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Chapitre 2: Les vertus d'un intellectuel Chrétien

2.1) Les vertus communes

Je pourrais dire: La vertu contient l'intellectualité en puissance, car, nous menant à notre fin, qui est intellectuelle, la vertu équivaut au suprême savoir.

On tirerait de là beaucoup de choses; on en pourrait même tirer tout, car à cette primauté de l'ordre moral se rattache la dépendance relative du vrai, du beau, de l'harmonie, de l'unité, de l'être même à l'égard de la moralité qui est ainsi apparentée au premier principe. Mais j'aime mieux suivre une plus modeste route.

Les qualités du caractère ont en toute chose un rôle prépondérant. L'intellect n'est qu'un outil; le maniement en déterminera les effets. Pour bien régir l'intelligence, n'est-il pas évident que des qualités tout autres que l'intelligence même sont requises? Instinctivement, tout esprit droit déclare que la supériorité en un genre quelconque inclut une dose de supériorité spirituelle. Pour juger vrai, il faut être grand.

N'y aurait-il pas quelque chose de choquant à voir une grande découverte issue d'un gredin? La candeur d'un homme simple en serait toute meurtrie. On est scandalisé d'une dissociation qui offense l'harmonie humaine. On ne croit pas à ces joailliers qui vendent des perles et n'en portent pas. Voisiner avec la source sublime sans emprunter de sa nature morale, cela semble un paradoxe. Jouir du pouvoir de l'intelligence et en faire une force isolée, une «bosse», on soupçonne que c'est un jeu périlleux, car toute force isolée, au sein d'un tout équilibré, en devient la victime.

Si le caractère vient à sombrer, on doit donc s'attendre à ce que le sens des grandes vérités en pâtisse. L'esprit n'étant plus contrôlé, ne trouvant plus son niveau, s'engagera sur les mauvaises pentes, et l'on sait qu'«une petite erreur au commencement devient grande à la fin». La force logique pourra précipiter plus bas celui dont l'âme a laissé le discernement sans sauvegardes. De là tant de chutes retentissantes, et tant de bévues quelquefois géniales, chez des maîtres désorientés.

La vie est une unité: il serait bien surprenant qu'on en pût mener une fonction en plein essor en négligeant l'autre, et que vivre les idées ne nous aidât point à les percevoir.

D'où se prend cette unité de la vie? De l'amour. «Dis-moi ce que tu aimes, je te dirai ce que tu es.» L'amour est en nous le commencement de tout, et ce point de départ commun de la connaissance et de la pratique ne peut manquer de rendre solidaires, dans une certaine mesure, les droits chemins de l'une et de l'autre.

La vérité arrive à ceux qui l'aiment, à ceux qui lui cèdent, et cet amour ne va pas sans vertu. De ce chef, en dépit de ses tares possibles, le génie en travail est déjà vertueux; il suffirait à sa sainteté qu'il fût plus pleinement lui-même.

Le vrai pousse dans la même terre que le bien; leurs racines communiquent. Détachée de cette racine commune et par là moins reliée à sa terre, l'une ou l'autre pâtit, l'âme s'anémie ou l'esprit s'étiole. Au contraire, en nourrissant le vrai on éclaire la conscience; en fomentant le bien, on guide le savoir.

En pratiquant la vérité que l'on sait, on mérite celle qu'on ignore. On la mérite au regard de Dieu; on la mérite aussi d'un mérite qui se couronne lui-même; car toutes les vérités se tiennent, et l'hommage du fait étant de tous le plus décisif, quand nous le rendons à la vérité de la vie, nous approchons des clartés souveraines et de leurs dépendances. Que je m'embarque sur l'affluent, j'arrive au fleuve, et de là, à la mer.

Serrons de plus près cette doctrine si importante, tellement importante que pour la rappeler seulement il eût été opportun de produire cet opuscule. La vertu n'est-elle pas la santé de l'âme? Et qui dira que la santé ne fait rien à la vision? Demandez à l'oculiste. Un praticien intelligent ne s'en tient pas à mesurer la courbure du cristallin et à choisir des lunettes, il ne conseille pas que des collyres ou des bains locaux; il s'inquiète de votre santé générale, de votre dentition, de votre régime de vie, de vos viscères. Ne vous étonnez pas si déjà ce médecin d'un seul organe vous questionne au sujet de votre vertu. La vision spirituelle n'est pas moins exigeante.

