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Précis d'histoire de philosophie (§707 à §717)

Chapitre 6. Le Néothomisme.

b184) Bibliographie générale (Le Néothomisme)

§707). Au XVIIIe siècle, la philosophie scolastique semblait bien morte; ses défenseurs, sous l'influence de la double cause que nous avons signalée [§312]: leur absence d'esprit métaphysique et leur incompréhension des sciences modernes, avaient été emportés par le flot des idées nouvelles qui, imprégnées de libéralisme et de laïcisme rationaliste, montaient à l'assaut de la philosophie chrétienne; la scolastique décadente avait pleinement perdu la bataille. Si le suarézisme se perpétuait en Espagne [°2084], si en Italie [°2085], Roselli, O. P. éditait vers la fin du XVIIIe siècle une «Summa philosophica ad mentem Angelici Doctoris», partout ailleurs, en France surtout, c'est l'oubli. Même dans les séminaires, on adopte la doctrine de Descartes et de Malebranche. Puis, au XIXe siècle, on s'en tient à un vague éclectisme à base de cartésianisme inspiré de Reid, Cousin, Hegel, etc., auxquels on impose les corrections exigées par la doctrine révélée. Aussi vit-on plus d'une fois des hommes de talent, Taine, Renan, Jouffroy, Charles Maurras, etc... perdre la Foi et passer au rationalisme pendant leurs études philosophiques. Seuls les théologiens, comme Gotti (1664-1742), saint Alphonse de Liguori (1696-1787), Billuart (1685-1757), perpétuèrent à travers le XVIIIe siècle jusqu'au XIXe siècle l'influence efficace du thomisme; et dans les pays protestants, en Angleterre, en Allemagne, même cette barrière manqua à l'envahissement de l'esprit moderne qui s'imposait partout avec sa fermentation d'idées nouvelles, riches en promesses de progrès et aussi en erreurs.

Nous avons vu cependant, comment au XIXe siècle, se dessina parmi les philosophes catholiques, un mouvement de défense et d'assimilation qui ne manqua pas de mérite: des hommes de valeur, comme Lamennais, De Bonald, Gerbet, Rosmini; Günther, etc... tentèrent une rénovation de la philosophie chrétienne, pour l'adapter aux problèmes de leur temps; mais ces efforts, trop oublieux de la tradition authentique, ne purent dominer ni dompter la pensée moderne; les systèmes proposés, idéalisme chrétien, traditionalisme, ontologisme, etc..., n'étaient que des compromis où restait une part d'erreur rationaliste et ils se brisèrent tous aux condamnations de l'Église.

Celle-ci cependant, par la voix de ses Papes, ne se contenta pas de démasquer les erreurs, elle ramena la pensée catholique aux sources de la vraie philosophie. Pie IX déjà eut plusieurs fois l'occasion d'encourager des essais de retour à la scolastique; Léon XIII surtout en fut le véritable initiateur; il imprima à la nouvelle scolastique le double caractère qui en fait la force: celui de la tradition et du progrès; c'est ce que nous allons exposer en trois paragraphes:

1. L'initiation: Encyclique «Aeterni Patris».
2. Courant traditionnel.
3. Courant progressiste: Cardinal Mercier.

1. - L'initiation: Encyclique «Aeterni Patris» De Léon XIII

§708). Une des grandes idées directrices du pontificat de Léon XIII (1878-1903) fut de ramener la pensée moderne, égarée en tant d'erreurs, vers les lumières de la vérité révélée adaptée aux besoins nouveaux. De là, cette série d'encycliques doctrinales sur tous les problèmes actuels: le libéralisme [°2086], la société chrétienne et ses rapports avec l'Église [°2087], la famille [°2088], la condition des ouvriers [°2089], l'Écriture Sainte et l'exégèse [°2090], etc. Mais sachant que la source du désarroi intellectuel des modernes étaient dans leur mauvaise philosophie, le Pape commença par proposer hardiment la restauration de la philosophie chrétienne, en publiant dès la seconde année de son pontificat l'Encyclique «Aeterni Patris» [°2091]. On peut dire que par ce grand acte, le Pape s'adressait à la fois aux clercs et aux laïcs, et les orientait tous vers saint Thomas.

1) Aux clercs. Léon XIII parlait d'abord d'une façon générale de la philosophie scolastique. Il en rappelait le mérite essentiel pour un chrétien: son parfait accord avec la Foi catholique et par suite, son aptitude à l'expliquer et à la défendre en apologétique et en théologie; et il montrait par l'histoire que la protection de la Foi, respectueusement acceptée par la philosophie, loin de l'appauvrir, lui avait permis de s'épanouir pleinement à l'abri de l'erreur, sans rien perdre da sa légitime indépendance.

Ce fut donc une témérité, conclut le Pape, d'avoir abandonné la philosophie scolastique; c'est un devoir pour les philosophes chrétiens, surtout pour ceux qui se préparent à la théologie, d'y revenir. Et, complétant son enseignement par ses actes, il demande aux Universités, aux Instituts catholiques qui naissaient en France: à Paris, à Lille, à Toulouse, etc. et à l'Université de Louvain, d'adopter la philosophie scolastique.

Ainsi, le premier but de l'encyclique était de ramener la philosophie catholique à sa tradition, et de rendre au clergé cette doctrine solide et féconde, admirable instrument de la théologie.

2) Aux laïcs. Mais Léon XIII voulait aussi que le rayonnement de cette doctrine scolastique, dépassant le cercle du clergé et même de l'Église, se répandît chez les laïcs et retrouvât son influence universelle sur les savants et les penseurs mêmes étrangers à la Foi. C'est pourquoi il insistait sur deux points essentiels. D'abord, nécessité de faire un choix dans les théories à restaurer: «S'il se rencontre, disait-il, dans les doctrines scolastiques, quelques questions trop subtiles, quelqu'affirmation inconsidérée, ou quelque chose qui ne s'accorde pas avec les doctrines éprouvées des âges postérieurs ou qui soit dénuée en un mot de toute probabilité, nous n'entendons nullement les proposer à l'imitation de notre siècle». Ensuite, nécessité d'accueillir le progrès scientifique et d'être de son temps en ce qu'il a de bon: «Nous proclamons, ajoutait le Pape, qu'il faut recevoir de bonne grâce et avec reconnaissance toute pensée sage et toute découverte utile, de quelque part qu'elle vienne».

Ces deux directives se complètent et s'enchaînent, car c'est par leur attachement exagéré aux parties caduques de leur système que les derniers scolastiques étaient restés réfractaires à tout progrès scientifique et s'étaient montrés incapables d'endiguer la pensée moderne en s'assimilant ce qu'elle avait de bon. Telle était la tâche que Léon XIII proposait à la néo-scolastique, et cette orientation en détruisant la double cause de sa décadence, devait lui rendre sa vitalité et son prestige.

