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Chapitre 4: Le temps du travail

4.1) Le travail permanent

De bien des façons nous avons dû qualifier déjà le labeur intellectuel; il faut néanmoins serrer de plus près ses diverses conditions et tout d'abord le temps que le penseur lui consacre.

L'étude a été appelée une prière à la vérité. Or, la prière, nous dit l'Évangile, ne doit jamais être interrompue: «Il faut toujours prier et ne jamais cesser» [Lc 18:1]. Je sais qu'on peut entendre ce texte avec bénignité; il voudrait dire: Ne passez pas de jour, de semaine, de longue période sans vous adresser à Dieu. Mais nos docteurs se sont gardés de rétrécir ainsi une grande parole; ils l'ont prise à la lettre et en ont tiré une doctrine profonde.

La prière est l'expression du désir; sa valeur est faite de notre aspiration intérieure, de sa teneur et de sa force. Ôtez le désir, la prière n'est plus; altérez-le, elle change; fortifiez ou atténuez son élan, la prière prend essor ou bien n'a plus d'ailes. Inversement, supprimez l'expression en laissant le désir, la prière, à beaucoup d'égards, reste intacte. Un enfant qui ne dit rien, mais fixe un oeil ardent sur le jouet d'une vitrine, puis regarde sa mère qui sourit, n'a-t-il pas formulé la plus touchante prière? N'eût-il rien vu, le désir du jeu, inné chez l'enfant comme la soif d'agir, n'est-il pas pour les siens une prière permanente qu'ils exaucent?

Il faut prier toujours, cela équivaut donc à dire: Il faut toujours désirer les choses éternelles, les choses du temps qui les servent, le pain quotidien de toute nature et de toute opportunité, la vie en toutes ses ampleurs, terrestres et célestes.

Appliquez ce commentaire à la prière active de l'étude, vous entrez dans une considération extrêmement précieuse. Le penseur est un consacré; il n'est cependant penseur en activité que durant bien peu d'heures. Carlyle disait: «Je ne crois pas qu'aucun littérateur ait consacré à la littérature le cinquième de son temps.» Puisque la plus grande partie de sa vie est ainsi à niveau ou en bas, il faut bien que l'homme des hauteurs redescende et s'incline: quel gain, s'il pouvait ne pas se plier tout entier!

Comme la prière peut durer tout le temps, parce qu'elle est un désir et que le désir demeure: pourquoi l'étude ne durerait-elle pas tout le temps, elle qui est aussi un désir et un appel du vrai?

Le désir de savoir définit notre intelligence comme puissance de vie. Instinctivement nous voulons connaître, comme nous demandons du pain. Si la plupart des hommes s'attardent en des désirs plus terriens, le penseur a ceci de particulier que le désir de savoir l'obsède: pourquoi ne pas faire travailler ce désir, le faire travailler, dis-je, constamment, comme un cours d'eau sous lequel on a aménagé des turbines?

Cela se peut, et la psychologie nous l'apprend, autant que l'expérience. Le cerveau travaille tout le temps; les turbines que je réclame existent, elles tournent, elles entraînent un système de rouages d'où les idées s'échappent comme les étincelles d'une dynamo en plein rendement. Les processus nerveux s'enchaînent en série continue et ne s'arrêtent pas plus que les mouvements du coeur ou le souffle de nos poitrines. Que manque-t-il, pour utiliser en faveur de la vérité cette vie permanente? Uniquement de la discipline. Il faut que les dynamos soient reliées aux turbines, les turbines au courant; il faut que le désir de connaître actionne régulièrement, et non plus par intermittence, le fonctionnement cérébral conscient ou inconscient.

La plus grande partie de notre activité nerveuse ne sert de rien, parce qu'elle n'est pas captée. À vrai dire, elle ne peut l'être tout entière, car notre pouvoir sur elle est relatif, et à forcer le rendement, on briserait la machine; mais le possible n'est recherché que par bien peu. L'habitude y est d'un grand poids; bien montée, elle agit comme une seconde nature, et c'est ici que se placent nos conseils pratiques.

«Tout ce que tu pourras, dit saint Thomas à l'homme d'étude, efforce-toi de le ranger dans la cassette de l'esprit, comme celui qui entend remplir un vase». Nous reviendrons sur cette comparaison, qui pourrait prêter à équivoque; mais il s'agit ici du soin d'acquérir, non de la façon. Ce qui importe à l'homme de vérité, c'est de comprendre que la vérité est partout, et qu'il en laisse passer un flot continu qui pourrait activer son âme.

«La sagesse crie dans les rues, dit la Bible; elle élève sa voix sur les places; elle prêche à l'entrée des lieux bruyants; aux portes de la ville elle fait entendre ses paroles: jusques à quand, ignorants, aimerez-vous votre ignorance?... retournez-vous... et je répandrai sur vous mon esprit... j'étends ma main et personne n'y prend garde». [Pr 1:20-24]. Ce pressant appel du vrai, s'il était entendu, élargirait un esprit et l'enrichirait plus que beaucoup de séances laborieuses. Celles-ci demeureraient nécessaires; mais la lumière qui s'y concentre irait s'épanouissant de façon à couvrir presque toute la vie; un courant s'établirait qui amènerait sous la lampe les résultats de la pensée diffuse et ferait retour à cette dernière pour lui donner une orientation, une portée habituelle et par suite une fécondité.

Voyez ce qui se passe quand vous voulez meubler un appartement. Jusque-là, vous ne pensiez pas aux meubles, tellement que circulant dans les rues de Paris, où sur quatre boutiques il en est une d'antiquaire, vous ne les voyiez même pas; leurs formes ne vous arrêtaient pas; vous ignoriez les tendances de la mode, les chances de telle trouvaille, la spécialité de tel quartier, les prix, etc. Au contraire, votre esprit éveillé par le désir, tout vous frappe, tout vous retient; on dirait que Paris est un vaste magasin, et vous savez en huit jours ce que toute une vie eût daigné apprendre.