Croyez-vous que nous pensions avec l'intelligence seule? Ne sommes-nous qu'un faisceau de pouvoirs où l'on prend pour ceci, pour cela l'instrument voulu? Nous pensons «avec toute notre âme», déclarait Platon. Nous irons tout à l'heure beaucoup plus loin, nous dirons: avec tout notre être. La connaissance intéresse tout en nous, depuis l'idée vitale jusqu'à la composition chimique de la moindre cellule. Les désordres mentaux de toute nature, les états délirants, les hallucinations, les asthénies et les hypersthénies, les inadaptations au réel, quelle qu'en soit l'espèce, prouvent bien que ce n'est pas l'esprit tout seul qui pense, mais l'homme.

Comment ferez-vous pour bien penser avec une âme malade, avec un coeur travaillé par les vices, tiraillé par les passions, désorienté par des amours violentes ou coupables? Il y a un état clairvoyant et un état aveugle de l'âme, disait Gratry, un état sain et par suite sensé, et un état insensé. «L'exercice des vertus morales, vous dit à son tour saint Thomas d'Aquin, vertus par lesquelles sont bridées les passions, importe grandement à l'acquisition de la science.» [2].

Je le crois bien! Analysez. De quoi dépend avant tout l'effort de la science? De l'attention, qui fixe le champ de la recherche, nous y concentre et appuie là toutes nos forces; ensuite, du jugement, qui recueille le fruit de l'investigation. Or, les passions et les vices détendent l'attention, la dispersent, la dévient, et ils atteignent le jugement par des détours dont Aristote et beaucoup d'autres après lui ont scruté les méandres.

Tous les psychologues contemporains sont ici d'accord; l'évidence ne permet nul doute. La «psychologie des sentiments» régit la pratique, mais aussi en grande partie la pensée. La science dépend de nos orientations passionnelles et morales. Nous apaiser, c'est dégager en nous le sens de l'universel; nous rectifier, c'est dégager le sens du vrai.

Analysez encore. Quels sont les ennemis du savoir? Évidemment l'inintelligence: aussi, ce que nous disons des vices, des vertus et de leur rôle dans la science présuppose des sujets par ailleurs égaux. Mais à part la sottise, quels ennemis redoutez-vous? Ne songez-vous pas à la paresse, où s'ensevelissent les dons les meilleurs? à la sensualité, qui affaiblit et alourdit le corps, enfume l'imagination, hébète l'intelligence, dissipe la mémoire? à l'orgueil, qui tantôt éblouit et tantôt enténèbre, qui nous pousse dans notre propre sens tellement que le sens universel peut nous échapper? à l'envie, qui refuse obstinément une clarté voisine? à l'irritation qui repousse les critiques et s'enferre dans l'erreur?

Hors ces obstacles, un homme d'étude s'élèvera plus ou moins suivant ses ressources et son milieu; mais il atteindra le niveau de son propre génie, de sa propre destinée.

Toutes les tares mentionnées s'appellent d'ailleurs plus ou moins l'une l'autre; elles se recoupent, se ramifient et sont toutes à l'amour du bien ou à son mépris ce que sont à la source les filets d'eau entre-croisés. La pureté de la pensée exige la pureté de l'âme: voilà une vérité générale que rien n'entamera. Que le néophyte de la science s'en imprègne.

Montons plus haut, et puisque nous parlons de sources, n'oublions pas la première. La métaphysique la plus sûre nous apprend que par les sommets, le vrai et le bien non seulement sont liés, mais sont identiques. On doit dire pour être exact que le bien dont on parle ainsi n'est pas à proprement parler le bien moral; directement, il ne s'agit que du désirable; mais un détour nous ramène de l'un à l'autre.

