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L'art d'être chef (Partie 3 de 3)

Rommel.
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Table des matières

3.6) L'art de commander

[P470] Ce que les hommes apprécient le mieux chez le chef, c'est le commandement. (DAUTRY, op. cité)

[P471] Commander ce n'est pas plier les volontés, encore moins les briser, mais les conquérir pour les amener à adhérer aux actes qui s'imposent pour la réalisation de la tâche confiée.

[P472] Le vrai chef ne cherche pas à donner des ordres pour commander, mais il s'efforce de faire naître chez les subordonnés le désir d'une collaboration volontaire.

[P473] Commander n'est rien. Ce qu'il faut, c'est bien comprendre ceux à qui l'on a affaire et bien se faire comprendre d'eux. Se bien comprendre, c'est tout le secret de la vie. (FOCH).

[P474] Je n'ai pas commandé tellement qu'on le croit. J'ai amené ceux qui étaient autour de moi à mes idées, ce qui est tout différent. (FOCH).

[P475] L'art de commander, c'est l'art de mener les hommes de façon à en obtenir le meilleur rendement pour la cause à servir, avec le minimum de heurts et le maximum de coopération.

[P476] Le subordonné ne doit jamais être considéré comme une simple machine à exécuter des ordres, mais comme un être humain doué d'intelligence et de liberté que le chef appelle à collaborer de près ou de loin avec lui en vue d'une tâche ou d'un idéal qui les dépasse et qu'ils ont à servir ensemble, chacun à sa place.

[P477] Le commandement ne consiste pas à imposer sa volonté à des esclaves passifs; pour le vrai chef, doublé d'une équipe bien sélectionnée, commander c'est conseiller et guider. Et l'autorité ainsi comprise, loin de s'opposer à la communion de pensée entre chef et subordonnés, la suscite au contraire et la développe.

[P478] Pour les vrais chefs, pour ceux que l'envergure même de leur cerveau semblerait faire planer très haut au-dessus du vulgaire, l'isolement moral est donc rarement à craindre, parce qu'ils savent faire confiance autour d'eux et que, de cette confiance, naissent plus souvent les dévouements que les abus. (COURAU, op. cit.)

[P479] Attention à ce mot «ordre». Il a un double sens, et c'est une bonne fortune; cette rencontre est heureuse. Elle souligne un rapprochement curieux, mais combien symbolique. Ordre, c'est l'indication précise donnée à un subordonné de ce qu'il a à faire. C'est aussi, dans un sens beaucoup plus large, l'arrangement harmonieux des éléments d'un tout pour répondre à une conception d'ensemble. Le chef ne doit donner des ordres qu'en fonction d'un ordre général qu'il a conçu.

[P480] Si le droit de commander est un titre à l'autorité, c'est le talent de se faire obéir qui donne la mesure du chef.

[P481] Le commandement ne se partage pas - et si l'on a vu la république romaine élire deux consuls, du moins était-il bien établi qu'ils commandaient à tour de rôle. Le chef est seul responsable - et libre dans les limites fixées à ses attributions. (DE LA PORTE DU THEIL)

[P482] Quand vous donnez un ordre, ne manquez pas de désigner nommément celui qui est responsable de son exécution.

[P483] Plus la responsabilité se divise, plus elle tend vers zéro.

[P484] Le chef n'a pas à rechercher ce que pensent ses subordonnés pour faire automatiquement le quotient de leurs désirs ou la somme de leurs intentions. Toutefois, il doit faire appel à leur expérience et tenir compte de leurs avis. Mais quand il a vu clair et pris une décision, il doit donner ses ordres sans avoir à s'en excuser, sans avoir non plus à se soucier si cela correspond ou non à l'opinion de la majorité.

[P485] Dans le choix qu'il fera, il ne faut pas s'attendre à l'infaillibilité. La réalité est trop complexe et nos intelligences trop débiles. Mais on doit penser que, de par sa fonction et sa situation, la décision qu'il aura prise sera la meilleure approximation, la solution suffisante pour agir, solution que, tous ensemble, on travaillera à rendre vraie, en la servant de toutes ses forces et en l'améliorant au cours de l'action.

[P486] Tout ordre donné engage la responsabilité de celui qui le donne. Un chef digne de commander doit avoir la force de caractère nécessaire pour endosser d'un coeur léger cette responsabilité. Il est incapable s'il la craint ou indigne s'il la fuit.

[P487] Des choses dures, pénibles, dangereuses, ne font pas peur au Français; sa fierté et sa dignité font qu'il accomplira tout ce qu'il faudra avec cran, avec intelligence, avec le sourire, avec héroïsme et dévouement passionné à son chef, pourvu que celui-ci sache commander.

[P488] Il faut se faire comprendre et pour cela donner des ordres nets, clairs, loyaux, qui ne semblent pas rédigés pour esquiver des responsabilités éventuelles et laisser retomber sur les inférieurs le poids des insuccès et la honte des échecs.

[P489] Le chef n'a pas à implorer l'obéissance; il doit commander avec calme. S'il a le droit et le devoir d'expliquer un ordre, il ne doit jamais en permettre la discussion. Un vrai chef ne se laisse pas manoeuvrer par ses subordonnés.

[P490] Un ordre qui, dans sa forme comme dans son application, semblera arbitraire, tyrannique, restrictif de la liberté personnelle, risque de bloquer l'instinct de confiance en soi et de provoquer le ressentiment, voire l'antagonisme ouvert: tempérez-le au contraire de quelques commentaires judicieux, et vous obtiendrez une réaction psychologique entièrement différente, vous ouvrirez les écluses par lesquelles se déversera, guidée par la raison, l'énergie que vous aurez libérée. Vous aurez fait jouer l'instinct de conservation, ou même l'instinct grégaire si l'ordre donné intéresse la sécurité du groupe.

[P491] Supposons par exemple qu'un ordre vienne restreindre ou supprimer les permissions; il provoquera au premier abord une réaction hostile. Mais supposez qu'en même temps le commandement annonce une épidémie dans le voisinage; toute objection disparaît devant le péril à éviter. (Colonel Edward L. MUNSON, Le Maniement des hommes)

[P492] C'est un fait d'expérience que les subordonnés réalisent d'autant mieux l'idée du chef qu'ils en ont compris le but et la portée. Et ils sont d'autant plus ardents à la tâche que cette idée est devenue leur et que le chef a déterminé en eux le désir de la réaliser.

[P493] Le commandant de compagnie a dit aux anciens la veille de leur libération: «Vous avez été de bons soldats jusqu'à ce jour. Vous le serez jusqu'à la dernière minute. Malgré votre départ matinal demain, vous laisserez vos chambres en parfait état; je veux pouvoir les montrer aux jeunes en exemple.»

Jamais, de mémoire de gradé, un casernement n'avait été laissé aussi propre le jour de la libération. (POUMEYROL, L'Éducation morale du soldat)

[P494] Une décision dont on a compris et approuvé les raisons sera appliquée avec le maximum de conscience et d'efficacité. Une décision acceptée à contrecoeur sera sabotée, volontairement ou non.

[P495] Les ordres doivent être clairs, car rien n'énerve davantage l'autorité que ces ordres équivoques qui semblent toujours permettre au chef de critiquer ses subordonnés.

[P496] Soyez exigeants, mais n'oubliez pas que vous aurez le droit de l'être d'autant plus que vos subordonnés auront saisi le bien-fondé de vos exigences.

[P497] Il faut s'arranger pour ne pas avoir à répéter plusieurs fois le même ordre. Pour cela, il ne faut donner un ordre que dans des conditions telles que ceux qui doivent l'exécuter l'aient entendu et compris et puissent le réaliser immédiatement.

[P498] L'hésitation d'un chef laisse supposer qu'en donnant un ordre, il a déjà perçu les difficultés de l'exécution; dès lors l'inférieur ne songe même pas à obéir, il attend patiemment le contre-ordre. Un commandement donné nettement emporte l'adhésion presque automatique.

Une simple observation empruntée à la vie quotidienne nous servira de preuve: un voyageur sort d'une gare importante, une main portant la valise et l'autre frileusement enfoncée dans la poche. Un individu lui tend un prospectus avec décision. Sans réfléchir, le voyageur retire la main qui se tenait bien chaudement dans la poche et prend ce papier qu'il jettera la minute suivante. Si, au contraire, ce camelot lui avait offert le prospectus d'une main hésitante, l'autre aurait passé à coté de lui sans se déranger.

[P499] Quand un homme tend la main à quelqu'un, il faut faire un effort de volonté pour ne pas la serrer, même si cet individu est antipathique. Un geste bien fait et résolu entraîne presque automatiquement l'exécution d'un geste connexe; de même un ordre donné sans hésitation appelle un commencement d'exécution. (J. TOULEMONDE, L'art de commander)

[P500] Quelle que soit la méthode d'approche adoptée, il est recommandable de procéder par affirmation plutôt que par négation. La formule positive: «Faites votre devoir» contient une force psychologique de propulsion bien supérieure à la formule négative: «Ne soyez pas paresseux».

De même il n'y a pas lieu de faire entrer en jeu une raison négative telle que la peur, là où l'on peut faire appel, pour le même objet, à un élément positif tel qu'un légitime amour-propre ou le désir de réussir une tache difficile.

[P501] Il y a des chefs qui croyant en imposer à leurs subordonnés, cherchent à les intimider et à leur faire perdre leurs moyens. Qu'ils ne s'étonnent pas s'ils finissent par perdre quelque chose de la confiance et du dévouement de leurs collaborateurs les plus zélés.

[P502] Si l'on a pu dire que le métier militaire dépersonnalise l'homme, c'est dans la mesure où l'autorité y procède habituellement par ordre absolu, sans engager la raison et la volonté de l'exécutant.

[P503] En ce sens le fameux: «Il ne faut pas chercher à comprendre!» pourrait bien être, dans la bouche du soldat, l'expression naïve d'une espèce de désespoir devant un effort dont le sens échappe.

[P504] Le vrai chef s'efforce le plus souvent possible de mobiliser les esprits et les volontés en même temps que les corps.

Si vous vous contentez de dire à des hommes qui creusent des trous sous la pluie: «faites des trous et attendez la soupe», vous en faites des mécaniques humaines que le sentiment de leur misère irrite obscurément et crispe contre vous.

Mais si vous avez su d'un mot bien placé, sans entrer dans des détails oiseux, leur montrer l'utilité de ce qu'ils ont à faire, vous avez sauvé l'homme en ces hommes.

[P505] Avant tout, respect absolu de la forme, ce qui n'implique nullement la faiblesse. Tout acte du chef comporte en effet deux aspects: le fond, la forme.

S'il faut s'attacher à donner toujours des ordres justes, inspirés par le souci supérieur du bien du service, et non par caprice ou fantaisie personnelle, il faut aussi s'efforcer d'agir toujours avec tact et d'avoir la manière.

Il est trop fréquent de voir les ordres justifiés donner lieu, pour la forme, à des critiques qui en détruisent l'effet. Se demander souvent: que penserais-je si j'étais commandé ou réprimandé ainsi? Quelles seraient mes réactions intérieures? (POUMEYROL, L'Éducation morale du soldat).

[P506] L'art de commander n'est pas celui de penser et de décider aux lieu et place de tous ses subordonnés chez qui la paresse d'esprit mène à la discipline. Il faut laisser aux sous-chefs toutes les décisions de leur ressort. (Foch).

