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Précis d'histoire de philosophie (§547 à §564)

3. - Théorie du Pragmatisme.

§547). La théorie du pragmatisme qui transforme la notion de vérité, n'est au fond qu'un nouvel essai de solution du problème critique. W. James, en effet, y a été conduit par une double préoccupation: d'une part, le souci de s'en tenir à l'empirisme [Sur le sens de ce mot, cf. §356] pour apprécier la valeur de nos connaissances. Rééditant les objections courantes sur l'impossibilité, pour nos idées abstraites et intérieures à la conscience, de s'identifier avec l'objet réel concret et extérieur à nous, il en conclut, sans approfondir davantage, que décidément Kant a raison: l'intelligence se fait illusion en croyant refléter en ses idées la chose en soi; seul ce qui relève de l'expérience peut être accepté comme valable.

C'est pourquoi il se proclame pluraliste [°981], c'est-à-dire qu'à l'encontre de l'explication moniste de l'univers (Spinoza, Hegel, etc.) qui ramène tout à un principe unique découvert par l'intelligence, il pose comme données primitives une pluralité d'éléments hétérogènes, tels que les saisissent les sens, dispersés comme au hasard et formant un assemblage quelconque.

D'autre part, W. James a une seconde préoccupation: faire oeuvre scientifique; et c'est pourquoi, non content d'énumérer et de classer les faits, il veut exprimer sur eux des «jugements de valeur». Mais pour cela, il faut une règle d'appréciation, et l'on doit la trouver en dehors de la spéculation qui déformerait le réel en s'imposant à lui à priori. Il ne reste qu'à la chercher dans l'ordre pratique: pour le philosophe américain, une doctrine est vraie dans la mesure où elle est utile et profitable [°1727].

Par là, ajoute-t-il, notre intelligence retrouve son vrai rôle qui n'est pas statique et passif, mais dynamique et actif: «Penser, c'est résoudre des problèmes». Nous constatons en effet que, dans la vie, nous éprouvons parfois une difficulté au contact de l'expérience: en hiver, par exemple, nous souffrons du froid. C'est alors seulement que se produit au sens propre le phénomène de la pensée pour résoudre cette difficulté; c'est en hiver que nous jugeons avec vérité: «Le feu réchauffe»; car, auparavant, ce jugement n'avait aucun sens, n'ayant pas de raison d'être: il n'était ni vrai, ni faux. Et ainsi en est-il encore pour un bon nombre de questions purement spéculatives.

Par là aussi, le vrai est apprécié sans sortir de l'empirisme, en jugeant la doctrine par les faits concrets qui en sont la conséquence et qui la rendent pour nous utile et profitable. Du reste, il ne s'agit pas uniquement de profit matériel, richesse ou plaisir sensible, mais de tout ce qui favorise le progrès, la civilisation, la vie sociale et même la vie morale et intellectuelle; ainsi, une absurdité ne sera jamais vraie, car elle ne peut que jeter le trouble dans nos habitudes de pensées. Et, bien que la vérité se mesure en dernière analyse sur le profit qu'en retire, non l'humanité (qui est une abstraction), mais chaque homme concret; cependant, la communauté de nature entre les hommes assure une certaine stabilité à bon nombre de vérités: ainsi les aphorismes, comme les axiomes mathématiques, par exemple: «Deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles», restent vrais toujours et pour tous, car leur utilisation pratique est universelle. D'ailleurs, le fait que la société est indispensable au bien parfait de chacun garantit la vérité contre l'arbitraire individuel.

Il reste cependant que la vérité pragmatique n'a plus de valeur absolue, mais est toute relative à l'homme et variable avec lui. William James ne craint pas d'en tirer les conséquences, soit en théodicée (comme nous le verrons) [§551], soit en morale. Pour lui, les notions spéculatives de bien suprême, de devoir, de mérite, de liberté même n'ont plus, comme telles, aucun sens; elles sont vraies seulement dans la mesure où elles nous suggèrent une direction qui vaut la peine d'être prise, en raison des avantages que nous en espérons. En ce sens, il est vrai que nous sommes libres et qu'il faut faire le bien, parce que ces affirmations sont de nature à développer notre personnalité dont l'élan se porte vers le désintéressement, le beau, le dévouement.

§548). Cette règle d'appréciation pratique résume les trois principes fondamentaux du pragmatisme, parce qu'elle s'attaque à la notion même de la vérité qu'elle enlève à l'ordre spéculatif pour la conférer à l'ordre pratique. Ce qui lui donne une apparence de valeur, c'est qu'en effet une doctrine vraie ne peut avoir en tant que vraie, de mauvais résultat; c'est pourquoi les «profits» [°1728] que nous y trouvons peuvent être un signe, une conséquence capable de démontrer au moins avec probabilité que telle doctrine est vraie. Mais les pragmatistes en concluent que l'utilité constitue intrinsèquement [°1729] la vérité, de sorte qu'un jugement n'est pas utile parce que vrai en soi, mais au contraire il est ou devient vrai au moment où il devient profitable: et telle est leur erreur.

Aussi, à prendre à la lettre le principe pragmatiste, les sciences et en particulier la morale sont ruinées par la base; il ne leur reste pas plus de stabilité que dans le phénoménisme de Hume, puisque leur vérité dépend de l'utilité individuelle [°1730]. De plus, impossible de comprendre «quel est notre profit» en ignorant totalement ce qu'est en soi la nature humaine. Impossible de juger vrai ce qui nous est profitable, sans affirmer implicitement que «l'homme est à soi-même l'unique fin dernière en fonction de laquelle doit se mesurer la valeur de tous ses actes»: principe purement spéculatif et d'ailleurs erroné, puisqu'il revient à nier toute raison d'être extrinsèque à notre nature finie et contingente. Le pragmatisme se détruit ainsi en se posant; il ne peut proposer son principe fondamental «qu'il n'y a pas de vérité purement spéculative», sans affirmer en même temps une vérité de ce genre.

On peut comparer à cette incohérence l'inébranlable fermeté du thomisme qui, fidèle au bon sens, se contente de philosopher avec l'intelligence, comme l'on regarde avec les yeux. Il sait d'ailleurs, en approfondissant le bon sens, résoudre toutes les antinomies qui arrêtent les modernes [°1731] et qui ont conduit W. James à ses positions paradoxales [°1732].

Celui-ci sera plus heureux dans ses recherches psychologiques.

4. - Psychologie expérimentale et Métaphysique immanentiste.

§549). William James est un des principaux représentants de la psychologie expérimentale, et son livre des «Principes» est devenu le manuel pour l'enseignement de cette science dans les universités américaines. Il y étudie d'abord les faits conscients et propose plusieurs théories originales; puis, ayant mené une large enquête sur le sentiment religieux, il l'explique par l'hypothèse de la subconscience, sur laquelle est greffée une métaphysique immanentiste.

A) La vie consciente.

Les analyses psychologiques de W. James ne s'inspirent pas d'un système fortement unifié: elles suivent l'expérience [°1733] et exposent à cette lumière, soit la vie consciente en général, soit divers points spéciaux.

1) En général, la conscience pour les positivistes [°1734] était simplement la série des faits intérieurs liés par les lois d'association et dont toute la réalité était celle des phénomènes physiologiques. W. James proteste, comme Bergson, contre cet épiphénoménisme. Au nom de l'intuition psychologique, il affirme que la conscience est une réalité irréductible à l'ordre physique; son caractère essentiel est d'être un courant vital ininterrompu, inexprimable en concepts, et dont il s'efforce de décrire l'unité et la variété. Dans ce but, il distingue, à côté des états transitifs, les plus fondamentaux, parce qu'ils constituent le courant même de la vie intérieure, les états substantifs qui marquent dans ce courant des haltes ou des points de repère suggérés par l'expérience et qui permettent ainsi des divisions naturelles: on parle en ce sens de diverses facultés, l'intelligence, la sensibilité, la volonté.