Le bien moral n'est que le désirable mesuré par la raison et proposé à la volonté comme une fin. Les fins se tiennent. Toutes dépendent d'une dernière. C'est cette dernière qui rejoint le vrai et s'identifie avec lui. Reliez ces propositions, et vous trouverez que le bien moral, s'il n'est pas identique au vrai de toute manière, en dépend cependant à travers les fins du vouloir. Il y a donc entre les deux un lien lâche ou serré plus ou moins, mais infrangible.

Ce n'est point par ce qu'il y a en nous d'individuel que nous accédons à la vérité: c'est en vertu d'une participation à l'universel. Cet universel, qui est à la fois vrai et bien, nous ne pouvons l'honorer comme vrai, nous y unir intimement, déceler ses traces et subir puissamment son emprise sans le reconnaître et le servir également comme bien.

Gravissez la Grande Pyramide par ces marches géantes qui représentent si exactement l'ascension du vrai: si vous montez par l'arête nord, pouvez-vous arriver au sommet sans vous rapprocher de l'arête sud? Vous en tenir à distance, c'est demeurer dans les niveaux bas; vous en éloigner, c'est biaiser et redescendre. Ainsi le génie du vrai tend de lui-même à rejoindre le bien; s'il s'en écarte, c'est aux dépens de son essor vers les cimes.

Bienheureux les coeurs purs, dit le Seigneur, ils verront Dieu. «Garde la pureté de conscience», dit saint Thomas à son étudiant; «ne te lasse pas d'imiter la conduite des saints et des hommes de bien.» L'obéissance de l'âme à la source ineffable, ses dispositions filiales et aimantes l'ouvrent à l'envahissement des clartés comme à celui des ardeurs et des rectitudes. Aimée et réalisée comme vie, la vérité se révèle comme principe; on voit selon ce qu'on est; on participe à la vérité en participant à l'Esprit selon lequel elle existe. Les grandes intuitions personnelles, les lumières pénétrantes viennent, à égalité de valeur, du perfectionnement moral, du détachement de soi et des banalités coutumières, de l'humilité, de la simplicité, de la discipline des sens et de l'imagination, de l'élan vers les grandes fins.

Il ne s'agit plus ici de prouver son adresse, de faire briller ses facultés ainsi qu'un joyau; on veut communiquer avec le foyer de lumière et de vie; on aborde ce centre en son unité, tel qu'il est; on l'adore, et l'on renonce à ce qui lui est ennemi pour que sa gloire nous inonde. N'est-ce pas un peu tout cela que signifie le mot célèbre: «Les grandes pensées viennent du coeur»?

2.2) La vertu propre à l'intellectuel

Nous voilà donc assurés que la vertu prise en général est nécessaire à la science, et que, plus on y apporte de rectitude morale, plus l'étude est féconde. Il y a cependant une vertu propre à l'intellectuel, et il convient d'y insister, bien que, un peu partout, elle doive revenir au cours de ces pages.

La vertu propre à l'homme d'étude est évidemment la studiosité. Qu'on ne se hâte pas de trouver cela simplet: nos maîtres en la doctrine ont mis là beaucoup de choses, et en ont écarté beaucoup d'autres. [3].

Saint Thomas rangeait la studiosité sous la tempérance modératrice, pour indiquer que de soi, le savoir est sans doute toujours le bienvenu, mais que la constitution de la vie nous demande de tempérer, c'est-à-dire d'adapter aux circonstances et de relier aux autres devoirs un appétit de connaître qui facilement excède.

Quand je dis excéder, je l'entends dans les deux sens. Au règne de la studiosité, deux vices s'opposent: la négligence d'une part, la vaine curiosité de l'autre. Omettons ici la première: si elle n'est pas odieuse au lecteur au moment de fermer ce petit livre, c'est qu'il se sera rebuté en chemin ou que nous aurons bien mal fait la route. Mais je n'en dis pas autant de la curiosité. Celle-ci peut profiter de nos meilleurs instincts et les vicier au moment même où elle prétend les satisfaire.

Nous avons déjà cité les vues ambitieuses qui désorientent une vocation intellectuelle. Sans aller jusque-là, l'ambition peut altérer la studiosité et ses effets utiles. Un acte d'ambition à propos de la science, ce n'est plus un acte de science, et celui qui s'y livre ne mérite plus le nom d'intellectuel.

