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Chapitre 9: Le travailleur et l'homme

9.1) Garder le contact avec la vie

Après avoir tant demandé et, en apparence, forgé tant de chaînes, sera-ce une ironie de se tourner une dernière fois vers l'intellectuel et de lui dire: Gardez une âme libre?

Ce qui importe le plus à la vie, ce ne sont pas les connaissances, c'est le caractère, et le caractère serait menacé, si l'homme était pour ainsi dire au-dessous de son travail, opprimé par le rocher de Sisyphe. Il est une autre science que celle qui tombe dans la mémoire: la science de vivre. Tout n'est qu'ébauche dans le savoir; l'oeuvre achevée, c'est l'homme.

L'intellectualité confère à la souveraineté de l'homme; elle n'y suffit pas. Outre la moralité, où s'inclut la vie religieuse, des élargissements divers doivent être envisagés. Nous avons mentionné la société, l'activité pratique: joignons-y la fréquentation de la nature, le souci de sa maison, les arts, les assemblées, une dose de poésie, le culte de la parole, les sports intelligents, les manifestations publiques.

La mesure de tout cela est difficile à préciser: j'ai confiance que le lecteur trouvera ici tout au moins l'esprit de cette décision. C'est un sûr indice, pour la pensée et pour la pratique, de savoir apprécier la valeur relative des choses.

L'étude n'est faite que pour procurer l'extension de notre être: il ne faut pas qu'elle aboutisse à nous rétrécir. Si l'art, c'est l'homme ajouté à la nature, la science, c'est la nature ajoutée à l'homme: dans les deux cas il faut sauver l'homme.

Pascal refuse d'estimer le spécialiste qui ne serait que cela; il ne veut pas, quand un homme entre dans une société, qu'on se souvienne de son livre. «C'est une mauvaise marque», dit-il, et il ne l'entend pas seulement dans cet esprit de science comparée que nous avons décrit, il songe à l'harmonie humaine.

Il faut toujours être plus que l'on n'est; philosophe, il faut être un peu poète, et poète, un peu philosophe; artisan, il faut être poète et philosophe à ses heures, et le peuple y consent. Écrivain, il faut être praticien, et le praticien doit savoir écrire. Tout spécialiste est d'abord une personne, et l'essentiel de la personne est au delà de tout ce qui se pense, de tout ce qui se fait.

On ne comprend pas la destinée comme on comprend une chose particulière; on s'y ouvre «avec la fleur de l'esprit», ainsi que dit Zoroastre. Les buts particuliers ne valent pas la vie, ni les actes l'action, ni le talent une ample intuition où toute l'existence se range; l'oeuvre ne vaut pas l'ouvrier. Tout nuit, détaché de ses larges rapports, et dans notre ambiance générale seulement s'épanouit notre âme.

Celui qui ne pense qu'à son travail travaille mal; il se diminue; il prend un pli professionnel qui deviendra une tare. L'esprit doit demeurer ouvert, garder le contact avec l'humanité et avec le monde, afin qu'à chaque séance d'étude il apporte la capacité d'un nouvel essor.

Nous avons cité déjà ce mot d'un rabbin: «Dans un tonneau plein de noix, on peut encore verser beaucoup de mesures d'huile»; nous l'avons appliqué aux travaux qui se soutiennent l'un l'autre, au lieu de se combattre. Appelons maintenant noix le travail technique tout entier, on peut y ajouter sans surcharge, au contraire en allégeant, l'huile de la vie intellectuelle facile, des nobles loisirs, de la nature, de l'art.

Le travail technique lui-même en profitera. Il profite amplement de la société, de l'amitié, de l'action extérieure, j'en ai dit les raisons. Ici, je ne fais qu'étendre la donnée, dont la portée est générale. Pense-t-on qu'une visite au Louvre, l'audition de la Symphonie héroïque ou de la Messe en Ré, une promenade à Versailles dans les dorures d'automne, la simple vue d'un coucher de soleil, une séance patriotique au Trocadéro ou au grand amphithéâtre de la Sorbonne, les jeux olympiques d'Anvers, un Mystère à Jumiège ou au théâtre d'Orange, un grand discours à Notre-Dame soient étrangers à quelque spécialité que ce soit?

Ce serait bien mal comprendre la pensée que de n'en pas voir les liaisons avec toutes les manifestations créatrices. La nature renouvelle tout, rafraîchit toute tête bien faite, ouvre des voies et suggère des aperçus qu'ignore l'abstraction. L'arbre est instructeur et le pré fourmille d'idées comme d'anémones ou de pâquerettes; le ciel roule des inspirations avec ses nuages et ses astres; les montagnes stabilisent nos pensées avec leur masse et les hautes méditations s'élancent à la suite des courants d'eau.