La vérité est plus répandue que les meubles. Elle crie dans les rues et ne nous délaisse point quand nous la délaissons. Les idées sont dans les faits; elles sont aussi dans les conversations, dans les hasards, dans les spectacles, dans les visites et les flâneries, dans les lectures les plus banales. Tout contient des trésors, parce que tout est dans tout, et quelques lois de la vie ou de la nature gouvernent tout le reste.

Newton eût-il découvert la gravitation, si son attention au réel ne l'eût averti et disposé à s'apercevoir que les pommes tombent comme les univers? Les lois de gravitation des esprits, les lois sociologiques, philosophiques, morales, artistiques ne sont pas moins appliquées partout. Une grande pensée peut naître à propos de chaque fait. En toute contemplation, fût-ce celle d'une mouche ou d'un nuage qui passe, il y a une opportunité de réflexions sans fin. Tout accrochement de lumière peut mener au soleil; toute voie ouverte est un corridor vers Dieu.

Or, ces richesses, nous pourrions les capter, si nous étions là. Regardant tout en esprit d'inspiration, nous verrions partout des leçons, des prophéties du vrai ou des confirmations, des prodromes et des suites. Mais le plus souvent nous n'y sommes pas, notre attention est absente.

Prenez donc l'habitude d'être présent à ce jeu de l'univers matériel et moral. Apprenez à regarder; confrontez ce qui s'offre à vous avec vos idées familières ou secrètes. Ne voyez pas dans une ville uniquement des maisons, mais de la vie humaine et de l'histoire. Qu'un musée ne vous montre pas que des cadres, mais des écoles d'art et de vie, des conceptions de la destinée et de la nature, des orientations successives ou diverses de la technique, de la pensée inspiratrice, des sentiments. Qu'un atelier ne vous parle pas seulement de fer et de bois, mais de la condition humaine, du travail, de l'économie ancienne et moderne, des rapports de classes. Que les voyages vous apprennent l'humanité; que les paysages évoquent à vos yeux les grandes lois du monde; que les étoiles vous parlent des durées incommensurables; que les cailloux du chemin soient pour vous le résidu de la formation de la terre; que la vue d'une famille rejoigne en vous celle des générations; et que la moindre fréquentation vous renseigne sur la plus haute conception de l'homme. Si vous ne savez pas regarder ainsi, vous ne deviendrez ou ne serez qu'un esprit banal. Un penseur est un filtre où le passage des vérités abandonne leur meilleure substance.

Apprenez à écouter, et écoutez, d'abord, qui que ce soit. Si c'est aux halles, ainsi que le prétendait Malherbe, qu'on apprend sa langue, aux halles aussi, c'est-à-dire dans la vie courante, on peut apprendre la langue de l'esprit. Une foule de vérités circulent dans les discours les plus simples. Le moindre mot écouté avec attention peut être un oracle. Un paysan est à certains moments beaucoup plus sage qu'un philosophe. Tous les hommes se rejoignent en refluant tout au fond d'eux-mêmes, et si quelque profonde impression, un retour instinctif ou vertueux à la simplicité originelle écarte les conventions, les passions qui d'ordinaire nous dérobent à nous-mêmes ou aux autres, on entend toujours un discours divin, quand un homme parle.

Dans chaque homme est tout l'homme, et une profonde initiation nous en peut venir. Si vous étiez romancier, ne sentez-vous pas ce que vous pourriez recueillir là? Le plus grand romancier se forme au pas des portes, le plus petit à la Sorbonne ou dans les salons. Seulement, au lieu de se mêler; le grand observateur se réserve, il vit à part soi, il monte, et la plus petite vie lui apparaît comme un grand spectacle.

Or, ce que cherche le romancier peut servir à tous, car tous ont besoin de cette profonde expérience. Le penseur n'est penseur vraiment que s'il trouve dans la plus légère impulsion du dehors l'occasion d'un élan sans fin. Son caractère est de garder toute sa vie la curiosité de l'enfance, sa vivacité d'impression, sa tendance à voir tout sous l'angle du mystère, son heureuse faculté de trouver partout de fécondes surprises.

Toutefois, soyez au guet tout spécialement, quand vous avez le bonheur de vous entretenir avec quelqu'un qui sait et qui pense. Quelle tristesse de voir les hommes d'élite si peu utiles à leur entourage! Pratiquement, on les assimile aux simples d'esprit; on en prend ce qu'ils ont de commun, non ce qu'ils ont de rare. Un trésor est là, et l'on joue avec la clef, sans ouvrir. On sourit parfois de leur gaucherie, de leurs petites bizarreries de gens abstraits: chose bien innocente; mais ce qui est sot, c'est de prendre un air de supériorité qui oublie le grand être.

Les grandes valeurs sont assez clairsemées pour qu'on ne les laisse pas ainsi sans emploi. Elles s'emploient elles-mêmes, et tout le monde les emploie sans le savoir; mais le sachant, on en reçoit une instruction et une impulsion qui décideront parfois de toute une existence. Nombre de saints, de grands capitaines, d'explorateurs, de savants, d'artistes le sont devenus pour avoir rencontré une personnalité éminente et avoir entendu le son d'une âme. Les échos de cet appel muet se sont fait entendre en eux jusqu'à la fin de leur vie, et c'était une clameur qui les chassait devant elle; un invisible flot les portait. La parole d'un grand homme, comme celle de Dieu, est parfois créatrice.

Mais il est entendu que les grands hommes ne le sont qu'après leur mort. La plupart ne les reconnaissent pas. Tel qui peut-être vaut Descartes est assis près de vous, et vous ne l'écoutez pas, vous ne l'interrogez pas, vous discutez avec lui dans un esprit querelleur, vous lui coupez la parole pour dire des bagatelles. Et s'il n'a pas cette taille, étant toutefois une grandeur d'esprit, pourquoi le laissez-vous ensevelir ou emporter silencieusement sa richesse?

