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Chapitre 6: L'esprit du travail

6.1) L'ardeur de la recherche

Le champ du travail déterminé, il est bon de marquer l'esprit qui doit animer le travailleur, et c'est d'abord, avant tout mode particulier de son application, un esprit de zèle. «Éclaire-toi de tes doutes», dit saint Thomas à son disciple.

Un esprit actif est constamment en quête de quelque vérité qui est pour lui, dans le moment, la figuration de cette vérité intégrale à laquelle il a voué son culte. L'intelligence est pareille à l'enfant, sur les lèvres duquel les pourquoi ne se taisent point. Un bon éducateur laisse-t-il sans satisfaction cette féconde inquiétude? Ne profite-t-il pas d'une curiosité neuve, comme d'un jeune appétit, pour nourrir solidement l'organisme spirituel naissant? Notre âme ne vieillit pas; elle est toujours en croissance; à l'égard de la vérité, elle est toujours enfant; chargés nous-mêmes de son éducation permanente, nous ne devons, autant qu'il se peut, laisser sans solution aucun des problèmes qui se posent à nous au cours du travail et sans conclusion appropriée aucune de nos enquêtes.

Que l'homme d'étude soit donc aux écoutes de la vérité. Tandis qu'il est penché sur sa tâche, l'Esprit souffle en lui, se révèle peut-être au dehors, envoie ses prophètes, hommes, choses, livres, événements: l'âme attentive n'en doit rien négliger; car cet esprit du vrai, comme la grâce, souvent passe et ne revient pas. Lui-même, d'ailleurs, n'est-il pas une grâce?

Le grand ennemi du savoir, c'est notre indolence; c'est cette paresse originelle qui répugne à l'effort, qui veut bien, capricieusement, donner de-ci de-là quelque coup de collier, mais vite revient à un automatisme négligent, considérant un élan vigoureux et soutenu comme un vrai martyre. Un martyre, peut-être! étant donné notre constitution; mais ce martyre, il y faut être préparé ou renoncer à l'étude; car que peut-on faire sans mâle énergie? L'esprit est comme l'aéroplane qui ne peut se maintenir haut qu'en progressant de toute la force de son hélice. S'arrêter, c'est choir.

Par contre, une ardeur tenace peut nous porter hors de toutes les limites prévues par nos rêves. On ne sait pas à quel point l'intelligence est plastique et susceptible d'entraînement. Bossuet a dit: «L'esprit de l'homme peut trouver jusqu'à l'infini, sa seule paresse met des bornes à sa sagesse et à ses inventions.» Ce que nous prenons pour barrière n'est le plus souvent que la broussaille de nos défauts et de nos négligences sensuelles. Entre concevoir et projeter, projeter et exécuter, exécuter et parfaire, que de délais, que de chutes! L'habitude de l'effort rapproche ces étapes et fait passer de la conception à l'achèvement par une pente rapide. L'homme fort dresse devant soi l'échelle de Jacob, pour les montées et les descentes des anges qui nous visitent.

Certains esprits en arrivent promptement à se contenter d'un certain acquis. Ayant travaillé au début, ils ont perdu le sentiment de leur vide. Ils ne songent pas que nous sommes toujours vides de ce que nous n'avons point et que, dans un champ de découverte illimité, il n'y a jamais lieu de se dire: Arrêtons-nous là. S'il ne s'agit que de parade ou de quelque avantage, un petit stock de pensées y peut suffire. Beaucoup se servent ainsi d'un paravent léger pour masquer à autrui et à eux-mêmes une vaste ignorance. Mais une réelle vocation ne se satisfait pas à si peu de frais; elle considère tout acquis comme un point de départ. Savoir, chercher, savoir de nouveau et repartir pour chercher encore, c'est la vie d'un homme consacré au vrai, comme acquérir, quelle que soit sa fortune, est le but de l'avare. L'intellectuel sincère dit chaque jour au Dieu de vérité: «Le zèle de ta maison me dévore.»