Je sais quelqu'un qui en regardant un torrent rapide s'élevait invinciblement à l'idée des mondes, rêvant de ces masses qui se précipitent avec la même hâte, sous l'empire des mêmes lois, en la dépendance des mêmes forces, grâce au même Dieu d'où tout part et où tout revient. En retournant au travail il se sentait soulevé par la Force unique, pénétré de cette Présence répandue partout, et il plongeait son obscure action dans la communion des êtres.

Mais vous, esprit ratatiné, coeur desséché, vous pensez perdre votre temps à suivre les torrents et à errer dans le troupeau des astres. L'univers remplit l'homme de sa gloire et vous ne le savez pas. L'étoile du soir s'ennuie dans son écrin sombre, elle veut loger dans la pensée, et vous lui refusez le gîte. Vous écrivez, vous calculez, vous enfilez des propositions et élaborez des thèses, et vous ne regardez pas.

Qui ne sait que dans un concert, l'intellectuel peut être saisi par une impression de grandeur, de beauté, de puissance qui se transpose aussitôt en ses modes particuliers, profite à ses objets, colore ses thèmes accoutumés et lui procurera tout à l'heure une séance laborieuse plus riche? Ne va-t-il pas, au dos de son programme, griffonner hâtivement le schème d'un chapitre ou d'un discours, une idée de développement, une image vive? L'harmonie a haussé le ton de son inspiration, et le rythme, où il a été pris comme un passant dans une troupe en marche, l'a entraîné dans des routes nouvelles.

La musique a ceci de précieux pour l'intellectuel qu'elle ne précise rien, et par conséquent ne gêne rien. Elle ne fournit que des états d'âme, dont l'application de chacun à une tâche particulière tirera ce qu'elle voudra. Rodin en fera une statue, Corot un paysage, Gratry une page enflammée, Pasteur une recherche plus passionnée et plus attentive. Tout se tient dans l'harmonie et tout s'y régénère. Le rythme, père du monde, est aussi le père du génie où le monde se reflète. Sur l'horizon indistinct du rêve, chacun voit monter l'image de son choix et en inscrit les traits dans sa langue.

Selon saint Thomas, les circonstances de personne et les circonstances de fait font partie des activités; elles concourent à les intégrer et elles leur communiquent leurs caractères. L'action de penser fera-t-elle seule exception? Ne sera-t-elle pas influencée par l'ambiance imaginative, sensorielle, spirituelle, sociale que nous saurons lui procurer, afin qu'elle ne soit plus un chant isolé, mais une voix de l'orchestre?

On est bien pauvre, à soi seul, dans un cabinet de travail! Il est vrai qu'on y peut amener l'univers et le peupler de Dieu; mais ce peuplement n'est effectif qu'après une longue expérience dont les éléments sont partout. Trouverais-je Dieu dans ma chambre, si je n'allais jamais à l'église et sous le ciel qui «raconte sa gloire»? Écrirais-je dans l'impression de la nature et de la beauté universelle, si les grands sites, la campagne paisible et les théâtres de l'art ne m'avaient préalablement éduqué?

Il faut ainsi élargir le travail, pour n'être pas un forçat à la chaîne et ne pas réduire l'intellectualité au rôle de carcan. Le travail est un acte libre.

Vous donc qui entendez vous consacrer à la vocation de l'étude, gardez-vous de tourner le dos, en sa faveur, au reste de la vie. Ne renoncez à rien de ce qui est de l'homme. Gardez un équilibre où le poids dominant ne cherche pas à entraîner tout. Sachez établir une thèse et regarder une aurore, vous enfoncer dans les abstractions profondes et jouer, comme le divin Maître, avec les enfants. Aujourd'hui les «robes de pédants» et les «bonnets pointus» n'ont plus cours, ils sont rentrés, mais subsistent et sont dans les âmes: ne vous en affublez pas. Refusez d'être un cerveau qui s'est détaché de son corps et un humain qui s'est diminué de son âme. Ne faites pas du travail une monomanie.

Mon intellectuel est l'homme d'un savoir large et varié prolongeant une spécialité pénétrée à fond , il est ami des arts et des beautés naturelles; son esprit se révèle le même dans les occupations courantes et dans la méditation; on le retrouve identique devant Dieu, devant ses pairs et devant sa femme de ménage, portant en soi un monde d'idées et de sentiments qui ne s'inscrivent pas seulement dans des livres et dans des discours, qui s'épanchent dans la conversation amicale et qui guident sa vie.