Cette nature propre reconnue aux faits psychologiques permet de préciser leurs rapports avec le corps. L'interdépendance du fait de conscience en général et des phénomènes physiologiques, spécialement ceux du cerveau, est une loi certaine; mais le parallélisme parfait n'est pas démontré. L'expérience s'explique mieux, selon W. James, en considérant le cerveau comme un instrument de transmission, reliant à l'organisme corporel les activités essentiellement distinctes de la conscience [°1735].

La loi la plus universelle en psychologie est la loi d'intérêt; les réactions spontanées du monde intérieur sont ordonnées par nature au bien général de la personne. De même, les centres supérieurs du cerveau sont spécialement adaptés à répondre aux excitations de l'ordre supérieur, psychologique, dans un but évident d'intérêt pour la vie.

2) Points spéciaux. a) Ce qui distingue la perception de la sensation, selon W. James, c'est uniquement l'éducation, qui apprend à découper dans le champ de l'expérience des objets précis. L'un et l'autre acte est originairement une intuition du monde extérieur et de qualités saisies comme douées objectivement d'extension [°1736] (nativisme).

La loi de Weber a donc un fondement du côté de l'excitant d'où elle tire une réelle valeur; mais les précisions mathématiques de Fechner n'ont guère de signification.

b) Le concept abstrait s'explique, selon W. James, grâce aux lois de l'attention. Celle-ci en effet est régie par la loi de sélection, selon laquelle la perception attentive ne saisit dans l'objet que ce qui intéresse en omettant le reste. Lorsque le résidu commun de plusieurs actes d'attention est fixé dans la mémoire, il forme une idée générale qui est enfin rendue pleinement utilisable par le symbole verbal (nominalisme) [°1737].

c) Enfin, W. James soutient la théorie de l'origine physiologique des émotions. On cherche d'ordinaire la cause des émotions et des passions dans l'objet bon ou mauvais porté à notre connaissance, et les mouvements d'attrait et de recherche ou de répulsion et de fuite qui s'ensuivent sont considérés comme des effets. W. James, d'accord en cela avec Lange, corrige cet ordre. Au lieu d'avoir: objet connu, - émotion, - réaction; il y aura: objet connu, - réaction, - émotion. Celle-ci devient simplement le sentiment conscient que nous prenons des réactions viscérales, circulatoires, musculaires ou motrices, qui suivent la perception de l'objet; ainsi, à la vue d'un loup, nous ne fuyons pas parce que nous avons peur, mais nous avons peur parce que nous fuyons. La preuve en est, selon James, qu'on arrête la passion en dominant les réactions; et si l'on retranchait d'une émotion toutes les réactions concomitantes, extérieures et intérieures, il n'en resterait rien ou presque rien [°1738].

On peut trouver un rapport entre cette psychologie et le pragmatisme, grâce à la loi générale d'intérêt, car en considérant comme vrai ce qui est profitable, on se contente d'appliquer cette loi à l'ordre spéculatif. W. James en avait d'abord fait lui-même l'expérience: en 1870, au milieu d'une crise aiguë de neurasthénie, il trouva la guérison en faisant siennes la croyance que Dieu l'assisterait et la conviction que sa propre liberté l'aiderait à améliorer son sort.

B) La Subconscience.

§550). L'inconscient ou subconscient était connu depuis Leibniz; W. James en précise l'idée grâce aux recherches de psychologie expérimentale. Celles-ci ont en effet démontré, pour la sensation externe, la nécessité d'un seuil, c'est-à-dire d'un minimum d'intensité dans l'excitant, au-dessous duquel la qualité sensible, bien qu'existante, n'est plus connue, de même qu'au delà de l'horizon, il y a des objets visibles soustraits à notre vue. Par analogie avec ce seuil et ce champ visuel, la conscience est conçue comme un vaste champ d'observation où les objets doivent avoir une intensité minima pour frapper l'oeil intérieur. C'est là, en plein jour, que se constitue notre personnalité actuelle, grâce à la loi d'association qui groupe autour d'une tendance dominante nos idées, nos sentiments et nos autres faits psychologiques.

Mais au-delà de cette conscience éclairée, il y a la conscience subliminale ou subconscience où vivent dans l'ombre plusieurs consciences ou personnalités secondaires [°1739]. Ce n'est là évidemment qu'une hypothèse, puisqu'elle échappe aux constatations expérimentales; mais elle est légitime, parce qu'elle fournit une bonne explication à de nombreux faits psychologiques, tels que le rétrécissement de la vue consciente lorsqu'on réfléchit fortement sur un point, le somnambulisme, les névroses et autres cas pathologiques où l'on change d'habitude, de mémoire et de caractère (dédoublement de la personnalité), etc. [°1740].

W. James explique de même le mécanisme des conversions, soit lentes, soit soudaines; elles résultent, selon lui, du simple fait qu'une conscience jusque-là cachée apparaît en plein jour sous l'influence de circonstances favorables et réussit, tantôt d'un seul coup, tantôt après une lutte plus ou moins longue, à s'imposer et à refouler la personnalité précédente dans la subconscience.

Cette hypothèse de la subconscience a sa place légitime dans une science positive comme la psychologie expérimentale. Rien n'empêche que certaines sensations externes ou internes, capables d'être perçues par la conscience, existent parfois sans être l'objet d'une introspection actuelle, car l'acte de prendre conscience relève d'une fonction spéciale qui accompagne normalement les autres faits intérieurs, mais peut s'en séparer [°1741], et les faits invoqués semblent l'exiger.

Mais par là tout n'est pas expliqué et la personne humaine au sens de réalité substantielle douée d'âme spirituelle n'en devient pas inutile; elle est au contraire requise par plusieurs faits psychologiques, comme le sentiment de notre identité permanente et de notre responsabilité. Bref, si les observations positives du psychologue sont riches et profondes, les négations du positiviste restent arbitraires.

C) Métaphysique immanentiste.

§551). À cette théorie purement psychologique, le philosophe américain ajoute un important complément dans le but d'expliquer le caractère transcendant du sentiment religieux. Il constate en effet que toutes les expériences religieuses de conversion, malgré leurs diversités, ont en commun un double état d'âme: d'abord, une même inquiétude ou sentiment qu'il y a quelque chose qui va mal; puis, une même délivrance, sentiment d'être sauvé de ce mal par une Puissance supérieure dont l'action réelle se constate par ses résultats bienfaisants dans la vie des âmes. Tout s'explique, selon W. James, si l'on admet que, par la subconscience nous nous identifions à un Être ou à un Moi plus grand que notre moi conscient, Être que l'on peut appeler Dieu ou le Divin.

Appliquant ici le principe pragmatiste, W. James affirme la vérité de cette croyance, parce qu'elle produit de bons résultats dans les convertis. Mais à la conception d'un Être infini et immuable, il préfère celle d'un Dieu fini, parce qu'elle explique plus facilement le mal et favorise davantage l'élan de la liberté vers le bien, pour «aider Dieu» à travailler plus efficacement aux destinées de l'univers. De plus, les attributs divins purement spéculatifs, comme l'aséité, l'immutabilité, l'immatérialité, la simplicité, doivent être écartés comme n'ayant aucun sens; et il ne faut retenir que les attributs moraux, capables d'être utiles à notre vie: ainsi, ceux qui excitent en nous la crainte, comme la sainteté, la justice, l'omniscience; ou qui éveillent l'espoir, comme la toute-puissance, la bonté.

Bref, pour le pragmatisme, les preuves de l'existence de Dieu abattue par la critique kantienne restent bien mortes. Cette existence n'est pas démontrée, mais c'est l'expérience religieuse qui y conduit comme à une croyance profitable, donc vraie. Il y a là, à l'état de tendance, dans cette expérience interne du Divin, les matériaux systématisés par les modernistes.