C'est sur le tard plus que jamais qu'il y a lieu de se garder d'une telle tentation. On connaît le cas de ceux qu'on appelle «bonzes», vieux savants qui étouffent sous les honneurs, qu'on écrase d'exigences et qui perdent en représentation le temps qu'ils consacraient jadis à des découvertes. Mieux outillés, ils ne produisent plus; soutenus de toute façon, ils ne sont cependant qu'une ombre d'eux-mêmes. On disait du peintre Henner, à la fin de sa vie: «Il ne fait plus que de faux Henner.» Je ne signe pas ce jugement, mais le mot est cruel, et, pour tous ceux qu'il pourrait viser, il est redoutable. Il ne faut pas se dissimuler que, chez les jeunes aussi, on constate ce radotage prématuré qui, heureux d'une trouvaille réelle ou apparente, l'exploite à satiété et perd à étirer un fil de plus en plus ténu des soins qui seraient mieux employés à fondre un lingot ou à frapper une médaille.

Un vrai penseur apporte à son travail un tout autre esprit; il est entraîné par un instinct de conquérant, une fougue, un élan, une inspiration héroïques. Un héros ne se fixe pas, ne se limite pas. Un Guynemer juge une victoire comme une répétition pour une autre victoire; selon un mode tout-puissant, il vole, repart, atteint l'adversaire, se retourne contre un nouveau et ne voit que dans la mort la fin de sa carrière.

Il faut toujours chercher, toujours s'efforcer. La nature pousse le sauvageon à refleurir, l'astre à briller, l'eau à couler, dévalant les pentes, tournant les obstacles, remplissant les vides, rêvant de la mer qui l'attend là-bas, où elle atteindra peut-être. La création à tous ses étages est une aspiration continue: l'esprit, qui est en puissance toutes choses, ne peut limiter de lui-même ses formes idéales plus que les formes naturelles dont elles sont le reflet. La mort le limitera, et aussi son impuissance: que du moins son courage fuie les paresseuses frontières. L'infini qui est devant nous veut l'infini de notre désir pour corriger autant qu'il se peut l'évanouissement de notre force.

6.2) La concentration

Cet esprit de zèle doit se concilier avec une concentration que tous les hommes de pensée profonde nous recommandent. Rien de désastreux comme l'éparpillement. Diffuser la lumière, c'est l'affaiblir dans des proportions géométriquement croissantes. Au contraire, concentrez par l'interposition d'une loupe, et ce qui était à peine échauffé par le libre rayonnement brûle au foyer où l'ardeur s'exalte.

Que votre esprit apprenne à faire loupe, grâce à une attention convergente; que votre âme soit toute tendue vers ce qui s'est établi en vous à l'état d'idée dominante, d'idée absorbante. Sériez les travaux, afin de pouvoir vous y donner tout entier. Que chaque tâche vous prenne à fond, comme si elle était seule. C'était le secret de Napoléon; c'est celui de tous les grands actifs. Les génies mêmes ne furent grands que par l'application de toute leur force sur le point où ils avaient décidé de donner leur mesure.

Il faut laisser chaque chose à elle-même, la faire en son temps, en réunir toutes les conditions, lui consacrer la plénitude des ressources dont on dispose, et, une fois qu'on l'a menée à bien, passer paisiblement à une autre. On accumule ainsi incroyablement sans se ruiner en agitations.

Ce n'est pas qu'on ne puisse avoir plusieurs travaux en chantier: cela même est nécessaire; car pour avoir du recul, pour mieux se juger et au besoin se reprendre, pour se reposer d'un effort par un autre, peut-être aussi pour des motifs accidentels, on ne peut éviter l'interruption et l'échange des tâches. Mais alors, ce que nous disons de la concentration s'applique à chaque besogne et à chaque reprise la concernant. Au moment où celle-ci est en question, il faut exclure celle-là, établir un système de cloisons étanches, pousser à fond sur le point abordé et ne permuter qu'ensuite.

Les va-et-vient ne réussissent jamais. Le voyageur qui tâtonne et s'engage successivement dans diverses routes s'épuise, se décourage et n'avance pas. Au contraire, la continuité dans une voie et les reprises énergiques suivies de détentes opportunes, à savoir quand la première phase de l'action est satisfaite, c'est le moyen de produire au maximum, et en même temps de garder sa pensée fraîche, son courage intact. L'âme d'un vrai travailleur, en dépit de ses préoccupations et de leur multiplicité successive, devrait toujours, entre deux pesées ardentes sur l'obstacle, être trouvée paisible et noble comme l'assemblée des nuages sur l'horizon.