Observant et écoutant - je ne parle pas de lire parce que nous y reviendrons, vous apprendrez à réfléchir, vous rendrez vôtre et adapterez à vos besoins ce que vous aurez acquis. Les grandes découvertes ne sont que des réflexions sur des faits communs à tous. On a passé des myriades de fois sans rien voir, et un jour, l'homme de génie observe les liens qui rattachent, à ce que nous ignorons, ce qui est sous nos yeux à toute minute. Qu'est la science, sinon la lente et successive guérison de notre cécité? Il est vrai que l'observation a besoin d'être préparée par des études et par des solutions antérieures; on trouve ce qu'on cherche; il n'est donné qu'à celui qui a. C'est pourquoi je parlais d'un va-et-vient entre les lumières du dedans et celles du dehors. Toujours est-il que l'esprit doit être en perpétuelle disposition de réfléchir, comme en perpétuelle disposition de voir, d'entendre, de tirer au vol, comme le bon chasseur, le gibier qui passe.

Précisons davantage, et disons que cet éveil d'esprit peut profiter non seulement à notre culture générale, mais à notre spécialité, mais à notre étude actuelle, au travail en chantier. Emportez vos problèmes avec vous. Le cheval de louage fait sa course et rentre à son boxe; le libre coursier a toujours les naseaux dans le vent.

Puisque la vérité est partout et que tout est lié, pourquoi ne pas étudier chaque question au contact de ce qui s'y apparente? Tout doit nourrir notre spécialité. Tout doit venir témoigner pour ou contre nos thèses. L'univers est en grande partie ce que nous l'avons fait. Le peintre ne voit partout que formes, couleurs, mouvements, expressions; l'architecte équilibre des masses; le musicien perçoit des rythmes et des sons, le poète des sujets de métaphores, un penseur des idées en acte.

Il n'y a rien là d'un particularisme étroit; il s'agit de méthode. On ne peut poursuivre tout. Gardant un oeil pour la libre observation, on consacre à une recherche particulière l'attention en surcroît et, «en y pensant toujours», comme Newton, on recueille des éléments pour une oeuvre.

Avoir toujours de la pensée en expectative: voilà le grand secret. L'esprit de l'homme est un ruminant. La bête regarde au loin, mâchonne lentement, cueille une touffe ici, une brindille là, prend tout le pré pour soi, et aussi l'horizon, composant avec l'un son lait, avec l'autre son âme obscure.

On nous apprend à vivre en présence de Dieu: ne pouvons-nous vivre aussi en présence de la Vérité? La vérité est comme la divinité spéciale du penseur. Telle vérité particulière ou tel objet d'étude peuvent nous être présents à tout moment. Est-il sage, est-il normal de laisser l'homme de recherche dans le cabinet de travail, d'avoir ainsi deux âmes: celle du travailleur et celle du bon vivant qui circule? Ce dualisme n'est pas naturel; il conduit à penser que la poursuite du vrai est pour nous un métier, au lieu d'une passion noble.

Il y a temps pour tout, dit la Bible, et j'accorde qu'on ne peut éviter le partage; mais puisque, en fait, on pense tout le temps, pourquoi ne pas utiliser cette pensée au bénéfice de ce qui nous inquiète?

Dira-t-on qu'une telle tension est incompatible avec la santé cérébrale et avec les conditions de la vie? D'accord; mais aussi ne s'agit-il pas de tension, ni même, ordinairement, de volonté actuelle. J'ai parlé d'habitude, parlons, si vous le voulez, de subconscience. Notre esprit a le pouvoir de fonctionner sans nous, pour peu que nous préparions sa besogne et tracions légèrement l'épure des canaux où ses courants obscurs s'engageront.

Le désir de savoir bien ancré en vous, la passion du vrai allumée, votre attention consciente s'étant portée souvent sur les faits de la vie propres à entretenir le feu et à satisfaire le désir, vous faites de votre esprit un limier perpétuellement en chasse! Il ne lui en coûte plus; il obéit à une nouvelle nature. Vous pensez aussi facilement dans une direction qu'autrefois au hasard.

Cette direction n'est sans doute qu'un à peu près, et vous tendre à l'excès serait absurde; mais convient-il de refuser ce qui se peut en arguant de ce qui ne se peut pas? Vous avez là une ressource immense; vous l'employez en établissant un peu de discipline dans un travail cérébral qui se fait, mais sans vous et d'une façon anarchique. Réglez ce travail, et que votre cerveau, lui aussi, soit un intellectuel.

À l'usage, vous vous apercevrez que cela ne fatigue nullement, que cela épargne, au contraire, beaucoup de fatigue; car les trouvailles faites ainsi à la fortune du regard, sans les avoir cherchées, simplement parce qu'on s'est résolu et entraîné à n'être pas aveugle, ces inventions, souvent les plus heureuses parce qu'elles sont spontanées, encouragent beaucoup le chercheur; elles le tiennent en éveil et en joie; il attend avec délices l'heure de retraite où il pourra fixer et développer son acquis.

À maintes reprises, on obtiendra de cette façon l'emmanchement difficile, le tournant qu'on eût cherché en vain devant sa table, arrêté à un point de vue et n'en pouvant sortir. Ce qui n'avait point de rapport au travail conduit à quelque chose qui en est le fond. La science laborieuse en sera toute éclairée; on saura où l'on va et l'on espérera pour bientôt une nouvelle aubaine.

Ce procédé de hasard répond aux contingences cérébrales et au travail obscur de l'association des idées. Une foule de lois s'appliquent là, sans qu'il y ait de loi pour leur application à l'une ou à l'autre, à telle ou telle heure, et tout cela se combinant sans nous - je veux dire sans volonté arrêtée, sous la seule impression du désir qui est l'âme du penseur et qui le qualifie comme le jeu, l'enfance, comme l'amour, la femme - cela n'est pas la surcharge qu'on croit.