CONCLUSION.

§552). Inutile d'insister sur la faiblesse radicale d'une telle doctrine de Dieu; nous y reviendrons en montrant la valeur très mesurée en philosophie de la méthode d'immanence [°1742]: celle qu'emploie William James pour donner une base expérimentale à ses thèses métaphysiques; ses conclusions dépassent manifestement ses prémisses. Quant à son critère pragmatiste, règle qu'il adopte pour trouver la vérité dans notre connaissance de Dieu, nous en avons montré la fragilité [§548]. La vraie gloire de William James ne fut pas, comme il le désirait, de devenir un «grand philosophe», mais plutôt d'avoir dignement représenté l'Amérique parmi les bons ouvriers de la Psychologie expérimentale en coopérant efficacement à ses progrès si notables aux XIXe et XXe siècles [°1743]. Le psychologue des «Principles...» vaut mieux, à notre avis, que le philosophe de «Pragmatism».

En ce dernier domaine d'ailleurs, son interprétation de la doctrine générale a été contestée par d'autres penseurs américains très remarquables, qu'il nous faut maintenant étudier.

3. Les pragmatismes dérivés.

§553). Le problème de la vérité que s'efforce de résoudre le pragmatisme de W. James, est un des plus importants de la philosophie: et de même que les premiers penseurs du Moyen Âge le rencontrèrent en expliquant dans leurs leçons l'Isagoge de Porphyre, ainsi les premiers philosophes américains le posèrent eux aussi spontanément en réfléchissant sur les théories des philosophes européens: l'idéalisme de Hegel, le transformisme de Darwin, et plus encore sur les découvertes des sciences modernes et les exigences des méthodes positives. Et, selon le génie très pratique du peuple américain, ils s'orientèrent vers la solution pragmatique. Mais à côté de W. James qui mit au centre de sa doctrine le problème de la vérité, d'autres abordèrent la question de biais, et l'on peut les appeler «pragmatistes dérivés».

Trois penseurs surtout se présentent avec un système assez complet: C. S. Peirce dont la vue centrale est d'ordre logique; J. Dewey qui cherche un au-delà et ne prend le pragmatisme que comme un instrument pour atteindre la vérité totale; J. Royce dont l'horizon est celui de l'idéalisme. Dans ces trois systèmes, pourtant, le problème de la vérité tient une place importante et il est résolu en un sens voisin de celui de W. James: par là se justifie l'appellation de pragmatisme. Ils ne dérivent pas, notons-le, de celui de James comme l'oeuvre du disciple dérive du maître: ce sont des constructions contemporaines, parfois rivales, mais apparentées. Si, du point de vue pragmatique nous les appelons dérivées parce que le problème de la vérité y joue un rôle plus secondaire, comme système philosophique, celui de W. James n'est sans doute ni le mieux construit, ni le plus achevé, ni le plus solide.

À ces trois pragmatismes, nous rattacherons plusieurs auteurs secondaires, parmi lesquels le plus notable est G. H. Mead, dont le pragmatisme social reste inachevé.

1. Le Pragmatisme logique. C. S. Peirce.
2. Le pragmatisme idéaliste. J. Royce.
3. Le pragmatisme de vérification ou Instrumentalisme. J. Dewey.
4. Le pragmatisme social. G. H. Mead.

1. Le Pragmatisme logique. C. S. Peirce (1839-1914).

§554). Né à Cambridge (Massachusetts), Charles Sanders PEIRCE [b154] reçut une éducation fortement marquée par les sciences modernes, mathématiques, chimie, astronomie, géodésie. Après ses études à Harvard où son père était professeur de mathématiques et d'astronomie, il entra au United States Coast and Geodesic Survey où il resta jusqu'en 1891 et qui lui demanda plusieurs voyages de missions scientifiques en Amérique et en Europe: il en profita pour écrire de nombreux articles scientifiques, et un ouvrage: Photometric Researches (1878). Ces occupations d'ailleurs lui laissaient le temps de s'intéresser aux problèmes philosophiques et nous l'avons rencontré comme membre du «Métaphysical Club» [§544]. Ses préférences allaient vers les études logiques: de 1879 à 1884, il enseigna cette branche à Johns Hopkins University qui venait de s'ouvrir à Baltimore en 1865; il avait, dès 1866-1867, donné au Lowel Institute de Boston des conférences sur les logiciens anglais.

Il était convaincu d'avoir quelque chose de neuf à dire en ce domaine, et vers 1890, il résolut de se consacrer uniquement à son oeuvre logique, dont il prévoyait 12 volumes. Mais pour diverses raisons tenant surtout à son caractère, il ne trouva pas d'éditeurs et ne put se faire agréer comme professeur d'Université. Peu apte à gérer ses affaires matérielles et grevé de dettes, il dut vendre sa magnifique bibliothèque logique de 295 volumes et vécut ses dernières années dans les privations. Il continua pourtant avec courage son oeuvre, soutenu par ses amis, surtout W. James, et aussi Royce, Dewey et Mead qui appréciaient la valeur de ses travaux philosophiques. Il mourut avant de l'avoir achevée, en 1914. Après sa mort, un premier recueil d'essais fut édité par Morris R. Cohen, sous le titre: Chance, Love and Logic (1923); puis parurent: Collected Papers en six parties: 1. Principles of Philosophy; 2. Elements of Logic; 3. Exact Logic; 4. The Simplest Mathematics; 5. Pragmatism and Pragmaticism; 6. Scientific Metaphysics [°1744].

Le Principe fondamental de Peirce peut s'exprimer ainsi:

Le rôle logique de signe joué par le mot et le concept pour nous conduire à la vérité totale, tire sa valeur des effets pratiques aptes à être produits par l'objet connu ou signifié. Par exemple, l'idée d'une âme immortelle sera vraie en raison de ses nombreux effets bienfaisants pour notre existence.

Ce principe est la théorie même du pragmatisme comme nous l'avons exposé plus haut [°1745]. Mais l'intuition philosophique de Peirce est plus complète et mieux unifiée que celle de W. James; malheureusement, elle est aussi moins claire, plus difficile à comprendre. En suivant le mouvement le plus naturel de la pensée de Peirce, on peut distinguer quatre ordres successifs où les divers aspects du système s'éclairent en réagissant les uns sur les autres: l'ordre logique du signe, l'ordre psychologique de la croyance, l'ordre physique des degrés abstraits, l'ordre métaphysique de la vérité totale.

A) Ordre logique du signe.

§555). La logique est l'étude des mots [°1746], signes sensibles des idées qui sont elles-mêmes signes de choses connues. Pour le philosophe chrétien, héritier des réflexions psychologiques d'Aristote et de toute la tradition des anciens, le signe se définit clairement: «tout ce qui fait connaître autre chose». Bien que la plupart de nos signes soient corporels ou sensibles, la définition peut aussi se réaliser dans les choses spirituelles; par exemple, la beauté d'un acte héroïque peut être signe de la présence de Dieu dans l'âme du héros. De là une distinction importante en notre logique entre le signe formel et le signe instrumental. Ce dernier est celui qui est d'abord connu en lui-même avant de faire connaître autre chose, par exemple, le drapeau dont on connaît les couleurs avant de savoir quel pays il désigne. Le signe formel est celui qui fait connaître autre chose sans être d'abord connu lui-même: il est d'ordre psychologique et spirituel. Telles sont nos idées; par exemple, si je pense à un arbre, j'en ai évidemment l'idée dans mon esprit; et cette idée est un signe, puisqu'elle me fait connaître l'arbre. Mais il n'est pas nécessaire de savoir qu'on a une idée, ni ce qu'est une idée pour connaître un arbre: l'idée est un signe formel.