Au fond, tout tient ensemble et tout est la même chose. L'intellectualité ne souffre aucune cloison. Tous nos objets sont autant de portes pour pénétrer dans le «jardin secret», dans le «cellier à vin» qui est le terme des recherches ardentes. Les pensées et les activités, les réalités et leurs reflets ont tous un même Père. Philosophie, art, voyages, soins domestiques, finances, poésie et tennis savent former des alliances et ne se contredisent que par la désharmonie.

Le nécessaire, à tout moment, est d'être là où l'on doit et de faire ce qui importe. Tout s'unit dans le concert humano-divin.

9.2) Savoir se délasser

Chacun se rend compte que s'élargir comme nous le requérons, c'est déjà se délasser. La meilleure part du délassement est comprise dans les modes secondaires de vie que nous avons mentionnés. Il est bon toutefois de louer plus explicitement le repos, envers du travail, où le travail se qualifie par conséquent d'une certaine façon, se révélant excessif, raisonnable, soumis ou non à la règle humaine qui se confirme dans la loi de Dieu.

Rien ne doit excéder. Le travail, précisément parce qu'il est un devoir, veut des limites qui le maintiennent dans sa vigueur, dans sa durée et lui procurent, au cours de la vie, la plus grande somme d'effets dont il est capable.

L'intempérance est un péché parce qu'elle nous détruit, et il y a obligation de ménager la vie parce qu'il y a obligation de vivre. Or, il n'est pas d'intempérance qu'à l'égard des grossières joies; les plus subtils, les plus nobles entraînements participent de sa malice. Aimer la vérité aux dépens de la prudence, c'est-à-dire de la vérité de la vie, c'est une inconséquence. On prouve ainsi qu'en dépit de ses protestations, ce n'est pas la vérité que l'on aime, mais le plaisir qu'on y prend, les avantages de vanité, d'orgueil, d'ambition qu'on en espère, pareil à ces amoureux dont on dit qu'ils aiment aimer et qu'ils aiment l'amour, plutôt que leur objet.

La détente est un devoir, comme l'hygiène où elle s'inclut, comme la conservation des forces. «Je veux que tu t'épargnes toi-même», dit saint Augustin à son disciple [40]. L'esprit ne se fatigue pas, mais l'esprit dans la chair se fatigue; nos pouvoirs de pensée sont proportionnés à une certaine dose d'action. De plus, le sensible étant notre milieu connaturel et les plus petites actions pratiques formant la trame de vie à laquelle nous sommes préparés, quitter ce domaine pour monter à l'abstrait ne va pas sans lassitude. L'effort ne peut persister. Il faut revenir à la nature et nous y plonger, afin de nous refaire [41].

L'être en contemplation est un «plus lourd que l'air»: il ne se maintient élevé que par une dépense considérable de force; en peu de temps, le combustible s'épuise et il faut de nouveau «faire le plein».

On peut admettre sans paradoxe ce mot de Bacon que corroborent les données de la physiologie: «C'est paresse que de passer trop de temps à l'étude.» C'est paresse directement, en ce que c'est impuissance à vaincre un déterminisme, à manier le frein. C'est paresse indirectement, parce que le refus du repos est le refus implicite d'un effort que le repos permettrait, que le surmenage va compromettre. Mais c'est paresse encore d'une autre façon plus cachée. En effet, physiologiquement; le repos est un énorme travail. Lorsque l'activité pensante s'interrompt, le génie intérieur du corps entreprend une restauration qu'il voudrait complète. Le soi-disant loisir n'est qu'une transformation d'énergie.

Au théâtre, quand le rideau est baissé, toute une armée d'opérateurs se précipite sur la scène, nettoie, répare, modifie, et ainsi s'apprête l'acte suivant. Le régisseur qui interromprait ou entraverait cette corvée ne serait-il pas un ennemi de la pièce, de l'auteur, des interprètes, du public, de lui-même? Le surmené s'oppose ainsi à sa propre vocation, à Celui qui la lui donne, à ses coéquipiers dans l'oeuvre intellectuelle, à ses frères qui en profiteraient, à son propre bien.

Le meilleur moyen de se détendre serait encore, s'il était possible, de ne pas se fatiguer, je veux dire d'équilibrer son travail de façon à ce qu'une opération vous reposât d'une autre. En médecine, on combat souvent les effets d'une drogue nuisible au moyen de son antagoniste. Tout ne fatigue pas de la même façon, ni au même moment. Le puddleur qui ruisselle devant son four se reposerait à botteler du foin en pleine campagne, et le botteleur à distribuer le foin dans les auges.