Ajoutez que cette loi de toute activité se renforce quand il s'agit de pensée pure, en raison de l'unité du vrai et de l'importance d'en maintenir sous nos yeux tous les éléments pour que la clarté en jaillisse. Chaque idée, pour peu que c'en soit vraiment une, est riche à l'infini; tenant à toutes les autres, elle peut sans cesse s'y régénérer. Tant que ces dépendances éclairantes se découvrent, tant que le vrai rayonne, ne distrayez pas le regard, gardez en main le fil qui vous guide à travers le labyrinthe; semez la graine d'une féconde pensée, puis la graine de la plante nouvelle; ne vous lassez ni de culture, ni de semailles: un seul germe vaut pour tout un champ.

Tous les ouvrages d'un esprit bien fait ne devraient être que des développements d'une pensée unique, d'un sentiment de la vie qui cherche ses formes et ses applications: à plus forte raison toutes les démarches d'une période définie, d'une entreprise, d'une séance d'étude doivent-elles s'orienter, se masser avec une discipline stricte. Creuser toujours le même trou, c'est le moyen de descendre profond et de dérober ses secrets à la terre.

Un des effets de cette concentration, ce sera le choix dans la masse confuse qui presque toujours se présente à nous, lors de nos premières recherches. Peu à peu, les liaisons essentielles se découvriront, et c'est en cela que consiste avant tout le secret des puissantes oeuvres. La valeur n'est nulle part dans la multiplicité; elle est dans les relations de quelques éléments qui gouvernent tout le cas, ou tout l'être, qui en fournissent la loi et permettent donc à son sujet la création originale, l'oeuvre en relief et de solide portée. Quelques faits bien choisis ou quelques idées fortes, fortes dis-je par leur cohérence et leurs enchaînements plus que par leur teneur, c'est la matière suffisante d'une production géniale. Bien diriger leurs investigations et bien centrer leurs travaux, ce fut tout l'art des grands; c'est ce qu'à leur exemple il faut tenter, chacun, pour aller jusqu'au bout de soi-même.

6.3) La soumission au vrai

Mais une autre chose est encore plus importante, c'est de nous soumettre, en même temps qu'à la discipline du travail, à la discipline du vrai, qui est la stricte condition de son commerce. Une obéissance prompte: voilà ce qui appelle en nous la vérité. À ce rendez-vous solennel, nous devons apporter une âme respectueuse. La vérité ne se livre que si nous sommes d'abord dépouillés et bien décidés à ce qu'elle seule suffise. L'intelligence qui ne se donne pas est en état de scepticisme, et le sceptique est peu armé pour la vérité. La découverte est le fait de la sympathie; or qui dit sympathie dit don.

Par la pensée nous trouvons quelque chose, nous ne le faisons pas; refuser de nous y soumettre, c'est ne la rencontrer point, et ne pas nous y soumettre d'avance, c'est esquiver sa rencontre. Cédant au vrai et nous l'exprimant du mieux que nous pouvons, mais sans altération criminelle, nous exerçons un culte auquel le Dieu intérieur et le Dieu universel répondront en révélant leur unité et en liant société avec notre âme. En cela comme en tout, c'est la volonté propre qui est l'ennemie de Dieu.

Cette soumission suppose l'humilité, et nous aurions à rappeler ici ce que nous disions des vertus pour le règne de l'intelligence; car les vertus ont toutes pour base l'exclusion de la personnalité orgueilleuse, qui répugne à l'ordre. Intellectuellement, l'orgueil est le père des aberrations et des créations factices; l'humilité est l'oeil qui lit au livre de la vie et au livre de l'univers.

L'étude pourrait se définir en disant: C'est Dieu qui prend en nous conscience de son oeuvre. Ainsi que toute action, l'intellection va de Dieu à Dieu comme à travers nous. Dieu en est la cause première; il en est la fin dernière: sur le passage, notre moi débordant peut faire dévier l'essor. Ouvrons plutôt les yeux avec sagesse, pour que notre Esprit inspirateur voie.