Une femme se fatigue-t-elle, en promenade, à épier l'hommage des passants, ou une jeune fille à guetter l'occasion de rire, ou un jeune garçon celle de gambader? L'esprit qui guette la vérité par amour, non par contrainte, par une tendance d'abord instinctive, puis cultivée sans doute, mais amoureusement, passionnément, ne peinera pas davantage. Il joue, il chasse, il se livre à un sport utile et enivrant, il aime, et rien n'est plus éloigné de l'effort précis et volontaire des heures de concentration.

Ainsi le sage promène par tous les temps et sur toutes les routes un esprit mûr pour des acquisitions que le vulgaire néglige. La plus obscure occupation est pour lui le prolongement de la plus sublime; ses visites de cérémonie sont d'heureuses enquêtes, ses promenades des explorations, ses auditions et ses réponses muettes un dialogue que tient en lui la vérité avec elle-même. Partout son univers intérieur se confronte avec l'autre, sa vie avec la Vie, son travail avec l'incessant travail des êtres, et en sortant de l'étroit espace où son étude se concentre, on a l'impression non qu'il quitte le vrai, mais qu'il ouvre à deux battants sa porte, pour que le monde pousse vers lui tout le vrai qui se dépense en ses puissants ébats.

4.2) Le travail de la nuit

Le Père Gratry a recommandé avec insistance de n'exclure point du travail permanent les heures de léthargie et de ténèbres. Il veut qu'on fasse travailler la nuit. Ce conseil s'appuie sur la psychologie et sur l'expérience.

Le sommeil est une détente; il est l'abdication du vouloir conscient qui ne songe plus à vivre, ne se propose point de but et se trouve ainsi livré en grande partie à la nature générale. Ce n'est pas un vain symbole que l'attitude du dormeur couché, rapproché de la terre, comme s'il disait à la nature: Reprends-moi; assez longtemps je me suis raidi contre tes puissances; j'ai combattu, debout, ton déterminisme niveleur; à l'égalisation des forces qui est la loi de ce monde périssable, j'ai opposé le sursaut de la vie: je me rends, maintenant, jusqu'à l'heure de lutter encore.

La vie ardente étant ainsi suspendue, la courroie de transmission du moteur humain ayant passé de la liberté individuelle à la liberté des forces cosmiques, il en résulte un nouveau fonctionnement qui a ses propres lois, qui suit des chemins ignorés de la claire conscience et réalise des combinaisons étrangères aux volontés et aux caprices clairvoyants. Nos forces intérieures se regroupent; nos pensées se classent; des recoupements s'y produisent; l'énergie abandonnée par l'action s'emploie paisiblement. Savoir utiliser ce travail sans en troubler les rythmes est pour le penseur une richesse nouvelle.

Il ne s'agira pas de veiller; au contraire: le noctambule est un mauvais travailleur; nous avons demandé sur ce point l'obéissance à l'hygiène générale, qui devrait plutôt, à l'égard de l'homme d'étude, aggraver ses prétentions. Mais le sommeil, lui-même, est un travailleur, un associé du labeur diurne; on peut domestiquer ses forces, utiliser ses lois, profiter de cette filtration, de cette clarification qui s'opère dans l'abandon de la nuit.

Un travail cérébral commencé, une idée amorcée, idée qu'un incident du dedans ou du dehors avait empêchée d'éclore tout à fait ou de trouver sa place naturelle, s'achève là et s'engrène: n'échappez pas cette occasion de gain; recueillez, avant qu'elle ne se replonge dans la nuit mentale, cette clarté qui peut vous être un secours.

Comment vous y prendrez-vous? En certaines occasions, aucune industrie particulière n'est requise. Au réveil, on trouve toute prête et toute enregistrée la collaboration du sommeil. Le travail de la veille vous apparaît sous un jour plus net; une voie nouvelle, une région vierge est devant vous; des relations d'idées, de faits, d'expressions, une heureuse comparaison, une image éclairante, tout un morceau peut-être ou tout un plan de réalisation auront surgi. Le tout est là, bien lucide; il n'y aura qu'à utiliser, en son temps, ce qu'Hypnos a daigné effectuer pour vous.

Mais d'ordinaire, la chose se passe tout autrement. La nature n'est pas à nos ordres; elle va son chemin; son fleuve roule de l'or; mais c'est à nous de recueillir et de ne pas laisser s'engouffrer ce que charrient les ondes opulentes.

Très souvent, des lueurs passeront durant une insomnie de quelques minutes, d'une seconde peut-être: il faut les fixer. Les confier au cerveau détendu, c'est imprimer sur l'onde; il y a grand'chance pour que le lendemain ne porte même pas la trace d'un vague incident.

Faites donc mieux. Ayez sous la main un bloc-note ou une boîte de fiches [15]. Notez sans trop vous éveiller, sans allumer s'il se peut, puis replongez-vous dans vos ombres. Vous soulager ainsi de la pensée sera peut-être favoriser le sommeil au lieu de le troubler. Si vous dites: je me souviendrai, je le veux, cette volonté est ennemie du repos plus qu'un rapide griffonnage. Souvenez-vous que le sommeil est une détente du vouloir.

Dans d'autres occasions, c'est le matin, au premier réveil, que les lueurs viennent. Vous ouvrez les yeux, et l'on dirait que l'oeil intérieur, lui aussi, s'ouvre, qu'il s'éclaire sur un nouveau monde. La terre a tourné; les cieux de l'intelligence n'ont plus le même aspect; des constellations nouvelles brillent. Regardez bien ce spectacle inédit, et ne tardez pas un instant à en fixer les grandes lignes; indiquez les traits expressifs, les tournants, ce qui suffira à déterminer tout le détail quand vous aurez le loisir de le reprendre.