Nous avons déjà donné des indications en ce sens. En parlant de l'emploi du temps, puis à propos de la constance dans le travail, nous avons touché au principe de la distribution des tâches. Tout, dans l'intellectualité, n'est pas concentration épuisante: il y a les préparations, les à côté, les corollaires pratiques des pensées et des créations. Choisir des livres, trier des documents, rassembler des notes, classer des manuscrits, coller des «papillons» dans ses marges, revoir des épreuves, disposer ses objets de bureau, ranger sa bibliothèque, c'est là s'occuper, ce n'est pas travailler. En s'organisant bien, on peut ne se tendre qu'à bon escient et, dans les intervalles, fournir encore beaucoup de ces besognes peu fatigantes, indispensables pourtant et qui ont donc elles-mêmes une valeur de contemplation.

Ce rangement des travaux selon leurs exigences cérébrales aura un double avantage: il évitera le surmenage et il rendra au travail intense toute sa pureté. Quand on n'a pas prévu le repos, le repos qu'on ne prend pas se prend; il s'intercalle subrepticement dans le travail, sous forme de distractions, de somnolence et de nécessités auxquelles il faut pourvoir, n'y ayant point songé en son temps.

Je suis en plein effort créateur: voici qu'une référence me manque; il n'y a plus d'encre dans l'encrier; un classement de notes a été oublié; un livre, un manuscrit dont j'ai besoin sont dans une autre pièce, ou enfouis dans des tas dont il faut les extraire. Il y a une heure, tout cela se fût fait en jouant, avec joie, songeant à la séance tranquille que je me fusse ainsi préparée. En ce moment, j'en suis troublé; mon élan s'arrête. Si j'ai omis ces préparations au bénéfice d'un faux travail que mon intempérance a voulu sauver, le malheur est double. J'en arrive à ceci: pas de vrai repos, pas de vrai travail. Le désordre règne.

Évitez soigneusement, ai-je dit, en ce qui concerne les «instants de plénitude», le demi-travail qui est un demi-repos et qui à rien ne profite. Travaillez énergiquement, ensuite détendez-vous, ne fût-ce que de cette détente relative qui prépare, seconde ou conclut le travail.

Le repos complet sera d'ailleurs nécessaire aussi, complet, dis-je, par l'abandon momentané de tout souci laborieux, sauf celui du «travail permanent» dont nous avons dit l'aisance et les bénéfices.

Saint Thomas explique que le vrai repos de l'âme, c'est la joie, l'action délectable. Les jeux, les conversations familières, l'amitié, la vie de famille, les lectures plaisantes dont nous avons dit la loi, le voisinage de la nature, l'art facile, un travail manuel très doux, la badauderie intelligente dans une ville, les spectacles peu astreignants et peu passionnants, les sports modérés: tels sont nos éléments de détente.

Il n'y faut pas excéder non plus. Une trop longue détente, outre qu'elle dévore le temps, fait du tort à l'entraînement d'une vie laborieuse. Il est très important de découvrir, chacun, le rythme qui permettra cet entraînement maximum allié au minimum de fatigue. Travailler trop longtemps, c'est devenir fourbu; s'interrompre trop tôt, c'est ne pas donner sa mesure. De même. se reposer trop longtemps, c'est détruire l'entraînement acquis; se reposer trop peu, c'est manquer de restaurer ses forces. Connaissez-vous, et dosez tout en conséquence. Sous cette réserve, les repos fréquents et courts, qui délassent sans exiger une nouvelle mise en train, sont les plus favorables.

Ah! si l'on pouvait travailler en pleine nature, sa fenêtre ouverte sur un beau paysage, en position, dès que la fatigue vient, de se prélasser quelques instants au milieu des verdures, ou, si un arrêt se produit dans la pensée, d'en demander leur avis aux montagnes, à l'assemblée des arbres ou des nuées, aux bêtes qui passent, au lieu de se morfondre aigrement, je gage que le produit du travail serait double et qu'il serait autrement aimable, autrement humain.

On est si réaliste, en courant la campagne, et l'âme se tient en même temps si haut! L'impératif catégorique n'a pas dû être rêvé dans un pré, et moins encore l'arithmétique soi-disant morale d'un Bentham.

Jeunes gens qui aspirez haut et qui voulez aller loin, tenez-vous dans la réalité humaine. Gardez du loisir; ne vous épuisez pas; travaillez dans le calme et la joie spirituelle; soyez libre. Rusez au besoin avec vous-mêmes: promettez-vous, au moment de l'effort, quelque agréable soulagement dont l'image vous rafraîchira déjà la pensée, en attendant que lui-même répare vos forces.