Toute autre fin pécheresse appellerait le même verdict.

D'autre part, l'étude, même désintéressée et droite en elle-même, n'est pas toujours opportune; si elle ne l'est point, le sujet de la science oublie son métier d'homme, et qu'est-ce que cet intellectuel qui n'est pas un homme?

D'autres devoirs que l'étude sont des devoirs humains. La connaissance, prise en son absolu, est sans doute notre bien suprême; mais ce qu'on en goûte ici est souvent subordonné à d'autres valeurs qui en seront les équivalents sous les auspices du mérite.

Un curé de campagne qui se dévoue pour ses paroissiens, un praticien qui néglige la science pour des secours urgents, un fils de famille qui prend un métier pour aider les siens et renonce ainsi à une libre culture ne profanent point leur génie intérieur; ils rendent hommage à ce Vrai qui est avec le Bien un seul et même Être. S'ils agissaient autrement, ils n'offenseraient pas moins la vérité que la vertu, puisque, par un détour, ils opposeraient à elle-même la Vérité vivante.

On voit ainsi beaucoup de curieux de la science qui ne craignent pas de lui sacrifier leurs plus stricts devoirs. Ce ne sont plus des savants, ce sont des dilettantes. Ou bien, ils laissent l'étude qui répond à leurs obligations et poursuivent celle qui flatte leurs désirs, et la dépréciation est la même.

Ceux qui visent plus haut que leurs forces et s'exposent à l'erreur, ceux qui gâchent leurs facultés réelles pour en acquérir d'illusoires sont aussi des curieux au sens ancien. Deux des seize conseils de saint Thomas en matière d'étude les visent: «Altiora te ne quaesieris, ne cherche pas au-dessus de la portée». «volo ut per rivulos, non statim, in mare eligas introire: je veux que tu décides d'entrer dans la mer par les ruisselets, non directement.» Précieux conseils, qui profitent à la science comme à la vertu en équilibrant l'homme.

Ne chargez pas le sol avec excès; ne poussez pas la construction plus que ne permet la base, ou avant que la base ne soit affermie: ce serait faire en sorte que tout s'effondre.

Qui êtes-vous? Où en êtes-vous? Quelles substructions intellectuelles offrez-vous? Voilà ce qui détermine vos sages entreprises: «Voulez-vous voir grand, plantez petit» disent les forestiers, et c'est, en d'autres mots, le conseil thomiste. Le sage commence par le commencement et ne fait un nouveau pas qu'après avoir assuré l'autre. C'est pour ce motif que les autodidactes ont tant de points faibles. On ne peut commencer à soi seul par le commencement. Quand on rejoint le groupe en cours de route, ce milieu vous offre des étapes franchies et ne vous montre pas le passage.

D'autre part, ce qui est vrai de chacun quant aux étapes de son développement est vrai de chacun par rapport aux autres. Il ne faut pas se surestimer, mais se juger. Nous accepter tels que nous sommes, c'est obéir à Dieu et nous préparer de sûres victoires. La nature cherche-t-elle au delà de ce qu'elle peut? Tout y est exactement mesuré, sans vain effort et sans évaluation mensongère. Chaque être agit selon sa quantité et sa qualité, sa nature et sa force, puis se tient en paix. L'homme seul vit de prétentions et de tristesse.

Quelle science et quelle vertu, que de se bien juger et de demeurer soi-même! Un rôle vous appartient que vous seul pouvez jouer et qu'il convient de jouer en perfection, au lieu de chercher à violenter la fortune. Les destinées ne sont pas interchangeables. À s'élever comme à s'abaisser, on se perd. Allez devant vous et selon vous, avec Dieu pour guide.

Saint Thomas ajoute à ces prudences nécessaires le souci de ne pas arrêter sa curiosité aux objets d'en bas aux dépens de l'objet suprême. Nous tirerons de là, plus loin, une conséquence importante quant à l'organisation du travail [4]; mais que d'abord l'étude laisse leur place au culte, à la prière, à la méditation directe des choses de Dieu. Elle-même est un office divin, mais en reflet; elle cherche et honore les «traces» créatrices ou bien les «images», suivant qu'elle scrute la nature ou l'humanité; mais elle doit le céder, en son temps, à la fréquentation directe; si elle s'oublie, outre qu'un grand devoir est méconnu, l'image de Dieu dans le créé fait écran, et les traces ne servent qu'à égarer loin de Celui qu'elles attestent.