[P507] Quand vous lui avez confié une mission, demandez à votre collaborateur de vous présenter le programme, le devis ou le plan de son action, avant de passer à l'exécution. Ainsi vous pourrez donner votre approbation en connaissance de cause, vérifier si le plan établi se relie bien au plan général, apporter à temps les retouches nécessaires (prévenir vaut mieux que guérir) et vous mettre en mesure de soutenir, avec plus de force, si besoin est, l'oeuvre de votre collaborateur, au cours de sa réalisation.

[P508] Il faut que le chef s'interdise de donner directement des ordres sans passer par la filière hiérarchique normale.

[P509] Lorsqu'un ordre urgent a reçu un commencement d'application, ne cherchez pas à l'améliorer en cours d'exécution par des modifications intempestives; les ordres complémentaires ne feraient qu'embrouiller les exécutants.

[P510] Voir clair, a dit Foch, ce n'est pas grand'chose. Donner l'ordre, c'est le quarto. Les trois-quarts, c'est de le faire exécuter.

[P511] Un ordre donné dont on ne surveille pas l'exécution est un ordre vain.

[P512] Formule à retenir et à faire passer dans la vie:

Avant les décisions prises, discussion; décision prise, exécution... et réussite!

[P513] Tolérer qu'un ordre, quel qu'il soit, ne soit pas exécuté, c'est consentir à une abdication. (POUMEYROL)

[P514] La notion de service ne vient pas ternir celle de l'amitié ni lui nuire. Elle l'enrichit en lui donnant un sens. Dans les moments où l'action n'est pas immédiate, où le chef a besoin de réfléchir et de s'entourer d'avis, il est naturel qu'il en confère avec ses collaborateurs, sollicite leur avis et provoque les discussions. Mais une fois qu'il estime avoir réuni tous les éléments de sa décision et qu'il l'a prise, ce n'est plus d'amitié qu'il s'agit, c'est de service. Quand un ordre a été donné, il doit être exécuté. Une idée a été lancée, les instructions données, chacun doit les suivre et ne rien faire d'autre. (P. DELSUC, L'art de gouverner).

[P515] Autoritaire, Lyautey était cependant l'homme le moins entêté, le moins prévenu, le moins rigide qui soit. Il était même d'une extraordinaire souplesse, d'une souplesse presque féline. Il écoutait sérieusement tous les avis. Il n'éliminait que ceux qu'il jugeait inintelligents. Mais dès qu'une observation lui paraissait fondée, même si elle était en opposition avec ses propres vues, il en tenait compte. Son jugement se composait méthodiquement. Il cherchait toujours à le fortifier.

Toutes choses étant considérées, pesées, mises au point, alors sa décision était prise. À partir de cet instant, une sorte de coupure s'opérait. Il n'était plus un homme qui prépare une action. Il était un chef qui ordonne. Sa volonté devenait une barre de fer. Elle n'admettait plus ni discussion, ni retard, ni mollesse. Elle était tenace, exigeante, trépidante, bousculante, insatiable. Rien ni personne ne pouvait la faire plier.

Maximum de sérieux dans la préparation. Maximum de volonté dans l'exécution. Telle était la doctrine de commandement de Lyautey. Tel il fut lui-même. (Wladimir d'ORMESSON)

[P516] Quelles que soient son intuition initiale et sa persévérance ultérieure, le chef se verra souvent obligé de rectifier ses directives premières. Mais, pour légitimer un contre-ordre, la seule évaluation de l'obstacle n'est pas une donnée suffisante; il faut, afin de peser exactement la situation, mettre dans l'autre plateau de la balance les répercussions possibles du contre-ordre et avoir prévu les modalités qui l'empêcheront de dégénérer en désordre.

Une précaution en tout cas que l'on ne saurait trop recommander, c'est d'expliquer aux collaborateurs intéressés les motifs d'un changement éventuel dans les «directives initiales».

Craindre d'avouer que vous vous étés trompé ou que les événements vous ont dépassé, ce serait croire que vos collaborateurs ne sont pas capables de s'en apercevoir eux-mêmes et si vous aviez d'eux une si piètre opinion, vous auriez tort de les conserver auprès de vous.

Souvent, d'ailleurs, telle difficulté qui, de loin, vous semble insurmontable et qui motiverait à vos yeux un changement de méthode, apparaîtra différemment à vos collaborateurs, mieux placés que vous pour apprécier le détail; eux-mêmes vous inviteront à persévérer dans la direction initiale, alors que vous étiez prêt à l'abandonner de peur de leur imposer un trop rude effort. Vue du large, une falaise parait inaccessible, mais un guide du pays saura vous montrer la fissure par laquelle on peut atteindre la crête.

Encore faut-il que vos collaborateurs soient de ceux qui croient à l'effort et qui aiment à cheminer sur les crêtes. (COURAU, op. cit.)

[P517] Il ne faut pas répéter les ordres; ce serait faire sentir que soi-même on n'a guère confiance dans leur efficacité.

Si l'on craint qu'un ordre ait été mal entendu, mal compris ou mal interprété, le mieux est de le faire répéter par l'un de ceux qui doivent l'exécuter.

Il sera facile alors de rectifier ou de préciser.

[P518] Les subordonnés attendent des chefs qu'ils soient conséquents.

Être conséquent, c'est ne demander que ce que l'on peut et que ce que l'on est décidé à obtenir. Ceci est déjà vrai pour l'éducation des petits enfants. Dans les familles où la mère passe son temps à dire à ses enfants: «Ne faites pas ceci, ne faites pas cela», mais où elle ne sévit pas quand l'enfant le fait tout de même, il y a de l'indiscipline et des mécontentements parce que la mère n'est pas conséquente.

Ce qui est vrai pour les enfants l'est tout autant pour les adultes.

3.7) L'art de contrôler

[P519] Donner des ordres est facile, en assurer l'exécution l'est moins; mais c'est là qu'on discerne les chefs d'entre tous les amateurs du pouvoir.

[P520] Vous avez donné des ordres, et puis après? Il faut voir si on les exécute. Il faut surveiller les gens, les talonner. Croyez-moi, si le commandement devait se borner à donner des ordres, son rôle ne serait pas difficile. Il faut les faire exécuter. (Foch).

[P521] Pouvoir organiser, commander, coordonner, ne suffit pas. Il faut que le chef s'assure de la réponse donnée par les faits à ses projets pour opérer d'urgence les redressements salutaires.

[P522] Le contrôle est une nécessité pour les subordonnés et un devoir pour le chef.

[P523] L'ordre doit s'incarner dans la vie en passant par ceux qui doivent l'exécuter. Mais, étant donné la faiblesse humaine, il peut y avoir un décalage entre le plan prévu et la réalité vécue. C'est une des raisons pour lesquelles le contrôle s'impose, non point un contrôle tatillon et vexatoire, mais un contrôle constructif destiné à vérifier l'adaptation de l'idée au réel.

[P524] Le contrôle du chef doit trouver le milieu entre une continuité lassante et un retard qui le rend inutile. Il peut prendre la forme de l'inspection périodique ou encore du «sondage» imprévu qui permet d'éviter toute routine.

[P525] Le contrôle doit s'exercer sans être par lui-même malveillant, et les subordonnés l'acceptent volontiers lorsqu'on le sent dominé par une pensée constructive ayant pour but, non pas tant de corriger les fautes, que de suggérer les moyens de réparer le mal et de mieux faire.

[P526] Le chef doit savoir reconnaître ce qui est bien, mais ne pas hésiter à montrer ce qui aurait du être fait; il faut pour cela parfois du courage. Il peut être pénible à certains moments de constater qu'un collaborateur est inférieur à sa tache, et encore plus pénible d'avoir à le lui dire. Pourtant c'est un devoir de loyauté à l'égard du bien commun dont le chef n'est que le serviteur, un devoir de charité à l'égard du collaborateur déficient qui a besoin d'être stimulé dans sa tâche ou mis à un poste plus en rapport avec ses capacités, un devoir de justice à l'égard des autres collaborateurs qui risquent d'être handicapés par l'insuffisance de leur collègue.

[P527] Un groupe, quel qu'il soit, où ne s'opère jamais aucun contrôle, risque bien d'être victime de la loi de dégradation d'énergie qui vaut pour le moral comme pour le physique.

[P528] À force de tolérance et de laisser-aller, on arrive à ne plus faire les choses qu'à demi, au point de compromettre la cause à laquelle on s'était donné d'un élan généreux.

[P529] Un contrôle rigoureux est l'un des premiers devoirs du chef. Ayant délégué une part de son autorité, il doit se rendre compte de l'usage qui en est fait.

Ce contrôle, pour être efficace, doit être personnel, fait par le chef lui-même, le moins possible par des intermédiaires, moins encore par le processus du papier compte rendu, jamais par l'exécutant.

Il doit être, d'autre part, terminal, c'est-à-dire qu'il doit atteindre directement au bas de l'échelle hiérarchique le petit exécutant.

Au dire de tous ceux qui l'ont connu au Maroc, il n'était pas de jour où Lyautey, se dégageant pour une heure ou deux des chaînes du bureau, ne fit une descente dans Rabat, sous prétexte de visiter les travaux, en réalité pour prendre contact directement avec la vie de «son peuple», pour sauter la barricade et se placer sur le plan du public, pour se mettre dans la peau de l'administré.

À toute occasion, il partait en tournée... pour «voir les choses sur place», dans une ville, un poste, un bled; et là, aucun programme, aucun protocole, ne l'empêchaient de briser les écrans pour atteindre directement, sans préparation, le colon, l'entrepreneur, le commerçant, l'indigène et leur permettre d'exprimer leur pensée profonde.

Contact chargé de puissance d'où jaillissait souvent l'étincelle de la décision.

3.8) L'art de réprimander

[P530] Un chef qui a peur de faire les reproches nécessaires, sous prétexte d'éviter des histoires, est un incapable, car il crée autour de lui une atmosphère propre à l'organisation du désordre et du laisser-aller sous toutes ses formes; et le résultat inattendu est que le chef pusillanime qui s'imagine, par son esprit de tolérance, attirer à lui les sympathies de ses subordonnés, finira, tôt ou tard, par être l'objet de leur profond mépris.

[P531] Lorsqu'une observation est nécessaire, elle doit être faite sans délai; un homme qui reçoit un blâme longtemps après l'événement incriminé aura tendance à croire que vous aviez d'abord approuvé ses actes, mais qu'une influence extérieure ou un parti pris à son égard a depuis lors modifié votre opinion. (COURAU).

[P532] Faire trop durement remarquer une faute est un manque de psychologie et souvent une injustice.

Le coupable n'est jamais aussi responsable qu'il apparaît à son juge, et un reproche trop vif risque, en cinglant l'amour-propre, de décourager ou au contraire de révolter l'inférieur sans aucun bénéfice pour personne.

[P533] Une réprimande disproportionnée à la faute commise aboutit à un résultat diamétralement opposé à celui que l'on escomptait. Le subordonné s'indigne contre l'exagération qu'il estime imméritée, perd confiance en la justice de son chef, et y puise motif pour oublier complètement sa part de culpabilité.

[P534] C'est une règle générale que les fautes pour lesquelles le chef est tenté le plus de s'indigner sont en général celles où lui-même a une part de responsabilités plus grande, parce qu'il s'est mal expliqué ou n'a pas su contrôler l'exécution.

[P535] Lorsqu'on a une réprimande à faire, il faut se rappeler qu'on risque moins d'être injuste en plaidant les circonstances atténuantes qu'en jugeant avec sévérité d'après les seuls faits constatés. La malice proprement dite est rare, la mauvaise volonté aussi. Les négligences et l'inattention, si répréhensibles soient-elles, peuvent elles-mêmes s'expliquer par des causes que le chef a le droit de rechercher comme il a le devoir d'y remédier.