Si vous êtes en groupe, soyez accueillants aux délassements les uns des autres. L'homme qui ne plaisante jamais, dit saint Thomas, qui ne reçoit pas la plaisanterie et ne favorise pas le jeu ou la détente d'autrui est un rustre, et il est onéreux à son prochain [42]. On ne peut pas vivre un jour, disait Aristote, avec un homme entièrement morose.

9.3) Accepter les épreuves

Cet équilibre du travail et de la joie reposante est d'autant plus nécessaire que les épreuves du travailleur sont nombreuses. Plus d'une fois nous en avons donné le sentiment. En matière de science comme en toute chose, on n'arrive au salut que par la croix. Le mécontentement de soi, le retard de l'inspiration, l'indifférence du milieu, l'envie, les incompréhensions, les sarcasmes, les injustices, l'abandon des chefs, la défection des amis, tout peut concourir, et tout a son heure.

Si vous devenez quelqu'un, attendez-vous à l'épreuve de choix, et apprêtez-vous à en goûter les saveurs diverses: épreuve de l'idéal, qui vous apparaît plus loin à mesure que vous activez la marche; épreuve des sots qui ne comprennent rien à vos dires et s'en scandalisent; épreuve des jaloux qui vous trouvent impudent d'avoir franchi leur ligne de combat; épreuve des bons qui se laissent ébranler, vous suspectent et vous lâchent; épreuve des médiocres qui sont la foule et que vous gênez par la muette affirmation d'un monde supérieur. Si vous étiez de ce monde, déclare le Sauveur, ce monde aimerait ce qui lui appartient; mais parce que vous n'êtes pas de ce monde... à cause de cela le monde vous hait. (Jean XV, 19).

Les diversions mentionnées ci-dessus comme moyens de détente pourront ici encore apporter leur aide. Tout ce qui repose du travail est apte aussi à calmer la peine. Toutefois, recourez surtout aux moyens surnaturels, et parmi eux au travail surnaturalisé qui est notre objet unique.

Le travail guérit les peines du travail et celles du travailleur; il est l'ennemi des chagrins, des maladies et des péchés; il nous place dans une région haute où les tracas de l'existence et les faiblesses du corps trouvent un allègement. L'élan qu'il communique, l'orientation qu'il donne aux énergies dérivent l'ennui et nous dégagent des préoccupations misérables.

Soyez oisif et tâtez votre corps: une foule de vagues malaises s'y feront probablement sentir; travaillez avec ardeur, vous n'y songerez plus. On en peut dire autant des maux de l'âme. Quand je me demande: Qu'opposerai-je aux soucis et aux lourdeurs qui m'assaillent dans le travail? Je ne trouve qu'une réponse: le travail. Quel réconfort pour mon coeur s'il doute de son oeuvre? Le travail. Quel moyen de résister aux ennemis de l'effort et aux jaloux du succès? Le travail. Le travail est le remède, le travail est le baume, le travail est l'entraînement. Ajoutez-y le silence, son compagnon, et la prière, son inspiratrice, goûtez une douce amitié, si Dieu vous l'octroie, et vous avez de quoi vaincre tout.

Le travail équilibre l'âme; il procure l'unité intérieure. Avec l'amour de Dieu, qui fonde la hiérarchie des biens, il réalise la subordination des forces, et l'âme se stabilise. Hors cela, le besoin d'unité ne pourra se satisfaire que par quelque manie inférieure ou quelque passion, et nos faiblesses de toute sorte reprendront l'empire.

Ce n'est pas en vain qu'on appelle la paresse mère de tous les vices; elle est aussi mère des défaillances et des peines, en tout cas elle les favorise. Le sentiment de victoire que le travail fait naître combat cette dépression; la dépense rythmée des forces en hausse le ton et les régularise, comme l'élan de l'équipe qui rame en chantant.

La vérité aussi est une défense; elle nous affermit; elle nous réjouit; avec elle nous nous consolons de nous-mêmes et des autres; sa découverte nous est une récompense, sa manifestation une vengeance noble, aux jours de contradiction.

Le travailleur est exposé, entre autres chagrins, à celui qui peut-être est le plus sensible à l'intellectuel, sinon à l'homme: la critique ne l'épargne point. Quand cette critique est légère et injuste, il souffre, il est porté à s'irriter; si elle touche son point faible et relève en ses productions ou son caractère des défauts qu'il aimerait oublier et dérober aux regards, ne pouvant les vaincre, c'est alors surtout qu'il se sent atteint.