3) Vers saint Thomas. Mais entre tous les Docteurs scolastiques Léon XIII distinguait saint Thomas d'Aquin, «leur prince et leur maître à tous»; il en faisait un magnifique éloge, montrant son excellence sur les autres philosophes, et concluait: «la raison portée sur les ailes de saint Thomas jusqu'au faîte de l'intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et la Foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux et plus puissants que ceux que saint Thomas lui a fournis». C'est pourquoi, après avoir rappelé que la plupart des ordres religieux l'avaient déjà choisi comme Maître: Dominicains, Bénédictins, Carmes, Augustins, Jésuites, («uti statuta singulorum testantur», précisait-il), et que les souverains pontifes l'ont toujours recommandé spécialement, Léon XIII demandait que l'on revînt à l'enseignement du thomisme le plus pur, pour l'éducation supérieure de la jeunesse, et il recommandait de veiller «à ce que la sagesse de saint Thomas fut puisée à ses propres sources, ou du moins aux ruisseaux qui en dérivent immédiatement».

Le choix de saint Thomas n'était donc pas arbitraire, mais justifié historiquement et doctrinalement; le Pape y voyait une garantie pour éviter les questions oiseuses qui alourdissaient la science scolastique; et c'était aussi, en ramenant les esprits à l'unité, les guérir d'une des tares de la décadence: l'émiettement des systèmes et leurs polémiques stériles. En un mot, par la volonté de Léon XIII, la renaissance de la scolastique serait franchement un néothomisme.

Cette direction vers l'unité s'est encore accentuée avec les successeurs de Léon XIII. Pie X a montré dans le thomisme le seul rempart efficace contre le modernisme; un de ses derniers actes a été l'approbation des 24 thèses thomistes, résumé officiel de la philosophie du Docteur Angélique; et son «Motu Proprio» du 29 Juin 1914, où il précise que si quelque autre doctrine «a été recommandée par les Pontifes romains avec des louanges particulières en telle sorte même qu'aux louanges se joignissent l'invitation et l'ordre de la répandre et de la défendre, c'était seulement dans la mesure où elle s'accordait avec les principes de saint Thomas, ou qu'elle ne s'y opposait en aucune manière».

Le Pape Benoît XV reprenait la même pensée en affirmant que l'Église a proclamé que la doctrine de saint Thomas était la sienne propre: «Thomae doctrinam Ecclesia suam propriam edixit esse» [°2092]. Et en effet, dans le Code de droit canonique, c'est uniquement la philosophie et la théologie de saint Thomas que l'Église choisit et impose à son clergé, tant régulier que séculier: «Religiosi, dit le Canon 589, in inferioribus disciplinis rite instructi, in philosophiae studia saltem per biennium, et sacrae theologiae saltem per quadriennium, doctrinae D. Thomae inhaerentes ad normam C. 1366, diligenter incumbant». Et le Canon 1366 édicte: «Philosophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractant ad Angelici Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant».

Cependant il ne faut pas exagérer la portée de ces directives: au point de vue apologétique, il reste incontestable que la Foi catholique la plus orthodoxe est compatible avec d'autres systèmes que le thomisme; le décret qui a conclu les sessions de la fameuse congrégation «De Auxiliis» (1598-1607), défendant aux thomistes et aux molinistes de se traiter mutuellement d'hérétiques [°2093]; le décret du Saint-Office rendu par Paul V, déclarant le scotisme exempt de reproches théologiques, et d'autres actes semblables, restent en vigueur. En thomisme même, il y a des régions laissées aux recherches et aux opinions divergentes; en dehors des 24 thèses unanimement acceptées, d'autres, même en philosophie (comme celle du constitutif de la personne) et surtout en théologie, sont librement controversées [°2094].

Mais au point de vue historique, il ressort clairement des faits que Léon XIII et ses successeurs veulent, en restaurant la scolastique, faire refleurir avant tout la philosophie thomiste. Il faut noter d'ailleurs que cette volonté, loin de restreindre l'universalité de la doctrine catholique, fait simplement hommage à l'esprit universel de celui que le Moyen Âge appela le «Docteur commun»; comme nous l'avons montré plus haut [§258], le point de vue propre de la philosophie thomiste est celui même du bon sens, c'est-à-dire le plus objectif et le plus impersonnel, de sorte qu'il est éminemment capable de s'adapter à toutes les mentalités et de s'assimiler tous les points de vue vrais que peut contenir la pensée moderne.

Unir les penseurs catholiques pour la conquête de la pensée moderne, tel est, semble-t-il, le dessein de l'Église en ressuscitant le thomisme, et l'histoire nous en montre déjà un commencement de réalisation.

2. - Le courant traditionnel.

A) Les précurseurs.

§709). L'Encyclique «Aeterni Patris» signalait déjà, en les louant et les encourageant, plusieurs essais partiels de restauration thomiste. Parmi ces précurseurs, deux noms méritent une mention spéciale.

1) Jacques BALMÈS [°2095] (1810-1848) est le principal philosophe espagnol du XIXe siècle. Ses ouvrages, en particulier sa «Philosophie fondamentale» (4 volumes), «Le Protestantisme comparé au catholicisme» et «L'art d'arriver au vrai» prolongèrent son influence, en définitive heureuse, par son opposition décidée aux erreurs modernes. Il n'est pas sans doute un thomiste proprement dit, car il rejette plusieurs thèses essentielles, comme la distinction réelle entre l'essence et l'existence, la psychologie des espèces impresses, etc.; mais, dans son éclectisme où Suarez et même Descartes montrent leur influence avec quelques modernes, il donne la première place à saint Thomas dont il exalte l'excellence au-dessus de tous.

De même, Balmès s'efforce d'adapter à son temps la philosophie chrétienne; il combat efficacement le kantisme et le panthéisme allemand; constatant l'importance du problème critique; il examine à fond les divers critères de vérité proposés jusqu'à lui et sa conclusion est une vigoureuse réfutation de l'idéalisme. Cependant son oeuvre ne constitue qu'un premier essai, encore imparfait, de critériologie. Il reste dogmatiste exagéré comme la plupart des anciens scolastiques; pour lui, il faut admettre comme point de départ de toute certitude, trois principes fondamentaux qui basent les trois grands ordres de vérités que nous possédons; les vérités d'ordre subjectif se basent sur le fait de conscience; les vérités d'ordre objectif comme les jugements nécessaires scientifiques, sur l'évidence et sur le principe de contradiction; les vérités enfin de sens commun, celles qu'on n'a pas le temps d'examiner pour en voir l'évidence et qui, sans relever de la conscience, sont d'une nécessité universelle, se basent sur l'instinct intellectuel qui est une inclination naturelle et irrésistible à les accepter comme vraies; parmi ces vérités, la principale est l'affirmation de la valeur objective de nos idées. On voit que Balmès, peu habitué au point de vue subtil de la critique, n'a pas encore saisi toutes les exigences de cette science nouvelle telle que Kant l'avait inaugurée.