[P536] Il faut bien se garder de généraliser hâtivement une faute commise en l'attribuant à un défaut congénital et irrémédiable, car même si cela était vrai, ce serait le moyen infaillible d'annihiler d'avance toute possibilité de relèvement.

[P537] N'infligez jamais un blâme sérieux sous l'empire de la colère ou d'une trop grande nervosité: vous risqueriez, en exagérant vos reproches, d'en diminuer la portée, et vous vous discréditeriez aux yeux de vos collaborateurs par votre manque de mesure.

[P538] Les jugements exposés avec douceur et calme sont les plus convaincants.

[P539] Quand on réprimande, il faut toujours avoir devant soi le but que l'on veut atteindre, c'est-à-dire l'éducation, la formation de son sous-ordre; il faut donc penser aux réactions que cela déclenchera en lui et non pas laisser libre cours à un moment de mauvaise humeur.

[P540] Si vous êtes sur le point d'adresser à un collaborateur, sous l'empire de la nervosité, quelques paroles blessantes, si vous êtes prêt à brider son initiative par un ukase intempestif, ou si vous avez quelque velléité d'empiéter lourdement sur ses attributions, mettez-vous par la pensée, ne serait-ce qu'un instant, à la place de votre collaborateur, demandez-vous sincèrement comment vous réagiriez vous-même si les situations s'inversaient, et vous éviterez sans doute une maladresse.

[P541] Il faut se garder avec soin de rappeler à propos d'une faute les griefs anciens. Il n'y a rien qui puisse davantage décourager un homme que la pensée d'être catalogué d'une manière défavorable, et définitivement, par celui dont il dépend.

[P542] Défiez-vous de l'ironie. Elle peut, en une matière de peu d'importance, souligner élégamment une observation; mais s'il s'agit d'une question plus grave, l'ironie prend le même caractère que l'injustice.

[P543] Ayez le sens des proportions; ne faites pas une remontrance sévère pour un manquement de peu d'importance.

[P544] N'intervenez pas à chaque instant: les interventions trop fréquentes ou à propos de rien finissent par user l'autorité.

[P545] Ne confondez pas fermeté et brutalité. Le blâme le plus sévère peut s'exprimer en des termes polis. Fortiter in re, suaviter in modo. Évitez par dessus tout de faire vos observations en termes injurieux; votre collaborateur oublierait le but concret de vos observations pour ne se rappeler que l'injure.

[P546] Un chef exigeant peut être aimé et même l'est toujours plus qu'un chef indifférent ou faible. Le meilleur moyen de faire accepter la sévérité est de ne tolérer auprès de soi que ceux que l'on estime. Tout homme supporte aisément les critiques dès que son caractère et son esprit sont évidemment hors de cause. (MAUROIS).

[P547] Dire tout de suite, et avec force, ce que l'on a sur le coeur est une sage politique. Un reproche dur, mais rapide, fait moins de mal qu'un mécontentement hostile et boudeur.

[P548] Les subordonnés doivent savoir que, s'ils n'exécutent pas les ordres, ils seront sacrifiés, mais aussi que, si l'exécution d'un ordre les conduit au désastre, ils seront couverts. Un chef véritable accepte toujours la responsabilité totale de ses actes.

[P549] Avant d'agonir de sottises le chef de service responsable, examinez les dispositions prises par lui, et demandez-vous en toute conscience si, avec les éléments d'information dont il pouvait disposer, vous n'auriez pas suivi les mêmes errements.

Dans ce cas, expliquez-lui les faits d'une façon objective, analysez avec lui les causes et les conséquences de son erreur; mais dispensez-vous de tout reproche et aidez au contraire votre collaborateur à corriger ses directives; s'il est affecté de son échec, vous lui apporterez une aide morale précieuse et gagnerez certainement son estime, en lui avouant franchement qu'à sa place vous n'auriez probablement pas agi autrement.

S'il y a eu pourtant erreur flagrante et si votre collaborateur s'est laissé surprendre par un événement qu'il aurait dû prévoir, il en sera généralement assez conscient lui-même pour qu'il soit inutile de vous y appesantir; marquez seulement que la faute n'est pas passée inaperçue et fiez-vous à la bonne foi et au bon sens du coupable pour reconnaître son erreur et la réparer.

En insistant maladroitement, vous l'inciteriez à rechercher des arguments spécieux pour sa défense; il finirait par se prendre à ses propres arguments, et, sous l'empire d'une sourde révolte contre votre manque de tact, il se persuaderait finalement que sa faute est tout à fait excusable.

Mais s'il retombe dans une erreur déjà commise, ou s'il a transgressé sciemment vos ordres précis, que nulle considération ne vous empêche de lui infliger le blâme qu'il mérite; pour si amer que soit le médicament, il est indispensable de l'administrer sans hésitation. Mettez-y toutefois quelque mesure, les médicaments les plus efficaces étant nocifs à trop haute dose. (COURAU, op. cit.).

[P550] Il y a une méthode de vie et de pensée que j'appellerai négative; une autre que j'appellerai active.

La première consiste à voir toujours ce qu'il y a de défectueux dans les hommes et les institutions, moins pour y remédier que pour avoir l'occasion d'en triompher; à porter sans cesse ses regards en arrière et à chercher de préférence ce qui sépare et désunit.

La seconde consiste à regarder joyeusement en face la vie et les devoirs qu'elle impose, à chercher dans chaque être ce qu'il y a de bon pour le développer et le cultiver, à ne jamais désespérer de l'avenir, fruit de notre volonté, à ressentir pour les fautes et les misères humaines cette compassion vaillante qui produit l'action et ne nous permet plus la vie inutile. (Élisabeth LESEUR).

[P551] Le chef qui rejette la faute sur ses sous-ordres n'arrivera jamais à rien; il doit au contraire se sentir responsable de leur formation. Un chef d'industrie aimait à dire que chaque fois qu'il avait à faire une réprimande à un de ses sous-ordres, il avait le sentiment que c'était lui-même qui était fautif, car de deux choses l'une: ou il avait trop demandé, où il n'avait pas assez préparé, dirigé ou surveillé son subordonné.

[P552] Il faut, dans le blâme, faire une différence entre les faits que l'on peut matériellement constater et les faits d'interprétation; vous pouvez dire à un collaborateur qu'il travaille insuffisamment (fait de constatation), mais vous le blesseriez mortellement et il ne vous croira d'ailleurs pas, si vous lui dites qu'il est inintelligent (fait d'interprétation). (COURAU).

[P553] Par malheur, l'éducation, pour beaucoup de gens, consiste à profiter des fautes commises pour les mettre et les remettre sous les yeux du coupable, jusqu'à ce qu'il n'ait plus conscience de lui-même que comme délinquant, et qu'il ait perdu toute espèce d'élan pour s'élever plus haut. (FOERSTER, op. cit.).

[P554] Si vous avez une observation à faire, donnez lui la forme de conseil assez ferme. Ne revenez jamais sur ce que vous avez dit.

[P555] Le reproche d'un vrai chef n'est pas la douche qui refroidit mais le souffle qui avive l'ardeur. (LAMIRAND, Le rôle social de l'ingénieur.).

[P556] Quand à propos d'un incident minime, on fait ressurgir tous les anciens griefs, c'est comme si l'on cherchait à emprisonner l'homme dans ses mauvais souvenirs. (DUHAMEL. La Possession du monde.).

[P557] Il ne faut jamais laisser longtemps un subordonné sous l'impression pénible d'un reproche, fût-il mérité, car tout reproche détermine un complexe d'infériorité qui cherche à trouver compensation par une attitude intérieure de défiance ou d'opposition, quand il n'aboutit pas, soit au découragement, soit au mépris. C'est pourquoi tout reproche, pour être éducatif, doit se terminer par un appel encourageant à ce que tout homme possède de meilleur en lui même.

[P558] Un ingénieur suisse fît, il y a quelques années, une enquête sur un très grand nombre d'ouvriers manoeuvres des meilleures usines.

Par des questions indirectes, dépourvues de toute suggestion, il chercha à savoir ce que ces ouvriers ressentaient.

Le résultat fut que dans 90 % des cas, ce qu'ils craignaient le plus, c'était de devoir «encaisser» des reproches immérités. Le travail lui-même ne passait, même dans des conditions extérieurement défavorables, qu'au troisième ou quatrième rang de ce qui leur était désagréable.

3.9) L'art de punir

[P559] Punir, c'est rendre la justice, et non pas forcément s'aliéner les sympathies, car les hommes ont le sens de la justice, et certains ne comprennent la portée réelle de leurs actes que lorsque les conséquences sont en vue.

[P560] La sanction automatique générale attachée à l'inobservation d'une loi n'est qu'un moyen empirique rudimentaire, indispensable parfois, mais reste une forme primitive de justice aveugle. La punition, pour être efficace et juste, devrait être adaptée à chaque cas particulier.

[P561] Un regard, un mot, un sourire ou un froncement de sourcils suffisent à un chef aimé pour exprimer sa satisfaction ou sa réprobation. Une punition exemplaire donnée à propos atteint alors sûrement son but.

[P562] Le chef qui élève trop fréquemment la voix et a toujours la menace à la bouche perd vite son autorité.

[P563] Il n'y a rien qui détruise la confiance et le goût de l'effort comme les admonestations répétées et l'ironie blessante.

[P564] Le médecin ne prévient pas et ne guérit pas les maladies par le simple usage des drogues. Il utilise les merveilleuses ressources d'une nature placée dans les meilleures conditions possibles d'épanouissement et de résistance.

[P565] Punir n'est pas seulement un droit, c'est surtout un devoir souvent pénible, mais auquel on n'a pas le droit de se dérober. L'homme puni doit se rendre compte que ce n'est pas nous qui le punissons, mais la loi et les règlements dont nous sommes les représentants.

[P566] Quelques conseils du général de Maud'huy:

- Ne punissons jamais dans un moment d'irritation; en général, attendons au lendemain pour fixer la punition.

- Entendons celui qui a fait une faute et recherchons de bonne foi avec lui les circonstances qui peuvent être atténuantes.

- Quand nous sommes sûrs d'avoir affaire à un mauvais sujet, inaccessible aux bons procédés, frappons, frappons sans relâche jusqu'à ce qu'il change ou disparaisse.

- Efforçons-nous de ne jamais laisser de mauvais sujets réunis car, pour les mauvais comme pour les bons, l'union fait la force.

- Ne doutons jamais sans raison de la parole d'un de nos subordonnés, ce serait une injure gratuite. Si nous nous apercevons qu'il nous a menti, nous aurons le droit de le punir d'autant plus sévèrement que nous lui aurons montré plus de confiance.

[P567] Avant de fixer une punition, il est souvent avantageux d'interroger le coupable à part et d'écouter ses explications sans l'interrompre, cherchant à pénétrer sa pensée et les circonstances qui ont entraîné son action. Il sera alors plus facile de réveiller les heureuses dispositions qui sont souvent à l'état latent dans l'âme du délinquant, et si une punition s'impose, soit comme avertissement salutaire, soit comme exemple, de la lui faire prendre du bon coté comme un moyen de se réhabiliter.

[P568] La faute peut provenir de plusieurs raisons:

1. - L'ordre initial a été mal conçu par le chef; c'est donc là qu'il faut corriger.