Peirce semble avoir ignoré cette précision. Mais il commence par établir une distinction que nous éclairerons par celle des anciens entre signe naturel et signe arbitraire: c'est ce qu'il appelle la «fonction dénotative et la fonction représentative» du signe. La première, dit-il, est la fonction qui est dans une propriété du signe liée physiquement à la chose signifiée: c'est le signe naturel; par exemple, la fumée signe du feu. La seconde est celle qui est le lien ou le rapport imposé par l'intelligence à un objet pour passer par lui à la connaissance d'un autre; c'est le signe arbitraire, par exemple, la branche de laurier signifie la paix, parce que l'intelligence a décidé de mettre un rapport entre les deux, cette convention étant acceptée par la société. Elle est, dit Peirce, «quelque chose que le signe est, non en lui-même ou dans une relation réelle avec son objet (ce n'est ni la couleur des feuilles de laurier, ni leur lien avec la paix: il n'y en a pas), mais ce qu'il est par rapport à une pensée qui l'interprète» ou, comme il dit en terme technique «par rapport à un interprétant» [°1747].

D'ailleurs, dans le signe naturel, il y a aussi cette «interprétation» puisque tout signe, par définition, doit faire connaître autre chose. Disons donc que la fonction représentative est celle qui s'exerce seule dans le signe arbitraire, à l'exclusion des liens physiques qui imposent à l'esprit l'explication dans le signe naturel.

Partant de cette notion ainsi comprise, Peirce en conclut que toute idée, étant signe de son objet, renvoie nécessairement à une autre idée par laquelle elle est interprétée. Mais cet «interprétant» étant lui-même une idée, en exige une autre, et ainsi à l'infini: ce qui, pour lui, signifie, semble-t-il, que jamais notre connaissance n'atteindra la pleine explication ou vérité absolue, comme nous le verrons au degré métaphysique. Seule la mort du logicien met un terme réel à sa régression à l'infini: «Toutes les pensées-signes, dit-il, sont traduites ou interprétées par les pensées-signes suivantes, sauf dans le cas de la fin brutale de toute pensée par la mort» [°1748].

Nous avons là une théorie dont la juste valeur ne pourra être mesurée que plus loin. Disons seulement ici que la notion de signe formel nous permet d'éviter la régression à l'infini. Si l'idée est signe de l'objet, puisque c'est par elle que nous connaissons cet «objet, autre que l'idée», elle n'a pas besoin d'une autre idée pour «faire connaître» ou être interprétée; elle le fait par son essence même: l'idée est un signe qui est à lui-même son propre «interprétant».

B) Ordre psychologique de la croyance.

§556). La logique a deux parties: la 1re (logique formelle) est dominée par la notion de signe. La 2e (logique matérielle) donne les règles pour atteindre la vérité, celle-ci étant la matière de nos jugements et raisonnements. Nous rencontrons ici le pragmatisme et sa nouvelle notion de vérité: l'originalité de Peirce est de l'envisager du point de vue de notre activité de pensée elle-même, sans doute parce qu'il en faisait, comme logicien, l'objet spécial de ses études. Mais peu soucieux de définir les sciences par leurs objets formels, il mélange les problèmes; et pour montrer selon le programme pragmatiste, comment se distinguent les idées vraies des fausses, il aborde une question de psychologie, celle de la croyance.

La «croyance» en psychologie moderne désigne en général «l'assentiment donné par l'esprit à un objet de pensée». C'est une notion riche et complexe qui doit être précisée selon les problèmes [°1749]. Mais Peirce commence par la prendre au sens du langage courant où «toute affirmation [°1750] est une croyance» et au sens fort ou propre, si elle est «certaine», c'est-à-dire si on y adhère en excluant tout doute et par conséquent toute hésitation; et il en relève d'abord le rôle fondamental en toute action digne d'un homme, parce qu'elle est réfléchie. L'homme, dit-il, agit parce qu'il croit à l'efficacité de son action; et analysant cette croyance «pratique», il la distingue des croyances «spéculatives» comme celle qu'on donne au dogme religieux. Elle est, dit-il, une «habitude d'esprit» qui détermine nos actions [°1751].

Mais l'acte par lequel nous formons des idées, et les organisons en sciences comme font les astronomes, les chimistes, etc., est une véritable action humaine: nous agissons donc ainsi parce que nous croyons à l'efficacité de notre action: d'où la règle pour distinguer les idées vraies des fausses: «Considérer les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de nos idées. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet» [°1752]. Si les résultats dont il s'agit sont utiles et favorables à la vie humaine, l'idée est vraie; sinon, elle est erronée et doit être combattue.

Cette application originale du pragmatisme a le mérite de pénétrer jusqu'à la source même de la vérité qui est notre activité intellectuelle: elle donne ainsi un critère qui est de droit universel. Peirce l'applique d'abord en logique, pour déterminer le sens des mots, en donner la définition et dévoiler les équivoques: si, par exemple, le même mot «Démocratie» appliqué selon la double méthode de Russie et des U.S.A. produit des effets diamétralement opposés, c'est qu'il est équivoque. Mais la règle doit aussi s'appliquer au monde des réalités physiques auquel nous pensons par nos idées et nos sciences. Peirce prend comme exemple la dureté du diamant. L'affirmer c'est avoir une «croyance vraie» dans la mesure où nous savons que le diamant ne sera pas rayé par un grand nombre de substances capables d'en rayer d'autres, comme le fer, l'acier, le marbre, etc.; et nous retrouvons ici le paradoxe du pragmatisme: C'est en faisant la vérification que nous «produisons» la vérité que «le diamant est dur». Deviendrait-il donc mou en l'absence de cette vérification? Peirce, logiquement, concède qu'en un sens cela se peut; mais, en un autre sens, il corrige ce paradoxe en arrivant à l'ordre métaphysique; il convient d'attendre cette précision pour apprécier définitivement cette théorie.

C) Ordre physique des degrés d'abstraction.

§557). Cet ordre métaphysique est au sommet d'une échelle à trois degrés que Peirce a découvert dans les choses physiques en y appliquant par analogie les trois aspects du signe logique: l'idée-signe, l'objet signifié, l'interprétant qui rejoint le signe au signifié. Vivant habituellement dans le monde logique, il déduit à priori (par ordre descendant) de l'unité la dualité, de celle-ci la «tercéité» comme il dit. Pour plus de clarté, nous prendrons l'ordre inverse, ascendant, qu'il décrit aussi d'ailleurs.

Le premier objet spontanément connu est le monde corporel, celui de la perception sensible: nos idées ont d'abord un caractère empirique; elles expriment des objets d'expérience et leur vérité dépend des vérifications corporelles qui en montrent l'utilité pour la vie terrestre. Mais notre esprit n'est nullement emprisonné dans ce monde sensible et matériel, car il est capable d'abstraction et il la pratique sur les données venues des sens à un triple degré:

Au premier degré, l'abstraction sensible forme l'idée d'un phénomène complexe en rassemblant les divers résultats qu'il peut produire pour former un tout, un ensemble organisé: on aura, par exemple, l'idée du diamant, de l'eau, de l'homme.

Au deuxième degré, l'abstraction mathématique prend dans le phénomène des aspects corporels bien déterminés: les figures qui distinguent et multiplient les corps; les propriétés mesurables: volumes, poids, etc.; d'où le monde de la géométrie et des nombres, et les formules des lois mathématiques, qui servent en sciences modernes à définir et classer les corps et les phénomènes.

Au troisième degré, l'abstraction métaphysique s'attache aux lois et aux cadres les plus généraux et aboutit enfin à l'être universel qui contient tout.