Notre intellect est au total une puissance passive; on est fort, intellectuellement, dans la mesure où l'on est réceptif. Ce n'est pas qu'il n'y ait lieu de réagir, mais la réaction vitale sur laquelle nous nous étendrons ne doit rien changer à la teneur de nos acquisitions, elle les fait seulement nôtres. Une grande culture, en peuplant l'esprit, y crée de nouvelles amorces et en augmente la capacité; mais sans l'humilité, cette attraction exercée sur le dehors sera elle aussi une source de mensonges. Au contraire, à l'esprit cultivé et humble, les lumières viennent de toutes parts, elles s'y accrochent comme l'aurore aux cimes.

Outre l'humilité, il faut recommander au penseur une certaine passivité d'attitude qui réponde à la nature de l'esprit et à celle de l'inspiration. Nous savons mal comment va l'esprit; mais nous savons que la passivité est sa loi première. Nous savons encore moins la route de l'inspiration; mais nous pouvons constater qu'elle utilise en nous l'inconscience plus que les initiatives. Nous avançons à travers les difficultés comme un cavalier dans la nuit: mieux vaut nous fier à notre monture que de tirer indiscrètement sur la bride.

Une activité trop volontaire rend notre intelligence moins sûre et moins réceptive; trop agités, nous demeurons à nous-mêmes, alors que comprendre, c'est devenir autre et subir un heureux envahissement. Essayez de penser dans l'objet de la science, non en vous-même, comme lorsqu'on parle il faut parler dans l'espace, non dans ses propres cavités. Les chanteurs savent ce que je dis; ceux qui ont goûté de l'inspiration me comprendront de même. Il faut regarder à travers l'esprit, vers les choses, non dans l'esprit, plus ou moins oublieux des choses. Dans l'esprit, il y a ce par quoi l'on voit, mais non ce que l'on voit: que le moyen ne nous distraie pas du terme.

Voici le travail profond: se laisser pénétrer par la vérité, en être submergé doucement, s'y noyer, ne plus penser que l'on pense, ni que l'on soit, ni que rien au monde soit, hors la vérité elle-même. Telle est la bienheureuse extase.

Pour saint Thomas, l'extase est fille de l'amour, qui vous transporte au dehors, vers l'objet de vos rêves: aimer la vérité assez ardemment pour s'y concentrer et se transporter ainsi dans l'universel, dans ce qui est, au sein des vérités permanentes, c'est l'attitude de contemplation et de production féconde. On est alors ramassé sur soi, mais avec l'oeil sur la proie, comme le fauve, et la vie intérieure est intense, mais avec un sentiment de lointain, comme si l'on circulait dans les astres. On se sent à la fois épanoui et enchaîné, libre et esclave; on est pleinement soi-même en se donnant à plus haut que soi; on s'exalte en se perdant: c'est le nirvana de l'intelligence ravie et puissante.

N'allez donc pas, si vous êtes visité par cet esprit, le décourager et l'expulser pour une forme de travail tout artificielle et extérieure. S'il est absent, hâtez son retour par vos humbles voeux. Sous l'éblouissement divin, vous avez plus à gagner en peu de temps qu'en beaucoup livré à vos seules pensées abstraites. «Dans tes parvis, Seigneur, un jour vaut plus que mille» (Ps. LXXIII, II).

Évitez aussi longtemps qu'il se pourra le retour de l'activité voulue, le réveil de l'Épouse. Que votre esprit soit la cire, non le cachet, afin que la ligne de la vérité demeure pure. Pratiquez le saint abandon; obéissez à Dieu; soyez comme le poète inspiré, comme l'orateur qu'une vague intérieure soulève et chez qui la pensée ne pèse plus.

D'un autre côté, ayant à recevoir des hommes par la lecture, l'enseignement, les fréquentations, goûtez cette règle d'or insérée par saint Thomas au milieu des Seize préceptes: «Ne regarde pas de qui tu entends les choses, mais tout ce qui se dit de bon, confie-le à ta mémoire.»

