme pour l'eau recevant la chaleur avant de chauffer elle-même: en ce cas, la perfection a le même mode d'être matériel dans le patient et dans l'agent; mais elle est une puissance en un sens spirituelle (quoique passive), puisque, comme nous l'avons prouvé [§508 et §511], toute connaissance même sensible exige une certaine immatérialité intrinsèque; et s'il s'agit de notre intelligence, cette immatérialité est absolue [§647]; c'est pourquoi, la perfection reçue, qui est celle de l'objet exprimé par le déterminant cognitionnel, trouve un nouveau mode d'existence, de caractère «spirituel» [°640], c'est-à-dire, dégagé des limites et restrictions de la matière, capable ainsi de s'étendre à d'autres êtres: elle est, selon le terme scolastique, d'ordre «intentionnel», disons, d'ordre «psychologique».

Donc le rôle du déterminant cognitionnel est de rendre la fonction de connaissance psychologiquement identique à son objet et donc capable (en acte premier) de le connaître.

C) Corollaires.

§521) 1. - Moyen ou objet de connaissance. Il est clair que ces «espèces impresses» dont nous venons de prouver l'existence en toute connaissance humaine, ne sont pas l'objet de notre connaissance, mais seulement un moyen subjectif par lequel nous connaissons tel ou tel objet, par exemple, un phénomène lumineux ou un corps coloré, par la vision; un théorème géométrique par l'intellection, etc.; «Les espèces impresses ne sont pas ce qui est connu, mais ce par quoi nous connaissons» («species impressa non est id quod, sed id quo cognoscitur»). Elles sont, comme les facultés, des principes d'action normalement inconscients; la preuve en est que les hommes connaissent beaucoup de choses en ignorant totalement qu'ils se servent de ces déterminants cognitionnels. Nous pouvons les connaître, certes, puisque nous en parlons, mais seulement après un travail de recherche et de réflexion: ils sont l'objet d'une conclusion de psychologie rationnelle, où l'on détermine les raisons d'être ou causes profondes d'ordre ontologique, sans lesquelles le fait constaté de la connaissance ne serait pas intelligible.

§522) 2. - Les «espèces impresses» sensibles. La dépendance intrinsèque des fonctions de connaissance sensible à l'égard de l'organe corporel se traduit, au moment de la réception du déterminant cognitionnel, par certains phénomènes physicochimiques et physiologiques, qui sont comme les conditions subjectives indispensables à cette réception: il y a ici deux modifications strictement parallèles, produites simultanément par le même excitant, la même action de l'objet:

a) une modification organique, susceptible d'être précisée par observation externe en science biologique; par exemple, les modifications physicochimiques des cônes et bâtonnets de l'oeil, spécialement du pourpre rétinien au moment de l'excitation lumineuse; et de semblables phénomènes se produisent, non seulement dans les autres organes périphériques des sens, mais dans les centres cérébraux, organes des sens internes, quand l'excitation leur est transmise et chaque fois qu'ils fonctionnent;

b) une modification psychologique qui échappe à toute observation directe, puisqu'elle n'est plus du domaine externe et est encore inconsciente, mais dont nous avons montré la nécessité: savoir, la réception du déterminant cognitionnel. Entre ces deux modifications, il y a lien nécessaire, comme entre les énergies physiques et leur sujet quantitatif [§321], en sorte qu'en agissant sur les premières, on influence infailliblement les secondes. Nous avons ici la justification ontologique de l'hypothèse de psychologie expérimentale du parallélisme psychophysiologique [§448]. Cela explique comment une cause purement physique, comme l'excitant des sens externes, peut produire un effet d'ordre psychologique. Le caractère organique de nos fonctions sensibles constitue ainsi le trait d'union reliant notre vie intérieure avec les phénomènes du monde externe [°641].

Thèse 38. 1) L'acte de connaissance est une opération immanente au sens strict, 2) qui est une qualité dont le caractère vital s'affirme comme passage de l'acte premier à l'acte second.