À d'autres points de vue, Peirce distingue encore plusieurs autres formes d'abstractions: trois en particulier qu'il appelle logique, hypostatique, abductive, et qu'on peut rapprocher des trois degrés signalés:

a) L'abstraction logique est définie par lui «l'acte de supposer quelque chose concernant un élément d'un «percept» sur lequel l'esprit se pose sans tenir compte des autres éléments» [°1753]; disons plus simplement «l'acte par lequel l'intelligence saisit son objet sous un aspect (ou mode d'être) en laissant de côté les autres» [PDP §11 et §566]. Cette définition très générale est un genre qui convient à toutes les formes possibles; mais tout d'abord à l'abstraction physique qui domine au début du travail scientifique.

b) L'abstraction hypostatique dégage de l'expérience un élément à part et le présente sous forme d'entité, ainsi, dans le diamant, la propriété de résister aux autres corps devient «dureté». Or cette méthode d'hypostasier les propriétés s'adapte spécialement au 2e degré qui traite des figures géométriques, comme d'entités mesurables devenues sujet d'étude, alors qu'elles ne sont que des manières d'être des corps. Pourtant, elle s'adapte aussi aux propriétés physiques [°1754].

c) L'abstraction abductive enfin aboutit à des lois et des catégories plus générales et ainsi, convient spécialement au degré métaphysique.

Deux observations méritent ici d'être faites. D'abord, l'objet de ces diverses abstractions étant ce qui apparaît directement aux sens (en grec: phanairon), Peirce intitule son étude «Phanéroscopie»; mais c'est aussi ce que beaucoup de modernes appellent «phénomène», autre mot grec de même sens; aussi, pour épargner un néologisme, vaut-il mieux parler pour Peirce comme pour Hegel et Husserl, de «phénoménologie». La philosophie américaine apporte ainsi sa note propre à ce courant important de philosophie européenne.

Ensuite, Peirce est très frappé par l'extension de la triade: «Trois conceptions, dit-il, se retrouvent perpétuellement à tout propos dans toutes les théories logiques: ce sont les conceptions de Premier, Second, Troisième, et il cite des exemples: En biologie, l'«arbitrary sporting» est premier, l'hérédité, seconde, et la fixation des caractères accidentels, troisième; - dans la nature, le hasard est 1er, la loi, 2e; la tendance à prendre des habitudes, 3e; - L'esprit est premier, la matière seconde, l'évolution troisième. En logique également, l'idée-signe est première, la chose signifiée seconde, la liaison par l'interprétant, troisième» [°1755]. Peirce y voit trois catégories fondamentales qui marquent la structure des sciences et qu'il appelle, non sans abus de néologismes, «priméité, secondéité, tiercéité». Elles se déduisent dans l'ordre logique, à priori. La «priméité» est un principe idéal unique avant lequel il n'y a rien et duquel tout le reste procède. Ce qui vient en second, c'est le fini concret, ce qui doit s'opposer à un autre pour exister. Le troisième, c'est le lien qui réunit en un tout les éléments du concret: la relation ou la médiation.

Mais cette déduction s'éclaire à la lumière de l'expérience, en remontant les trois degrés d'abstraction qui correspondent en ordre inverse aux trois catégories. Car c'est surtout dans l'abstraction physique qu'il faut lier en un faisceau (en un concept empirique, comme l'idée de diamant) les divers résultats qu'on expérimente pour réaliser une «idée vraie»; ce premier degré correspond donc à la tiercéité. Dans les idées mathématiques plus simples et plus claires, c'est la limite qui est en relief pour. distinguer chaque nombre, chaque figure, chaque corps ou chaque formule (chimique ou autre), cas fréquents en sciences modernes; et la limite, c'est la dualité quantitative qui oppose deux objets et les distingue l'un de l'autre: elle correspond au 2e degré d'abstraction. Enfin le 3e degré métaphysique atteint l'être, premier principe.

Mais avant d'aborder ce dernier aspect, il faut relever en cette théorie de l'abstraction une application originale du pragmatisme. Il s'agit surtout des propriétés physiques obtenues par abstraction hypostatique, comme la dureté, la chaleur d'un corps, la pureté de l'eau, etc. Ces abstractions, selon Peirce, ne sont pas des qualités réelles des êtres (comme en scolastique), ce sont des êtres de raison, produits par le travail de notre esprit sur l'expérience. Mais ils nous fournissent un moyen d'agir sur la nature, et, si l'idée est vraie, à notre avantage. Directement, nous n'avons là qu'un signe verbal, un mot pour désigner l'objet d'expérience, comme en nominalisme. Mais ce signe suppose un fondement réel vrai, qui est le résultat utile de l'idée bien faite. On pourrait appeler cette théorie un «Nominalisme pragmatique», et il s'oriente vers le réalisme. Une telle abstraction, dit Peirce, est un être de raison qui a une réalité: «Que le mot dureté soit réel ou non, la propriété, le caractère, le prédicat dureté n'est pas l'invention des hommes, comme le mot, mais est réellement et vraiment dans les choses dures; elle est en elles toutes comme une sorte d'habitude, disposition ou comportement» [°1756].

Cette solution est incomplète et doit être précisée par les distinctions du réalisme modéré [°1757]: à condition de ne pas dépasser la règle de l'évidence objective, et de construire patiemment nos sciences à partir des intuitions sensibles prudemment constatées et clairement interprétées par l'intelligence à la lumière des premières vérités évidentes par soi, notre raison peut former des concepts et des jugements qui expriment avec vérité ce que sont les choses en elles-mêmes. Cette science humaine n'est pas exhaustive comme celle de Dieu, mais en son humble domaine elle est infailliblement vraie; et la Foi surnaturelle nous apporte par divine Révélation un complément précieux, bienfait tout gratuit de Dieu ordonné d'abord à notre salut éternel, mais où notre raison trouve aussi un grand secours pour mieux voir les vérités même d'ordre naturel, comme le montrent en notre histoire les remarquables réussites de la philosophie chrétienne [°1758].

Peirce a lui aussi l'intuition, juste en soi, que les propriétés (dureté, chaleur, etc.) qui nous sont utiles et que l'abstraction hypostatique érige en substantifs, ont une valeur réelle; mais il ne parvient pas à se dégager totalement de l'agnosticisme kantien: ce qui est dans le réel, selon lui, nous reste inconnu: la pensée qui en est le signe contient donc un «être de raison», c'est-à-dire un objet qui n'existe et ne peut exister comme tel, en dehors de la considération de l'esprit [°1759]. Le mot qui exprime cette idée abstraite est donc un simple signe vocal vide de contenu réel.

Bien plus, selon la logique du pragmatisme, c'est plutôt notre expérience qui, en constatant l'utilité de l'idée ainsi «nommée» en produit la vérité et lui donne son contenu réel, ce qui est un paradoxe difficile à admettre. Peirce s'est efforcé de l'éclairer, ce qui nous conduit au dernier aspect de sa doctrine.

D) Ordre métaphysique de la Vérité totale.

§558). Le pragmatisme, en cherchant ce qui est utile (comme source du vrai), se met en mouvement vers un but qui doit avoir un premier principe: l'ordre des fins ou des biens particuliers suppose un Bien suprême ou une fin dernière qui donne leur valeur et leur efficacité aux autres fins subordonnées. C'est là un instinct, une inclination nécessaire fondée sur notre nature intellectuelle où la volonté (appétit rationnel) suit spontanément la lumière spirituelle de la raison qui lui indique ce qui est bien: d'où le principe fondamental qui régit toute notre vie pratique: «Il faut vouloir le bien!» et d'une façon absolue, le Bien qui n'est que bien: le Bien absolu!

C'est là précisément que Peirce aboutit en appliquant le pragmatisme au troisième degré de l'abstraction métaphysique. Celle-ci, selon lui, est un travail de l'esprit sur les premiers résultats des deux autres degrés: sur les concepts empiriques et hypostatiques. Nous formons ainsi des catégories et des lois qui sont, sur un plan plus général, des «aperçus sur des conceptions», ce qui permet d'unifier et d'organiser en science les multiples observations rassemblées en concepts physiques et mathématiques. Kant avait ainsi résumé le travail des sciences positives en 12 catégories [°1270]. Peirce se proposait de réviser cette liste, et les trois catégories suprêmes (Premier, Second, Troisième) sont une indication de ce qu'il cherchait; mais sa logique restée inachevée manque ici de précision. Ce qui importe d'ailleurs, c'est la manière dont il comprend le rôle et la valeur de ces catégories: nous y trouvons très logiquement une application du principe pragmatique, mais avec un remarquable effort d'approfondissement.