Chaque penseur a dans son expérience des faits de lucidité matinale parfois surprenants, on dirait miraculeux. Des traités complets sont ainsi venus en pleine lumière après une longue et pénible série d'études enchevêtrées, où l'auteur avait le sentiment d'être comme perdu dans un bois, sans clairière ni perspective.

Des inventions ont été faites ainsi. Des éléments épars dans l'esprit, des expériences anciennes ou des connaissances en apparence de nul intérêt s'étaient associés, et des questions s'étaient résolues, toutes seules, par le classement spontané des images mentales qui représentaient l'idée de leur solution.

Vite au bloc-note, quand un bonheur de cette espèce vous échoit. Poussez, tant que l'idée vient; extrayez, n'ajoutez rien de vous-même. Sans nulle intervention perturbatrice, avec une attention soumise à la nature dont c'est là le travail, tirez doucement sur la chaîne qui s'est constituée, étalez les chaînons, les chaînettes accessoires qui en partent, marquez les proportions, les dépendances, sans aucun souci de style - j'entends d'un style voulu, car il se peut que ce soient de précieux éléments de style qui de cette façon se déroulent.

Quand le tiroir est vide et que la chaîne des pensées neuves en paraît entièrement extraite, arrêtez-vous d'écrire, mais ne laissez pas, durant quelque temps, de garder l'oeil fixé sur votre richesse. Il se peut qu'elle s'accroisse encore, que la chaîne pousse de nouveaux chaînons, que les chaînettes se multiplient et se subdivisent. Tout cela est tellement précieux qu'il n'en faut pas perdre une parcelle. C'est du travail épargné pour le jour. La nuit, bonne collaboratrice, vous a donné sans nul effort de votre part une journée de vingt-quatre heures complètes, peut-être des semaines, celles qu'exigerait pour se laisser mailler par l'effort volontaire le fastueux joyau qu'elle vous a fourni.

Toutefois, le souci de cueillir n'est pas suffisant. Le sommeil, qui travaille tout seul, travaille sur une matière préalable; il ne crée rien; habile à combiner et à simplifier, à faire aboutir, il n'a le pouvoir d'opérer que sur les données de l'expérience et le labeur du jour. Il faut donc lui préparer sa besogne. Compter sur lui, c'est d'abord compter sur soi.

Les moines ont cette coutume, aussi ancienne que la piété, de déposer, le soir, comme une graine, dans les sillons de la nuit, leur point de méditation; ils ont l'espoir, au réveil, de trouver la graine amollie déjà, pénétrée par l'humidité de la terre et peut-être germée: elle poussera plus promptement au soleil de la réflexion et de la grâce.

Sans renoncer à cette pratique, qu'il y aurait lieu de généraliser parmi les chrétiens, on peut y ajouter l'ensemencement de la nuit par le travail. La terre humaine est riche: deux graines y voisineront sans conflit. Amenez à vous, en vous endormant, confiez à Dieu et à l'âme la question qui vous préoccupe, l'idée qui est lente à déployer ses virtualités, ou même se dérobe. Ne faites aucun effort qui retarderait le sommeil. Au contraire, apaisez-vous dans cette pensée: l'univers travaille pour moi; le déterminisme est l'esclave de la liberté et, durant que je repose, il tournera sa meule; je puis surseoir à l'effort: les cieux roulent; et en roulant ils font mouvoir dans mon cerveau les rouages délicats que je fausserais peut-être; je dors, la nature veille, Dieu veille, et je recueillerai demain un peu de leur travail.

Dans cette calme disposition, vous vous détendez pleinement, plus que dans l'inquiétude d'un lendemain sans aide, plus surtout que dans ce retour, si fréquent, le soir, des ennuis de la journée, ennuis qu'une demi-inconscience grossit, qui empoisonnent la nuit et qui le matin seront là pour vous resservir leur potion amère.

De même qu'un travail doux et régulier harmonise le jour, le travail inconscient de la nuit peut y verser la paix et en écarter les divagations, les insanités épuisantes ou pécheresses, les cauchemars. Menez tout doucement un enfant par la main: sa turbulence s'apaise.

On ne préconise donc pas le surmenage, la confusion du jour et de la nuit. Non; il faut dormir; un sommeil réparateur est indispensable. Mais on vous dit que la nuit, comme nuit, peut d'elle-même travailler, qu'elle «porte conseil»; que le sommeil, comme sommeil, est un artisan utile; que le repos, comme repos, est encore une force. C'est bien selon leur nature, et non par une violence à leur propre constitution qu'on entend employer ces aides. Le repos n'est pas une mort; c'est une vie, et toute vie a son fruit. Pouvant le cueillir vous-même, ne laissez pas aux oiseaux nocturnes le fruit du sommeil.

4.3) Les matins et les soirs

De là l'importance extrême, pour le travailleur comme pour l'homme religieux, des matins et des soirs. On ne peut préparer, surveiller, conclure avec une âme attentive les heures de repos, si l'on abandonne au hasard ce qui les avoisine.

Le matin est sacré; le matin, l'âme rafraîchie considère la vie comme d'un tournant où elle lui apparaît tout entière. La destinée est là; notre tâche reprend; c'est le moment de la juger une fois de plus et de confirmer, par un acte exprès, notre triple vocation d'hommes, de chrétiens et d'intellectuels.

«Philippe, souviens-toi que tu es un homme»: ce mot de l'esclave macédonien à son maître nous est dit par le jour, lorsque, frappant nos yeux, il évoque les lumières de l'âme; «un homme», dis-je, non pas en général, mais qualifié par un cas précis, un homme qui est là, en face de Dieu, comme un fait singulier, unique, et, si petit qu'il soit, seul en état d'occuper sa propre place.

Cet homme ne va-t-il pas, au sortir des heures d'inconscience, renouvelé et comme renaissant, envisager l'ensemble de sa vie dans une vue rapide, marquer le point où il en est, composer la journée qui vient et partir ainsi d'un pied alerte, d'un esprit éclairé pour sa nouvelle étape?