A) Explication.

§523). Comme nous l'avons dit [§381], l'opération immanente au sens strict est celle qui a son principe et son terme, non seulement dans le même agent, mais aussi dans la même fonction. Tandis que la vie végétative ne possède que des actions immanentes au sens large, la conscience et la connaissance, grâce à son immatérialité plus haute, réalise cette pleine immanence et indépendance dans l'agir. Sans doute, notre connaissance humaine dépend d'abord d'un autre, puisqu'elle est passive à l'égard de son objet. Mais cette première action transitive de l'excitant s'imprimant dans la fonction, n'est qu'une condition préalable et nullement la cause [cf. distinction entre cause et condition, §224] productrice de la connaissance: celle-ci est la fonction vitale elle-même qui, une fois mise en acte premier par le déterminant cognitionnel, réagit, se rend compte de son objet en le connaissant, et passe ainsi à l'acte second. Chaque faculté agit ainsi, dans le sens précisé plus haut [§517], pour saisir son objet; par exemple, la puissance visuelle pour saisir un objet coloré, distinguant le rouge du blanc, etc.; la mémoire, pour se rappeler tel événement; l'intelligence, pour saisir telle affirmation.

Mais cette opération toute immanente pose un problème: elle se présente spontanément comme un mouvement, c'est-à-dire un passage de la puissance à l'acte [§253]; mais nul ne passe de la puissance à l'acte sans l'influence d'un autre [cf. 7e principe, §197], et nous ne pouvons plus ici, comme dans l'immanence végétative, faire appel à deux parties distinctes, dont l'une est en acte et l'autre en puissance; c'est la même fonction qui se meut elle-même. Nous résolvons la difficulté en définissant l'opération immanente au sens strict comme une qualité, plutôt qu'une action prédicamentale, mais une qualité vitale conçue sous forme de mouvement métaphorique.

Le mouvement (ou changement) au sens propre est le passage d'une puissance passive à l'acte, avec acquisition d'une nouvelle perfection; par exemple, la caléfaction de l'eau. C'est le changement physique tel qu'on l'observe en sciences positives.

Le mouvement métaphorique est le passage de l'acte premier à l'acte second sans acquisition de nouvelle perfection. Il n'est qu'une manière analogique de concevoir une perfection ontologique stable, pour l'opposer à l'inertie des minéraux et affirmer son caractère vital.

Or l'action prédicamentale suppose un changement au sens propre; car si l'action en général est «ce par quoi l'agent est actuellement agissant», elle ne constitue un prédicament à part qu'en s'identifiant avec le changement même produit dans un patient réellement distinct [§255]. La qualité, au contraire, étant l'accident qui détermine la substance par mode de perfection ou d'acte [§316], n'exige pas nécessairement ce mouvement au sens propre et peut cependant, par son caractère d'acte, être conçue en certains cas sous forme de mouvement métaphorique.

B) Preuve.

§524). Toute activité consistant dans le passage d'un acte premier à un acte second accompli dans la même fonction sans acquisition de nouvelle perfection, est une opération immanente au sens strict, qui doit se définir comme une qualité conçue sous forme de mouvement métaphorique.

Or l'action de connaître est une activité de ce genre:

a) La connaissance est une activité, d'abord, et s'oppose évidemment à l'inertie minérale: son caractère vital est incontestable, et toute vie suppose mouvement, activité; «Vita in motu» [§412].

b) C'est la même fonction de connaissance qui est à la fois principe et terme de l'acte de connaître: elle en est principe, car elle est seule proportionnée par sa nature à produire ce phénomène psychologique; mais la connaissance se termine aussi en elle, car elle ne produit rien au dehors; à l'encontre des puissances appétitives, elle est purement contemplative [cf. la définition descriptive de la connaissance, §419]; son objet peut sans doute être distinct d'elle, mais pour le saisir; elle l'attire en soi; car ce à quoi on pense (un arbre, par exemple) est dans la pensée. C'est donc en elle-même que la fonction de connaissance achève son action.