Balmès eut des continuateurs en Espagne: le principal est le Cardinal GONZALÈS (1831-1892) dont la grande histoire de la philosophie (4 vol.) expose et critique tous les systèmes au point de vue du pur thomisme. Il eut aussi des disciples, spécialement en Italie où TONGIORI et PALMIERI, dans leurs «Institutions philosophiques» reprennent la théorie des trois vérités fondamentales.

2) En Italie aussi, il faut signaler un deuxième précurseur: SANSEVERINO († 1870) qui dans son ouvrage capital: «Philosophia christiana cum antiqua et nova comparata» (7 vol.) achevé par son neveu Signoriello, avec l'encouragement de Pie IX, se montre aussi franchement thomiste. Son ouvrage manque un peu d'ordre et donne parfois trop d'importance aux questions secondaires, mais il réalise vraiment son but: montrer que la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas résout tous les problèmes modernes et réfute toutes ses erreurs.

Signalons dans le même esprit thomiste, l'oeuvre de LIBERATORE (1810-1892), qui écrivit, outre «Institutiones philosophicae», plusieurs ouvrages italiens (traduits en français): De la connaissance intellectuelle (1857); Du Composé humain; De la composition des corps (1878) et Principes d'économie politique (1894).

B) Les premiers ouvriers.

§710). Ce fut encore en Italie que la volonté de Léon XIII trouva ses premiers réalisateurs; les chaires des Universités romaines plus près de son influence, suivirent aussi plus rapidement ses directives.

Le C. ZIGLIARA (1833-1893) dont les deux oeuvres principales sont «Summa philosophica» (3 vol.) et «De la lumière intellectuelle» (examen critique de l'ontologisme et de ses sources), sut insister sur les points essentiels du thomisme sans tenir exagérément aux opinions secondaires; il en maintint la pureté métaphysique contre diverses déformations, en particulier en réfutant l'ontologisme. Léon XIII le nomma Cardinal et Président de l'Académie de saint Thomas qu'il fondait pour promouvoir le néothomisme.

Citons aussi le Père CORNOLDI, S. J.; fondateur d'une académie semblable à Bologne; les professeurs jésuites du collège romain, les Pères Schiffini, Urraburu, Mazella, etc... et après Zigliara, les professeurs dominicains du Collège Angélique, les Pères Lépidi, Gatti, etc...

De Rome et d'Italie, le mouvement rayonna bientôt dans tout le monde catholique. Nous l'avons vu progresser en Espagne avec le Cardinal Gonzalès; en Allemagne, KLEUTGEN, S. J. (1811-1883) expose dans son ouvrage: «La philosophie scolastique exposée et défendue», les thèses fondamentales du thomisme; il insiste en particulier sur la théorie de la vérité et de l'erreur, et son but principal est de réfuter les erreurs des philosophes allemands, nommément de Günther et d'Hermès. Dans le même but, le STOECKL écrit son «Cours de Philosophie du Moyen Âge et des temps modernes»; - un groupe actif de professeurs jésuites édite la «Philosophia lacensis» cours complet, et le manuel «Cursus philosophiae» de FRICK. Citons enfin le dictionnaire encyclopédique de la théologie du Père Ehrle, etc... Tous ces écrivains ne sont pas aussi fidèles que Kleutgen au thomisme et on peut dire que leur tendance générale est suarézienne.

C'est au contraire le pur thomisme que nous voyons renaître en Hollande avec le Père DE GROOT († 1922) et surtout en Belgique et en France, où la restauration fut plus complète et plus vigoureuse et se déploya dans le sens progressiste dont nous parlerons plus loin. Parmi les premiers ouvriers nous trouvons surtout, après VALLET, auteur, dès 1879, d'un manuel de philosophie thomiste, Mgr FARGES qui, dans une série d'Études philosophiques, se propose de vulgariser les doctrines thomistes: chacun des 9 volumes développe très clairement et très abondamment un des points essentiels exposé par ordre et succinctement dans son «Cours de philosophie» et ce dernier ouvrage fut adopté comme manuel par beaucoup de Séminaires.

Le groupe des Dominicains français (dont plusieurs professeurs à l'Angélique, à Rome) n'est pas moins remarquable. Après le P. Lacordaire (1802-1863), les prédicateurs de Notre-Dame de Paris - le P. Monsabré († 1906) et le P. Janvier (et avant ce dernier Mgr d'Hulst, 1841-1896) - font pénétrer les doctrines thomistes dans le grand public. Le P. COCONNIER († 1918) fonde la Revue thomiste; le P. PÈGUES écrit son grand commentaire français littéral de la Somme théologique; le P. HUGON, outre son «Cursus Philosophicus completus», expose dans une série d'ouvrages de vulgarisation les principales questions tant philosophiques que théologiques du thomisme; le P. GARRIGOU-LAGRANGE dans son grand ouvrage sur «Dieu», approfondit les bases métaphysiques de la religion; et dans «Le sens commun la Philosophie de l'être et les formules dogmatiques», il montre la parfaite harmonie entre le thomisme et la Foi; le P. GARDEIL dans le «Donné Révélé et la théologie» précise, dans l'esprit de saint Thomas, les rapports entre la philosophie et la Foi, etc...

Signalons encore E. BLANC pour son Cours et son Histoire de la Philosophie (3 vol.), Cl. PIAT († 1918) thomiste avec une nuance d'éclectisme favorable aux modernes, le P. DE RÉGNON, S. J., (thomiste avec sympathies suaréziennes), GARDAIR (1846-1911) qui ouvrit un cours libre à la Sorbonne, pour y exposer saint Thomas, et édita ensuite ses leçons; DOMET DE VORGES (1829-1910), le P. PEILLAUBE, Mgr SAUVÉ (1817-1896) Mgr CHOLLET, etc... qui tous, sur des points particuliers, travaillèrent à faire revivre la doctrine scolastique et thomiste. Enfin le Card. BILLOT, S. J. longtemps professeur à la Grégorienne, dont l'oeuvre est surtout théologique, mérite cependant un rang à part pour son indépendance vis-à-vis de Suarez et son retour plus complet à saint Thomas, surtout dans les questions philosophiques, et pour la clarté et l'ampleur de son exposé.

C) Caractère traditionnel.

§711). Tous ces efforts, dans leur riche variété, possèdent en commun un double caractère: fidélité à la tradition, opposition aux erreurs modernes; - car il convenait d'abord de reprendre contact avec les fortes doctrines dont on désirait vivre à nouveau. Ce fut principalement l'oeuvre des écrivains italiens et français qui, en général, se contentèrent pour le fond de leurs ouvrages, d'exposer la doctrine thomiste sans chercher à l'enrichir. Leur but était d'en faire connaître ce qu'elle possède d'éternellement durable, c'est-à-dire la partie proprement philosophique et surtout métaphysique, en en faisant ressortir d'ailleurs à la fois l'opportunité, la profondeur et la largeur.