Quelle riposte adéquate découvrir, et quelle attitude prendre? La même toujours, «À toutes les critiques je ne vois à faire qu'une réponse, dit Emerson: me remettre au travail» [43]. On dit aussi de saint Thomas que lorsqu'il était attaqué, ce qui arrivait beaucoup plus souvent que ne le laisse supposer son triomphe posthume, il s'efforçait d'affermir sa position, de préciser et d'éclairer sa doctrine, après quoi il se taisait. Le Boeuf muet de sicile n'allait pas se laisser détourner de sa voie par les gestes et les cris d'une croisade d'enfants.

Se corriger et se taire, c'est la grande maxime, ceux qui l'ont pratiquée sont toujours montés haut; de la force qu'on dépensait à les renverser ils ont fait une impulsion victorieuse; avec les pierres qu'on leur jetait ils ont bâti leur demeure.

Il est puéril de chercher à défendre ses oeuvres, ou de chercher à en établir la valeur. La valeur se défend d'elle-même. Le système solaire ne départage pas Ptolémée et Copernic. La vérité est; les oeuvres de vérité participent de son être et de son pouvoir. Vous agiter autour d'elles, c'est vous affaiblir. Taisez-vous; humiliez-vous devant Dieu; défiez-vous de votre jugement et corrigez vos fautes; ensuite, demeurez ferme comme le rocher que balaie le flot. Le temps et les forces que vous dépenseriez à soutenir une oeuvre sera mieux employé à en faire une autre, et votre paix vaut mieux qu'un banal succès.

Dès qu'on vous fait un reproche, au lieu de réagir au dedans ou au dehors, comme la bête qui se hérisse, observez, comme un homme, la portée de ce qu'on dit; soyez impersonnel et intègre. Si la critique a raison contre vous, entendez-vous résister au vrai? Y eût-il de l'inimitié au point de départ, ayez le courage de l'aveu et le noble propos d'utiliser la malveillance que Dieu met à votre service. Car le mal même est aux mains de Dieu, et la critique méchante, parce qu'elle est la plus aiguë, a de quoi vous profiter davantage.

L'utilité ainsi recueillie, laissez le reste au Seigneur qui juge pour vous et qui saura en son temps faire justice. N'écoutez plus. «On ne dit pas de mal, écrit saint Augustin, devant celui qui n'écoute pas». L'envie est un impôt sur le revenu de la gloire, de la distinction ou du travail. Le travail, qui est invulnérable en lui-même, réclame du travailleur sa rançon. Que celui-ci paie et ne récrimine point. «Les grandes âmes souffrent silencieusement», dit Schiller.

Quand il n'y a rien à retirer d'une attaque, il y a encore à s'en retirer, soi, à en sortir tout d'abord indemne, exempt d'affaiblissement et de rancoeur, ensuite grandi, amélioré par l'épreuve. La vraie force spirituelle s'exalte dans la persécution; elle gémit quelquefois, mais son gémissement est pareil à celui de toute créature qui «gémit et enfante», dit l'Apôtre.

Nous avons dit que la vie intellectuelle est un héroïsme: voudriez-vous que l'héroïsme ne coûtât rien? Les choses ne valent que dans l'exacte proportion de ce qu'elles coûtent. À plus tard le succès; à plus tard la louange, non pas celle des hommes peut-être, mais celle de Dieu et de sa cour qui feront de votre conscience leur prophète. Les travailleurs, vos frères, vous reconnaîtront aussi, en dépit de leur défection apparente. Entre intellectuels, beaucoup de petites vilenies et quelquefois de grandes iniquités se commettent; mais un classement sous-entendu n'en consacre pas moins les valeurs véritables, même si la publicité les oublie.

S'il faut remettre à plus tard également votre utilité - qui sait? peut être au temps où vous ne serez plus, - consentez-y; l'honneur posthume est le plus désintéressé, et l'utilité posthume donne satisfaction suffisante aux vraies fins de votre oeuvre. Que voulez-vous? La gloriole, ou le profit? Vous n'êtes alors qu'un faux intellectuel. La vérité? Elle est éternelle. Il n'est pas nécessaire qu'on utilise l'éternité.

Le vrai se dévoile peu à peu; ceux qui le tirent de l'ombre n'ont pas à lui demander de leur faire une auréole; ils servent, cela suffit, et de ceindre un seul instant le glaive des héros ou de porter le bouclier devant eux, c'est leur récompense.

Le travail ne vaut-il point par lui-même? C'est un des crimes de ce temps de l'avoir déprécié et d'avoir subsitué à sa beauté la laideur d'un âpre égoïsme. Les nobles âmes vivent une belle vie et en attendent la fécondité par surcroît. Elles travaillent non pour le fruit seulement, mais pour le travail, pour que leur vie soit pure, droite et virile, semblable à celle de Jésus et prête à la rejoindre. Aussi ne s'arrêtent-elles pas aux déceptions. L'amour ne craint pas les déceptions, ni l'espérance, ni la foi aux sérieuses racines.