2. - L'ordre était bien conçu, mais il a été mal compris par le sous-ordre. Il y a là de la faute des deux: du chef qui aurait dû s'assurer qu'il était bien compris «en faisant répéter l'ordre»; du subordonné qui a accepté la tâche sans s'assurer s'il avait bien saisi la volonté de son chef. Chacun à sa place doit donc se sentir responsable.

3. - L'ordre était correct, la transmission bonne, mais la personne chargée d'exécuter la tâche n'avait pas les capacités voulues pour vaincre les difficultés rencontrées. Là encore la faute est double: le chef n'aurait pas dû confier une tâche trop difficile à son sous-ordre; ce dernier, par contre, n'aurait pas dû l'accepter ou tout au moins aurait dû loyalement prévenir son chef, en voyant qu'il n'était pas à même de remplir la mission qu'on lui avait confiée.

4. - Les points l, 2, 3, sont tous en ordre, mais le sous-ordre ne s'est pas donné de peine.

[P569] Dans ce dernier cas seulement, la faute repose entièrement sur le sous-ordre, encore que le chef doive se demander s'il a bien fait ce qu'il fallait pour éveiller chez son subordonné l'intérêt suffisant pour la mission désignée.

[P570] Dans l'esprit du chef, la réputation ne doit pas suivre constamment le délinquant, et les sanctions doivent être considérées beaucoup plus comme un moyen de libérer le coupable de la faute commise que d'exercer contre lui une mesure coercitive. Aussi bien il faut que le délinquant sache, qu'une fois sa peine loyalement purgée, il sera considéré comme s'il n'avait jamais mérité de réprimande.

[P571] Surtout ne jamais donner à l'homme l'impression qu'il est «repéré» (même s'il est l'objet d'une observation très attentive), que tous ses actes sont critiqués, par principe, mais lui prouver au contraire que, s'il fait bien, on sera heureux de le lui dire. C'est ainsi que débutent les redressements. (POUMEYROL)

[P572] Briser une volonté, c'est toujours effriter l'être, ce n'est pas toujours anéantir la révolte.

[P573] Peut-être les fautes seraient-elles moins nombreuses si l'on développait davantage le sens communautaire et, par contrecoup, le sens des responsabilités communes. La faute d'un membre devient alors la faute du corps tout entier et, au lieu d'accabler le malheureux, chacun s'efforce de l'aider à se racheter et à se dépasser. C'est un peu comme dans une cordée: la faute d'un seul est préjudiciable à toute l'équipe; c'est l'intérêt de chacun que le défaillant soit étayé, soutenu, encouragé.

[P574] Dans la coursive des O.S., les matelots punis étaient alignés devant le bureau d'Arbois, sous l'oeil vigilant du caporal d'armes. Il y en avait cinq en tout et pour tout, ce qui, pour un effectif de six cents hommes, était honorable. Chaque matin, Arbois s'imposait de les voir un par un, après «l'audience» que leur accordait Leblond qui, en qualité de lieutenant de vaisseau fusilier, avait la charge de la discipline à bord.

Le second estimait que le droit de punir était une des prérogatives essentielles du commandement et il soutenait volontiers qu'une punition, si mince fut-elle et pour le délit le plus caractérisé, ne devait pas être appliquée sans qu'un contact humain eût été établi entre le délinquant et l'autorité supérieure.

Lorsque d'Esmond entra, Arbois, assis à son bureau, achevait de questionner un matelot:

«Ainsi, Marsot, malgré la parole que tu m'avais donnée, tu t'es encore abominablement saoulé.

- Oui, commandant.

- Et tu estimes que c'est bien?

- Non, commandant, mais...

- Mais quoi?

- J'ai tenu plus d'un mois.

- C'est exact, et c'est méritoire. C'est sans doute pour te rattraper que tu as tenté de résister à la patrouille qui t'a ramassé à terre? Première punition, tu t'es fait voler ton portefeuille et tu ne pourras envoyer à ta mère l'argent convenu».

Le matelot baissa la tête.

«Elle en a pourtant besoin, la pauvre vieille, et les cent vingt francs que tu as dépensés ou perdus elle les aurait mieux employés!»

- Oui, commandant!

- En vertu de nos conventions, je suis obligé de t'aligner quinze jours, ce qui te privera de sortie à Bizerte et à Oran.

Tant pis pour toi. Mais comme je ne veux pas que ta mère ait le chagrin de savoir que tu t'es encore mal conduit, elle recevra ce que tu lui aurais adressé sans «ta cuite». Seulement, je te préviens, comme je ne veux pas d'ivrognes à bord du «Guichen», à la prochaine bordée, je te débarque.»

Marsot se redressa, et joignant les talons:

«Merci pour le mandat, commandant. Et pour me débarquer, je crois que vous n'aurez pas la peine.

- Promis?

- Promis, commandant.

- Bien, j'ai ta parole, tu peux disposer.» (Pierre VARILLON, Feux Masqués.)

3.10) L'art de neutraliser les résistances

[P575] Par le fait même que le chef est obligé, en vue de sa mission, de demander à ses subordonnés certains efforts et même certains sacrifices, il ne doit pas s'étonner d'avoir à rencontrer des résistances.

Ces résistances seront individuelles ou collectives, ouvertes ou cachées, passagères ou tenaces.

L'idéal serait de les prévoir, c'est là qu'on reconnaît le chef qui a du flair. En tout état de cause il faut les réduire et les neutraliser, c'est là qu'on reconnaît le chef qui a du savoir-faire.

[P576] Souvent, ce qui fait se cabrer un homme, ce n'est pas tant l'effort qu'on lui demande que la manière dont on le lui demande. Personne n'aime à recevoir des ordres. Un «voudriez-vous faire ceci» est souvent plus efficace qu'un «faites ceci» car il ménage la fierté du subordonné et lui donne davantage l'impression de coopérer plutôt que d'exécuter.

[P577] Il y a des sacrifices pour lesquels il vaut mieux attendre que le climat favorable soit créé pour les demander, sinon, l'on risque de se heurter à une opposition qui, jaillissant de l'instinct de conservation, risquera d'apparaître comme une légitime défense.

[P578] En tout être humain, il y a complexité de sentiments qui n'affleurent pas tous à la conscience claire. En vous adressant à ce qu'il y a de meilleur dans un homme, vous appelez à la lumière, à l'insu de l'interpellé, les bons sentiments qui vont devenir vos alliés.

En laissant croire que vous craignez une résistance, vous la provoquez et vous lui donnez corps.

[P579] Malgré votre tact et votre bonté, vous rencontrerez cependant des mécontents, des susceptibles qui auront travesti vos intentions et mal interprété vos paroles. La sottise humaine est insondable et variée dans ses manifestations. Ne vous étonnez de rien; avant tout gardez votre calme, ne prenez rien au tragique. Essayez de comprendre la cause de cette opposition sourde.

Bien souvent ce sera un mot mal compris, un geste mal interprété, une décision jugée arbitraire. L'imagination grossit les faits, les généralise, et bientôt, le subordonné prend figure à ses propres yeux de victime et de persécuté.

Ne craignez pas avec ces récalcitrants braqués de crever l'abcès au cours d'un entretien sincère pour mettre les choses au point. En dégonflant la baudruche, et en donnant confiance, vous rétablirez la paix.

[P580] N'acceptez jamais de discuter avec un de vos subordonnés devant d'autres. Seul à seul dans votre bureau, vous pourrez faire appel aux arguments ad hominem qui ne sont de mise, ni pour vous ni pour l'interlocuteur, devant une galerie. D'autant plus qu'un homme refusera toujours d'avouer ses torts devant des camarades, et si vous avez trop clairement raison, il ne vous pardonnera pas de l'avoir publiquement humilié.

[P581] Plus votre interlocuteur est excité, plus il vous faut rester aimable et calme.

Quand vous avez à discuter avec quelqu'un que vous sentez tendu, arrangez-vous pour lui poser des questions qui amènent un oui sur ses lèvres. Par le fait même que vous obtenez un oui, vous le décrispez.

[P582] À celui qui voit des obstacles et des difficultés partout, et se fait un malin plaisir de les grossir, rappelez les succès qu'il a déjà obtenus. Vous ralliez immédiatement son amour-propre à votre cause.

[P583] La plupart de ceux qui «se mettent en boule» sont simplement victimes d'un complexe d'infériorité contracté parfois dans la petite enfance, quand ils redoutaient par exemple d'être annihilés dans la vie par de plus forts qu'eux. Cette appréhension s'est transformée chez certains en phobie de l'humiliation et a abouti à une timidité paralysante.

Chez d'autres, elle a provoqué par réaction l'attitude intérieure de défiance et de mise en garde, et même de protestation a priori contre tout commandement de l'autorité; ils se donnaient ainsi l'illusion - sorte de compensation - de reconquérir leur indépendance et de sauvegarder leur dignité. Peu à peu cette manière de réagir est devenue une habitude, un véritable réflexe, dont ils n'ont même plus conscience.

Ce qui importe avec ces tempéraments, c'est de rester bon, indulgent, encourageant, sans rien retrancher des exigences légitimes. Quand vous leur donnez un ordre, ne faites nullement attention à leur mauvaise humeur ou à leurs récriminations, ne discutez même pas. Mais n'exigez pas une exécution immédiate, laissez l'idée faire son chemin, revenez plus tard compléter votre ordre sans même faire allusion à leur résistance ni en paraître avoir été le moins du monde impressionné. L'esprit se sera réhabitué à l'idée d'obéir, la résistance sera tombée d'elle-même.

[P584] Un chef doit-il accepter les réclamations de ses subordonnés?

Il faut distinguer, car il y a plusieurs sortes de mécontents.

Il y a le mécontent occasionnel qui se croit sincèrement lésé dans ses intérêts. Celui-là, écoutez-le avec bienveillance en vous efforçant de comprendre son point de vue. Si sa réclamation est justifiée, remerciez-le d'être venu vous trouver, car c'est pour vous l'occasion, non seulement de prévenir ou de réparer une injustice, mais de détecter une faille dans votre organisation.

[P585] Si sa réclamation tombe à faux, montrez-le lui avec patience et bonté. Ne lui témoignez aucun ressentiment, mais considérez sa démarche comme une marque de confiance de sa part; il en sera touché et reconnaissant.

Mais il y a aussi le mécontent constitutionnel qui est une sorte de maniaque de la revendication. Cette manie vient souvent d'un traumatisme psychique subi dans l'enfance. Les enfants sevrés trop tôt par exemple en sont marqués: toute leur vie, ils réclament le sein de la nourrice dont on les a frustrés; seulement l'objet de leur désir a évolué et se traduit en gratifications, vacances supplémentaires, galons, augmentations de traitement, etc. Ce sont en général des inquiets qui, dans le fond, tremblent pour leur sécurité dans l'avenir. Cela les hypnotise sur leur propre cas, ils ne pensent plus qu'à eux et deviennent incapables de comprendre le point de vue d'autrui.

Chez certains, cette manie de réclamer peut s'accentuer au point de devenir comme un besoin mental; réclamer à tout bout de champ; ils ne sont plus eux-mêmes s'ils ne sont pas en état de réclamation.

Quand vous avez affaire à un récidiviste de la réclamation, montrez-vous ferme, appuyez vous au besoin sur la loi, les règles, les conventions, les habitudes; si possible montrez-lui et faîtes-lui lire à haute voix un texte écrit qui justifie votre refus. Le document écrit a un caractère impératif, sacré, qui impressionne. Montrez-lui aussi qu'une acceptation de sa demande serait une injustice qui porterait préjudice aux autres.