L'ordre métaphysique, évidemment, a la même valeur que l'abstraction hypostatique: «Les principes généraux, dit Peirce, les conceptions et les lois agissent réellement dans la nature» [°1760]: ce sont des êtres de raison avec fondement dans la chose. Mais en pragmatisme, c'est en formant l'idée grâce à l'expérience qui en découvre ses avantages, que l'on «produit» sa vérité. Le fondement réel de l'idée vraie est donc le pouvoir qu'elle nous donne d'agir sur la nature et, par là, de la rendre vraie. La théorie est logique, mais elle va contre les constatations du bon sens: ce n'est pas nous, par exemple, qui mettons la dureté dans le diamant: nous l'y découvrons; c'est plutôt le diamant (comme objet d'expérience) qui agit sur nous [°1761]. Peirce cependant, maintient qu'en un certain sens, c'est l'utilité qui fait la vérité: la non vérification des effets, dit-il, «empêche la dureté du diamant d'avoir la réalité qu'elle aurait sans doute eue autrement» [°1762]. Mais en même temps, il se met d'accord avec le bon sens: les expériences qui vérifient la dureté du diamant sont toujours possibles, même avant d'être faites. Il y a ainsi deux sortes de vérités: a) la vérité au sens plénier, qui est produite par l'esprit vérifiant les résultats d'une idée; b) la vérité qu'on peut appeler hypothétique, qui se réfère à la possibilité d'une telle vérification: c'est la vérité d'une proposition conditionnelle dont Peirce donne la formule suivante: «Si une certaine sorte de substance est soumise à une certaine sorte d'action (agency), une certaine sorte de résultats sensibles s'ensuivra conformément à l'expérience acquise jusqu'alors» [°1763].

Cette vérification incomplète où l'on affirme [°1764] une idée comme vraie dès les premières expériences, est fréquente en divers domaines; mais elle devient nécessaire au troisième degré d'abstraction où les lois et les catégories formées par l'esprit sont tellement générales qu'il y a toujours de nouveaux cas à expérimenter: on a une série pratiquement inépuisable qui se poursuit à l'infini.

On peut comparer cette série infinie à la série des idées comme signe logique qui renvoie à un «interprétant» lui-même signe logique, et ainsi sans terme. Mais dans l'ordre des vérités hypothétiques, rien n'empêche l'esprit de «passer à la limite». Cette limite est un idéal semblable aux Idées de Kant (noumènes), réalisant pleinement, pour l'utile, la catégorie de «priméité» dont tout le reste découle: Bien absolu dont tous les avantages participent, Être infini dont tous les résultats d'expérience tirent leur être. C'est le mouvement vers le réalisme conduit à son terme, où le «nominalisme pragmatiste», tout en définissant l'abstraction comme un être de raison, croit qu'il y a, sous-jacent, un être en soi, une réalité, mais inconnaissable.

Car sur la valeur de cet idéal (Être ou Bien suprême) Peirce fait deux graves réserves. D'abord, le mouvement de l'esprit qui y conduit, appelé «abduction», n'a rien d'une «inférence infaillible»: c'est pour cela que Peirce appelle parfois sa philosophie un «faillibilisme». L'abduction comme acte de l'esprit ne produit que des êtres de raison, y compris l'Idéal suprême.

De plus, la régression à l'infini n'étant jamais épuisée, cet Idéal est de droit inaccessible, comme vérité pleine où tout serait vérifié. En ce sens il est l'«Inconnaissable» au sens de Spencer [§481].

Pourtant, les premières vérifications suggèrent la possibilité de beaucoup d'autres; d'où une première vérité hypothétique conférée à ces abstractions métaphysiques. Nos sciences expérimentales ont pour but de multiplier méthodiquement ces vérifications; les catégories et les lois qu'elles obtiennent ne sont en soi que des approximations; mais les échecs dans leurs applications deviennent des occasions de les préciser et de tendre à la pleine vérité. Dans l'ordre moral, où il s'agit du Bien suprême, tous les hommes organisés en société doivent coopérer à ce progrès: c'est leurs expériences mises en commun qui donnera à l'idéal du Bien suprême sa pleine vérité. Cet Idéal devient ainsi une réalité, mais pour l'avenir: Ce n'est pas un noumène sous-jacent qu'il faut découvrir, c'est un résultat favorable que la communauté des hommes doit produire. Si chacun ne possède pas le Bien suprême, l'humanité s'en approche ainsi indéfiniment. Peirce, en ce sens, dit qu'elle est régie par une évolution soumise à la loi de l'amour, et il appelle sa philosophie, un «Agapisme»!

§559) CONCLUSION. Bien qu'il ait voulu être d'abord un logicien, Peirce a posé les bases d'un système complet de philosophie et il a réussi, en approfondissant le pragmatisme, à lui donner une vraie unité organique. Dans son principe fondamental; le rôle de la logique semble prédominant; mais, si l'on regarde les écrits du philosophe, c'est, dirons-nous, l'aspect métaphysique de la pleine vérité qui a le plus de valeur; car c'est en approfondissant sa doctrine en ce sens que Peirce a dépassé les limites, non seulement de la logique formelle qui s'occupe uniquement des signes de la pensée, mais aussi celles de l'utilité terrestre qui s'en tient aux valeurs d'ordre physique ou mathématique: Il aboutit à un idéal qui évoque, à la manière de Spencer, l'existence de Dieu, Bien suprême, capable de fonder toute vie morale comme tout travail intellectuel et scientifique.

Malheureusement, son élan vers la pleine vérité garde quelque chose d'inachevé: cette impression s'explique en partie par l'état des documents qu'il nous a laissés sans avoir eu le temps de les mettre tous au point. Mais le grand défaut de Peirce, (qui est celui de beaucoup de modernes) c'est d'avoir voulu à lui seul repenser tout le système philosophique, au lieu de s'assimiler d'abord les vérités découvertes par la sagesse des Anciens, surtout des penseurs chrétiens. Ainsi ses conceptions du signe en logique, de la croyance en psychologie, des degrés d'abstraction et des propriétés en physique et, en métaphysique, des transcendantaux, l'Un, le Vrai, le Bien, restent vagues et indécises.

Il eut le mérite d'ouvrir de nouveaux horizons et d'attirer l'attention sur le monde spirituel des idées et sur leur fondement dernier. L'influence considérable qu'il exerça sur les philosophes américains du XIXe siècle fut en général bienfaisante pour élargir leurs vues et les faire pénétrer dans le monde spirituel en surmontant le positivisme. Il reste encore peu connu en dehors des U.S.A.; et sa doctrine, malgré sa réelle valeur, est moins un système achevé qu'une initiation riche en suggestions fécondes.

2. - Le Pragmatisme Idéaliste: J. Royce [b155] (1855-1916)

§560). Né en Californie dans un camp de pionniers (Grass Valley) où il n'y avait pas d'école, Josias Royce reçut sa première instruction de sa pieuse mère qui lui transmit le sens des valeurs spirituelles. Entré en 1871 à l'Université de Californie récemment fondée, il manifesta sen goût pour la philosophie: il obtint une bourse d'étude pour l'Allemagne où il s'initia à Schelling, Schopenhauer et aussi Lotze. De retour en Amérique, il travailla à Johns Hopkins University sous la direction de l'hégélien G. S. Morris; et il conquit son doctorat en 1878, avec sa thèse: The Possibility of Error. Après quelques années d'enseignement en Californie, il obtint enfin, selon son désir, et sur la recommandation de W. James, une chaire de philosophie à Harvard, en 1882, où il enseigna jusqu'à sa mort en 1916.