c) D'où l'impossibilité par cette action d'acquérir une nouvelle perfection. D'où viendrait-elle, en effet? Ni de la faculté même, puisqu'on suppose qu'elle l'acquiert comme nouvelle, ne l'ayant pas encore; ni du dehors, puisque l'action est toute immanente, n'ayant d'autre principe que la fonction supposée en acte premier. Connaître, ce n'est rien produire au sens de «fabriquer», ni hors de soi, ni en soi.

d) Mais il y a dans cette opération un fondement très clair à la distinction entre acte premier et acte second: notre connaissance humaine, en effet, a deux aspects opposés: un aspect passif, par lequel nous dépendons de l'objet en recevant sous son influence un déterminant cognitionnel: c'est l'acte premier; et un aspect vital ou actif, par lequel nous dominons l'objet, nous le possédons en nous en rendant compte, nous le contemplons en le connaissant: c'est l'acte second [°642]. L'action même de connaître est le passage de cet acte premier à cet acte second, ce que Cajetan exprime en cette définition lapidaire: «Cognoscere est pati vitaliter»; et ces deux mots indiquent ce qui distingue notre connaissance humaine de toute autre connaissance, et de toutes nos autres activités vitales.

La connaissance est donc une opération immanente au sens strict, qualité vitale conçue sous forme de mouvement métaphorique.

C) Corollaires.

§525) 1. - Les deux éléments constitutifs de la connaissance. Cette qualité, qu'on pourrait appeler «une énergie psychologique» qui est l'acte de connaître, (par exemple, l'audition d'un son, l'intellection d'une vérité, etc.), est constituée de deux principes: la fonction de connaissance et le déterminant cognitionnel, distincts réellement, puisque la fonction existe déjà avant de recevoir son déterminant; mais étroitement unis, comme puissance et acte ordonnés essentiellement l'un à l'autre pour former un tout un par soi [§195]: ce tout est ici la qualité psychologique qui est l'acte de connaissance.

Ce n'est pas, en effet, le déterminant cognitionnel seul qui passe à l'acte second dans la connaissance d'un objet; car la fonction elle aussi est active et vitale; mais étant, à titre de puissance passive, de soi incomplète et ordonnée par son essence à recevoir l'influence de son objet, il faut la concevoir comme une relation transcendentale dont le déterminant cognitionnel est l'achèvement ou l'acte; et ce sont les deux principes réunis qui constituent l'acte premier proprement dit, principe ou cause [°643] de la connaissance.

Le déterminant cognitionnel joue le rôle de principe spécificateur de la connaissance: si nous voyons tel objet, entendons tel son, imaginons telle scène, ou pensons à telle vérité plutôt qu'à d'autres, c'est à lui que nous le devons, parce qu'il apporte la détermination de l'objet dont il émane; c'est pourquoi on l'appelle le «déterminant» cognitionnel.

La faculté joue le rôle de matière, indéterminée par elle-même à toute sorte d'actes et (dans les limites cependant de son objet formel) déterminée par son «espèce impresse». C'est pourquoi elle est principe de multiplication numérique d'une même connaissance: une même science, par exemple, spécifiquement une, se multiplie avec les intelligences qui l'acquièrent; dans l'ordre sensible, la même faculté, comme la puissance visuelle et surtout tactile, étant déjà multipliée numériquement en un seul homme par ses organes, multiplie à son tour numériquement les mêmes actes; par deux doigts différents, par exemple, nous saisissons deux fois la même bille. D'autre part, comme une seule matière ne peut être informée à la fois que par une seule forme pour constituer le tout un par soi, chaque fonction de connaissance n'a jamais à la fois deux déterminants cognitionnels différents. Sans doute, l'objet connu est souvent complexe; mais, ou bien tous les éléments sont saisis par une seule fonction sous un seul point de vue: «per modum unius», par exemple, l'intelligence saisit à la fois tous les aspects d'une induction sous le même point de vue de vérité à prouver; - ou bien plusieurs fonctions coopèrent dans le même acte, comme dans la perception, et chacune peut saisir son point de vue.