[P586] Parmi ceux qui s'opposent à l'action du chef, il y a ceux qu'on pourrait appeler les révoltés à tempérament de chef. Possédant, au moins, certaines des qualités qui font les chefs, ils souffrent de leur situation subalterne à laquelle ils se sentent mal adaptés.

Avec ces hommes il faut agir à la fois avec tact et fermeté. Avec tact, car s'ils sentent que vous les estimez à leur valeur et que vous êtes décidé à leur confier dès que possible un commandement en rapport avec leurs aptitudes réelles, ils éprouveront l'impression d'être réhabilités à leurs propres yeux, et leur révolte s'apaisera.

Avec fermeté, car il convient de leur faire sentir, sans équivoque et sans échappatoire possibles, que dans l'intérêt de la mission qu'ensemble vous devez remplir, chacun à votre place, vous ne tolérerez jamais une autorité plus ou moins occulte qui ruinerait la votre.

[P587] Ne soudez jamais une collectivité contre vous. Soulignez les dénominateurs communs qui relient les subordonnés au chef, et en particulier la mission commune qui est le fondement de votre unité.

[P588] Plus vous aurez acquis de prestige par votre valeur technique et morale, plus vous aurez conquis les coeurs par votre équité, votre bonté, votre dévouement désintéressé, plus facilement vous réussirez à vaincre les résistances.

3.11) L'art d'encourager et de récompenser

[P589] Il se trouve des chefs qui sont tout prêts à intervenir quand il s'agit de faire des reproches ou d'infliger une punition, mais qui jamais ne trouvent une parole d'encouragement ou de louange, sous prétexte qu'en accomplissant leur tache, les hommes n'ont fait que leur devoir.

Faire son devoir n'est pas toujours chose facile, et l'être humain est ainsi fait qu'il a besoin de se sentir soutenu par l'approbation de ceux qui ont mission de le guider. C'est pour lui un motif de confiance de se savoir dans la bonne voie et un encouragement à y progresser.

[P590] Rien ne mine l'ardeur d'un homme comme le sentiment que les chefs sont indifférents à ses épreuves, à ses joies, et à son travail.

[P591] On ne saurait croire à quel point un coeur humain est sensible à des procédés confiants. Douter a priori d'un subordonné, surtout jeune, c'est le fermer. Douter de son redressement après une faute, c'est le perdre tout à fait.

[P592] Que de magnifiques énergies brisées parce qu'elles ne trouvèrent pas, à l'heure décisive une juste récompense, un encouragement intelligent, une amitié qui éveillât leur courage.

[P593] C'est une loi de psychologie que le meilleur moyen de provoquer la répétition d'un acte bon est de lier dans la mémoire l'idée du devoir accompli avec un sentiment agréable. Pour beaucoup la satisfaction de la conscience doit être renforcée par le plaisir d'être compris et récompensé.

[P594] Il y a dans chaque être humain des valeurs positives et constructives qu'il faut trouver et développer. Il a besoin de mettre en valeur ses forces et ses aptitudes, car c'est pour lui le moyen d'affirmer sa personnalité. Rien n'encourage davantage un homme quel qu'il soit que le sentiment d'avoir un chef qui l'aide à mettre en valeur les dons qu'il a reçus.

[P595] L'ouvrier accepte mal que ses aptitudes soient niées, ignorées ou sous-estimées et, si l'on réprime sa confiance en soi, il réagit contre l'organisation dont il se sent victime.

Le meilleur remède consiste à lui fournir l'occasion de montrer sa valeur, son initiative et son jugement, en faisant appel à l'émulation. En lui désignant au besoin une tâche qui entraîne pour lui une certaine responsabilité, on effacera le sentiment de subordination dont il supportait mal le poids.

[P596] Gardez-vous de ce déplorable travers des vieux chefs grognons auxquels le plus louable effort n'arrache qu'un «Peuh!» boudeur, et dont la passion ne s'éveille que dans le blâme.

[P597] Si vous observez avec soin qui sont les gens qui ne peuvent louer, qui blâment toujours, qui ne sont contents de personne, vous reconnaîtrez que ce sont ceux-là mêmes dont personne n'est content. (LA BRUYÈRE).

[P598] Le besoin de se sentir apprécié découle du besoin de s'affirmer, de réussir, de s'imposer. Déjà le résultat atteste l'utilité de l'effort. L'appréciation d'autrui, en particulier celle des chefs, vient encore le confirmer et joue un rôle psychologique énorme.

[P599] Rien ne peut mieux renflouer un homme qui est sur le point de se laisser aller au découragement que de s'apercevoir qu'il est regardé avec sympathie par son chef et de voir son travail apprécié et mis en valeur.

[P600] Plus vous considérerez les bonnes qualités d'un homme, plus vous serez bienveillant à son égard. Cherchez, et vous trouverez quelque mérite chez les plus déshérités des êtres humains. En tout homme, fût-il un brigand, il y a au moins 5% de bon, aimait à dire Baden-Powell.

[P601] J'ai connu un homme qui avait fait beaucoup de bonnes actions et un nombre important d'actions blâmables.

Le jour où je l'ai vu indécis entre ces divers penchants, j'ai commencé à lui dire certaines phrases qui commençaient à peu près comme cela:

- Vous qui êtes si bon...

- Vous qui avez telle et telle bonne chose...

Or, il est arrivé que cet homme-là est devenu très réellement bon, pour ne pas manquer à la réputation qu'il avait assumée.

Si j'avais attiré l'attention d'un tel homme sur les bassesses de son caractère, il fut peut-être devenu tout à fait un forban. (DUHAMEL)

[P602] Le risque et la lutte forgent l'équipe, mais elle finit par se décourager et se désagréger si ses efforts ne sont pas couronnés de succès. Un chef digne de ce nom saura donc également, tout en lui faisant sentir le risque qu'elle court, montrer à son équipe les résultats obtenus, afin de lui prouver par ces résultats mêmes qu'elle est sur le bon chemin et qu'elle est capable de vaincre. (A. CARRARD)

[P603] Il est malheureusement bien rare que le chef sache exprimer au bon moment sa satisfaction d'un effort donné ou d'un travail bien fait. Il part du principe que le travail «doit» être bien fait et que, tant que l'on ne dit rien, c'est que l'on est content. C'est juste, et cependant «le sous-ordre a besoin de s'entendre dire qu'on est content de lui». On lui confirme de cette manière qu'il est sur la bonne voie, qu'on l'apprécie. Faut-il donc distribuer des louanges à droite et à gauche sans arrêt? Non, car elles ne porteraient plus.

L'art du chef est de savoir montrer son contentement au moment où le subordonné en a besoin, soit après un grand effort, lorsqu'il a surmonté des difficultés intérieures ou qu'il a réalisé un progrès, soit pour lui redonner de l'élan lorsqu'il perd confiance en lui-même. Il ne faut jamais oublier que le subordonné a besoin de l'estime et de la confiance de son chef pour pouvoir donner son plein rendement. (A. CARRARD)

[P604] On peut tout obtenir d'un homme à qui l'on dit: «Je vous demande un effort et je vous sait capable de le fournir».

Il n'est pas bon de combler ses hommes trop souvent de cadeaux. Certes, il est hautement louable de vouloir de temps à autre leur faire plaisir. Mais qu'on ne prenne pas l'habitude de récompenser ainsi leur manière de servir, cela rabaisserait leur idéal.

[P605] Savoir apprécier l'effort de l'homme, c'est faire naître en lui le sentiment de fierté qui s'attache à ce qu'il crée, c'est mettre en action ce qu'il y a de meilleur en lui, c'est aussi consacrer une juste distinction entre le service spontané et la servitude.

3.12) L'art de se faire aider

3.12.1) Le vrai chef n'est pas celui qui fait tout lui-même, mais celui qui sait se faire aider

[P606] Le vrai chef n'est pas celui qui fait tout lui-même, mais celui qui sait se faire aider.

[P607] Le chef ne peut pas tout faire. Il est placé pour voir loin et de haut. Il doit se consacrer à la méditation, établir des plans. S'il se perd dans le détail, il s'étrique, se rétrécit, il enlève à l'ampleur de sa vision tout ce qu'il accorde à l'élaboration des buts intermédiaires. La profondeur de la méditation s'accorde mal avec la minutie des déductions de second ordre. (LYAUTEY).

[P608] Pour Lyautey, le commandement s'exerce du haut en bas à tous les échelons de l'exécution. Exécuter, c'est commander à son tour. Il s'ensuit qu'à l'inverse, commander, c'est déléguer en partie ses pouvoirs de chef; c'est ménager à ses subordonnés leur domaine de commandement. Conception concrète et vivante: non pas un chef et des masses, mais un chef et des chefs. Une pyramide de chefs!

[P609] Ce qui importe pour le chef, c'est de garder l'esprit libre pour dominer l'action par la pensée.

[P610] Que de fois, dit M. de Tarde, nous avons entendu Lyautey s'élever en termes violents contre cette fausse mystique du Chef-qui-fait-tout-par-lui-même, du Chef-qui-n'a-confiance-qu'en-lui, du Chef-qui-travaille-dix-huit-heures-par-jour.

Ce prétendu chef, disait-il, ne sait pas commander: - s'il fait tout par lui-même, c'est qu'il ne sait pas apprendre aux autres à travailler et à l'aider; - s'il n'a confiance qu'en lui, c'est qu'il ne sait pas faire confiance aux autres en leur assignant leur tâche; - s'il travaille dix-huit heures par jour, c'est qu'il ne sait pas employer ses heures. Un chef, disait-il encore, n'est jamais débordé; il a toujours le temps.

[P611] Le chef ne s'occupe point des détails auxquels peuvent pourvoir aussi bien et mieux que lui les agents subalternes, se réservant pour l'étude des problèmes généraux que seul il peut résoudre. Il se défend donc de croire qu'une chose est mal faite s'il n'y met la main. Loin de s'affairer à mesure que s'accroissent les responsabilités, il s'assure une liberté de pensée et d'action d'autant plus nécessaire à l'examen des objets suprêmes; et puisqu'il ne lui reste jamais trop de temps ou de forces pour les questions qui sollicitent constamment son attention personnelle, il se décharge de toute la besogne qu'il n'est pas strictement tenu d'accomplir par lui-même. Ainsi, seul, il ne produit pas, mais il fait tout, à la condition de «ne rien faire, mais de tout faire faire».

[P612] La marque d'un vrai chef, c'est qu'il sait trouver des collaborateurs et les utiliser au mieux de leurs aptitudes. On peut même soutenir que plus le chef est habile dans cet art, plus il est destiné à monter, car c'est là que l'on voit souvent la différence des chefs: tel sait tirer des autres ce que son voisin ne parviendra pas à obtenir.

[P613] Pas plus qu'il n'y a un chef idéal il n'y a de collaborateurs parfaits. Il nous faut prendre les gens tels qu'ils sont. Évidemment, ceux dont le passif est plus important que l'actif peuvent devenir nuisibles au bien commun; et c'est pourquoi c'est un acte non seulement de sagesse mais de charité supérieure que de les orienter vers d'autres postes.

Quant à ceux qui ont un actif supérieur à leur passif, ne négligeons rien pour les améliorer et les perfectionner.

[P614] L'erreur du chef, ce serait, par crainte que la tâche soit mal remplie, de préférer agir par lui-même plutôt que de faire confiance à ses collaborateurs. D'une part, le collaborateur ainsi mis de coté perd toute initiative et tout goût de l'action; d'autre part, le chef, ne pouvant se donner à tout concentre ses soins sur un détail et fini par perdre de vue l'ensemble dont il est responsable.