On a beau travailler sans fruit apparent, semer et ne pas récolter, nager et se voir rejeter de la rive, marcher et ne trouver devant soi que des espaces sans fin, cela n'est point une déception pour qui croit, pour qui espère, et cela plaît à qui aime, parce que l'amour se prouve bien mieux quand on travaille pour le plaisir, le plaisir de l'aimé et celui de son service.

9.4) Goûter les joies

Du reste, il n'est pas dans le travail que contrariétés; le travail comporte ses joies, et c'est heureux, si la joie seule nous met en disposition laborieuse et nous détend après notre effort.

Il faudrait être en joie même dans les afflictions et les contradictions, à l'exemple de l'Apôtre: «Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations.» La tristesse et le doute tuent l'inspiration; mais elles la tuent uniquement quand on y cède. S'en relever par la joie chrétienne, c'est ranimer la flamme abattue.

Cela se peut toujours, et afin de nous y aider, Dieu permet que nous nous reposions parfois dans une allégresse tranquille.

Le sentiment de l'altitude donne au travailleur une âme à la fois étreinte et heureuse, comme au grimpeur de roches et de glaciers. Les paysages d'idées, plus sublimes que ceux des Alpes, excitent son ivresse. «Voir l'ordre de l'univers et les dispositions de la divine Providence est une activité éminemment délectable», dit saint Thomas d'Aquin [44].

D'après l'angélique Docteur, la contemplation part de l'amour et se termine à la joie: amour de l'objet et amour de la connaissance comme acte de vie; joie de la possession idéale et de l'extase qu'elle provoque [45].

L'intellectuel chrétien a choisi le renoncement; mais le renoncement l'enrichit plus qu'une opulence hautaine. Il perd le monde et le monde lui est donné spirituellement; il accède au trône d'où l'on juge les douze tribus d'Israël. (Luc, XXII, 30). L'idéal est sa réalité à lui, qui lui remplace l'autre et en absorbe les tares dans la beauté. Dépouillé de tout selon l'esprit et si souvent d'une pauvreté effective, il se trouve augmenté de tout ce qu'il délaisse ou qui le délaisse, car il en retrouve en secret la magnifique possession. S'il s'oublie dans l'action intérieure la plus absorbante, au plus profond de ce sommeil apparent il pourrait dire, comme l'Épouse: «Je dors, mais mon coeur veille». «Sur ma couche, pendant la nuit, j'ai cherché ce que mon coeur aime, je l'ai saisi et ne le laisserai pas aller».

Quand on est dans les dispositions requises et que l'âme est tout entière à l'oeuvre, quand on étudie bien, quand on lit bien, quand on note bien, quand on fait travailler l'inconscience et la nuit, les travaux qu'on prépare sont comme la graine sous le soleil, comme l'enfant que sa mère met au monde dans la douleur, mais tellement heureuse de ce qu'un homme est né qu'elle ne se souvient plus de sa douleur. (Jean XVI, 21).

La récompense d'une oeuvre, c'est de l'avoir faite; la récompense de l'effort, c'est d'avoir grandi.

Chose étonnante, le véritable intellectuel semble échapper à ces tristesses de l'âge qui infligent à tant d'hommes une mort anticipée. Il est jeune jusqu'à la fin. On dirait qu'il participe à la jeunesse éternelle du vrai. Mûr très tôt généralement, il est mûr encore, nullement aigri ou gâté lorsque l'éternité le recueille.

Cette exquise pérennité est aussi celle des saints; elle donnerait à penser que sainteté et intellectualité sont de la même essence. En effet, la vérité est la sainteté de l'esprit; elle le conserve, comme la sainteté est la vérité de la vie et tend à l'affermir pour ce monde comme pour l'autre. Point de vertu sans accroissement, sans fécondité, sans joie; point de lumière intellectuelle non plus sans que ces effets en dérivent. Savant, selon l'étymologie, cela voudrait dire sage, et la sagesse est une, comprenant la double règle de la pensée et de l'action.

9.5) Escompter les fruits

Nous arrivons par là aux dernières paroles qu'il convient d'adresser à l'auditeur de cette courte et trop longue théorie de la vie intellectuelle. «Si tu suis cette marche, dit saint Thomas à son disciple, tu porteras, dans la vigne du Seigneur, des verdures et des fruits utiles tout le temps de ta vie. Si tu pratiques ces conseils, tu atteindras à ce que tu désires. Adieu.»

N'est-ce pas un noble adieu que celui qui engage, en faveur du laborieux et du fidèle, l'honneur du vrai, assurant à qui en pose les conditions les résultats qu'il souhaite?