§526) 2. - Acte premier et acte second. Cette expression est prise ici au sens relatif [§194, (d)], pour désigner deux perfections dont l'une précède l'autre comme étant son principe: nous concevons la cause de la connaissance comme étant en acte premier (par son déterminant cognitionnel) et son action de connaître est un acte second. Mais la fonction elle-même étant qualité, est déjà un acte premier dont l'espèce impresse est l'acte second. De plus, dans les fonctions reproductrices, l'imagination et la mémoire, soit sensible, soit intellectuelle, les divers déterminants cognitionnels recueillis successivement, ne se perdent pas: ils se fixent, s'organisent et se conservent sous forme d'habitude psychologique, comme nous l'avons dit [§460]; et celle-ci est de nouveau un acte premier, très proche de l'acte premier constitué par le déterminant cognitionnel. Mais le propre de l'habitude est d'être permanente, et de rester dans l'inconscient, comme lien entre les actes; tandis que le déterminant cognitionnel est immédiatement ordonné à produire telle opération de connaissance, spécifiquement déterminée. Disons que l'habitude, par exemple, la science dans l'intelligence, est l'acte premier éloigné; et le déterminant cognitionnel, l'acte premier prochain, le passage de l'un à l'autre se faisant selon les lois psychologiques de la reproduction des souvenirs [§464, sq.].

Thèse 39. 1) Pour comprendre pleinement l'acte de connaissance, nous devons concevoir son terme (ou verbe mental), comme distinct de son principe, (le déterminant cognitionnel) et de l'opération elle-même (sensation ou intellection). 2) Ainsi le verbe mental est précisément cette qualité psychologique qui est l'opération immanente, en tant qu'affectée d'une double relation: a) relation d'origine à l'égard de la fonction en acte premier; b) relation d'identité formelle à l'égard de l'objet connu.

A) Explication.

§527). En cette proposition, comme dans les trois précédentes, nous analysons l'opération de chacune de nos fonctions de connaissance, sens externes et internes ou intelligence; et nous disons ici que le terme de cette opération est le verbe mental. Cette expression ne convient au sens propre qu'à l'intelligence spirituelle. On peut cependant, par analogie, parler de vie mentale pour toute connaissance même sensible; et c'est en ce sens large que nous parlons ici de «mental», pour opposer cette parole (ou verbe) intérieure, proférée dans la fonction psychique même, à la parole (ou verbe) extérieure, signe sensible, sonore ou autre, de la première: par exemple, en pensant qu'un arbre est un être vivant, nous nous disons cela intérieurement dans la raison, avant de le dire extérieurement: il y a là deux «paroles» ou verbes: de la deuxième, appelée mot ou terme, la logique a déjà traité [§26, sq.]; nous étudions ici, psychologiquement, la première, appelée «verbe mental». Dans la connaissance sensible, quelque chose de semblable se passe, quoique non exprimé de soi en paroles articulées, ce qui est le propre de l'intelligence; ainsi, dans la sensation externe pure [distincte de la perception, cf. §446], devant une tache colorée, nous nous rendons compte par la vision, et en ce sens nous nous «disons» qu'il y a telle couleur, et, par la sensation différencielle, que telle couleur tranche sur telle autre. De même par la mémoire ou l'imagination, nous nous rendons compte de tel événement passé, de tel objet sensible, et nous l'exprimons par une sorte de parole intérieure. Dans notre psychologie humaine, d'ailleurs, la sensation, surtout de la vie intérieure, est toute pénétrée d'intellection et par conséquent de paroles articulées intérieures ou mentales. Pour appliquer cette thèse à la vie purement sensible des animaux, il faudrait ne retenir par «verbe mental» qu'une expression beaucoup plus rudimentaire, et surtout plus pratique, de l'objet connu qui prend chez nous un aspect plus spéculatif. À cela près, la thèse est universelle et s'applique à toute véritable opération de connaissance.