Étudier tellement qu'on ne prie plus, qu'on ne se recueille plus, qu'on ne lit plus ni la parole sacrée, ni celle des saints, ni celle des grandes âmes, tellement qu'on s'oublie, soi, et que, tout concentré sur les objets de l'étude, on en néglige l'hôte intérieur, c'est un abus et c'est un jeu de dupe. Supposer qu'on progressera ou que l'on produira ainsi davantage, c'est dire que le ruisseau coulera mieux si l'on tarit la source.

L'ordre de l'esprit doit répondre à l'ordre des choses. Dans le réel tout monte au divin, tout en dépend, parce que tout en procède. Dans l'effigie du réel en nous, les mêmes dépendances se relèvent, à moins que nous n'ayons bouleversé les rapports du vrai.

2.3) L'esprit d'oraison

Ces dispositions seront sauves si, indépendamment de la piété préalable à l'étude, on cultive dans le travail même l'esprit d'oraison.

C'est encore saint Thomas qui dit au passionné de la science: «orationi vacare non desinas: n'abandonne jamais l'oraison», et Van Helmont nous explique ce précepte en prononçant cette sublime parole: «Toute étude est une étude de l'éternité.»

La science est une connaissance par les causes, disons-nous sans cesse. Les détails ne sont presque rien; les faits ne sont presque rien; ce qui importe, ce sont les dépendances, les communications d'influence, les liaisons, les échanges qui constituent la vie de la nature. Or, en arrière de toutes les dépendances, il y a la Dépendance première; au noeud de toutes les liaisons, le suprême Lien; au sommet des communications, la Source; sous les échanges, le Don; sous la systole et la diastole du monde, le Coeur, l'immense Coeur de l'Être. Ne faut-il pas que l'esprit s'y réfère incessamment et ne perde pas une minute le contact de ce qui est ainsi le tout de toutes choses et par conséquent de toute science?

L'intelligence n'est pleinement dans son rôle qu'en exerçant une fonction religieuse, c'est-à-dire en rendant un culte au suprême vrai à travers le vrai réduit et dispersé.

Chaque vérité est un fragment qui exhibe de toutes parts ses attaches; la Vérité en elle-même est une, et la Vérité est Dieu.

Chaque vérité est un reflet: en arrière du reflet et lui donnant valeur, il y a la Lumière. Chaque être est un témoin; chaque fait est un secret divin: au delà est l'objet de la révélation, le héros du témoignage. Tout vrai se détache sur l'Infini comme sur son fond de perspective; il s'y apparente; il lui appartient. Une vérité particulière a beau occuper la scène, les immensités sont plus loin. On pourrait dire: une vérité particulière n'est qu'un symbole, un symbole réel, un sacrement de l'absolu; elle figure, et elle est, mais non par elle-même; elle ne se suffit pas; elle vit d'emprunt et mourrait, abandonnée à son inconsistance.

Pour l'âme en plein éveil, toute vérité est donc un lieu de rendez-vous; la Pensée souveraine y convie la nôtre: manquerons-nous la sublime rencontre?

La vie du réel n'est pas toute dans ce qui se voit, dans ce qui s'analyse par la science. Le réel a une vie cachée, comme Jésus, et cette vie est aussi une vie en Dieu; c'est comme une vie de Dieu; c'est une révélation de sa sagesse par les lois, de sa puissance par les effets, de sa bonté par les utilités, de sa tendance à la diffusion par les échanges et par la croissance: il convient de vénérer et d'aimer cette sorte d'incarnation au contact même de Celui qui s'incarne. Détacher ce «corps de Dieu» de son Esprit, c'est en abuser, comme c'est abuser du Christ que de voir en lui uniquement l'homme.