Souvent, il est vrai, les restaurateurs ne se contentent pas de cette sereine exposition de la doctrine thomiste; ils la mettent en regard de la pensée moderne, mais c'est pour en montrer l'opposition et la défendre contre les erreurs. Ce caractère polémique est aussi un trait saillant de la philosophie espagnole, dont l'une des revues néoscolastiques s'intitule «Défense de la Société». Les philosophes allemands ont de semblables préoccupations, et même, attentifs surtout à lutter contre les erreurs environnantes, leur érudition a quelque étroitesse; ils ne connaissent guère parmi les penseurs modernes que les philosophes allemands. Les critiques et les réfutations des autres scolastiques montrent une information plus large, mais elles ont toutes le même caractère de défense et d'opposition: si bien que les nouveaux thomistes voient avant tout dans la pensée moderne les erreurs à réfuter, et leur attitude est encore celle de la défiance.

En un mot, cette première phase constitue vraiment le courant traditionnel, destiné à relier la chaîne interrompue de la philosophie scolastique. C'est le respect de la tradition pour le fond et même pour la forme. Sans doute, un bon nombre d'ouvrages sont écrits en langue vulgaire, surtout les réfutations; mais un bon nombre aussi conservent le latin, comme mieux approprié à l'expression de la pensée thomiste; celui-ci reste d'ailleurs, à bon droit, la langue officielle des séminaires catholiques de rite latin et des Universités romaines où fleurit d'abord le néothomisme.

Cet esprit traditionnel est évidemment nécessaire à quiconque veut être disciple de saint Thomas; il offrait cependant le danger de retomber dans les erreurs des scolastiques décadents devenus stériles et sans influence sur leur temps, parce que, en s'enfermant dans leur point de vue traditionnel, ils se condamnaient à une totale ignorance des progrès et des problèmes nouveaux. Léon XIII avait explicitement recommandé d'éviter cet écueil, et c'est avec son approbation que nous allons voir un deuxième groupe de néothomistes s'engager résolument dans une nouvelle orientation: celle du progrès.

3. - Courant progressiste: Cardinal D. Mercier. (1851-1926).

§712). Dans cette phase, nous n'assistons plus seulement à la restauration des anciennes doctrines thomistes, mais à un vigoureux effort pour assimiler tout ce que la pensée moderne a pu découvrir de bon; cet effort implique en conséquence, vis-à-vis des modernes une attitude plus bienveillante, toujours sévère pour l'erreur, certes, mais plus attentive à la part de vérité que possède tout grand système et soucieuse de reconnaître que le thomisme lui-même peut s'enrichir par ce moyen.

Le chef de ce mouvement conquérant du néothomisme fut le CARDINAL MERCIER [°2096] (1851-1926), archevêque de Malines depuis 1906. Lorsque, en 1880, Léon XIII demanda au cardinal Dechamps, archevêque de Malines, d'instituer une chaire de thomisme à l'Université de Louvain, l'archevêque désigna l'abbé Mercier qui depuis 1887 enseignait la philosophie thomiste au petit séminaire de Malines. En 1880, il commence son enseignement comme titulaire de la Chaire de Philosophie appelée «Cours de haute Philosophie de saint Thomas» dans le programme de l'Université. Aux vacances 1881, le nouveau professeur vint à Rome chercher lui-même les directives de Léon XIII, et pour y répondre plus pleinement en devenant plus apte à concilier la science moderne avec la philosophie, il suivit alors pendant quelque temps, à Paris les cours de physiologie du célèbre Charcot.

Dès le début, l'abbé Mercier marqua son enseignement d'une triple réforme qui le constitua vraiment l'initiateur du courant progressiste; elle concernait les sciences, la philosophie moderne et la méthode d'enseignement.

A) Thomisme et science.

§713). C'est dans le domaine des sciences positives que la pensée moderne a accompli le plus de progrès et réalisé les plus merveilleuses découvertes, et l'une des grandes fautes de la scolastique décadente avait été de l'ignorer. D. Mercier, au contraire, considère les sciences particulières comme des auxiliaires de la philosophie: «La Philosophie, dit-il, est par définition, la connaissance de l'universalité des choses par leurs causes suprêmes; or, n'est-il pas évident qu'avant d'arriver aux causes suprêmes, il faut passer par celles, plus prochaines, que recherchent les sciences particulières?». Non pas que, selon lui, la valeur de la philosophie dépende de l'état des sciences: «Les progrès de la philosophie, dit-il encore, ne sont pas toujours en raison directe de la somme des matériaux que l'expérience accumule» [°2097], et il reconnaît que la métaphysique thomiste se fonde uniquement sur les expériences les plus communes, indépendantes des observations savantes, ce qui lui garde en tout temps sa valeur.

Mais il y a dans la philosophie tout un domaine immédiatement en contact avec les faits observés par les sciences particulières, celui de la «Philosophie Naturelle»; celle-ci étudie la nature des êtres corporels, soit des minéraux, soit des vivants et en particulier de l'homme; c'est-à-dire, ce qu'on appelait, depuis Descartes et Kant, la Cosmologie et la Psychologie. Se réclamant des grands scolastiques du XIIIe siècle et de l'exemple de saint Thomas et de saint Albert-le-Grand, D. Mercier entreprit hardiment de rénover ces deux parties du thomisme, en tenant compte des progrès accomplis, soit en physique et en chimie, soit en biologie, en physiologie, et dans les autres sciences expérimentales: tâche immense où il fut surtout initiateur. Bientôt, il chargea l'un de ses disciples d'explorer le monde minéral: le Chanoine NYS († 1929) qui nous a donné le résultat de ses recherches dans sa «Cosmologie» et ses deux études sur le «Temps» et L'«espace».

Personnellement, D. Mercier approfondit la psychologie. Il montra que, si le cartésianisme est resté impuissant devant les faits, la psychologie et l'anthropologie d'Aristote et de saint Thomas pour qui l'âme est forme substantielle du corps, se montrent au contraire en merveilleuse harmonie avec toutes les expériences scientifiques et fournissent les cadres d'une vraie «philosophie scientifique». Dans cet esprit, il obtint la fondation, à l'Université de Louvain, d'un laboratoire de psycho-physiologie et de psycho-physique où certains faits de conscience sont étudiés suivant les méthodes de la science moderne. En effet, fait-il observer, si les opérations d'ordre sensible sont à un point de vue des qualités supérieures aux phénomènes chimiques, elles restent encore dépendantes de la matière et de la quantité; comme le dit saint Thomas, «sensatio est actus conjuncti», et non pas comme prétend le préjugé cartésien, un acte simple et spirituel. Il est donc possible d'en étudier scientifiquement les conditions quantitatives et si de telles sciences particulières ne sont pas la philosophie, elles en sont un auxiliaire précieux.