Tel sera l'effort combiné du premier réveil, de la prière du matin, de la méditation, et surtout de la messe, si l'on a la possibilité de l'entendre ou le bonheur de la dire.

Le premier réveil doit être un Sursum corda! Dire une formule chrétienne est à ce moment d'une excellente pratique; la dire tout haut est mieux; car, les psychologues le savent, notre voix nous suggestionne et joue à notre égard le rôle d'un Double. C'est là un «esclave» que nous ne pouvons négliger; il a autorité de par nous, il est nous, et sa voix sonne avec l'étrange empire de celui qui est à la fois même et autre.

On apprend aux enfants à «donner leur coeur à Dieu»; l'intellectuel, enfant en cela, doit par surcroît donner son coeur à la vérité, se rappeler qu'il en est le serviteur, en répudier les ennemis en lui, aimer, pour qu'ils lui reviennent, ses ennemis du dehors, et consentir aux efforts que la vérité, pour ce jour-là, lui demande.

Vient ensuite la prière. Le Père Gratry conseille à l'intellectuel de dire Prime qui aurait pour pendant, le soir, Complies: rien n'est plus beau en effet, rien n'est plus efficace, plus épanouissant. La plupart des prières liturgiques sont des chefs-d'oeuvre; celles-ci sont amples et douces comme un lever et un coucher d'astre. Essayez: vous ne pourrez plus rien dire d'autre. Toute la vraie vie est là, toute la nature, et le travail en sera préparé comme un voyage par l'ouverture d'une baie inondée de soleil.

Quel que soit le choix, la prière de l'intellectuel doit souligner au passage ce qui est de son cas, en faire son profit et en composer le bon propos que le travail chrétien réalise. Acte de foi dans les hautes vérités qui soutiennent la science; acte d'espérance dans le secours divin pour la lumière comme pour la vertu; acte d'amour à l'égard de Celui qui est infiniment aimable et de ceux que notre étude veut en rapprocher; Pater, pour demander avec le pain la nourriture de l'intelligence; Ave, adressé à la Femme revêtue du soleil, victorieuse de l'erreur comme du mal. En ces formules et en d'autres, l'intellectuel se retrouve, évoque sa tâche et, sans isoler sa spécialité de la vie chrétienne en son ensemble, il peut bénéficier de ce qui est prévu pour lui et providentiellement déposé dans le trésor commun.

La méditation est tellement essentielle au penseur qu'il n'est pas besoin d'en reprendre l'éloge. Nous avons prôné l'Esprit d'oraison: où se nourrira-t-il mieux que dans ces contemplations matinales où l'esprit détendu, non encore repris par les soins du jour, porté, soulevé sur l'aile de la prière, monte facilement vers ces sources du vrai que l'étude capte péniblement?

Si la sainte messe peut être entendue, si elle est dite, les ampleurs qu'elle contient ne vous saisiront-elles pas? Ne verrez-vous pas, du haut du Calvaire à nouveau dressé, de la chambre haute où le festin du départ se renouvelle, l'humanité se ranger autour de vous, cette humanité dont vous ne devez pas perdre le contact, cette vie que les paroles du Sauveur illuminent, cette indigence que sa richesse secourt et que vous devez avec lui secourir, éclairer, sauver pour votre part en vous sauvant vous-même?

La messe vous met vraiment en état d'éternité, en esprit d'Église universelle, et dans l'Ite missa est, vous êtes tout disposé à voir une Mission, un envoi de votre zèle au dénuement de la terre ignorante et folle.

La matinée imprégrée de toute cette rosée, rafraîchie et vivifiée par ces brises spirituelles ne peut manquer de fécondité; vous l'attaquerez avec foi; vous la poursuivrez avec courage; le jour dépensera les provisions de lumière de l'aurore; le soir viendra avant l'épuisement des clartés, comme l'année se clôt en laissant dans les granges de la semence pour l'année nouvelle.

Le soir! comme d'ordinaire on sait peu le sanctifier, l'apaiser, le préparer au sommeil vraiment réparateur! Comme on le gaspille et le pollue, comme on le désoriente!

Ce que font de lui les hommes de plaisir, n'y insistons pas: leur cas est étranger au nôtre. Mais voyez ces gens sérieux qu'on appelle travailleurs: hommes d'affaires, industriels, officiers publics, gros commerçants -- je parle de leur foule. Le soir venu, les voilà qui «débrident» et ne pensent plus à rien, laissant aller l'esprit à la dissipation qui soi-disant délasse, dînant, fumant, jouant, bavardant bruyamment, courant le théâtre ou le café-concert, bayant au cinéma et se couchant «détendus».

En effet, détendu, on l'est ainsi, mais comme le violon dont on aurait relâché à fond toutes les cordes. Quel travail, le lendemain, pour tout réaccorder!

Je connais des industriels qui se détendent en lisant Pascal, Montaigne, Ronsard, Racine. Enfoncés dans un bon fauteuil, bien éclairés en arrière, au chaud, leur famille toute paisible ou doucement bruissante autour d'eux, ils vivent, après avoir peiné. Ce moment est à eux; ce moment est le moment de l'homme, après que le spécialiste a donné de la tête et du coeur contre vingt obstacles.

Un intellectuel, s'il n'a pas besoin de cette compensation, a besoin bien plus encore de ce calme. Sa veillée doit être un recueillement, son souper une réfection légère, son jeu le rangement facile du travail du jour et la préparation de celui du lendemain. Il lui faut ses Complies - je le prends cette fois au figuré - qui complètent et qui inaugurent; car tout complément d'un travail continu, comme nous le requérons, est un commencement aussi bien qu'un terme. On ne clôt que pour rouvrir. Le soir est l'organe de liaison entre les coupures diurnes dont le total fait une vie. Le matin, on devra aussitôt vivre: il faut s'y disposer le soir et préparer la nuit qui soude à sa manière, sans nous, les labeurs conscients.