L'incarnation du Christ aboutit à la communion, où l'on ne dissocie pas le corps, le sang, l'âme et la divinité du Sauveur: la quasi-incarnation de Dieu dans l'être, de la Vérité éternelle en chaque cas du vrai doit aboutir aussi à une extase céleste, au lieu de nos distraites recherches et de nos banales admirations.

Décidons de travailler sous l'aile des grandes lois et sous la Loi suprême. Ni la connaissance, ni aucune manifestation de la vie ne doit être séparée de ses racines dans l'âme et dans le réel, là où le Dieu du coeur et le Dieu des cieux se révèlent et se joignent. L'unité doit se faire entre nos actes (y compris l'acte d'apprendre) et nos pensées et nos réalités premières. En tout, ayons toute l'âme, toute la nature, toute la durée et la Divinité elle-même avec nous.

Pour obtenir cet esprit d'oraison dans la science, il n'est d'ailleurs pas nécessaire de se livrer à quelque incantation mystérieuse. Nul effort extrinsèque n'est requis. Sans doute l'invocation de Dieu et son intervention spéciale ont leur place ici. Saint Thomas priait toujours avant de dicter ou de prêcher; il avait composé à cet effet une oraison admirable [1]: l'enfant de la science qui balbutie cherche tout naturellement le mot qui lui manque dans le regard divin. Mais dans la science même, dans la science chrétienne, on trouve l'escabeau qui, nous haussant vers Dieu, nous permettra de revenir à l'étude avec une âme plus éclairée et comme avec les dons du prophète.

Tout ce qui instruit mène à Dieu par un chemin couvert. Toute vérité authentique est, de soi, éternelle, et l'éternité qu'elle porte, oriente vers celle dont elle est la révélation. À travers la nature et l'âme, où peut-on bien aller, si ce n'est vers leur source? Si l'on n'aboutit pas, c'est qu'on a dévié en chemin. D'un bond l'esprit inspiré et droit passe les intermédiaires, et à toute question qui se pose en lui, quelques réponses particulières qu'il puisse faire, une voix secrète répond: Dieu!

Dès lors, il n'y a qu'à laisser l'esprit à son essor d'une part, à son attention d'autre part, pour que, entre l'objet d'une étude particulière et celui de la contemplation religieuse, un va-et-vient s'établisse au profit de l'un et de l'autre. D'un élan rapide et souvent inconscient, on passe du vestige ou de l'image à Dieu, et de là, rebondissant avec de nouvelles forces, on revient sur les traces du divin Marcheur. Ce qu'on y découvre est alors commenté, magnifié; on y voit un épisode d'un immense événement spirituel; même s'occupant d'un rien, on se sent le client de vérités devant lesquelles les montagnes sont éphémères; l'Être infini et la durée infinie vous enveloppent, et votre étude est bien vraiment «une étude de l'éternité.»

2.4) La discipline du corps

Nous l'avons déjà dit, la doctrine du composé humain s'oppose à une dissociation des fonctions spirituelles et des fonctions corporelles les plus étrangères en apparence à la pensée pure. Saint Thomas donne sa signature à cette pensée ironique d'Aristote: Il est aussi ridicule de dire: L'âme toute seule comprend, que de dire: Elle bâtit ou elle fait de la toile [5]. Lui-même avance ces propositions en apparence matérialistes: «Les diverses dispositions des hommes aux oeuvres de l'âme tiennent aux diverses dispositions de leurs corps» [6]. «À la bonne complexion du corps répond la noblesse de l'âme» [7].

Cela n'a rien de surprenant. La pensée naît en nous après de longues préparations où la machine corporelle tout entière est à l'oeuvre. La chimie cellulaire est la base de tout; les sensations les plus obscures préparent notre expérience; celle-ci est le produit du travail des sens qui élaborent lentement leurs acquisitions et les fixent par la mémoire. C'est au milieu de phénomènes physiologiques, en continuité avec eux et en leur dépendance que le fait intellectuel se produit. Nul ne pense, même s'il ne fait qu'utiliser une idée acquise, sans évoquer tout un lot d'images, d'émotions, de sensations qui sont le bouillon de culture de l'idée.