L'histoire des sciences est pleine des résistances de talent à talent, de génie à génie, de coterie à coterie, de chapelle à chapelle. Laënnec s'oppose à Broussais, Pouchet à Pasteur; Lister a l'Angleterre contre lui, Harvey toute l'humanité au-dessus de quarante ans. On dirait que la vérité est trop luxuriante et qu'il faut enrayer sa pullulation. Pourtant, les lois du monde se soumettent la matière: pourquoi l'esprit a-t-il tant de peine à plier l'esprit?

Dans la Première aux corinthiens (c. XIV), il est dit que si au moindre des fidèles en oraison il est révélé quelque chose, les autres doivent se taire et l'entendre. Sur quoi saint Thomas fait cette réflexion: «Nul, si sage qu'il soit, ne doit rejeter la doctrine d'un autre, si petit qu'il soit» [22], et cela se rapporte à un autre conseil paulinien: «Estimez-vous, en toute humilité, supérieurs les uns aux autres.» (Philipp., II, 3.) Celui-là est supérieur dans le moment, qui se trouve plus près de la vérité et en reçoit la lumière.

Ce qui importe dans une pensée, ce n'est pas sa provenance, ce sont ses dimensions; ce qui est intéressant dans le génie même, ce n'est ni Aristote, ni Leibniz, ni Bossuet, ni Pascal, C'est la vérité. Plus une idée est précieuse, moins il importe de savoir d'où elle vient. Élevez-vous à l'indifférence des sources. La vérité seule a droit, et elle a droit partout où elle se montre. Comme il ne faut s'inféoder à personne, encore moins faut-il dédaigner personne, et s'il n'est pas opportun de «croire à tous», on ne doit non plus refuser de croire qui que ce soit, s'il exhibe ses titres.

Là est la grande liberté, et la récompense en est si ample que l'avarice s'en saisirait, si elle ne se croyait mieux inspirée en gardant ses coffres. Nous croyons volontiers détenir tout, être capables de tout, et nous n'écoutons que distraitement les voix étrangères. Seuls quelques privilégiés, hommes ou livres, ont notre oreille et nous servent d'inspirateurs. Or, en réalité, l'inspiration est partout; l'Esprit souffle à pleines vallées comme il hante les cimes. Dans la plus pauvre intelligence est un reflet de la Sagesse infinie, et la profonde humilité sait l'y reconnaître.

Comment ne pas se sentir en présence de Dieu, quand un homme enseigne? N'en est-il pas l'image? Image déformée quelquefois, mais authentique souvent, et la déformation est toujours partielle. Nous demander à quel prix s'opérerait le redressement et dans quelle mesure la rectitude demeure, ce serait un travail plus fécond que de hausser les épaules ou de s'opposer avec âpreté. Il est vain de toujours s'opposer; la plupart du temps, mieux vaut réfléchir. Partout où le Dieu de vérité a laissé de lui-même, nous devons nous empresser de recueillir, de vénérer religieusement et d'utiliser avec diligence. Là où le semeur éternel a passé, ne lèverons-nous pas la moisson?

6.4) Les élargissements

Enfin, pour ennoblir l'esprit du travail, il faut ajouter à l'ardeur, à la concentration, à la soumission un effort d'élargissement qui donne à chaque étude ou à chaque production une portée en quelque sorte totale.

Un problème ne peut être enfermé en soi; il déborde en raison de sa nature propre; car l'intelligibilité qu'il invoque est empruntée à des sources plus hautes que lui-même. Ce que nous avons dit de la science comparée nous renseigne ici. Chaque objet de notre étude appartient à un ensemble où il agit et reçoit de l'action, subit des conditions et pose les siennes; on ne peut l'étudier à part. Ce qu'on nomme spécialité ou analyse peut bien être une méthode, ce ne doit pas être un esprit. Le travailleur sera-t-il dupe de son propre stratagème? J'isole une pièce d'un mécanisme afin de la mieux voir; mais tandis que je la tiens et que mes yeux l'observent, ma pensée doit la maintenir en place, la voir jouer dans son tout, sans quoi j'altère le vrai et dans le tout rendu incomplet, et dans le rouage devenu incompréhensible.