Elle n'est d'ailleurs qu'une précision de la précédente qui en contient la preuve fondamentale. Aussi, en parlant de distinction entre le terme, le principe, et l'opération, il ne s'agit pas nécessairement de distinction réelle, mais simplement de distinction de raison.

B) Preuve.

§528) 1. - Les trois aspects de l'acte de connaissance. Comme toutes nos connaissances sont puisées dans l'expérience sensible, c'est par analogie avec l'action transitive, objet direct d'expérience externe, que nous pouvons pleinement expliquer l'opération toute immanente de la connaissance.

Or une action transitive, par exemple, la caléfaction de l'eau passant de 0 à 50 degrés, présente trois aspects bien distincts:

1) un terme qui en est la cause finale: ici, 50 degrés de chaleur;

2) un principe qui en est la cause efficiente; ici le foyer allumé;

3) le passage lui-même de la puissance à l'acte; de 0 à 50 degrés, qui est l'action transitive ou prédicamentale elle-même (cause formelle), tandis que l'eau où est reçue la chaleur est la cause matérielle.

Nous retrouvons donc tous ces éléments dans l'action immanente de sensation ou d'intellection: outre la fonction qui joue le rôle de cause matérielle, nous avons aussi:

1) un terme, qui est la cause finale de l'opération: savoir, ce que produit en soi, par exemple, l'intellection d'un arbre: c'est ce qu'on appelle le verbe mental: l'expression pensée de ce qu'est un arbre;

2) le principe d'où vient ce verbe: la fonction en acte premier par le déterminant cognitionnel;

3) l'opération elle-même de connaissance, passage de l'acte premier à l'acte second.

Mais comme cette action strictement immanente n'est qu'un mouvement métaphorique, sans acquisition de nouvelle perfection, il n'y a plus, entre ces trois aspects, qu'une distinction de raison.

§529) 2. - La double relation du «verbe mental». Cette double relation caractérise le verbe comme terme d'une opération qui est une connaissance.

1) Tout effet possède une relation d'origine à l'égard de sa cause.

Or le terme de l'action représente l'effet produit.

Donc le verbe mental qui est ce terme a d'abord une relation d'origine à l'égard de la fonction en acte premier.

Mais l'effet au sens propre a, en plus, une relation de dépendance par rapport à sa cause dont il se distingue réellement: dans la connaissance, au contraire, où l'acte premier n'est pas réellement distinct de l'acte second, cette dépendance n'existe pas: il n'y a donc qu'une relation d'origine seulement, avec une égale perfection dans le terme et dans le principe. C'est en ce sens spécial que la faculté en acte premier produit son verbe: cette production se réfère plutôt à la cause formelle qu'à la cause efficiente.

2) Néanmoins, puisque connaître c'est agir, cette action doit produire quelque chose, et il est légitime de la concevoir par analogie, comme une «efficience». Mais ce qui est ainsi produit, ce n'est pas quelque chose de physique, ni d'extérieur au connaissant, c'est, en lui, l'objet même en tant que connu; par exemple, la perception de tel arbre, c'est, avons-nous dit, cet arbre perçu lui-même: et voilà précisément ce que nous produisons en percevant: «un arbre en tant que perçu»; en sorte que, par définition, entre le terme d'une connaissance et l'objet connu, il y a coïncidence parfaite, non pas matérielle: l'arbre, à ce point de vue, reste bien distinct et hors de la perception; mais formelle quant à la perfection connue et dans le monde spécial de l'ordre psychologique ou intentionnel: il y a, entre ces deux choses, une relation d'identité formelle.

Or le verbe mental est précisément ce terme de la connaissance.

Il faut donc le caractériser encore par cette relation d'identité formelle avec l'objet connu. Et nous constatons comme un fait que cet objet est indifféremment, selon les connaissances, individuel ou universel, corporel ou spirituel, en nous ou hors de nous; mais toujours le terme de notre connaissance, c'est cet objet même en tant que connu.