B) La critériologie.

§714). S'il était possible à un disciple de saint Thomas d'accueillir avec bienveillance l'ensemble des travaux scientifiques des modernes, il n'en était pas de même pour leur oeuvre philosophique, infestée de graves erreurs: idéalisme, positivisme, agnosticisme, panthéismes, etc... Cependant, il se dégageait assez clairement de tous ces efforts une idée philosophique nouvelle, juste et féconde: la nécessité de poser et de résoudre, d'une façon rigoureuse et scientifique, le problème critique de la valeur de nos connaissances en général ou du fondement de nos sciences (épistémologie).

Le Moyen Âge n'avait pas connu cette science; la querelle des universaux était restée une question de logique et de psychologie. L'attitude naturellement réaliste de l'esprit humain vis-à-vis des choses connues étant admise par tous, personne ne songeait à la justifier scientifiquement. Mais devant les négations de l'idéalisme moderne et les exigences critiques imposées par l'oeuvre de Descartes et de Kant, la doctrine thomiste n'aurait aucune chance d'être acceptée, si elle ne se soumettait à l'épreuve critique. Bon nombre de néoscolastiques cependant y répugnaient, se contentant après Balmès de faire appel au bon sens et à la confiance naturelle en notre raison; d'autres, comme Zigliara, tout en s'efforçant de déterminer le critère de vérité, considéraient ce point comme une question de logique.

Ici encore, D. Mercier s'engagea résolument dans le progrès. Le thomisme contenait seulement les principes de solution; il les organisa en un traité scientifique spécial; tout en rectifiant le doute cartésien, il ne craignit pas de poser dans toute son universalité, aussi radicalement que Descartes, le problème critique; et il institua comme Kant l'examen réflexe du jugement vrai, mais en dégageant mieux que Kant la nature passive autant qu'active de la synthèse judicielle; et il montra victorieusement dans le réalisme modéré de saint Thomas la vraie solution du problème. Aussi la «Critériologie» est-elle l'oeuvre la plus originale de D. Mercier, celle où il a le mieux travaillé au progrès du thomisme.

C) La langue vulgaire.

§715). Enfin, sur un dernier point, secondaire en soi, mais qui fit sensation, D. Mercier innova: il abandonna le latin, langue traditionnelle de la scolastique, et exposa le thomisme en langue vulgaire, c'est-à-dire en français. Il ne niait pas, certes, l'utilité d'une langue internationale; il voulait que le latin restât la langue des séminaires et, devenu archevêque, il le maintint dans son diocèse; mais à l'Université de Louvain où se rassemblait l'élite du catholicisme belge, en majorité laïque, (sans compter les nombreux étrangers), le thomisme devait dépasser le cercle ecclésiastique et former non seulement les prêtres, mais des magistrats, des hommes politiques, des historiens, des directeurs d'oeuvres sociales, en un mot, des chefs en tous les domaines; et le premier moyen d'atteindre ce but était de le mettre à la portée de tous par l'emploi de la langue vulgaire. D. Mercier rassembla aussi autour de sa chaire un groupe assez nombreux de fidèles disciples.

Bientôt, pour répandre ses idées et défendre ses positions, il fonda la Revue Néoscolastique et il édita ses principaux ouvrages. «La psychologie» où il insiste sur la psychologie expérimentale; «Les origines de la psychologie contemporaine», où il montre que Descartes est le chef de la philosophie moderne, et qu'on en subit l'influence en psychologie jusqu'à nos jours. Puis «La Logique» - «L'Ontologie», enfin «La Critériologie générale» qui devait être complétée par la Critériologie spéciale; mais la charge de l'épiscopat lui permit seulement d'en donner de nombreuses rééditions.

Le Cardinal Mercier, en effet, ne se désintéressa jamais de la philosophie, il s'en inspirait dans ses retraites et ses lettres pastorales; à la demande de Pie X, il écrivit un opuscule sur le Modernisme; pendant et après la guerre de 1914, il s'efforça de résoudre, à la lumière de saint Thomas, les graves problèmes sociaux qui se posèrent. Sa dernière oeuvre philosophique fut la part active qu'il prit dans la rédaction du «Code social chrétien» composé par les sociologues de l'Union internationale d'études sociales, association fondée en 1921, sous sa présidence.

Mais les élèves qui se formaient à son école devinrent rapidement ses collaborateurs: citons le Chanoine NYS, auteur de la «Cosmologie»; Mgr DEPLOIGE, qui a écrit Le conflit de la morale et de la sociologie, réfutation de Durkheim par saint Thomas, - Maurice DE WULF, qui a rénové l'histoire de la philosophie médiévale; Mgr SENTROUL, auteur de «Kant et Aristote» et professeur à Sao Paulo (Brésil), etc. De 1888 à 1894, sur les instances de Léon XIII, diverses démarches et tentatives furent entreprises pour transformer la Chaire de Philosophie en un Institut supérieur; et dès 1889, D. Mercier était nommé Président de l'Institut à créer. D'autre part, en 1892, il organisait aussi un Séminaire pour étudiants ecclésiastiques, qui prit le nom de Séminaire Léon XIII, et le grand Pape, par un bref du 7 mars 1894, consacrait l'existence de deux nouvelles institutions (Institut supérieur et Séminaire) et en fixait le statut juridique.

D) Luttes et Victoires.

§716). Mais ce ne fut pas sans mérite ni sans lutte que D. Mercier poursuivit son oeuvre; sa position hardie froissait trop de préjugés pour ne pas rencontrer des oppositions. Il voulait une «philosophie amie des sciences» et les philosophes modernes lui objectaient que la scolastique est essentiellement opposée aux sciences modernes [°2098]. D'autre part, bon nombre de catholiques s'alarmaient de ses concessions à la pensée moderne; ils craignaient que le thomisme ne fût contaminé par le positivisme en accueillant la psychologie expérimentale, ou qu'il ne pactisât avec le kantisme en constituant sa critériologie; enfin, certains partisans rigides de la tradition prétendaient que la langue vulgaire ne pouvait exprimer la pensée purement thomiste, et l'épithète de néoscolastique et néothomiste, dont se glorifiait l'école de Louvain, avait à leurs yeux un sens péjoratif. Leurs critiques finirent même par impressionner Rome [°2099]: la faculté de concéder les grades de philosophie scolastique, accordée à l'Institut supérieur de Louvain, lui fut pour un temps retirée, et, en 1896, D. Mercier dut lui-même venir à Rome se justifier. Mais il refusa d'abandonner son oeuvre, et il la poursuivit courageusement sans en changer l'esprit, qu'il savait conforme aux désirs de Léon XIII; celui-ci, en effet, lui rendit bientôt toute sa faveur, et l'histoire doit reconnaître que la philosophie du Cardinal Mercier est fidèle à tous les principes du pur thomisme, même en ses innovations.