Quand nous voulons éveiller chez quelqu'un une pensée, de quel moyen disposons-nous? Seulement de celui-ci: produire en lui par la parole, par les signes, des états de sensibilité et d'imagination, d'émotion, de mémoire dans lesquels il découvrira notre idée et pourra la faire sienne. Les esprits ne communiquent que par le corps. De même, l'esprit de chacun ne communique avec la vérité et avec soi-même que par le corps. Tellement, que le changement par lequel nous passons de l'ignorance à la science doit être attribué, selon saint Thomas, directement au corps et seulement «par accident», à la partie intellectuelle [8].

Une telle doctrine, sans cesse reprise par le Docteur, si essentiellement, si providentiellement moderne, ne doit-elle pas engendrer cette conviction que pour penser, surtout pour penser avec ardeur et sagesse durant toute une vie, il est indispensable de plier à la pensée non seulement l'âme et ses divers pouvoirs, mais aussi le corps et tout l'ensemble des fonctions organiques? Tout, chez un intellectuel, doit être intellectuel. Le «complexus» physique et mental, la substance «homme» sont au service de cette vie spéciale qui par certains côtés paraît si peu humaine: qu'ils ne lui opposent pas d'entraves! Devenons une harmonie dont la conquête du vrai sera le résultat.

Or, il y a là deux choses qu'il faut envisager l'une et l'autre sans aucun respect humain, bien que la première ait coutume d'effaroucher des spirituels au jugement peu ferme.

Tout d'abord, n'ayez pas honte de songer à vous bien porter.

Des génies ont eu des santés déplorables, et si Dieu veut qu'il en soit ainsi de vous, ne discutons pas. Mais que ce soit de votre fait, c'est un cas de tentation de Dieu fort coupable. Êtes-vous bien sûr, élève des génies, d'avoir comme eux assez de vigueur pour tirer un triomphe de la lutte incessante de l'âme contre la débilité de sa chair? Rien ne dit que les génies mêmes n'aient pas vu leurs tares physiologiques dévier ou réduire leurs talents. Bien des anomalies intellectuelles, chez les mieux doués, s'expliqueraient peut-être ainsi, et la faible production de certains s'expliquerait de même.

À égalité de dons, il est certain que la maladie est une grave infériorité; elle diminue le rendement, elle empiète sur la liberté de l'âme au moment de ses délicates fonctions, elle dérive l'attention, elle peut fausser le jugement par les effets d'imagination et d'émotivité que provoque la souffrance. Une maladie d'estomac change le caractère d'un homme; son caractère change ses pensées. Si Léopardi n'avait pas été l'avorton qu'il fut, le compterait-on parmi les pessimistes?

Quand il s'agit pour vous de haute vie, ne croyez donc pas rabaisser le débat si vous vous inquiétez en même temps de la pensée de toutes ses substructions organiques. «Une âme saine dans un corps sain», c'est bien toujours l'idéal. L'homme de pensée a une physiologie spéciale; il faut qu'il y veille et qu'il ne craigne pas de consulter l'homme de l'art [9].

En tout cas, les prescriptions courantes doivent être obéies. Une bonne hygiène est pour vous une vertu quasi intellectuelle. Chez nos modernes, où la philosophie est parfois si pauvre, l'hygiène est riche: n'en faites pas fi, elle enrichira votre philosophie.

Menez autant que possible une vie au grand air. Il est reconnu que l'attention, ce nerf de la science, est en corrélation étroite avec la respiration, et, pour la santé générale, on sait que l'abondance d'oxygène est une condition première. Fenêtres ouvertes nuit et jour quand la prudence le permet, séances fréquentes de respirations larges, surtout combinées avec des mouvements qui les amplifient et qui les rendent normales [10], promenades encadrant le travail, voire se combinant avec lui selon la tradition grecque: ce sont là d'excellentes pratiques.

Il est important de travailler dans une position qui dégage les poumons et ne comprime pas les viscères. Il est bon de couper de temps en temps une séance d'application pour respirer profondément, pour s'étirer en deux ou trois gestes rythmés qui détendent le corps et l'empêchent, si je puis dire, de prendre de faux plis. On a découvert que de larges inspirations pratiquées debout et en se haussant sur la pointe des pieds, fenêtre ouverte, sont beaucoup plus efficaces encore. Ne négligez rien, la congestion de vos organes et leur étiolement pourrait s'ensuivre.