Le vrai est un; tout se tient dans l'unique vérité suprême; entre un objet particulier et Dieu, il y a toutes les lois du monde, dont l'ampleur va croissant à partir de la norme appliquée à cet objet jusqu'à l'Axiome éternel. D'autre part, l'esprit de l'homme lui aussi est un; sa formation ne saurait se satisfaire du mensonge des spécialités considérées comme un émiettement du vrai et du beau en fractions éparses. Si restreinte que soit votre enquête, si exigu le cas qui vous retient, c'est tout l'homme et tout l'univers qui sont réellement en cause. Le sujet et l'objet visent tous deux à l'universel. Étudier véritablement une chose c'est évoquer par degrés le sentiment de toutes les autres et de leur solidarité, c'est se mêler au concert des êtres; c'est s'unir à l'univers et à soi-même.

Nous parlions tout à l'heure de concentration; mais on savait que nous ne voulions point de ce fait rétrécir l'étude. Concentrer et élargir se concilient fort bien; l'un et l'autre est nécessaire. J'appelle concentration la convergence de l'attention sur un point; j'appelle élargissement le sentiment que ce point est le centre d'un vaste ensemble, voire le centre de tout, car dans la sphère immense «le centre est partout et la circonférence nulle part».

Notre esprit a cette double tendance: unifier les détails pour arriver à une synthèse compréhensive; perdre dans le détail, en s'y oubliant, le sentiment de l'unité. Il faut équilibrer ces deux penchants. Le premier répond au but de la science, le second à notre faiblesse. Nous devons isoler pour mieux pénétrer, mais ensuite il faut unir, afin de mieux comprendre.

Ne placez donc pas, en travaillant, votre point de vue trop bas. Pensez de haut. Gardez l'âme d'un voyant en épluchant les broutilles du vrai, et à plus forte raison ne rapetissez pas les questions sublimes. Sentez-vous en rapport avec les grands secrets, dans le souffle des grands êtres; percevez la lumière qui filtre ici ou là, mais qui plus loin, en continuité avec ce filet ténu, inonde les univers et rejoint la Source pure.

Corot ne peint pas un arbre en oubliant l'horizon; Vélasquez pose ses Ménines en plein Escurial, en pleine vie, il serait plus vrai encore de dire en plein Être, car c'est ce sentiment du mystère de l'Être qui fait de ce prodigieux talent un génie qui stupéfie l'âme en charmant les yeux. C'est une règle de l'art de peindre, qu'il faut surtout penser au morceau qu'on ne peint pas, et que d'ailleurs le morceau cède au caractère, à la portée générale du sujet, à l'élargissement hors la toile.

L'artiste, à propos du moindre détail, doit être en état de rêverie universelle; l'écrivain, le philosophe, l'orateur, en état de pensée et d'émotion universelles. En posant le doigt sur un point de la mappemonde, il faut sentir toute son étendue et sa rondeur. C'est toujours du tout que l'on parle.

Fuyez ces esprits qui jamais ne peuvent sortir de la scolarité, qui sont esclaves du travail au lieu de le pousser devant eux en pleine lumière. Se laisser ligoter par d'étroites formules et se pétrifier l'esprit dans des formes livresques est une marque d'infériorité qui contredit clairement la vocation intellectuelle. Ilotes ou éternels enfants: tel est le nom de ces prétendus travailleurs, qu'on trouve dépaysés en toute haute région, devant tout horizon large, et qui volontiers réduiraient les autres à leur orthodoxie de primaires étriqués.

Le génie est de voir, dans le travail, ce qu'on n'y mettra point, dans les livres ce qu'ils ne sauraient dire. Les interlignes d'un grand texte en sont le vrai trésor; ils suggèrent, ils donnent à penser que rien n'est étranger aux plus profondes pensées de l'homme. Au lieu de les diminuer, de les vider, prêtez donc aux sujets restreints ce qui en fait la solide substance, à savoir ce qui ne leur appartient pas, mais est commun à eux et à d'autres, à eux et à tous, comme la lumière est commune aux couleurs et à leur distribution sur les êtres.

L'idéal serait d'établir dans son esprit une vie commune de pensées qui se pénétreraient et n'en feraient pour ainsi dire qu'une seule. Ainsi en est-il en Dieu; peut-on trouver un meilleur modèle pour guider de loin notre pauvre science?