Cette puissante impulsion vers le progrès se développe encore de nos jours et montre la vitalité du néothomisme. Les études historiques, commencées par M. de Wulf, ont suscité des continuateurs [°2100]; elles ont rappelé l'attention sur les grands systèmes scolastiques et font peu à peu disparaître le mépris injuste de l'histoire pour le Moyen Âge philosophique.

En même temps, la doctrine scolastique non seulement règne de nouveau dans l'enseignement de l'Église mais elle force déjà l'attention de tous les penseurs, et désormais, la scolastique nouvelle tend à s'identifier avec le thomisme. Il y a sans doute des nuances parmi les thomistes, et l'on peut distinguer actuellement trois écoles:

a) L'école historique, qui considère le système en soi, comme événement remarquable du passé; ainsi font beaucoup de non-catholiques, comme G. TRUC qui a écrit «Le retour à la Scolastique» (1919) et «La pensée de saint Thomas» (1924). C'est aussi l'attitude du groupe d'historiens déjà mentionnés qui appliquent à l'étude de la pensée thomiste, et en général, de la philosophie médiévale, les méthodes de la critique moderne. Les plus marquants sont, d'après M. de Wulf [°2101], Ehrle, Grabmann (directeur de la vaste collection de recherches historiques sur la philosophie et théologie du Moyen Âge, fondée à Munster en 1891, par Baeumker), Baumgartner, Pelster, Endres, Geyes, Koch, en Allemagne; - Mandonnet (fondateur de la Bibliothèque thomiste), Gilson (directeur des Études philosophiques médiévales), Théry, en France; - Cl. Webb, Little, Carlyle, en Angleterre; - Miguel Asin y Palacios et Xiberta, en Espagne; - Haskins, Lacombe, Paetow, en Amérique; - Pelzer, Lottin et de Ghellinck, en Belgique; - Birkenmajer et Nlichalski, en Pologne; - Longpré, et le groupe de Quaracchi, Masnovo et l'école de Milan, en Italie.

b) L'école critique, sont la tendance est de mettre en relief les côtés faibles du thomisme, et de considérer quelques-unes des vingt-quatre thèses comme opinions probables seulement. Ainsi les écrivains des Archives de philosophie, P. DESCOQS, auteur des «Institutiones metaphysicae generalis» (1925), et «Praelectiones theologicae»: I, De Dei cognoscibilitate (1932); dans son Essai critique sur l'hylémorphisme il met en discussion la thèse de l'unité de forme; et celle de la distinction réelle entre essence et existence, dans «Thomisme et scolastique» [°2102] (1927). Citons aussi P. ROUSSELOT, A. D'ALÈS, directeur du Dictionnaire Apologélique, Y. DE LA BRIÈRE, ROMEYER, R. DE SINÉTY, G. PICARD, J. DE LA VAISSIÈRE, etc.

c) L'école progressiste qui, pour comprendre pleinement le thomisme, sait en admirer la puissance et la richesse, mais ensuite, en appliquant ses principes aux problèmes nouveaux, se propose de l'enrichir par le dedans, de le renouveler «en lui faisant assimiler toute la substance nutritive que les siècles ont, depuis, élaborée». Ainsi parle le Père Sertillanges (1865-1948) en concluant son «Saint Thomas», où lui-même travaille efficacement à cette oeuvre, ainsi que dans ses autres ouvrages: Les Sources de la croyance en Dieu, dont la doctrine est reprise dans Dieu ou Rien (2 vol.); puis Les grandes thèses de la philosophie thomiste, Saint Thomas, (les grands Coeurs), Art et Apologétique, etc...

Signalons surtout l'oeuvre pleine de promesse de J. MARITAIN: La philosophie bergsonienne [°2103], Théonas, Anti-moderne, Art et Scolastique, Réflexions sur l'intelligence et sa vie propre, Trois réformateurs, Primauté du spirituel; Le Docteur Angélique; et les premiers fascicules d'un Cours de philosophie: Introduction; Petite Logique; enfin, un grand ouvrage de critique: Les Degrés du savoir, Sept leçons sur l'être, La philosophie naturelle; et plusieurs études dans les Questions disputées Religion et culture, La Philosophie chrétienne, Du régime temporel et de la liberté, etc...

Venu au catholicisme par l'étape du bergsonisme, il pénètre à fond le mal de l'esprit moderne, formé d'idéalisme et de scientisme, et il ne se lasse pas de montrer dans le thomisme pur son remède providentiel. Il a repris l'idée d'une critique thomiste en précisant sa pleine distinction de la logique formelle et même matérielle (grande logique); il la considère comme le premier traité de la métaphysique, puisqu'il appartient à la Sagesse ou Philosophie de justifier et défendre ses propres principes et ceux des autres sciences en posant le problème général du Vrai. Surtout, il s'efforce de dégager la vraie valeur des sciences modernes et leur accord avec le thomisme; il montre clairement leur place parmi les sciences «subalternes du deuxième degré d'abstraction»: elles sont «matériellement physiques et formellement mathématiques»; et il a proposé judicieusement de réserver ces sciences à l'étude des non-vivants, où le déterminisme absolu permet aux rapports quantitatifs de se réaliser rigoureusement; tandis que pour l'étude des vivants où l'idéal mathématique a échoué, il conviendrait de subordonner de nouveau les sciences naturelles aux principes et aux points de vue de la physique philosophique.

Ce double problème d'une critique thomiste de la connaissance et de l'assimilation des sciences modernes, est de plus en plus le champ d'action de l'école progressiste, où l'on rencontre: les disciples du Cardinal Mercier, Kremer († 1934), Noel, etc.; - Y. Simon, J. de Tonquédec, et spécialement Maréchal, dont les études sur le Point de départ de la métaphysique convergent vers un essai de critériologie thomiste selon la méthode de Kant [§389], les philosophes dominicains après le P. Sertillanges, P. Gillet (sur l'éducation) Wébert, Allo, Barbado, (Introd. à la psychol. expérimentale), etc.

La néosoolastique italienne de l'École de Milan [°2104] est aussi un groupe très vivant. Son oeuvre a commencé en 1909 avec la fondation de la Rivista di filosofia neoscolastica par A. GÉMELLI (1878-1959) qui fut recteur de l'Université catholique du Sacré-Coeur de Milan où il tint à établir une Faculté de philosophie [°2105].

Deux causes incitèrent ce groupe de philosophes à rénover le thomisme: d'abord, l'exemple du Cardinal Mercier qu'ils aiment à proclamer leur maître. C'est pourquoi ils ont franchement adopté le programme de l'école progressiste, voulant repenser la «philosophie éternelle» de saint Thomas pour répondre aux problèmes actuels. Ensuite, ils ont voulu réagir contre les erreurs modernes qui arrachaient les âmes à la Foi.