[P615] Un chef doit accepter que la tache qu'il commande soit moins bien exécutée que si c'était lui qui l'accomplissait; mais un jour viendra - et plus tôt peut-être qu'il ne le pense - où ses collaborateurs, se donnant pleinement à la tache pour laquelle on leur a fait confiance, se piqueront au jeu et la réaliseront mieux qu'il ne le ferait lui-même.

[P616] Un chef véritable s'efforce, par des contacts personnels, par des échanges de vues sur le plan de l'amitié, d'éduquer ses subordonnés et de les faire communier à ses idées directrices. Au bout d'un certain temps il constatera que ses chefs ainsi formés acquièrent peu à peu ses réflexes et il pourra démultiplier son influence, en gardant pour lui-même le temps de penser sans négliger pour cela les contacts avec le réel.

[P617] Le chef jaloux de son pouvoir tue les âmes de chefs parmi ses collaborateurs.

[P618] En faisant faire, on se multiplie; en s'ingérant dans les détails, à la place des responsables qu'ainsi l'on rebute, on perd du temps et de l'autorité. On croit faire «mieux»; c'est le mieux ennemi du bien. (RUAUX, La tâche des Sages, préparer des chefs.)

[P619] Le chef qui veut tout faire par lui-même et n'a pas su s'entourer de collaborateurs capables de le suppléer, risquera de voir son oeuvre tomber et ses services désorientés le jour où, par suite de la maladie ou d'une cause quelconque, il devra s'absenter pour un laps de temps prolongé.

[P620] Aucun chef ne doit faire lui-même ce qu'un sous-ordre peut faire tout aussi bien que lui, afin de rester libre pour les choses qu'il est seul capable de faire.

[P621] Il peut y avoir dans la vie du chef des moments de presse; il peut y avoir des périodes plus chargées que d'autres. Mais si le chef a l'impression de ne pas pouvoir y arriver c'est, ou bien qu'il est mal organisé ou bien qu'il est mal secondé. Dans les deux cas c'est sa faute.

[P622] L'autorité ne s'exerce bien que lorsque le pouvoir qui en est le détenteur n'a d'ordres à donner qu'à un petit nombre d'hommes dont il est sur et qu'il connaît bien.

[P623] Le vrai chef s'efforce de découvrir toutes les qualités de ses collaborateurs, de faire appel à toutes leurs possibilités, et de mettre ainsi leur talent au service de l'ensemble.

[P624] Il y a dans la vie deux catégories d'êtres: ceux qui absorbent, les parasites; ceux qui rayonnent, l'élite. Je ne me suis jamais entouré que des rayonnants, ils ont décuplé ma force. (LYAUTEY).

3.12.2) L'art de choisir ses collaborateurs

[P625] Les qualités techniques ne suffisent pas pour être un chef. Il se trouve parfois des hommes de valeur, qui peuvent même être des érudits, des savants ou des techniciens remarquables, et constituer pour le chef des secrétaires précieux, et qui n'ont pas l'étoffe pour être des chefs eux-mêmes.

Tel sera excellent au second rang qui sera déficient au premier.

[P626] Il faut chercher le secret de la réussite de Lyautey dans ce que M. de Tarde appelle «le sens de l'homme». Lyautey le possédait au plus haut degré. L'homme tout entier, il le juge, mais surtout il le jauge. Il sait jusqu'où lui, Lyautey, peut lui faire pousser son maximum.

[P627] Ceux qui ont peur des responsabilités, qui manquent de volonté, qui reculent devant les obstacles, qui cherchent avant tout à être couverts, ne peuvent pas être des chefs.

Ceux qui sont incapables de se décider, qui hésitent toujours, renvoient à plus tard, changent continuellement d'avis et de décision, ne peuvent pas être des chefs.

[P628] Mais il y a plus d'hommes que l'on croit qui sont capables de monter. Les nullités ne sont pas si nombreuses qu'on le prétend. Si l'on refuse une valeur aux individus, c'est trop souvent parce qu'on n'a pas su la discerner en eux.

[P629] C'est en faisant appel aux virtualités cachées autant qu'aux qualités visibles que l'on aide quelqu'un à se valoriser.

[P630] Placez les mêmes hommes sous le commandement de deux chefs. L'un saura les animer, les convaincra de la grandeur de leur mission et obtiendra des dévouements admirables.

Il réussira. L'autre se plaindra de l'incapacité de ses subordonnés, courra de l'un à l'autre pour les reprendre et les décourager. Il échouera. (P. DELSUC)

[P631] Autour du vrai chef, vous trouverez toujours l'équipe, le groupe de spécialistes fidèles, compétents, auxquels il laisse pleine liberté parce qu'il sait qu'ils feront en toutes circonstances ce qu'il est humainement possible de faire. (MAUROIS).

[P632] Il faut chercher des hommes au caractère fortement trempé, quitte à subir parfois les excès de leur tempérament moral. Le mauvais caractère d'un collaborateur n'est rédhibitoire que s'il l'étend à ses subordonnés, risquant de les mettre «en arrière de la main» ou s'il dégénère en un incorrigible entêtement dans la discussion. (COURAU)

[P633] L'abnégation et le dévouement qui font les très bons collaborateurs sont la marque d'une âme délicate; mais une telle âme est généralement sensible jusqu'à la susceptibilité et capable de souffrir amèrement d'une parole mal interprétée.

Certains traiteront cette susceptibilité de sentimentalité ridicule et ne s'en soucieront guère; mais vous l'excuserez, si vous avez vous-même une âme délicate; vous aurez surtout grand soin de ne pas l'exacerber inutilement, craignant de faire de collaborateurs loyaux mais susceptibles ce qu'un auteur contemporain appelle des «écorchés moraux».

[P634] Si vous voulez vous entourer d'une équipe ayant du caractère, ayez l'âme assez haute pour accepter quelques incartades de la part d'un collaborateur un peu ardent, mais dévoué; il suffira de le reprendre doucement quand la crise sera passée.

[P635] Il faut non seulement choisir les chefs, mais choisir le moment où on les nomme. Si l'avancement a lieu trop tôt, c'est un danger, car le sujet risque de ne pas être à la hauteur de sa tache, de crouler sous une responsabilité qu'il ne peut pas porter, ou d'avoir recours à des expédients qui nuisent à la bonne marche des affaires. Si l'avancement a lieu trop tard, on risque d'avoir un chef qui a perdu tout élan, toute initiative, un chef qui n'a plus le ressort de l'homme jeune qui s'élance en vainqueur à la conquête de nouvelles taches, de nouvelles responsabilités. (A. CARRARD)

[P636] La tentation d'un chef un peu ardent, c'est de chercher à tout faire par lui-même, surtout s'il n'est pas entièrement content de ce qui se fait. C'est une grave erreur. Un vrai chef laisse à ses subordonnés le maximum d'initiative et d'autonomie compatible avec la bonne marche des services, afin qu'ils puissent se former et déployer librement leurs possibilités.

3.12.3) Le chef doit développer chez ses collaborateurs l'esprit d'initiative et leur donner des responsabilités

[P637] Le chef qui connaît son métier n'absorbe pas le commandement. Il le suscite et le multiplie. Commander, c'est engendrer du commandement, disait Lyautey. C'est faire pulluler dans les tissus de l'organisme... ces cellules vivantes: des chefs... Pour former ses collaborateurs et faciliter la liaison avec leurs collègues, le chef ne doit pas se cantonner strictement avec eux dans des faits de leur service. Il a intérêt à élever leurs compétences et à les associer à son propre travail en leur expliquant le pourquoi de ses directives. C'est en comprenant mieux les démarches de sa pensée qu'ils atteindront le plus rapidement cet état de l'équipe idéale où chaque membre saisit à demi-mot les pensées du chef. Ce qui importe si l'on veut éviter le danger de la juxtaposition, c'est de profiter de toutes les occasions pour montrer comment la tache de chacun se relie à celle des autres et doit s'harmoniser avec l'ensemble.

[P638] Une heure de collaboration sur un point précis fait plus pour l'éducation d'une équipe qu'une avalanche de notes de service ou de rappels à l'ordre.

[P639] La formation du chef ne se donne pas par des cours ex cathedra. C'est en cherchant avec eux une solution aux problèmes pratiques dans la vie concrète que le chef façonne peu à peu la mentalité de ses collaborateurs dans la ligne de son esprit.

[P640] Un chef ne doit pas avoir peur de confier des responsabilités à la condition qu'elles soient proportionnées à la valeur et aux aptitudes de celui qui doit les porter.

[P641] Il faut maintenir dans une équipe la liberté de proposer des progrès. Rien n'est plus dangereux que les coups de frein répétés qui finissent toujours par caler le moteur; les initiatives se lassent d'être trop souvent rebutées. Lorsqu'une équipe est définitivement découragée d'avoir proposé des innovations, la routine est bien près d'être reine.

[P642] Il faut que le chef sache augmenter, dans le cadre donné, la responsabilité de ses sous-ordres au fur et à mesure qu'ils sont capables de la supporter. Il doit aussi aider ses subordonnés à vaincre leurs difficultés intérieures, leur apprendre à se mieux connaître, les mieux orienter sur les possibilités qui les attendent, leur donner une notion plus juste du temps qu'il faut pour atteindre tel ou tel but. (A. CARRARD)

[P643] Il faut que chaque chef cherche à développer chez ses sous-ordres la confiance en soi et l'initiative

[P644] Après une faute, il doit s'informer des «motifs» qui les ont fait agir et les aider à trouver d'eux-mêmes comment ils auraient du faire.

C'est une grave erreur, lorsque le sous-ordre a agi dans de bonnes intentions, de le réprimander vertement et de diminuer ainsi ce qui lui reste de confiance en soi.

[P645] Bonté et patience ne sont pas des signes de faiblesse si le subordonné sent que, derrière cette bonté et cette patience qui viennent du coeur, il y a la ferme volonté d'arriver au but fixé.

[P646] Ne craignez pas de faire connaître par des réunions plénières, dans des Conseils restreints, ou à l'occasion de contacts individuels, vos buts d'action. Montrez-en la, grandeur, la beauté, le rapport avec l'intérêt général. Indiquez aussi la responsabilité de chacun dans le résultat à obtenir.

[P647] Autant les hommes se désintéressent de leur rôle quand ils ont l'impression d'être les rouages d'une machine dont ils ne connaissent ni la raison d'être ni le rendement, autant ils se passionnent pour une affaire qui devient leur affaire, parce qu'ils savent où elle tend et en quoi son succès dépend d'eux.

[P648] Que penser de la multiplication des règlements et des notes de service? Comme pour tout, c'est une question de personnes et de mesures. L'excès de leur nombre les rend indigestes, leur insuffisance surcharge le chef d'une quantité d'interventions qui gaspillent son temps et ses forces. C'est ici que l'esprit de finesse doit savoir nuancer l'esprit de géométrie.

[P649] À chaque degré de la hiérarchie il faut discerner ce qui peut être codifié et ce qui doit être laissé à la décision du responsable. Sans doute dans les rangs inférieurs on a surtout à appliquer ou à faire appliquer des règles dont le texte provient de niveaux plus élevés. Mais cet automatisme un peu primaire n'est pas sans danger et il importe de laisser à l'initiative des premiers échelons tout ce qui peut l'être.