L'esprit esprit de contemplation et d'oraison que nous avons requis nous rapprocherait tout naturellement de cet état; il porte ce fruit de lui-même. En adoptant le point de vue de Dieu, grâce auquel chaque chose obtient son suprême raccordement et toutes leur cohésion, on doit se sentir au centre de tout, invité par des richesses et par des possibilités inépuisables.

Si l'on veut bien y réfléchir, on se rendra compte que l'espèce d'éblouissement qui nous prend en face d'une vérité nouvelle tient à ce sens des perspectives indéfinies et des attaches universelles. Ce seul pas fait dans le sens du vrai est comme une randonnée de lumière. On voit le monde sous un nouveau jour; on sent le tout qui palpite au contact du fragment retrouvé. Plus tard, cette idée, ramenée en deçà des confins où elle jouait le rôle d'une avant-courrière, pourra sembler mesquine à celui qu'elle éblouissait; n'évoquant plus qu'elle-même, elle perd vie, elle déçoit le sentiment de l'infini qui est l'âme de toute recherche.

Les grands hommes ont souffert de ce dessèchement des pensées. Leur vision était grande: ils trouvent leurs résultats petits. C'est pourquoi il faut les lire, eux aussi, dans un esprit non littéral, non livresque, dans un esprit de dépassement qui les rendra simplement à eux-mêmes. La lettre tue: que la lecture et l'étude soient esprit et vie.

6.5) Le sens du mystère

C'est assez dire que le sens du mystère doit demeurer, même après notre effort maximum et même après que la vérité a paru y sourire. Ceux qui croient tout comprendre prouvent par cela seul qu'ils n'ont rien compris. Ceux qui se satisfont de réponses provisoires à des problèmes qui en réalité se posent toujours faussent la réponse qui leur est donnée, ne la sachant point partielle. Toute question est une énigme que nous pose la nature, et à travers elle Dieu: ce que propose Dieu, Dieu seul y peut répondre. Les portes de l'infini sont toujours ouvertes. Ce qu'il y a de plus intéressant en chaque chose, c'est ce qui ne s'exprime point. «Nous ne savons le tout de rien» dit Pascal, et «pour comprendre à fond une seule chose, ajoute Claude Bernard, il faudrait les comprendre toutes». On peut dire de la pleine vérité en une matière quelconque ce que disait de Dieu saint Augustin: «Si tu comprends, dis-toi que ce n'est pas cela». Mais le petit esprit croit posséder le cosmos et sa fortune; un seau à la main avec trois litres d'eau miroitante, il dit: Voyez, j'ai capté l'océan et les astres.

Saint Thomas, à la fin de sa vie, gagné par ce sentiment du mystère de tout, répondait à frère Réginald qui le poussait à écrire: «Réginald, je ne puis plus: tout ce que j'ai écrit ne me paraît que de la paille». N'ayons pas la présomption de souhaiter que ce haut désespoir vienne trop tôt; il est une récompense; c'est le silence précurseur du grand cri dont vibrera toute l'âme envahie de lumière; mais un peu de cet émoi est le meilleur correctif de l'orgueil qui éblouit et des prétentions qui égarent. C'est aussi un stimulant du travail, car les lumières lointaines nous attirent tant que nous gardons l'espoir d'y atteindre. Au contraire, à croire que tout est dit et qu'il n'est que d'apprendre, on travaille dans un petit rond et l'on s'immobilise.

Un caractère élevé sait que nos lumières ne sont que les degrés d'ombre par lesquels nous montons vers la clarté inaccessible. Nous balbutions, et l'énigme du monde est parfaite. Étudier, c'est préciser quelques conditions, classer quelques faits: on n'étudie grandement qu'en plaçant ce peu sous les auspices de ce que l'on ignore encore. Ce n'est point le placer dans l'obscurité; car la lumière qui ne se voit pas est celle qui soutient le mieux les reflets de notre nuit astrale.

Le mystère est en toutes choses la lumière du connu, comme l'unité est la source du nombre, comme l'immobilité est le secret des courses vertigineuses. Sentir en soi bruire tout l'être et toute la durée, les appeler en témoignage, c'est encore, en dépit de leur silence, s'entourer des meilleures garanties pour l'acquisition du vrai. Tout tient à tout, et les claires relations des êtres plongent dans cette nuit où je pénètre à tâtons.

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