Il vous faut chaque jour une séance d'exercices. Rappelez-vous le mot du médecin anglais: «Ceux qui ne trouvent pas le temps de faire des exercices, devront trouver le temps d'être malades.» Si vous ne pouvez vous exercer en plein air, d'excellentes méthodes y suppléent. Celle de J.-P. Muller est une des plus intelligentes; il y en a d'autres [10].

Un travail manuel doux et distrayant serait également précieux à l'esprit et au corps. Nos pères ne l'ignoraient pas; mais notre siècle est devenu un forcené qui se rit de la nature; c'est pourquoi la nature se venge. Réservez-vous chaque année, et secondairement en cours d'année, des vacances sérieuses. Par où je n'entends pas l'absence de tout travail, qui détendrait avec excès des facultés volontiers volages, mais la prédominance du repos, du plein air et de l'exercice dans la nature.

Soignez votre alimentation. Une nourriture légère, simple, modérée en quantité et en apprêts vous permettra un travail plus prompt et plus libre. Un penseur ne passe pas sa vie en séances de digestion.

Veillez bien davantage encore à votre sommeil. N'en prenez ni trop ni trop peu. Trop alourdit, encrasse, épaissit le sang et la pensée; trop peu vous expose à prolonger et à superposer dangereusement les excitations du travail. Observez-vous; en matière de sommeil comme au sujet de la nourriture, trouvez la mesure qui vous convient et faites-en l'objet d'une résolution ferme. Il n'y a pas ici de loi commune.

Au total, comprenez que le soin du corps, instrument de l'âme, est pour l'intellectuel une vertu et une sagesse; saint Thomas lui en reconnaît hautement le caractère et fait entrer cette sagesse du corps parmi les éléments qui concourent à la béatitude temporelle, amorce de l'autre [11]. Ne devenez pas un rachitique, un raté, qui serait plus tard peut-être un hébété, un vieillard avant le temps, donc un sot économe à l'égard du talent à lui confié par le Maître.

Mais le souci du conjoint corporel comporte aussi d'autres éléments. Nous avons parlé des passions et des vices comme de formidables ennemis de l'esprit. Nous songions alors à leurs effets psychologiques, aux troubles qu'ils apportent dans le jugement, dans l'orientation de l'esprit, qu'ils transforment, arrivés à un certain degré, en puissance de ténèbres. Actuellement il est question de leurs effets corporels, qui redeviennent, indirectement, maladies de l'âme.

Si l'on demeure un gourmand, un paresseux, un esclave de l'oreiller et de la table; si l'on abuse du vin, de l'alcool, du tabac; si l'on s'oublie dans des excitations malsaines, dans des habitudes à la fois débilitantes et énervantes, dans des péchés peut-être pardonnés périodiquement, mais dont les effets demeurent, comment pratiquera-t-on l'hygiène dont nous venons de plaider la nécessité?

Un ami du plaisir est un ennemi de son corps et devient donc promptement un ennemi de son âme. La mortification des sens est requise à la pensée et peut seule nous amener à cet état clairvoyant dont parlait Gratry. Obéissez-vous à la chair, vous êtes en passe de devenir chair, alors qu'il faut devenir tout esprit.

Pourquoi appelle-t-on saint Thomas le Docteur angélique? Est-ce uniquement pour son génie ailé? Non, c'est parce que tout en lui se subordonnait à la pensée géniale et sainte, parce que sa chair, issue des rives tyrrhéniennes, avait revêtu les blancheurs du Carmel et de l'Hermon; parce que, chaste, sobre, prompt à l'élan et éloigné de tout excès, il était tout entier une âme, «une intelligence servie par des organes», selon la définition célèbre.

La discipline du corps et sa mortification, jointes aux soins nécessaires dont, pour leur compte, elles constituent la meilleure part: telle est, travailleurs chrétiens, et vous surtout, jeunes hommes, une des plus précieuses sauvegardes de votre avenir.

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