Ce fut là qu'il écrivit son oeuvre à la fois philosophique et littéraire. Son premier ouvrage: The Religious Aspect of Philosophy (1885) lui valut l'invitation de donner les Lowell Lectures, consacrées à la religion; mais il n'accepta pas la condition qu'on y mettait de donner par écrit une «Profession de foi» et il se consacra à des essais plus littéraires («Souvenirs de Californie»). Cependant, il n'abandonnait pas la philosophie et il publia en 1892 The Spirit of Modern Philosophy; et ayant donné à Edimburg les Giffords Lectures, il les publia en deux volumes: The World and the Individual.

Royce était d'abord, à Harvard, l'ami et le collègue de W. James; mais au début du XXe siècle, celui-ci se mit à attaquer violemment son idéalisme. Aux reproches plutôt négatifs de James, se joignirent les critiques plus positives de Peirce qui lui conseillait fortement l'étude de la logique mathématique; Royce suivit le conseil: il écrivit plusieurs articles sur ce sujet, et surtout il y puisa une orientation plus sociale pour sa doctrine: son système idéaliste mérite par là de prendre rang parmi les pragmatismes dérivés. Les derniers ouvrages où il développe ce nouvel aspect sont: The Philosophy of Loyalty (1908); The sources of Religious Insight (1912); The Problem of Christianity (1913); War and Insurance (1914) et un article de Yale Review: The Hope of the Great Community (1916).

Nous proposerons comme suit son Principe fondamental:

Tout s'explique par l'unité de l'Esprit, qui contient toutes les vérités sous forme d'intentions d'où découle le monde des volontés libres.

Le monde, dit en ce sens Royce, dans lequel «l'homme libre se tient droit et avance, est le monde de Dieu tout en étant le sien» [°1765]. Il traduit ainsi en système philosophique l'unité paulinienne du «Corps mystique» qui inspirait la piété de sa mère et qui demande à chaque âme chrétienne de réaliser sa destinée personnelle en participant avec tous les saints à la même vie toute spirituelle du Christ. Il donne ainsi à l'idéalisme hégélien une signification plus conforme au bon sens, et il utilise pour cela la thèse pragmatiste, soit en l'appliquant à Dieu (pragmatisme absolu), soit en le réalisant dans la «communauté des personnes humaines» (idéalisme communautaire): mais d'abord, pour fonder sa doctrine, il s'attaque au problème de l'Esprit absolu.

A) Existence de l'Esprit absolu.

§561). Toute philosophie, en effet, demande la justification rationnelle des thèses adoptées par le penseur. Or, l'existence d'un Esprit unique et infini, qui explique tout, même si elle est suggérée par la Révélation, n'est pas une vérité immédiatement évidente comme un premier principe. Royce en présente une démonstration originale, fondée sur l'existence de nos erreurs: celles-ci sont un fait évident, certes, qu'on ne peut nier et qu'il faut expliquer.

Or ce fait ne s'explique que s'il existe un Esprit unique contenant toutes les vérités. Royce note d'abord que le scepticisme universel lui-même ne met pas en doute la vérité en soi: il la cherche au contraire comme un idéal désirable; mais il doute de chacune de nos affirmations, ou parce qu'elles se contredisent ou parce qu'on constate trop souvent qu'elles étaient erronées. C'est pourquoi, quand, à cause des erreurs, plusieurs affirmations se rencontrent sur un même fait, on doit supposer «que ces pensées différentes ont la même fin et ne font qu'un», comme dit Royce [°1766]: elles nous renvoient ainsi à un esprit qui doit être un comme la fin poursuivie et qui, pour expliquer toutes les erreurs possibles, possède en lui toutes les vérités.

Un raisonnement semblable aboutit au Bien suprême en partant de l'existence des maux et de ce qu'il y a de vrai dans le pessimisme de Schopenhauer: car on peut avec ce dernier, mettre en doute la valeur de toutes les fins particulières poursuivies par les hommes comme source de bonheur, puisqu'elles engendrent au contraire le malheur; mais, dit Royce, ce doute contient en son sein une vérité, à savoir que tous les buts particuliers doivent se conformer à un idéal absolu [°1767]. C'est ce Bien absolu qui explique tous les échecs pratiques de nos malheurs, comme la Vérité absolue explique tous les échecs théoriques de nos erreurs.

Cette manière d'atteindre le Bien et le Vrai par leur contraire est assez détournée; Royce prend aussi le chemin direct; par exemple, pour fonder la valeur de nos expériences particulières: «Toute interprétation intelligente d'une expérience, dit-il, implique qu'on fasse appel... à partir d'un fragment d'expérience à un «tout expérientiel» plus organisé, dans l'unité duquel on conçoit que ce fragment ait sa place organique» [°1768]. On trouve là le mouvement naturel de l'esprit qui cherche l'explication du multiple dans l'Un ou d'une perfection participée (mélangée et changeante) dans son Idéal parfait.

Ce raisonnement rappelle le néo-platonisme qui commence par l'intuition du Bien, Être absolu (l'Un), évidemment réel, selon lui, pour expliquer tout le reste. L'originalité de Royce, qui part du fait, soit de l'erreur soit du mal, a au moins l'avantage de ne pas nier l'évidence, comme fait Plotin en excluant tout mal de l'univers. Il faudrait sans doute donner à la théorie plusieurs précisions pour éviter le panthéisme; mais elle ne manque pas en soi de valeur [°1769].

B) Le Pragmatisme absolu.

§562). En s'élevant à la notion d'Esprit absolu, le philosophe idéaliste est souvent tenté d'absorber dans son unité toutes les pensées partielles réalisées dans les sciences humaines: il tombe alors dans le panthéisme, et ce fut l'erreur fondamentale de l'idéalisme allemand après Kant. J. Royce réussit à vaincre ce danger en concevant la vérité comme l'y invitait le pragmatisme, sous une forme active; dans la totalité des idées que synthétise l'Esprit, il distingue deux aspects: le monde de la description et celui de l'appréciation.

L'idée prise en soi est d'abord une simple représentation d'un objet, par exemple d'un carré ou d'un cercle, d'un homme ou d'un vivant comme l'arbre. Définir une idée, c'est la décrire par ses limites qui la distinguent des autres; et dans les réalités d'expérience sensible, les limites corporelles distinguent et opposent clairement les objets représentés: c'est le pluralisme qui s'impose. Mais dans la pensée toute spirituelle de l'Esprit absolu, toutes les limites réelles dues à la matière sont exclues: sous l'angle de la description, l'Absolu absorbe en son unité toutes les idées qui se multiplient, se diversifient et s'organisent dans nos sciences.

Mais nos idées ont un autre aspect: celui de l'efficacité pour produire des effets utiles; par exemple, l'idée d'une humanité rivée au déterminisme des lois de l'univers est bien moins tonique, moins féconde et utile que celle d'une âme humaine libre et immortelle. Considérées ainsi, les notes d'une idée n'ont pas seulement un aspect interne, descriptif, mais un aspect externe, intentionnel qui est un plan d'action et suggère une expérience où elles montrent leur prix ou leur valeur: c'est le monde de l'appréciation; et, selon Royce, ce caractère intentionnel d'où surgit l'amour et la volonté, est le principe d'individuation, c'est-à-dire ce qui donne à la nature pensée, sa réalité individuelle, ce qui la place dans l'univers comme distincte des autres, chargée d'accomplir sa destinée propre.