On ne peut rien promettre à qui n'est pas doué. Mais la vocation supposée, on a le droit de dire que la culture n'est pas fille principalement du génie; elle naît du travail, d'un travail qualifié, organisé et soutenu, tel que nous avons essayé de le peindre.

Le travail se fabrique à lui-même son propre instrument. Comme le forgeron qui trempe ses outils, il forme nos caractères et nous donne la solidité, par suite la confiance.

Cette confiance qui est fondée sur une loi des choses, appartient au travail plus qu'au travailleur; toutefois le travailleur lui aussi doit avoir foi en lui-même. N'a-t-il pas avec lui le Dieu qui a dit: «Qui cherche trouve et à celui qui frappe il sera ouvert?» Tous nous avons la Vérité derrière nous et elle nous pousse par l'intelligence; nous l'avons devant nous et elle nous appelle, au-dessus de nous et elle nous inspire.

L'âme est égale en tous; l'Esprit souffle en tous; le but et les aspirations profondes sont les mêmes pour tous; il n'y a de divers, outre les courages, que les éléments cérébraux plus ou moins libres et actifs, plus ou moins liés: or, nous savons qu'avec nos secours terrestres et célestes, nous pouvons venir à bout de bien des déficiences. La lumière peut filtrer à travers des fissures que notre effort élargit; quand elle est là, d'elle-même elle étend et corrobore son règne.

Il ne faut pas s'appuyer sur soi; mais à Dieu en soi on ne saurait accorder trop de créance. On n'a jamais une trop haute idée du moi, si c'est le moi divin.

Du reste, nous attendons aussi de nos initiateurs, de nos amis, de nos frères dans l'oeuvre intellectuelle une contribution permanente. Nous avons les génies pour nous. Les grands hommes ne sont pas grands pour eux seuls; ils nous portent; notre confiance les sous-entend. Avec leur aide, nous pouvons nous faire une vie aussi grande que la leur, sauf la disproportion des forces.

Le vrai intellectuel n'a pas à craindre la stérilité, l'inutilité: il suffit qu'un arbre soit un arbre pour porter de la graine. Les résultats viennent tard quelquefois, mais ils viennent; l'âme paie; les événements paient. Si nous ne pouvons nous égaler à ce que nous admirons, nous pouvons toujours nous égaler à nous-mêmes, et il faut le dire une dernière fois: c'est là notre seul but.

Chaque individu est unique: donc chaque fruit de l'esprit est unique aussi. L'unique est toujours précieux, toujours nécessaire. Ne manquons pas à Dieu, et le succès de Dieu sera pour une part le nôtre. Voilà ce qui peut consoler notre infériorité et, si nous produisons, nous réconforter devant le déluge des livres.

Donnez tout ce qui est en vous, et si vous êtes fidèle à vous-même, si vous l'êtes jusqu'à la fin, soyez assuré de parvenir à la perfection de votre oeuvre, - la vôtre, dis-je, celle que Dieu attend de vous et qui répond à ses grâces, intérieures et extérieures. À ce moment vous devrez vous dire que beaucoup d'oeuvres et de vies sont plus belles, mais vous pourrez ajouter: Il n'en est pas de plus belle pour moi, et il n'en est pas de semblable.

J'ajoute encore ceci, qui fait partie de nos motifs de confiance. Quand on nous demande la fidélité, le travail acharné et bien réglé, on n'entend pas exclure toute défaillance; des promesses sous cette condition seraient dérisoires. Errer est humain; mais de toutes les prescriptions retenons l'essentiel, l'habituel, c'est de ce lot qu'on nous dit: il suffit, il est indispensable.

Il serait à désirer que notre vie fût une flamme sans fumée et sans scories, que rien n'en fût perdu, que rien n'y fût impur. Cela ne se peut; mais le possible est beau encore, et beaux et savoureux en sont les fruits.

Décidé à payer, inscrivez-en sur les tablettes du coeur, aujourd'hui, si ce n'est fait déjà, la résolution ferme. Je vous conseille de l'écrire aussi noir sur blanc, bien lisible, et d'en placer les formules devant vous. En vous mettant au travail et après avoir prié, vous vous résoudrez de nouveau chaque jour. Vous aurez eu soin de noter spécialement ce qui vous est le moins naturel et le plus nécessaire, à vous, tel que vous êtes. Au besoin, vous le réciterez tout haut, pour que plus nettement votre parole vous soit donnée à vous-même.

Alors, ajoutez et répétez en toute certitude: «Si tu fais cela, tu porteras des fruits utiles et tu atteindras ce que tu désires.»

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