Quoi qu'en pense l'illusion passionnée et intéressée de ceux qui dans l'homme prétendent garder la part du viveur, la dissipation n'est pas du repos, c'est de l'épuisement. Le repos ne peut pas consister dans la dissémination des forces. Le repos est une rétrogadation loin de l'effort, dans le sens de ses sources; c'est une restauration, non une folle dépense.

Je sais bien que dépenser, c'est parfois acquérir: alors on parle de sport, de récréation, et nous saurons exiger, non pas seulement tolérer cette détente active. Mais là n'est pas l'office normal du soir. Pour le soir, il y a un double repos, l'un spirituel, l'autre physique: le repos en Dieu et le repos dans la nature maternelle. Or, le premier, c'est la prière qui le procure; quant à l'autre, le repos du corps, puisqu'il précède le repos plus complet de la nuit, il faut qu'il y mène.

On doit se livrer, le soir, aux rythmes doux dont la respiration nocturne est le modèle. Laisser en nous les déterminismes faciles s'exercer, les habitudes remplacer les initiatives, le traintrain familier se substituer à l'effort de l'activité ardente, en un mot cesser de vouloir, d'une certaine façon, pour que le renoncement de la nuit s'inaugure: telle est la sagesse. Et la sagesse se reconnaîtra dans la structure de cette vie atténuée, de cette demi-activité qui s'apaise. La famille y aura sa part; une douce conversation scellera l'union des âmes; on échangera les impressions reçues, les projets formés; on se confirmera dans ses vues, dans ses fins; on consolera la vieillesse du jour; l'harmonie régnera, et l'on aura célébré une digne vigile pour la fête que chaque jour nouveau doit être au chrétien.

Le dormeur prend souvent, sans le savoir, la position qu'il eut jadis dans le sein de sa mère. C'est un symbole. Le repos revient aux origines: origines de la vie, origines de la force, origines de l'inspiration; il se retrempe; le repliement général du soir a cette signification. Or, se retremper, ce ne peut pas être s'agiter; c'est comme se refugier, c'est procurer à la sève humaine, par sa concentration pacifique, un renouveau de vigueur; c'est restaurer en nous la vie organique et la vie sacrée par une heureuse détente, par la prière, le silence et le sommeil.

4.4) Les instants de plénitude

Nous en venons à ce qui n'est plus préparation, prolongement, relâche utilitaire, repos en vue du travail, mais travail proprement dit et temps consacré à la concentration studieuse, à l'effort plein. Aussi appellerons-nous ces sommets de notre vie intellectuelle envisagée quant à sa durée: les instants de plénitude.

La plus grande partie de cet opuscule n'a d'autre objet que d'envisager l'emploi de ce temps; il ne peut donc être question ici que de le ménager en lui-même, de le centrer, de le préserver, de garder la «cellule intérieure» contre l'envahissement qui la menace.

Les moments de notre vie étant de valeurs très inégales, et pour chacun la répartition de ces valeurs obéissant à des lois diverses, on ne peut donner de règle absolue; mais on doit insister sur ceci. Étudiez-vous, ayez égard à ce qu'est votre vie, à ce qu'elle vous permet, à ce qu'elle favorise ou interdit, à ce qu'elle vous propose d'elle-même pour les heures ardentes.

Celles-ci se placeront-elles le matin, le soir, partie le matin et partie le soir? Vous seul en pouvez décider, parce que vous seul connaissez vos obligations et votre nature, d'où dépend la structure imposée à vos journées.

Quand on ne dispose que de peu d'heures et qu'on peut les situer librement, il semble que le matin doive obtenir la préférence. La nuit a réparé vos forces; la prière vous a donné des ailes; la paix règne autour de vous et l'essaim des distractions ne bourdonne pas encore. Mais chez certains, des contre-indications peuvent surgir. Si le sommeil est pénible, il arrive que le matin soit anxieux et engourdi. Ou bien la solitude manque; on guette alors les heures d'isolement.

Quoi qu'il en soit, le choix opéré, il s'agira de ménager les instants élus et de se ménager soi-même pour leur exploitation intégrale. Il faudra tout prévoir pour que rien ne vienne encombrer, dissiper, réduire ou affaiblir cette précieuse durée. Voulant pour elle la plénitude, excluez-en les préparations lointaines; prenez toutes dispositions utiles; sachez ce que vous voulez faire et comment; rassemblez vos matériaux, vos notes, vos livres; n'ayez pas à vous déranger pour des riens.

De plus, pour que ce temps soit gardé et soit vraiment libre, que votre lever soit prompt, exact, votre alimentation légère; fuyez les vaines conversations, les visites inutiles; limitez la correspondance au strict nécessaire; bâillonnez les journaux. Ces prescriptions, que nous avons données comme sauvegarde de toute vie d'étude, s'appliquent surtout à ce qui en est le centre.

Tout ainsi disposé, tout prévu, vous serez aussitôt à pied d'oeuvre; vous pourrez vous appliquer à fond, vous absorber et pousser votre pointe; votre attention ne sera pas distraite, votre effort ne sera pas morcelé. Fuyez par-dessus tout le demi-travail. N'imitez pas ceux qui restent longtemps à leur bureau avec une attention lâche. Mieux vaut rétrécir le temps et le traiter en profondeur, en accroître la valeur, qui seule compte.

Faites quelque chose ou bien ne faites rien. Ce que vous décidez de faire, faites-le ardemment, à plein collier, et que l'ensemble de votre activité soit une série de reprises fortes. Le demi-travail, qui est un demi-repos, ne favorise ni le repos ni l'étude.