Dans les débuts, c'est surtout le positivisme scientiste qui régnait dans l'enseignement, et pour le combattre, le P. Gémelli se signala par ses études de psychologie expérimentale [°2106] qu'il poursuivit au laboratoire de biologie et de psychologie de l'Université, avec l'aide de A. GALLI, G. PASTORI, A. GATTI, A. ZAMA, etc.

Mais bientôt, ce fut le triomphe de l'idéalisme hégélien avec B. Croce et G. Gentile, et pour y faire face, les néoscolastiques italiens approfondirent le problème de la connaissance [°2107]: G. MATTIUSSI [°2108] s'en tint encore au dogmatisme absolu fondé sur le bon sens; mais d'autres, comme G. CANELLA et Mgr TRÉDICI s'assimilèrent la critériologie du Cardinal Mercier et l'opposèrent à l'idéalisme. Plusieurs aussi l'approfondirent et la critiquèrent sur divers points: ainsi F. OLGIATI [°2109], E. CHIOCHETTI [°2110], G. ZAMBONI [°2111] qui, dans sa gnoséologie pure, distingue nettement le réel phénoménal et ontologique et fonde la valeur de l'idée d'être sur l'expérience du moi; et surtout A: MASNOVO [°2112] (1880-1955) qui, abandonnant le point de vue du Cardinal Mercier selon lequel il faut d'abord démontrer la valeur du jugement d'ordre idéal avant de justifier les affirmations d'ordre réel, prend au contraire comme point de départ ces jugements d'ordre réel [°2113] afin d'éviter tout passage illégitime de l'ordre logique à l'ordre réel.

Notons qu'un des caractères propres au néothomisme italien est le développement donné aux études d'histoire de la philosophie, car l'idéalisme hégélien cherchant à prouver ses théories sur le développement de l'Esprit en montrant leur réalisation historique, il convenait, pour le réfuter efficacement, de montrer que les faits contredisaient ses hypothèses.

En Amérique, enfin, l'intérêt pour les études médiévales remonte au début du XXe siècle: en 1911, H. O. TAYLOR publiait à New York The Medieval Mind en 2 vol., réédité en 1914. M. de Wulf, après le sac de Louvain en août 1914, vint plusieurs fois en Amérique, invité par diverses Universités à donner des leçons d'Histoires médiévales: il est à Cornell Univ. en 1915-1916; puis à Harvard, où il revient en 1916-1917. En 1918, il va au Canada, en 1919, aux Universités de Madison, Chicago; Princeton. - En 1921, une chaire d'Histoire de philosophie Médiévale est fondée à son intention par Harvard University (Cambridge, Mass.) où il enseigne chaque année un semestre en 1921-1925 et 1927. Sous son impulsion se fonde à Cambridge en 1925, la Medieval Academy of America qui comptait en 1930, 1056 membres (dont les savants Ch. H. HASKINS et E. K. RAND); elle publie la revue «Speculum. A journal of Medieval Studies». - Au Canada, le néothomisme est très vivant à l'Université Laval de Québec [°2114], et aussi pour la philosophie, à Toronto, où le S. Michael's College des P. Basiliens est affilié à l'Université; M. De Wulf et E. Gilson y ont enseigné; et, en 1929, les Basiliens avec l'appui d'E. Gilson, ont fondé l'Institute of Medieval Studies, avec H. CARR pour président et pour directeurs des études E. GILSON et G. B: PHELAN. - Une filiale fut fondée en U.S.A. en 1946: Medieval Institute de Notre-Dame (Indiana) par les Pères de Sainte-Croix. Le Franciscan Institute, fondé en 1942 par P. BOEHNER, O. F. M., à Olean (New York) se consacre surtout à la pensée de saint Bonaventure. Il a une filiale à Québec: l'Institut de Recherches médiévales, dirigé par P. ROBERT, O. F. M.

§717) CONCLUSION GÉNÉRALE. L'histoire de la philosophie laisse d'abord une impression assez décevante. Malgré la grandeur incontestable de quelques géants de la pensée qui s'imposent au respect de tous, aucun corps de doctrine rationnel n'a jamais réussi à se maintenir sans éclipse. Si l'on considère les problèmes en particulier, même les plus graves, concernant Dieu, son existence et sa nature, ou l'âme humaine, son immortalité et sa destinée, on constate les mêmes fluctuations. Cette impression de désarroi est particulièrement forte au milieu des multiples théories de l'époque moderne; et l'on est tenté de conclure avec Descartes, qu'en philosophie, «il ne se trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse» [°2115]. Les contradictions des philosophes constituent l'un des plus redoutables arguments en faveur du scepticisme.

Cette vue cependant reste superficielle. En cherchant à pénétrer le sens des divers systèmes et à démêler la part de vérité qui ne leur manque jamais, nous avons réellement retrouvé partout «ce patrimoine de vérités que tous les sages dignes de ce nom possèdent en commun» dont nous parlions dans l'Introduction de ce Précis.

En le retrouvant partout le même malgré les dehors variés, nous le conservons avec plus de sécurité, et l'esprit s'affine et s'élargit en s'exerçant à saisir des points de vue légitimes, mais différents du sien.

Ce patrimoine, certes, n'a pas été conservé par tous les penseurs avec la même fidélité, ni exploité par tous avec la même fécondité. On le voit se constituer peu à peu en deux systèmes complémentaires, bien que souvent rivaux: l'un issu de Platon, plus idéaliste, l'autre venant d'Aristote, plus scientifique; puis chacun selon son caractère connaît les ruines de la décadence: c'est le matérialisme qui envahit les commentateurs d'Aristote; et le spiritualisme sublime de Platon s'évanouit dans le panthéisme.

Il semble que la raison humaine soit incapable de conserver longtemps son trésor de vérité, et, en fait, le platonisme aussi bien que l'aristotélisme ont trouvé leur plus bel épanouissement à l'ombre lumineuse de la Foi catholique, le premier, en saint Augustin, le second, en saint Thomas d'Aquin.

C'est dans ces grandes doctrines en effet, que l'on retrouve le plus d'affirmations conformes au bon sens, et exprimant le mieux la Philosophia perennis.

Tout au contraire, en abordant les temps modernes, la continuité du travail rationnel devient difficilement discernable; il est tel système, comme le phénoménisme de Hume et l'idéalisme panthéiste de Hegel, où la parcelle de vérité est si légère que l'on voisine l'absolu dénûment du scepticisme. Mais, malgré tout, jusqu'en ces positions extrêmes, on retrouve quelques principes justes, ne serait-ce que l'affirmation de notre pensée apte à saisir sa propre vie, et par le fait l'affirmation du principe d'identité et ses incalculables virtualités, tandis qu'à l'extrême opposé, le matérialisme total d'un Hobbes ou d'un La Mettrie recèle encore un juste hommage à la valeur de notre expérience sensible. De nos jours, après les excès de l'idéalisme critique, comme autrefois après les excès de la sophistique, la raison reprend son élan vers le réel, vers les affirmations du bon sens éternel qui se déployait si largement dans la scolastique.