Déjà dans nos idées humaines, on peut constater cet aspect pratique, bien qu'assez mesuré et incomplet: le réel qui nous entoure nous oblige souvent à modifier nos intentions; mais celles-ci à leur tour sont des instruments qui modifient le réel. Plus une idée est efficace, plus elle est vraie, comme celle de l'âme libre immortelle. Cependant c'est dans l'Esprit absolu que se rencontre pleinement ce caractère de l'idée. Toutes les représentations, en effet, synthétisées dans l'unique vérité qui fonde toutes nos sciences, sont comme le plan de l'univers avec toutes ses richesses et ses lois. Elles présentent à l'Esprit absolu les objets dignes d'être aimés et voulus qu'il réalise en créant et gouvernant l'Univers. Les Idées divines ainsi considérées réalisent parfaitement l'idéal du «monde de l'appréciation»; et aussi la définition de la vérité selon le pragmatisme, car elles ne constatent pas, comme les nôtres, les richesses qui préexistent dans la nature des choses: elles les produisent réellement. Royce avec raison appelle sa théorie, le «Pragmatisme absolu».

Un tel pragmatisme est un juste équilibre entre le monisme panthéiste de l'idéalisme, et le pluralisme anarchique de W. James: il maintient la distinction réelle des objets pensés par Dieu, puisque leur principe d'individuation est cet aspect intentionnel qui définit le pragmatisme; et il fonde l'unité et l'harmonie des lois de l'Univers, parce que l'Esprit absolu est aussi, et d'abord, la synthèse de toutes nos vérités partielles.

C) L'idéalisme communautaire.

§563). C'est dans le monde de la vie consciente dont nous avons l'expérience en nous-mêmes que le principe d'individuation pragmatiste prend toute sa valeur. Tous les êtres inférieurs y compris les animaux ont sans doute une destination individuelle, mais, pour la réaliser ils obéissent aveuglément au déterminisme de la nature dont ils sont un simple rouage. L'homme au contraire, esprit conscient, peut choisir sa destinée et la réaliser librement. Il est une personne qui existe au sens plénier. C'est pourquoi nos idées ont un caractère pragmatique surtout dans l'ordre moral.

Royce, nous l'avons dit, constate que l'efficacité de nos intentions ou de nos idées, vraies en ce sens, est limitée en fait; or il explique ce fait par l'action universelle de l'Esprit absolu: car chaque personne humaine est un élément prévu et voulu par le plan universel des Idées divines, et nos idées trouvent précisément leur efficacité en rejoignant un aspect de ce plan divin. Cette excellente remarque peut éclairer une façon valable de comprendre la théorie de Royce.

Si en effet, en pragmatisme, «est vrai ce qui est utile ou efficace», on peut le dire avec raison d'une décision personnelle, quand elle choisit précisément ce qui est l'objet d'une «intention divine», ce qu'exprime l'Idée éternelle où Dieu fixe à chacun sa destinée. Dans l'ordre moral, la «vérité» de nos décisions libres est ainsi garantie par la Vérité de l'Esprit de Dieu: ce pragmatisme moral est une participation valable au pragmatisme absolu dont parle Royce. Sans être explicitement donnée par les textes, cette interprétation ne semble pas dépasser la pensée de notre philosophe.

Celui-ci, sous l'influence de Peirce, a plutôt donné une orientation logique à sa doctrine, mais dans un domaine qui lui est propre, celui de la vie religieuse et du christianisme interprété philosophiquement [°1770]. Il rêvait de présenter à l'humanité entière, un peu à la façon de Leibniz [§359] une doctrine qui réconciliât tous les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté en une Grande Communauté où l'Esprit absolu serait la règle suprême: à la fois source efficace de réussite pour nos efforts et idéal que chaque personne devrait atteindre librement. Mais n'ayant d'autre autorité que celle de la philosophie pour transmettre son message, il se confia à la théorie de l'interprétation du signe logique exposée par Peirce [§555]. Cette interprétation, en effet, (qui donne leur sens à nos idées interprétées comme signe) dépasse par sa nature même les limites de l'individu. Elle exige «quelqu'un» qui s'adresse à «quelqu'un» pour se faire comprendre: c'est un processus mental social qui se distingue par là de la perception sensible et de la conception des idées. Et puisqu'elle constitue, comme le prouve Peirce, une série de soi infinie, ce processus donne naissance à une Communauté indéfiniment extensible qui tend à englober tous les hommes.

Royce montre d'ailleurs qu'on retrouve partout l'interprétation: dans les recherches qui paraissent personnelles, car elles supposent implicitement l'intention de les communiquer à d'autres; et même sous un aspect cosmique, quand le présent nous livre l'interprétation du passé par l'avenir: «Ainsi les érosions et les dépôts d'une période géologique présente laissent des traces qui, lues par un géologue, interpréteraient l'histoire passée de la croûte terrestre pour les observateurs des périodes géologiques à venir» [°1771].

Mais c'est surtout dans la vie humaine que s'applique ce processus d'interprétation, où les hommes d'une génération réagissent les uns sur les autres pour résoudre leurs problèmes, et où les générations successives qui font l'histoire se conditionnent mutuellement. «L'Histoire de l'univers, dit Royce, dans l'ordre du temps, est l'histoire, l'ordre et l'expression de la «Communauté universelle»» [°1772].

Une première application est celle des «assurances» où Royce montre [°1773] le moyen efficace d'éviter les guerres et de sauver la paix. Mais ce n'est là qu'un cas particulier où se révèle l'aspect pratique de l'esprit américain.

En vrai philosophe, Royce s'élève au plan universel de Dieu Esprit absolu et il traduit son idéalisme communautaire dans ce qu'il appelle la «Religion de la Loyauté»; car l'«Interprète» souverain qui commande le processus social dont nous venons de parler, c'est Dieu lui-même, selon la doctrine du Pragmatisme absolu. La Communauté qui doit en résulter se présente au philosophe toute semblable au «Corps mystique du Christ» conçu par saint Paul: elle unit toutes les âmes de bonne volonté dans une société fondée sur l'estime et l'amour mutuel, fruit de la loyauté avec laquelle chaque membre, chaque personne libre, cherche et trouve en sa conscience l'intention spéciale qui traduit l'Idée exemplaire de Dieu et que chacun doit réaliser dans sa vie. Certes, si chaque homme prenait cette «loyauté» comme règle de sa vie, l'humanité rejoindrait progressivement «l'interprétation» même de l'Esprit absolu et créerait la «Grande Communauté» annoncée et proposée comme Idéal par la philosophie de Royce.

§564) CONCLUSION. La philosophie de Royce ne nie pas les réalités matérielles, mais elle ne leur porte que peu d'intérêt: elle explique le monde par les Idées divines et insiste surtout sur la vie spirituelle des personnes libres unies en société religieuse; et c'est en ce sens qu'elle est un idéalisme. Elle a trouvé dans l'Esprit absolu un principe d'unité qui en fait en droit une synthèse complète, bien qu'en fait elle n'ait pas atteint les vastes proportions du système de Hégel; mais l'inspiration chrétienne lui assure un équilibre plus conforme au bon sens, évitant le panthéisme, affirmant la responsabilité des personnes humaines et leur devoir de se soumettre aux directives de la Providence: c'est là un grand progrès sur le monisme hégélien. Il est très vrai en effet, que «le monde moral où vit l'homme libre est le monde de Dieu tout en étant celui de l'homme» [°1774], et le chrétien reste philosophe s'il montre la valeur rationnelle d'une telle morale, même s'il l'a d'abord connue par la Foi. Mais pour rester «philosophe chrétien», il doit aussi réserver explicitement une distinction nette entre nature et surnature: car, ramener la doctrine révélée au niveau d'une philosophie, c'est l'erreur fondamentale du rationalisme; et le pragmatisme idéaliste de Royce ne semble pas l'éviter clairement. Le bel idéal spiritualiste qu'il propose est irréalisable sans la grâce du Christ.

Enfin, comme pragmatisme, il tombe sous les remarques déjà faites à ce système [§548]; s'il peut s'appliquer aux Idées créatrices de Dieu, seules capables de «produire» la vérité, chez les hommes, il est indéfendable.

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