3.12.4) Le chef doit soutenir ses collaborateurs et asseoir leur autorité

[P650] Il y a plusieurs manières de paralyser, et donc de décourager des collaborateurs:

- en intervenant à tort et à travers dans le secteur qui leur a été confié;

- en appelant sans cesse à notre tribunal les causes qui sont de leur ressort;

- en ne leur autorisant aucune initiative;

- en ayant l'air de trouver ridicule ou saugrenue toute idée qu'ils proposent;

- en faisant retomber sur eux les fautes dont on est soi-même plus ou moins responsable.

[P651] Un vrai chef marque d'abord sa force en couvrant ses inférieurs. Âme de valet, âme de maître, laquelle va l'emporter? Si c'est la première, on immole les humbles pour faire sa cour aux puissants. Si c'est l'autre, on gouverne ses subordonnés et puis on les défend, comme un père ses enfants, jusqu'à s'immoler soi-même... Cette force qui manque à nos contemporains, spécialement aux militaires, il faudra la leur rendre. (Antoine RÉDIER. Le Capitaine).

[P652] C'est une tentation très grande pour les fortes personnalités de ne pas savoir faire confiance à d'autres. On entend si souvent des chefs se plaindre de leurs sous-ordres: «On ne peut pas compter sur eux», «Ils laissent toujours passer des fautes», «Ils n'ont pas d'initiative», etc. Et d'où auraient-ils tout cela? A-t-on cherché systématiquement à les développer dans ce sens?

[P653] Il y a des chefs qui, pour affirmer leur supériorité, n'hésitent pas à dénigrer leurs collaborateurs. Ils font une oeuvre néfaste dont ils seront eux-mêmes les premières victimes.

[P654] Évitez d'infliger un blâme à un chef de service devant un tiers; mais évitez surtout de lui faire des observations devant un de ses subordonnés si vous ne voulez pas saper l'autorité et semer le désordre dans votre affaire.

[P655] Trop de chefs oublient de respecter les compétences de leurs sous-ordres. Certes, lorsque la maison brûle, on éteint l'incendie avant de se demander qui l'a allumé!

C'est un devoir d'intervenir directement lorsque cela «brûle», mais il faut alors immédiatement avertir les intermédiaires, ceux que l'on a «sautés» car c'est une ingérence directe dans leur domaine. Si on ne le fait pas, ces intermédiaires ne peuvent plus se sentir responsables, puisque l'on change leurs dispositions sans les consulter et sans les orienter. C'est leur enlever du même coup tout plaisir au travail et diminuer leur autorité sur leurs subordonnés.

[P656] S'agit-il de dissiper la jalousie ou l'envie qui peuvent dresser des subalternes contre leurs supérieurs? Le chef exaltera la valeur technique ou morale de ces derniers et consolidera leur position en leur déléguant son autorité non seulement, comme il est d'usage, pour le commandement et la répression, mais aussi pour l'aide et la récompense

3.12.5) Le chef doit créer «l'atmosphère»

[P657] L'atmosphère de sympathie que certains chefs savent créer autour d'eux est éminemment favorable à l'amélioration et à la coordination de l'équipe. Les collaborateurs s'inspirent alors tout naturellement de l'exemple du chef, par cet inconscient mimétisme qui nous porte à nous modeler suivant nos affections; et leur dévouement peut suppléer à beaucoup d'insuffisances premières en aplanissant les difficultés d'adaptation. (COURAU)

[P658] Le travail doit faire du bien à celui qui l'exécute.

Chacun devrait trouver dans son travail le sentiment de bien-être qui découle de la mise en valeur d'une force vive ancrée dans sa nature; le travail en commun, la collaboration dans une grande entreprise, devraient répondre au sentiment de sociabilité, au besoin de ne pas se sentir isolé, que l'on trouve dans chaque être humain.

Pouvoir travailler et se dévouer pour une chose qui vous dépasse devrait élever l'homme au-dessus de lui-même et le remplir d'une satisfaction intérieure profonde. (A. CARRARD).

[P659] Quelle que soit la nature du malaise moral que vous pouvez craindre chez vos collaborateurs, vous trouverez un excellent remède préventif dans la bonne humeur. Lyautey recommande de «travailler en beauté»; j'ajouterai qu'il faut aussi «travailler en gaîté».

Donnez vous-même l'exemple de la gaîté, votre exemple sera contagieux et, tout en répandant autour de vous l'entrain au travail, vous y gagnerez aussi d'utiles sympathies. Sachez, suivant le conseil d'Horace, oublier à propos votre gravité - desipere in loco - et ne craignez pas, avec des collaborateurs de votre plan social et de bonne éducation, d'avoir un mot pour rire, au milieu d'une discussion sérieuse; c'est parfois une détente utile pour ranimer l'attention et susciter les idées neuves.

[P660] Il arrivera souvent qu'on attachera à l'une de vos paroles une importance dépassant notablement votre pensée; ou bien on aura vu, dans une de vos observations, une intention de blâme que vous n'y aviez pas mise. Il est impossible d'éviter entièrement cet inconvénient, surtout lorsque l'urgence d'une décision ou un autre ordre de préoccupation vous empêchent de peser exactement vos termes; mais ayez soin de vous ménager, en dehors des moments d'action, des heures de libre conversation avec vos collaborateurs, et mettez ceux-ci assez en confiance pour qu'une franche explication puisse avoir lieu.

3.13) L'art de faire équipe avec les autres chefs

[P661] L'ÉQUIPE n'est ni une troupe asservie par la nécessité ou la contrainte, ni une clientèle attirée par les faveurs que peut distribuer un puissant...

L'équipe est un groupe d'hommes réunis par un lien organique, c'est-à-dire par le service d'une oeuvre ou d'une cause commune, à laquelle ils portent un égal dévouement et dont ils se répartissent l'effort qu'elle exige suivant leur dons, capacités ou moyens, sans souci de compétition, de rivalité ou d'intrigue, associés pour le résultat d'ensemble, non pour le succès de telle ou telle fortune particulière. Ce fut la formule de toutes les grandes taches qui firent les civilisations humaines. (Lucien Romier).

[P662] Pour qu'une équipe puisse faire oeuvre féconde, il faut qu'il y ait concordance des esprits et des volontés. Chacun n'a pas à faire les mêmes gestes, mais il faut que les gestes de l'un ne gênent pas les gestes de l'autre. Il faut que chacun à sa place facilite la tâche de son voisin.

Pour cela il faut que chacun suive, au moins du coin de l'oeil, l'activité des autres, ne serait-ce que pour y ajuster et y synchroniser la sienne.

Pour cela aussi, il faut que chacun sache s'oublier lui-même et ne parte pas en flèche au risque d'amener une rupture d'équilibre.

[P663] Le travail d'équipe suppose la pleine confiance entre les coéquipiers: confiance dans leur loyalisme et confiance dans leur attitude.

[P664] Quand des chefs de service ne s'entendent pas bien entre eux, il en résulte un malaise, un véritable grippage des rouages, et c'est toute l'oeuvre qui en pâtit. Il est d'ailleurs impossible qu'à un moment ou à un autre les subordonnés ne s'en aperçoivent pas; et alors le malaise ne fera que s'accentuer, car de deux choses l'une: ou ils prendront parti pour l'un des chefs contre les autres et renforceront ainsi son opposition au risque de compromettre gravement et d'empêcher toute pacification des esprits, ou bien ils engloberont tous les chefs dans le même mépris, perdant en eux toute confiance puisqu'ils ne sont pas capables de s'entendre entre eux.

[P665] Il ne faut pas avoir la naïveté de croire que la collaboration entre chefs voisins soit facile. Par définition, tout chef est un caractère et plus les caractères sont tranchés, plus aussi ils peuvent être tranchants. Tout chef a des responsabilités à assumer, des intérêts à défendre, qui peuvent être en contradiction avec ceux de son collègue.

C'est pourquoi il faut qu'il y ait de part et d'autre volonté loyalement entretenue de compréhension mutuelle.

[P666] Rien n'est plus dangereux pour l'unité et l'efficience d'une équipe que les critiques systématiques d'un éternel mécontent.

Autant la critique est tonifiante quand, fut elle vive dans sa forme, elle est bienveillante et constructive dans son fond, autant la critique est dissolvante quand, fut-elle amène dans son expression, elle est négative et baignée d'amertume.

[P667] Celui qui n'ose pas imaginer et qui ne se donne même pas la peine de créer n'a pas le droit de critiquer les fausses manoeuvres de ceux qui osent et qui agissent... Ce n'est pas en paroles, compère, qu'il te faut critiquer, c'est en actes, en essayant de faire mieux que nous.

[P668] L'atmosphère d'une équipe où chacun est aux aguets des erreurs des autres devient vite irrespirable et paralysante.

[P669] La première loi de l'équipe est l'entraide fraternelle, au service du but de l'équipe. Vouloir se pousser aux dépens des autres, être heureux de souligner la déficience d'un coéquipier, c'est ruiner l'unité de l'équipe et la rendre impropre à réaliser sa mission.

[P670] Compréhension, coordination, cordialité, sont les trois vertus premières que doit avoir à coeur de pratiquer chaque équipier s'il ne veut pas que son équipe soit frappée à mort.

[P671] Il faut que chacun soit décidé à ne pas laisser s'envenimer des malentendus entre gens qui sont quelquefois d'autant plus sensibles sur la forme qu'ils sont d'accord sur le fond.

[P672] L'effort de compréhension mutuel suppose:

1) qu'on essaie de comprendre les autres;

2) qu'on essaie de se faire comprendre par les autres.

Un chef ne joue jamais à l'incompris.

[P673] Il suffit parfois d'une explication loyale et confiante pour dissiper les équivoques et mettre les choses au point. Ce qui importe, c'est de part et d'autre la plus grande loyauté: le mensonge est corrosif et dissolvant. Les âmes communient dans ce qu'elles ont de plus vrai.

[P674] La franchise entre chefs ne doit jamais être brutale et l'expérience prouve que plus on doit travailler en commun, plus il faut être fidèle à toutes les délicatesses de la plus parfaite courtoisie. Ce serait une erreur de croire que parce que l'on vit en commun l'on peut s'en dispenser. En tout cas, il faut se garder à tout prix des discussions violentes et de ces mots irréparables qui sont la marque d'une âme qui a cessé d'être maîtresse d'elle-même.

[P675] Il est toujours possible, entre hommes de bonne volonté, de s'expliquer, un peu vivement peut-être, sans cesser de s'estimer et de se respecter.

[P676] Bien souvent, lorsqu'on se met à la place de son collègue, on comprend mieux sa position et l'on trouve également de meilleurs arguments pour défendre la sienne, si elle est réellement défendable.

[P677] La cordialité et la bonne humeur constituent l'atmosphère idéale pour une équipe de chefs, et chacun a le devoir d'y contribuer.

Préoccupons-nous de notre progrès moral, ou, pour parler en termes plus usuels et plus pratiques, de l'amélioration de notre caractère, et évitons ces froissements puérils qui, pour servir un intérêt personnel, sèment la division, alors que nous avons tant besoin d'être unis. N'est-ce pas là l'origine de tous nos maux? Comment, en effet, oser prêcher la paix et semer la discorde? Parler de concorde et de fraternité et entretenir la haine dans les coeurs, c'est trahir son pays! (Capitane Roguert, Les forces morales).

[P678] Quand la collaboration n'est pas franche, l'oeuvre s'en ressent. L'acteur qui cherche à briller aux dépens de ses collègues peut réussir, mais l'ensemble en souffrira.