Ainsi, le mouvement de la pensée humaine à travers les âges apparaît doué d'une profonde unité dont la philosophie chrétienne et le thomisme constituent le centre; et ce fait n'est pas sans précieux enseignements. La grande leçon qui s'en dégage, est une leçon d'humilité pour la raison purement naturelle, une invitation pressante à reconnaître sa propre impuissance, et une éclatante démonstration de la thèse apologétique rappelée aussi au début de cette histoire: la nécessité morale de la Révélation, pour que «ab omnibus, expedite, firma certitudine et nullo admixto errore» soient connues les vérités, même d'ordre naturel, nécessaires à la vie morale.

Il est remarquable en effet que les erreurs de l'époque moderne rééditent celles de l'époque paienne, et pour une semblable raison malgré des causes opposées. Le paganisme, nous l'avons noté [§141], parce qu'il ne jouissait pas encore des lumières de la Révélation, ne parvint jamais à la notion ferme et précise d'un Dieu personnel, Créateur, Législateur et Rémunérateur, qui est le sommet de la sagesse naturelle; d'où ses hésitations sur la nature de l'homme dont l'âme spirituelle et immortelle doit être immédiatement créée par Dieu, et sur la valeur de la morale dont le caractère impératif n'a pas d'autre fondement que la loi divine. De son côté, la pensée moderne, ayant rejeté avec un orgueilleux mépris les lumières de la Révélation, a bientôt manifesté la même impuissance.

Mais tandis que chez les anciens, on constate un réel progrès depuis le «NOÛS» d'Anaxagore jusqu'à l'«UN» de Plotin, où l'on retrouve synthétisées et précisées les perfections du Démiurge de Platon contemplant le Monde idéal, de l'Acte pur d'Aristote, transcendant et indépendant, et du Logos stoïcien, omniscient et Providence; - chez les modernes au contraire, c'est la décadence constante, depuis le Dieu de Descartes dont la doctrine, pour l'essentiel, reste fidèle en ce domaine à la Foi catholique, jusqu'aux multiples formes du panthéisme, conceptualiste avec Spinoza, idéaliste avec Hégel, matérialiste avec Comte, immanentiste avec Loisy, évolutionniste avec Bergson [°2116], et aux variétés de l'agnosticisme: critique avec Kant, scientiste avec le positivisme et Spencer, anti-intellectuel avec les modernistes, etc... Mêmes conséquences en morale: l'âme humaine comme substance spirituelle, libre et immortelle, est bientôt méconnue avec Dieu; et l'on préconise comme principe de moralité, l'égoïsme avec Hobbes, l'intérêt avec Hume et Stuart Mill; l'impératif catégorique de Kant repose sur le vide, et les sociologues modernes, avec Durkheim, cherchent à constituer une science morale, pour eux encore inexistante.

La genèse de ce lamentable retour au paganisme est aisée à saisir: l'esprit moderne, grisé par l'essor soudain que prirent les sciences de la nature depuis le XVIIe siècle grâce à l'interprétation mathématique de l'expérience, donna à ces sciences nouvelles, qui étaient sa «Science» à lui, le monopole de la vérité et voulut y trouver en pleine indépendance la réponse à tous les problèmes que se pose la raison. Cette raison était désormais majeure, et devait se passer du secours de la Foi. Ainsi, la philosophie moderne est née du désir de remplacer la vieille méthode scolastique par la double méthode, soit de l'idée claire et intuitive qui règne en mathématique, soit de l'expérience qui domine en physique. Mais en faisant ainsi table rase de tout le passé, on s'obligeait à poser dans toute son ampleur le problème critique: «Comment connaître la vérité?» Or, s'étant privé des lumières métaphysiques et psychologiques accumulées par les siècles passés, en particulier par les profondes analyses de saint Thomas, les philosophes modernes se trouvèrent incapables de résoudre pleinement l'immense problème qu'ils avaient soulevé. Pour reconstruire l'édifice de la philosophie, la méthode scientifique échoua: ou bien en partant de l'idée claire, on sacrifia l'expérience, et ce fut l'idéalisme; ou bien, avec encore moins de bonheur, le positivisme sacrifia l'intelligence spéculative, ne conservant qu'une raison esclave de l'expérience sensible. Mais comme on ne peut philosopher sans idées intellectuelles, celles-ci se retrouvent dans les postulats fondamentaux et les hypothèses scientifiques, en sorte que toutes les constructions positivistes retombent sous les prises de l'idéalisme et se dissolvent sous sa critique. En désespoir de cause, le pragmatisme sacrifie à la fois l'idée claire et l'expérience, transfère la vérité au sentiment et se résigne à l'agnosticisme absolu. Pour avoir présumé de ses propres forces, la raison finira par douter d'elle-même et sombrera dans le scepticisme [°2117].

C'est le néothomisme tel que nous le saluons aujourd'hui, qui lui rendra la vie et la fécondité, comme ce fut la Révélation de l'Évangile qui régénéra la philosophie païenne expirante. Malgré ses mortelles erreurs, la philosophie moderne apporte de précieuses richesses doctrinales nouvelles: la science critique, légitime en soi, mieux dégagée des autres questions; et surtout les sciences particulières de la raison en pleine floraison. Or, le thomisme possède dans ses principes métaphysiques une base toute prête à soutenir ces nouvelles sciences, de façon à expliquer et à maintenir leur valeur, mieux même que leurs inventeurs, de même qu'il possède en sa psychologie et son ontologie, les théories assez nuancées pour résoudre pleinement en conformité avec le bon sens, le problème de la vérité, selon toutes les exigences de la nouvelle science critique.

Ainsi, l'universalité dominatrice de son principe fondamental lui permet de concilier ce que les autres systèmes opposent; en lui, le divorce si souvent proclamé par les modernes entre «Philosophie» et «Sciences» se résout en une harmonie où chaque science trouve sa place marquée. Toutes les conclusions évidentes, aussi bien en chimie, physique ou histoire, qu'en psychologie, métaphysique ou morale, constituent les sciences irréformables et définitivement acquises, mais elles sont complétées par un ensemble d'opinions probables, soumises au progrès. De la sorte, la règle de l'évidence justifie toutes les sciences d'ordre naturel, et elle justifie aussi, par le détour des motifs de crédibilité, les richesses doctrinales apportées par la Foi surnaturelle. Le thomisme met ainsi dans notre intelligence une magnifique unité où la théologie, sagesse supérieure qui synthétise Foi et raison, domine et dirige toutes les autres sciences, en respectant d'ailleurs l'indépendance relative de leur point de vue. Par lui, la raison soumise à la Foi retrouvera assez de confiance en sa puissance participée de Dieu, pour conquérir elle-même, en philosophie, la pleine vérité naturelle.

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