Ainsi, le verbe mental peut se définir: le terme immanent que produit en soi la fonction de connaissance pour saisir son objet.

C) Corollaires.

§530) 1. - Espèce expresse et signe formel. Les anciens appelaient aussi le terme de la connaissance: «species expressa» par opposition à «species impressa»: il est, en effet, la forme ou perfection de l'objet connu (species), non plus sous l'aspect passif comme en acte premier, mais comme une expression active et dominatrice (expressa) par laquelle le connaissant s'en rend compte et se le dit à soi-même.

Ainsi, soit l'«espèce impresse», soit l'«espèce expresse» sont bien le signe de l'objet; car, selon la définition du signe [°644], leur fonction est de faire connaître. L'une et l'autre sont des signes-images, car leur connexion avec l'objet est fondée sur une identité de forme ou perfection, non pas d'ordre physique pourtant, mais psychologique; car la première est identique à l'objet, parce qu'elle en vient; et la seconde, parce qu'elle l'exprime. Mais ni l'une ni l'autre n'est d'abord connue avant de faire connaître l'objet: elles en sont de purs signes formels; car ce que nous avons dit du déterminant cognitionnel [§521] doit se répéter du verbe mental (surtout au sens général où nous le prenons ici, comme terme immanent de toute connaissance, même sensible). On connaît beaucoup de choses sans savoir qu'on forme en soi ces images psychologiques, dont on ne connaît l'existence que par réflexion, quand l'esprit, revenant sur sa propre opération et sur l'opération des sens, en analyse tous les aspects.

De ces deux espèces, impresse ou expresse, c'est la seconde qui est plus explicitement signe de l'objet, se définissant par une relation d'identité formelle avec lui; elle établit la communication avec le dehors; par elle, la chose connue, un arbre, par exemple, est en nous tout en restant hors de nous. Comme terme de l'opération immanente de connaissance, elle est à l'intérieur de la fonction; mais en elle, c'est l'objet extérieur qui est saisi; car il faut y insister: l'espèce expresse, comme phénomène psychologique, n'est pas l'objet ou ce qui est connu, elle est l'expression et pour ainsi dire le miroir translucide où la chose, l'objet même est connu; par exemple, si on imagine l'église de son village, le déterminant cognitionnel est le moyen, ce par quoi on est capable de l'imaginer; l'espèce expresse est l'image psychologique, ce en quoi on revoit cette église; mais l'objet, ce qui est connu, c'est l'église elle-même de son village (en latin: «species impressa est id quo; species expressa est id in quo: objectum, res ipsa, est id quod cognoscitur»).

§531) 2. - Concept et diction. Dans la connaissance intellectuelle, déjà étudiée en logique, le verbe ou espèce expresse que produit l'opération de simple appréhension s'appelle concept, c'est-à-dire ce que fait en soi, comme terme immanent, la conception d'un objet; et cet objet étant une nature universelle, le concept est bien «l'expression intellectuelle d'une essence ou nature abstraite» [§26]. Le concept formel est le phénomène psychologique que nous venons d'analyser; on l'appelle aussi idée, parce qu'il est l'image psychologique ou signe formel de l'objet. Le concept objectif est la chose exprimée par le verbe: c'est le contenu représentatif de l'idée: cette conclusion découle clairement de ce qui précède.

Saint Thomas note aussi une distinction entre «intellection» et «diction»: «la première, dit-il, comporte seulement une relation entre l'intelligence et son objet, sans rien dire d'une relation d'origine; la diction, au contraire, se réfère principalement au verbe conçu; dire en effet ou parler, n'est rien d'autre que proférer une parole» («nihil aliud est dicere quam proferre verbum») [°645].

Il est clair que ces aspects tout spirituels de cette opération si parfaite de connaissance sont des perfections pures, aptes à nous faire connaître, par analogie, la vie intime de Dieu lui-même.

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