Appelez alors l'inspiration. Si la déesse n'obéit pas toujours, elle est toujours sensible aux efforts sincères. Il ne s'agit pas de vous tendre à l'excès, mais de vous orienter, de viser le but et d'écarter du champ visuel, comme le tireur, tout ce qui n'est pas la cible. Renouvelez l'«esprit d'oraison»; soyez en état d'éternité, le coeur soumis au vrai, l'esprit sous les grandes lois, l'imagination ouverte comme une aile, votre être entier sentant au-dessus de soi, même durant le jour qu'elles ne désertent point, les étoiles silencieuses. Sous vos pieds, très bas, seront les bruits de la vie, vous ne les percevrez plus, vous entendrez seulement le chant des sphères, qui dans le songe de Scipion symbolisent l'harmonie des forces créatrices.

S'ouvrir ainsi à la vérité, s'abstraire de tout le reste, et, si je puis dire, prendre un billet pour un autre monde, c'est le vrai travail. C'est de celui-là que nous parlons, quand nous disons que deux heures par jour suffisent à une oeuvre. Évidemment, c'est peu, mais toutes les conditions remplies, en vérité, cela suffit et vaut mieux que les soi-disant quinze heures dont tant de hâbleurs assourdissent les échos.

Certains bourreaux de travail ont atteint en réalité ces chiffres fabuleux; leur cas est ce qu'on peut appeler une heureuse monstruosité, à moins que ce ne soit une ruineuse folie. Les travailleurs normaux apprécient de deux à six les heures qu'on peut donner d'une façon durable et réellement féconde. La question principale n'est pas là, elle est dans l'emploi, elle est dans l'esprit.

Qui connaît le prix du temps en a toujours assez; ne pouvant l'allonger, il le hausse, et tout d'abord ne le raccourcit pas. Le temps a une épaisseur, comme l'or; mieux vaut la médaille forte, bien frappée et de ligne pure que la feuille dilatée par l'art du batteur. Batteur, battage: l'alliance des mots a ici sa signification. Beaucoup se paient d'apparences, de velléités brouillonnes, bourdonnent toujours et ne travaillent jamais.

Il faut noter que la séance de travail profond ne peut pas être plus uniforme que la vie intellectuelle en son ensemble. Proportionnellement, elle a les mêmes phases; elle s'entraîne peu à peu, parfois péniblement; elle arrive à son maximum, puis se fatigue. C'est un cycle complet, avec son matin frais, son midi ardent, son soir qui décline. Il faut être le Josué de ce soir, pour que la bataille toujours trop courte se poursuive.

Nous aurons à revenir sur les conditions de cette clarté protégée; je n'en signale ici qu'une seule: défendre sa solitude avec une âpreté qui ne respecte plus rien. Si vous avez des devoirs, donnez-leur en temps normal ce qui leur appartient; si vous avez des amis, convenez d'opportunes rencontres; si des fâcheux vous sollicitent, fermez-leur gracieusement votre huis.

Il est urgent, durant les heures sacrées, non seulement que vous ne soyez pas dérangé, mais que vous sachiez ne le devoir pas être; qu'une sécurité complète vous détende de ce côté, pour vous permettre une tension heureuse. Un luxe de précautions sévères ne sera jamais de trop. Que Cerbère soit à votre porte. Toute exigence du dehors est prise sur le dedans et peut coûter à votre esprit de précieuses rencontres. «Quand les demi-dieux s'en vont, les dieux arrivent» [16].

Notez seulement que cette solitude complète, seul milieu favorable au travail, n'a pas à être prise matériellement. Une présence peut doubler, au lieu de la dissiper, votre quiétude. Ayez près de vous un travailleur également ardent, un ami absorbé en quelque pensée ou quelque occupation harmonieuse, une âme de choix qui comprend votre oeuvre, s'y unit, appuie votre effort d'une tendresse silencieuse et d'une ardeur allumée à la vôtre: cela n'est plus une distraction, c'est une aide.

À certains jours, dans les bibliothèques publiques, on sent le recueillement vous pénétrer et vous porter de toutes parts comme une atmosphère. Une impression religieuse vous subjugue; on n'oserait se distraire, on ne pourrait déchoir. Plus il y a autour de vous de ces adorateurs qui rendent au vrai un culte en esprit et en vérité, plus vous êtes seul, devant le vrai seul, plus la contemplation vous est aisée et délectable.

Un jeune ménage, où dans le bureau de l'époux on voit la table ou la corbeille à ouvrage de l'épouse, où l'amour sait planer et faire silence, laissant ses ailes flotter au vent du rêve noble et de l'inspiration, c'est encore une image du travail. Dans l'unité de la vie telle qu'un mariage chrétien l'inaugure, il y a une place pour l'unité de la pensée et de son recueillement nécessaire. Plus les âmes soeurs seront ensemble, mieux elles seront défendues contre le dehors.

Toujours est-il qu'une fois bien comprise et bien préparée, la solitude doit être défendue obstinément. Il ne faut écouter personne, ni amis indiscrets, ni parents inconscients, ni passants, ni charité même. On ne peut avoir de la charité pour tout à la fois. Vous appartenez à la vérité: à elle votre culte. Hors les cas qui ne se discutent pas, rien ne doit prévaloir sur la vocation.

Le temps d'un penseur, quand il l'emploie vraiment, est à le bien prendre une charité universelle; nous ne l'apprécions qu'ainsi. L'homme du vrai appartient au genre humain avec le vrai lui-même: nul égoïsme à redouter, quand pour ce sublime et universel bienfaiteur des hommes on s'est jalousement isolé.

Sachez d'ailleurs vous faire absoudre affectueusement par ceux que vous délaissez et que parfois vous peinez ainsi. Achetez la solitude; payez vos libertés en usant d'égards délicats et de dévouements affables. Il est à souhaiter que votre retraite soit plus profitable à tous que votre concours. En tout cas, qu'elle leur soit au minimum onéreuse. Acquittez-vous, et que votre indépendance relative ait pour contrepoids votre dépendance absolue quand reparaissent les devoirs.

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