[P679] Talleyrand était trop fin et avait une trop grande expérience des controverses diplomatiques pour ignorer qu'on a tort d'y avoir trop raison, qu'il faut y négocier, non y plaider, et que rien n'y est dangereux comme les succès d'apparence, toujours portés au passif de celui qui les obtient par l'adversaire qui s'applique à les lui faire payer.

Il avait aussi trop l'habitude des «chers collègues» pour ne pas savoir que les humilier n'est pas le moyen de les rallier ou de les neutraliser. (Comte de SAINT-AULAIRE, Talleyrand).

[P680] L'esprit d'équipe est empêché ou ruiné quand les hommes ne croient pas à la tache commune, quand chacun prétend ne s'accorder qu'avec qui lui plaît ou lui ressemble, quand l'amour-propre devient la règle des efforts, et quand cesse l'estime ou la confiance réciproque qu'entretient, quels que soient les incidents, la certitude d'un dévouement commun supérieur aux défaillances passagères.

[P681] Travailler en équipe, c'est s'insérer dans un mouvement et non mettre le mouvement dans sa poche.

Faire équipe, c'est se renoncer en vue du résultat commun, accompli dans une entraide commune.

Il en résulte, d'une part, des sacrifices, un effort vers autrui et l'humilité des besognes anonymes; mais, d'autre part, nombre de joies pures, un enthousiasme commun, et la plénitude d'une action concertée.

Faire équipe, c'est essentiellement préférer à l'amour propre l'amour fraternel, et à la gloire personnelle la gloire de Dieu. (Pierre Schaeffer).

4) Conclusion: Le secret du chef

[P682] On s'égare quand, pour régler les grands problèmes de l'humanité, l'on s'écarte des grands principes qui sont la base même de notre civilisation et l'essence même du christianisme. (FOCH).

[P683] Dès que les hommes prétendent organiser la terre sans Dieu, dès qu'ils renoncent à cette part de vie contemplative ou, comme disait saint Paul, à cette «conversation dans le ciel» pour laquelle ils sont faits, ils oublient vite qu'ils sont les fils d'un même Père et qu'ils sont trop grands pour qu'aucune conquête terrestre puisse combler leur besoin insatiable de bonheur. Alors, il faut toujours plus de richesses, toujours plus de puissance, toujours plus de conquêtes, toujours plus de domination; tout partage leur parait une atteinte à leur besoin de grandeur ou d'expansion, tout individu qui met obstacle à leur avance devient un ennemi.

[P684] Si la recherche des biens terrestres est le tout de l'homme, il ne peut plus y avoir de limite à leur recherche. Si, au contraire, l'essentiel pour l'homme est de cultiver la vie de l'âme et de se préparer à la vie éternelle, il devient possible d'introduire une certaine modération dans son activité économique.

L'Homo Religiosus seul peut empêcher l'Homo Faber de se transformer en une brute insatiable saisie par le vertige de la grandeur matérielle, véritable loup pour l'homme.

Relire, dans l'Évangile de saint Jean (Ch. XIII), ce que l'on pourrait appeler la charte de l'autorité chrétienne, cette admirable scène où le Christ, Maître et Seigneur, dépositaire de toute autorité, voulut laver les pieds de ses disciples. Il voulait apprendre à ceux qui au cours des siècles détiendraient une parcelle d'autorité à se considérer comme les serviteurs de leurs inférieurs. Il voulait ainsi les défendre contre l'orgueil et la vanité qui sont la tentation professionnelle du chef. (Père FORESTIER).

[P685] J'ai longtemps cherché les causes profondes de la crise morale et économique que traverse le monde. Je n'en ai trouvé qu'une seule qui me satisfasse, plus exactement qui donne satisfaction à ma raison: notre civilisation chrétienne a perdu l'esprit qui l'animait, qui la soutenait et l'élevait, l'esprit du Christ.

Si elle ne s'en pénètre pas à nouveau, elle est condamnée. Les mesures presque toutes superficielles et temporaires, qui sont prises aujourd'hui pour lutter contre la déchéance matérielle et spirituelle dont nous sommes menacés, ne serviront à rien - supposé que la plupart d'entre elles ne soient pas nuisibles - si elles ne se doublent pas d'une véritable régénération des coeurs. C'est vous dire que je ne vois le salut terrestre, comme le salut de l'âme, que dans un retour au christianisme; bien entendu, au christianisme véritable, intime et convaincu, non pas au christianisme verbal et formel dont beaucoup voudraient se contenter. (M. PILET-GOLAZ, Président de la Confédération suisse. Lettre adressée en août 1939, à une réunion du groupe d'Oxford)

[P686] L'oubli de soi, l'abnégation et l'amour du prochain, en d'autres termes, l'humilité et la charité, ces deux grandes vertus de l'Évangile, sont, dans les chefs comme dans les sujets, la base de la cité chrétienne. Rien n'est aussi nécessaire qu'elles à ceux qui prennent comme ils doivent, avec respect, avec angoisse, la charge écrasante de diriger ceux que Dieu a faits leurs égaux et que le Christ a faits leurs frères et les siens.

Doux et humble de coeur. - S'aimer les uns les autres. - Viser, non à être servi, mais à servir. Ces paroles du Sauveur sont en même temps le programme de la vraie autorité et la charte de l'obéissance vraiment morale. (Père MERSCH, Morale et Corps mystique).

[P687] Être un chef, rôle écrasant si l'on est seul et si magnifique lorsqu'on s'appuie sur Dieu Lui-même.

Être un chef: l'âme d'un groupe, le clocher d'un village, l'exemple, le guide, le premier, non pas tant pour les honneurs que par les charges, pour les galons que par les soucis; celui qui doit être le plus brave, le plus résigné, le plus sage; celui vers qui le regard tourne quand tombent les torpilles; celui qui n'a pas le droit de rester dans son abri, qui n'a pas l'autorisation d'avoir peur, qui est redevable devant sa conscience, devant Dieu, non seulement de lui-même, mais des autres; celui qui doit s'oublier et se sacrifier; celui à qui la Patrie a confié un certain nombre de ses enfants, et qui peut être le bon pasteur ou l'assassin.

Être un chef, quelles qualités non professionnelles, mais morales, exige ce rôle sacré entre tous! Quels dons faut-il posséder, en guerre comme en paix, pour être de ceux qu'on suit ou qu'on imite? Je répondrai tout simplement en énonçant les vertus théologales: la Foi, l'Espérance et la Charité. (Aspirant Jean BOUVIER, mort au champ d'honneur).

[P688] La vie sociale implique des relations d'autorité et de sujétion, et comme Dieu a créé l'homme sociable, Il a voulu les relations d'inférieur à supérieur. Se soumettre à l'autorité, c'est respecter l'ordre divin; commander et se faire obéir quand on est investi de l'autorité, c'est également accomplir l'ordre divin. Il faut que celui qui commande puisse puiser la force de s'imposer aux autres dans la conviction qu'il coopérera à l'exécution de la volonté de Dieu, et il faut que celui qui se soumet puisse refouler toute tentation de rébellion suggérée par l'idée qu'après tout un homme vaut un homme, en se disant à lui-même: «Dieu le veut». (KIEFFER, Équilibre et Autorité).

[P689] L'âme du chef, du chef digne de son titre, me semble si pleinement belle, que j'y vois la plus haute expression du rêve que Dieu a fait sur l'humaine créature. (DESCHAR)

[P690] Il faut à la France des chefs intelligents, comprenant les besoins des âmes de leur temps, pénétrant à la lumière de la Foi les desseins d'amour de Dieu sur la France, des chefs actifs, qui, comprenant la parole de Lyautey: «la joie de l'âme est dans l'action», veulent être, non pas des «rêveurs débiles» mais des «constructeurs solides»; des chefs pleins d'espérance, à la manière de Péguy, qui a chanté «l'étonnante petite espérance qui entraîne tout et qui étonne Dieu Lui-même»; enfin des chefs charitables et bons, car il est passé le temps de l'autorité de domination, et il est plus vrai que jamais que «le secret du commandement, c'est l'amour». (Mgr MARTIN, alors évêque du Puy, 24 janvier 1941).

[P691] Le chef doit se faire aimer. Voilà la réponse aux questions angoissantes qui se posent à chaque instant, lorsqu'on envisage la charge si lourde de commander. C'est la confiance et l'affection qui résolvent en réalité toutes les difficultés.

Faire saisir par ses subordonnés la conception, le plan de l'entreprise, insuffler sa volonté à tous les exécutants. Mais, si l'on y réfléchit, c'est leur communiquer son âme à soi, communier avec eux dans une concorde parfaite, accomplir en commun un devoir collectif, coordonner ses efforts pour réaliser un bien général dans la justice; disons que c'est unir des hommes entre eux pour Dieu, suprême devoir et bien absolu, et donnons le nom théologique: c'est proprement la charité.

[P692] La première qualité que l'on demande à un chef est d'abord qu'il soit une personnalité, c'est-à-dire, d'après l'étymologie même du mot, un organe à travers lequel le son passe: per-son-nalité.

Un chef doit être capable de sentir la destinée, non seulement de l'entreprise pour laquelle il travaille, mais de chacune des personnes qui lui sont confiées. Il faut donc quelqu'un qui soit assez «dépréoccupé» de lui-même pour pouvoir comprendre le plan du Créateur. (A. CARRARD).

[P693] Chaque fois que je me suis relâché comme chrétien, j'ai faibli comme chef. (Rigaux).

[P694] Dieu est le Maître suprême, auteur de toutes choses. Son autorité est souveraine. Mais dans un élan ineffable d'amour, Il associe les hommes à son action dans le monde. Loin de faire d'eux des esclaves ou même des serviteurs, Il leur offre de devenir ses collaborateurs et ses amis.

[P695] Ayant en mains des instruments, le chef n'est-il pas lui-même, aux mains du Créateur, un autre instrument?

Finalement, c'est l'oeuvre de Dieu qu'il est chargé de faire faire. Qu'il s'agisse de conduire une armée ou de fonder une oeuvre, d'animer une usine ou de lancer des navires, il essaiera d'entrer en communication avec le Ciel pour connaître à quoi le destine, ainsi que les siens, la volonté souveraine.

[P696] Cette connaissance sera le meilleur fondement de son désintéressement et de sa ténacité. Il aura moins de scrupules à demander à ses subordonnés d'abdiquer leurs préférences pour se faire une volonté unanime, et, à ces hauteurs, l'obéissance elle-même sera plus spontanée.

[P697] Le chef qui a compris sa mission de chef sentira à un moment ou à l'autre, que sa tache le dépasse. Il y a une telle distance entre l'idéal entrevu et la réalisation vécue, il y a une telle différence entre ce que l'on est et ce que l'on devrait être! Les hommes sont parfois si déconcertants et les événements si déroutants!

De plus, au fur et à mesure qu'un chef avance, il semble que par un jeu mystérieux et fatal ses responsabilités augmentent. C'est alors que le chef éprouve le besoin d'une lumière et d'une force supérieures.

Où les trouvera-t-il sinon près de Celui dont l'autorité est le fondement de toute autorité, dont la connaissance est le foyer de toute vraie lumière, dont l'amour est la source de toute énergie bienfaisante.

[P698] Le secret du chef n'est autre que Dieu Lui-même, qui ne repousse jamais celui qui vient à Lui avec confiance et humblement s'appuie sur Lui, Dieu qui a promis de compléter les travaux de celui qui agit en son Nom en bon et fidèle serviteur, complevit labores illius.

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